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Full text of "La Renaissance, chronique des arts et de la littérature"

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RENAISSANCE 


CHRONIQUE 


DES ARTS ET DE LA LITTERATURE 


PUBLIÉ PA H 


L’ASSOCIATION NATIONALE 

l>OUK FAVORISER LES ARTS EN RELGIQUE. 


TOME SIXIÈME. 



BRUXELLES, 


IMPRIMERIE DE LA SOCIÉTÉ DES BEAUX-ARTS, GÉRANT, A. DE WASME. 

PLACE DD GRAND SABLON , N° 11. 


1844-1845 





















































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LA RENAISSANCE, 

CHRONIQUE 

DES ARTS ET DE LA LITTÉRATURE. 


IL* 8©R©!ÈRZ B’OUWATER. 

CHRONIQUE üü XVI e SIECLE. 


INTRODUCTION. 

Ce serait, selon nous, juger sous une seule face et ca¬ 
ractériser d une manière incomplète la bataille de quatre- 
vingts ans qui laboura les provinces des Pays-Bas depuis 
Tau 1567 jusqu’en it>'|8, que de n’y voir qu’un mouvement 
religieux seulement. La question fut autant politique que 
religieuse ; et peut-être même serait-on plus près de la vé¬ 
rité en disant qu’elle fut moins ceci que cela. 

Quoi qu’il en soit, une des scènes les plus graves et les 
plus imposantes de ce grand drame fut sans doute le mo¬ 
ment où la gouvernante des Pays-Bas, Marguerite de 
Parme , reçut en audience solennelle les seigneurs flamands 
confédérés; ce fut le 5 avril 1 566 . Assise dans la grande 
salle de son palais à Bruxelles , et accompagnée de son 
Conseil d’Etat, des chevaliers de la Toison d’or et des 
gouverneurs des provinces , elle les vit entrer quatre à 
quatre, au nombre de plus de trois cents, ayant à leur 
tête Louis de Nassau et Henri de Brédérode. Bien que 
tous fussent sans armes et que , par leur silence autant que 
par leur maintien, ils témoignassent tout le respect qu’ils 
devaient à la fille de Charles-Quint, elle ne put s’empêcher 
de pâlir en les voyant entrer ainsi. Cette pfileur alla aug¬ 
mentant à mesure que le cortège se grossissait dans la 
salle, et la princesse se prit à trembler au moment où 
Brédérode s’avança vers elle et lui remit la requête par 
laquelle les confédérés demandaient le redressement des 
griefs, la modération des placards lancés contre la nouvelle 
doctrine et le maintien des privilèges du pays. Elle ne 
respira qu’au moment où les seigneurs se furent retirés 
dans l’ordre qu’ils avaient tenu en venant ; mais son visage 
conservait toujours la teinte livide que cette scène y avait 
mise, et son corps tressaillait toujours comine si elle eut 
compris que c’était là le prélude de quelque grand et si¬ 
nistre événement. 

— N’ayez pas peur, Madame, lui avait dit le comte 
Charles de Berlaymont; ce ne sont que de misérables 
gueux. 

Mais ces paroles, loin de dissiper la terreur dont elle 
était saisie, ne firent que l’augmenter. En effet, elles fu¬ 
rent, comme le monde ne l’ignore pas, l’étincelle qui al¬ 
luma le plus terrible incendie qui ait dévasté un pays et 
ravagé une nation. 

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Le nom de ces gueux ne sera jamais oublié dans l’his¬ 
toire ; car il brisa, comme des armes de verre, les lances 
et les épées de ces bandes espagnoles que le duc d’Albe 
avait su rendre invincibles jusqu’alors. 

Au moment où la noblesse flamande venait de faire 
cette mémorable démarche auprès de Marguerite de Parme, 
les prévisions de beaucoup d’esprits sages avaient com¬ 
mencé à s’accomplir de l’autre côté des Pyrénées. Phi¬ 
lippe II,' instruit de l’agitation qui s’était manifestée parmi 
les seigneurs des Pays-Bas, n’écoutait plus que les conseils 
de sa colère, et il avait déclaré tous les habitants de nos 
provinces coupables de lèse-majesté et de rébellion. D’ail¬ 
leurs tout l’excitait à des mesures rigoureuses, et Perre- 
not de Granvelle, qui ne pouvait pardonner aux gentils¬ 
hommes belges de l’avoir tourné en dérision en faisant 
broder sur la livrée de leurs domestiques des capuchons 
rouges et des bonnets de fous, et le grand inquisiteur 
Spinola, qui voyait avec dépit les Pays-Bas repousser l’au¬ 
torité inquisitoriale, et le duc d’Albe, qui brûlait de mesurer 
son épée avec celle de ces Flamands dont les lames n’a¬ 
vaient été ébréchées ni à la journée de Gravelines, ni à 
celle de Saint-Quentin. Leur voix était balancée, il est 
vrai, par la voix du prince lluy Gomez d’Eboli, du comte 
de Feria, et du confesseur royal Fresnada, qui mettaient 
tout en œuvre pour ramener Philippe 11 à la modération 
et à la douceur. Mais les premiers l’emportèrent, et bien¬ 
tôt les restes de ces légions victorieuses, à la tète des¬ 
quelles Charles-Quint avait fait trembler l’Europe, furent 
dirigées vers nos provinces sous le commandement du duc 
d’Albe. A ce redoutable capitaine étaient joints des chefs 
renommés sur plus d’un champ de bataille ; c’étaient 
Vitelli, marquis de Cetona, Gabriel Serbellon, Gonzalo 
de Braccamonte, Sancho de Ladogno, Sancho d’Avila , 
Julien liomero, Francesco Verdugo, et d’autres encore 
non moins connus par d’illustres faits d’armes. 

Pendant que cette armée s'avançait lentement du fond 
de l’Ilalie, et s’approchait, comme un orage, à travers la 
Lorraine, en longeant la frontière de la France, une in¬ 
quiétude profonde se répandit dans les Pays-Bas, et dans 
tous les cœurs s’éleva un sinistre pressentiment de ce qui 
allait advenir. Innocents et coupables virent dans l’arrivée 
des Espagnols presque un jugement dernier. Bientôt l’o¬ 
rale allait éclater; car le duc d’Albe avait fait son entrée à 
Bruxelles le 22 août 1567. Il était descendu à l’hôtel 
même de Cuilembourg, où naguère le Compromis et 
l’Union des nobles avait été signée; et, bien qu’il affectai 
une grande affabilité, la terreur régnait dans tous les es¬ 
prits, et la ville était morne comme si elle fût désolée par 
la peste. Les amis passaient à côté des amis , sans oser 
échanger une syllabe, dès qu’ils apercevaient un Espagnol, 


LA RENAISSANCE. 


Ir« FEULLE.—6* A OLlllt. 










2 


LA RENAISSANCE. 


ne fut-ce que de loin seulement. Le moindre mouvement 
excitait I épouvanté. Les portes et les fenêtres des maisons 
étaient closes. Tous ceux qui avaient pu fuir, s’étaient hâtés 
de chercher ailleurs une sûreté que la patrie ne leur offrait 
plus. 

Tout à coup la nouvelle se répandit que les comtes 
d’Egmont et de Hornes avaient été saisis et qu’on cher¬ 
chait ceux d’Hoogstraeten et de Mansfeld, pour s’assurer 
de leur personne. Alors la terreur fut à son comble, et 
chacun songea aux paroles prophétiques que, dans la der¬ 
nière entrevue des seigneurs à Willebroeck , le prince 
d’Orange avait adressées au comte d’Egmont : 

— Adieu, comte sans tête. 

Parmi les grands du pays, il y en avait deux que le duc 
d’Albe était désolé d’avoir laissé échapper : l’un était le 
prince d’Orange , l’autre était le comte Henri de Brédé- 
rode, seigneur de Yianen et vicomte d’Utrecht. 

Brédérode était un des hommes les plus populaires 
qu’il y eut dans les Pays-Bas. Il était aimé à cause de sa 
bravoure personnelle et des liens du sang qui l’attachaient 
aux anciens comtes de Hollande. Mais autant il était cher 
au peuple, autant il était liai du roi à cause de son ambi¬ 
tion, de sa vanité et de son indépendance de caractère. 
Aussi on n’avait jamais voulu lui confier une autorité un 
peu étendue, et à peine si on l’avait placé à la tête d'une 
compagnie de cavalerie légère. De son coté, il le rendait 
bien aux Espagnols qu’il haïssait avec toute l’énergie de 
son finie. Il s’était partout montré le premier quand il 
s’était agi d’exciter l’esprit populaire contre les oppresseurs 
de la patrie. Bien qu’il fut catholique, il protégeait ouver¬ 
tement les protestants et les anabaptistes, parce qu’il voyait 
en eux des instruments destinés à servir la cause de sou¬ 
lèvement qui allait éclater. « Personne, dit de lui un grand 


historien, n’était plus propre à mettre en mouvement une 
révolution ; mais on eût difficilement trouvé un homme 
moins appelé à la conduire. » A l’approche du duc d’Albc , 
il avait, à l’exemple du prince d’Orange, pris le parti de se 
retirer en Allemagne. C’est l’histoire d’un membre de sa 
famille qui fait l’objet de la chronique que nous allons ra¬ 
conter ici. 


CHAPITRE K 
LA RUE DES JUIFS. 

— Adoniram, tu es un ogre, un mangeur d’or, et je 
serais presque tenté de te faire pendre par les poils de ta 
barbe , en songeant aux énormes intérêts que tu m’as déjà 
extorqués pour les légers prêts que tu in’as faits. 

— De légers prêts? s’écria le juif en ouvrant de grands 
yeux étonnés. Croyez-moi, messire; si je n’ai constamment 
fait de mauvaises affaires avec vous, je consens à être 
fouetté avec les soixante verbes de fer dont l’archanse 
Michel fut frappé un jour, pour avoir refusé de se lever 
au moment où le rabbin Acliard fit une visite au ciel. D’é¬ 
normes intérêts? Dix ou tout au plus quinze pour cent , 
voilà ce que j ai reçu de vous, messire de Yianen. Mais il 
m aurait fallu posséder un trésor de roi pour satisfaire à 
toutes vos demandes. 

— Par mon épée, ou plutôt par Abraham, Isaac et Ja¬ 
cob (car on ne peut pas jurer autrement dans ta maison), 
a t entendre parler, on dirait que je t’ai emprunté autant 


d’orque les Espagnols en ont volé dans le Nouveau-Monde. 
Et, au bout du compte, tu ne m’as prêté que vingt ou 
trente mille écus, que je t’ai loyalement restitués. 

— Oui, messire, restitués! répondit le juif. Mais de 
quelle manière? Vous m’avez payé en veaux, en moutons, 
en chevaux et en porcs, que Dieu me pardonne ! Je sais en¬ 
core quelle peine ç’a été pour moi de me défaire de ces 
chevaux. A vous en croire, c’étaient des coursiers pareils au 
cheval Keem qui, selon le pieux rabbin Bachaiin, était aussi 
haut que le mont Thabor, bien qu’il ne fût âgé que d’un 
jour; et quand ils arrivèrent, c’étaient des rosses sans 
bouche, maigres et éclopées comme s’ils eussent subi la 
question par ordre de notre justice criminelle. 

— Tu exagères, Adoniram, répondit l’étranger. Je ne 
prétends pas que les chevaux aient été de la meilleure 
qualité et que tu aies fait de grands bénéfices à les vendre. 
Mais la petite propriété près de Gouda, que tu as acceptée 
pour cinq mille écus d’or, est admirablement située et 
très-productive. Quant aux bestiaux ils sout de la meil¬ 
leure qualité , et tu n’y perdras pas , je gage. 

— Non , sans doute, messire, si vous voulez me les re¬ 
prendre pour les beaux écus sonnants que vous en avez 
reçus. Vous me vantiez tant votre propriété qu’on eût cru 
quelle était pareille à la plaine d’Edrelon , qui rapportait 
tous les ans, selon le traité de kesubolh, une moisson si 
abondante qu’on y pouvait, en une seule matinée, re¬ 
cueillir cinquante mille mesures de blé. Et les bestiaux , 
miracle de Dieu ! Faites-en abattre le meilleur, et vous 
êtes sûr d’y trouver au moins un des dix-huit trevos (vices) 
qui le rendent impur et qui m’empêchent d’en manger. 

Les deux personnages qui s’entretenaient ainsi étaient 
Henri de Brédérode, seigneur de Yianen, et le vieux 
Adoniram qui passait pour le banquier le plus riche qu’il y 
eût dans la ville d’Ouwaler sur l’Yssel. Ce dernier ne pa¬ 
raissait pas précisément être de la meilleure humeur ce 
jour-là. Car quelques heures plus tard la fête des taber¬ 
nacles devait commencer, et la présence de Brédérode 
venait aussi mal à propos que possible troubler dans les 
apprêts de cette fête le vieux juif, qui tenait singulière¬ 
ment aux pratiques de sa religion et qui n’était pas mé¬ 
diocrement estimé de ses coreligionnaires pour les con¬ 
naissances profondes qu’il possédait du Talnoud. En effet, 
il songeait à planter le tabernacle de branches vertes, dans 
la cour spacieuse de sa maison. 

Outre les deux interlocuteurs que nous venons d’en¬ 
tendre, il y avait dans la petite chambre d’Adoniram où 
se tenait ce dialogue , un jeune homme en habit de voyage, 
qui avait l’air maladif, car il était d’une grande pâleur et 
il s’était affaissé sur un grand fauteuil de cuir qui était 
posté près de la fenêtre. 

Brédérode était un homme dans toute la force de l'âge, 
l n coup d’épée dont la cicatrice lui traversait le visage un 
peu rougi par le vent, ses vêtements de voyage dont la 
riche étoile était tellement râpée qu’on en voyait distinc¬ 
tement la corde, une énorme épée attachée à sa ceinture, 
son regard vif et hardi, lui donnaient une expression sin¬ 
gulièrement martiale et en même temps je ne sais quelle 
physionomie de bon vivant. 

Le jeune homme qui l’accompagnait était d une taille 
élégante et svelte; mais on ne pouvait distinguer qu’une 
partie de son visage sous le bord abaissé de son chapeau. 

Adoniram paraissait avoir soixante aus, elle caractère de 






LA RENAISSANCE. 


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sa ligure était fortement empreint du type national des 
juifs; mais on voyait une expression patriarcale dominer 
la physiomie de vautour que la nature semble se complaire 
à imprimer à ceux qu’elle prédestine au métier d’usurier. 

Après un moment de silence, B rédérode tira de sa 
ceinture un portefeuille. Il l’ouvrit et en sortit un petit 
écrin. 

— Adoniram , dit-il, il me faut de l’argent, et je n’ai 
pas le loisir de discuter avec toi pendant des jours tout 
entiers, car les cavaliers des traîtres Meghen et Arschot 
peuvent en quelques heures se trouver au bord de l’Yssel. 

En disant ces mots il avait ouvert l’écrin et en avait tiré 
un petit portrait garni de diamants. 

— Voici, reprit-il, le portrait d’un être qui m’a été 
bien cher sur la terre mais qui n’est plus au nombre des 
vivants. Si jamais quelqu’un m’eût dit qu’un jour je m’en 
séparerais, ne fut-ce que pour le laisser une heure entre 
les mains d’un juif, je lui aurais cassé les dents avec le 
pommeau de mon épée. Mais nécessité fait loi. Or donc , 
prends ce portrait et prête-moi mille pièces d’or pour un 
mois. Les diamants que voici valeut six fois davantage. 
Pour ton prêt tu auras dix pour cent. 

— Dix pour cent? s’écria l’usurier. Que voulez-vous 
que je fasse de dix pour cent? Suis-je bien sur de vivre 
encore dix jours? Les Espagnols peuvent à tout moment 
être ici. Tout commerce, toute affaire a cessé. Au surplus, 
je suis aussi pauvre que Job. 

— Ne mens pas, Adoniram, repartit Brédérode. Tu sais 
fort bien d’ailleurs qu’il est plus facile de cacher des diamants 
qu’un sac d’argent, et tu n’es pas mécontent du gage que 
je te présente. Seulement un intérêt de dix pour cent est 
trop peu de chose pour toi. Allons donc, en veux-tu 
quinze ? La chose est faite, et compte-moi de l’argent tout 
de suite. 

Après qu’il eut dit ces mots Brédérode porta une der¬ 
nière fois le portrait à ses lèvres et il le remit ensuite à 
l’usurier. 

Cependant le juif n’avait cessé de tenir les yeux fixé- 
ment cloués sur le soldat. 

— Eh! eh! messire, lui dit-il, vous faites là comme si 
ce portrait était la véritable relique que notre père Abra¬ 
ham portait au cou et dont la seule vue guérissait les ma¬ 
lades, miraculeux amulette qu’après la mort du patriarche , 
le Seigneur suspendit au soleil pour douuer plus d’éclat à 
l’astre du jour. 

— Oui, tu as raison, Adoniram, répliqua le comte en 
reprenant le portrait et en le regardant de nouveau tandis 
qu’une larme lui coulait le long de la joue. Tu as raison , 
bien que le sens de tes paroles ait une autre signification 
pour mon cœur. La figure de cette femme a été mon soleil : 
je la regardais et je me sentais guéri des douleurs qui 
remplissaient mon aine. Depuis que cet astre s’est éteint 
dans ma vie, je n’ai cessé d’en porter l’image sur ma poi¬ 
trine. Songe que cette femme fut ma première affection. 
Elle n’était point de noble origine; mais elle avait la vraie 
noblesse, celle de lame. Elle mourut en donnant le jour 
à une fille. Je me suis remarié plus tard, mais le bonheur, 
je ne l’ai plus trouvé. 

_ Écoulez, messire , dit Adoniram d’un ton plus doux, 

je vous prêterai l’argent que vous désirez. Je vous le don¬ 
nerai à dix pour cent, bien que ce soit un dommage réel 
que je m’impose. 


— Bien ! bien! dit Brédérode avec une grande vivacité. 
Compte-moi tout de suite les mille ecus, et donne du 
papier et une plume pour que nous finissions cela. 

Adoniram quitta la chambre et rentra quelques minutes 
apres avec un gros sac d’argent et ce qu’il fallait pour 
écrire. Brédérode se mit aussitôt à rédiger l’acte de prêt, 
pendant que le juif examinait attentivement les pierres 
qui ornaient le portrait et le tenait dans sa main d’un air 
pensif comme s il eût lutté avec quelque irrésolution in¬ 
térieure. 

— Ainsi vous dites que ce portrait vous est si cher? 
demanda-t-il avec quelque hésitation. 

— Aussi cher que ma vie, répondit Brédérode. lia 
fallu la nécessité où je me trouve réduit pour me faire 
consentir à m’en séparer. 

— Messire, dit aussitôt l’usurier, je vous prêterai l’ar¬ 
gent sans gage et contre votre seul reçu. Mais il reste con¬ 
venu que vous me paierez dix pour cent. Rédigez votre 
écrit en conséquence, et n’oubliez pas de stipuler que je 
me contente de dix pour cent. 

— lu es un brave et un honnête homme! exclama 
aussitôt le comte en laissant échapper la plume et en sai¬ 
sissant de ses deux mains la main droite de l’usurier. Sois 
bien assuré que, lorsque nous aurons chassé du pays ces 
démons d’Espagnols, tu ne trouveras pas un ingrat en 
moi. Tu auras par dessus le marché toute ina part du bu¬ 
tin, tout ce que je pourrai enlever aux soudards du duc 
d’Albe.... 

— Suffit, suffit, monseigneur, interrompit Adoniram 
en souriant. Ne vendez pas la peau de l’ours avant de l’a¬ 
voir abattu. Priez plutôt le bon Dieu , votre Dieu et le 
mien, de vous donner du pouvoir sur les puissants et de 
faire en sorte qu’il arrive au duc d’Albe ce qui est arrivé 
à Titus, qui, après avoir détruit le Temple, eut un ter¬ 
rible combat avec un moucheron. Le moucheron lui en¬ 
tra par le nez dans le cerveau et le rongea pendant sept 
ans. Quand on ouvrit le tyran, après sa mort, le moucheron 
avait la grosseur d’une hirondelle, ou, comme d’autres 
pieux rabbins l’assurent, la grosseur d’une colombe d’un 
an. Mais voici que vous avez fini d’écrire votre reçu. Vous 
avez eu soin, n’est-cc pas, de stipuler que vous avez reçu 
l’argent en beaux écus sonnants? 

— Tout y est, maître Adoniram, répliqua le comte. 
Mais il me reste encore une prière à te faire.... 

— Oh ! je n’ai plus d’argent, je suis pauvre comme Job! 
s’écria le juif en reculant de trois pas. 

— llassure-toi. Ce n’est pas de l’argent que je veux , 
répondit Brédérode. Je désire seulement que tu me pro¬ 
cures pour deux jours un asile pour cette jeune fille. 

En disant ces mots il tourna la main vers le jeune ca¬ 
valier qui se tenait toujours assis sur le vieux fauteuil de 
cuir. 

— Miracle de Dieu! exclama l’usurier. Ce monsieur est 
donc une dame ? 

— C’est ma Glle, dit le soldat. C’est la fille de la femme 
dont tu viensde voir le portrait. Notre mariage est resté secret. 
Celte jeune fille a été élevée à Rotterdam. Mon intention 
était de la conduire à Amsterdam pour la mettre en sûreté ; 
mais hier elle est devenue malade. Je ne puis l’emmener 
avec moi, et les cavaliers de Meghen et d’Arschot sont à 
ina poursuite ; de sorte qu’il m’est impossible de m’arrêter 
avec cette enfant. 












4 


LA RENAISSANCE. 


— Pourquoi n avez-vous pas laissé celte demoiselle à 
Rotterdam, plutôt que de ! entraîner avec vous dans votre 
fuite? demanda l’Israélite avec compassion. 

— Parce qu’un jeune ollicier de la compagnie du comte 
d’Arschot a l’œil sur elle, et que je liais plus que le démon 
tous les traîtres qui tiennent le parti des Espagnols, re¬ 
partit l’homme de guerre avec vivacité. Je n’ai rien contre 
le jeune homme, continua-t-il d’un ton radouci; mais son 
père, le vieux Heemskerk, tu le connais, Adoniram,je le 
tiens pour mon mortel ennemi. 

— Mais c’est un homme fort riche, s’écria le juif. Et, 
de plus il est du conseil de la gouvernante des Pays-Bas. 

— C’est précisément à cause de cela que je le hais, fit 
le comte. Car n’est-ce pas lui qui a conseillé à la gouver¬ 
nante cette odieuse mesure qu’on a cachée sous le beau 
nom de modération ? 

— Il voulait par ce moyen prévenir les mesures plus 
violentes que le roi, disait-on, était résolu de prendre , 
objecta le vieillard. 

— Ces mesures, il aurait dû les attendre et y résister 
comme nous, s’il avait été un vrai patriote. Mais tu n’en¬ 
tends rien à cela, Adonirain. C’est pourquoi dépèche-toi, 
et dis si tu peux me procurer pour ma fille un asile. Quand 
le pays sera délivré des ennemis, je viendrai la reprendre 
moi-même. Sinon , tu feras conduire Gertrude à Amster¬ 
dam par des chemins détournés et avec un guide sûr. 

—Hum ! Vous savez que dans notre ville il y a tout sorte 
de mauvaises gens qui sont dévouées aux Espagnols, ré¬ 
pliqua l’usurier. Si l’on sait qu’une dame est venue avec 
vous et que je lui ai procuré un asile , il se pourrait quelle 
fût compromise lorsque les Espagnols arriveront ici. 
Ajoutez que ces gens me gardent une dent, parce qu’on 
me croit bien riche, tandis que je suis bien pauvre. 

— Écoute, Adoniram, cet asile, il faut que tu me le 
procures, répondit Brédérode. Je ne puis me hasarder à 
emmener celte enfant avec moi ; car les Espagnols peu¬ 
vent se trouver au delà d’I trecht, et il faudra peut-être 
me frayer un passage l’épée à la main. 

— Au fait, répliqua l’Israélite, puisque la jeune da- 
moiselle ne doit rester ici que fort peu de jours, je sais 
bien un moyen. Reste à savoir si ce moyen vous con¬ 
viendra. 

— Parle, parle, Àdoniram , je consens à tout, fit le 
soldat impatienté. 

— Eh bien ! il faut que la damoiselle reste dans ma mai¬ 
son, c’est-à-dire dans l’appartement d’une vieille femme 
qui loge sous mon toit. Cette femme, qui est chrétienne, 
je l’ai prise chez moi pour soigner ma fille, ma Racha, qui 
était malade. Elle a eu des soins si tendres pour la pauvre 
petite, que, lorsque ma llacha eut succombé, j’ai gardé 
la vieille Salomé dans ma maison et lui ai assigné pour 
demeure une petite habitation qui est au fond de mon 
jardin. C’est une excellente et charitable femme, qui rend 
volontiers service à son prochain et qui possède aussi 
quelques connaissances en médecine, de sorte quelle sera 
une bonne garde pour la damoiselle. 

— Eh bien ! dit Brédérode tout joyeux , tu as trouvé là 
un excellent asile pour ma fille pendant le peu de jours 
qu’elle a à passer ici. Dis à la vieille qu’elle sera généreu¬ 
sement récompensée. Ou mieux, donne-lui ceci, Adoni- 
rain. 

En disant ces mots , il jeta deux pièces d’or sur la table. 


—Quant aux frais du séjour de ma fille dans ta maison , 
continua-t-il , nous réglerons plus tard notre compte. 

— C’est fort bien, noble sire, dit le juif. Les jours de 
malheur viendront bientôt sur nous. Fasse Dieu que nous 
puissions nous revoir avec joie ! 

— Certainement Dieu le fasse ! dit Brédérode en serrant 
la main du vieillard. Les temps sont prochains où la bonne 
cause triomphera, où les Pays-Bas seront affranchis du 
joug de l’oppression. Les dés sont jetés, la partie sera dé¬ 
cidée bientôt. La lutte est sur le point de commencer. 
Malheur à tout Espagnol qui tombera entre nos mains; 
car il aura lin long bout de chanvre au col et une courte 
confession à dire. Mais sufiit. Il faut que je parte. Avant la 
nuit je dois être au delà dTtrecht. Adieu, Adoniram. 
Adieu, Gertrude mon enfant. Dans peu de jours je vien¬ 
drai te chercher où je te reverrai à Amsterdam. 

Ayant dit ces mots, le cavalier pressa avec effusion la 
jeune fille sur son cœur, serra la main du vieillard en lui 
recommandant de nouveau le dépôt qu’il lui laissait, prit 
le saè d’or sur son bras et sortit. 

CHAPITRE IL 

LA FÊTE DES TABERNACLES. 

Deux jours plus tard, vers le soir, Adoniram et sa 
femme Rebecca s’occupaient à faire allumer des lampes 
destinées à éclairer le tabernacle de verdure qu ils avaient 
lait élever dans la cour de leur maison et qui se compo¬ 
sait de quelques troncs de sapin garnis encore de leur 
feuillage et entrelacés de branches vertes. Il était planté 
près d’une porte qui conduisait dans le jardin de la mai¬ 
son d’où la vue s’étendait sur les eaux de l’Yssel et sur la 
plaine qui s’étendait au delà et qu’éclairaient de leurs 
dernières splendeurs les rayons du soleil couchant. Le ta¬ 
bernacle était décoré avec magnificence. A la voûte pen¬ 
daient trois énormes lampes d’argent massif et ciselées 
avec art. Un riche tapis couvrait le plancher. Au milieu se 
dressait une table garnie de riche vaisselle, et tout à l’en¬ 
trée étaient rangées des chaises en bois de chêne, sculptées 
avec une délicatesse infinie. 

Une vieille servante était en train d’apporter des plats 
avec des pâtisseries et des fruits. 

— Par les mules du grand patriarche! exclama Adoni¬ 
ram , que de choses tu nous fais servir, ma bonne Re¬ 
becca ! Ne dirait-on pas que nous avons tout un régiment 
à nourrir? 

—Aussi bien, n’est-cc pas notre habitude de recevoir, en 
ce jour solennel, pour prendre part à notre repas, tous ceux 
de notre église? demanda Rebecca. Et puis les principaux 
Kochrim (chrétiens) ne viennent-ils pas nous faire visite à 
cette fête? Bien que tu dises qu’il est contraire à notre loi 
de leur offrir à manger, j’ai cependant cru qu’il fallait faire 
honneur à notre maison. 

— I u as eu raison , Rebecca, repartit le vieillard, bien 
que dans le trente-troisième de nos six cent treize devoirs 
il soit écrit : « Tu ne souffriras pas un nochrim dans ta 
compagnie; * bien que Moïse lui-même ait dit : « Tu ne 
feras point de grâce aux nochrims»;Ie rabbin Isaac Arba- 
banel dit cependant que le chrétien n’est appelé ni nochri 
ni étranger. Il ajoute cependant que cette déclaration il 
l’a faite pour le maintien de la paix. Mais n'importe, tu as 








LA RENAISSANCE. 


5 


bien fait. Et je suis particulièrement content de voir que 
tu as eu soin de faire servir de ces beaux fruits. Car il est 
écrit :« Ce jour-là vous vous réjouirez au milieu des Heurs 
et des fruits. » 

— En vérité, tu es d’une science étourdissante, mon 
Adoniram ! dit Rebecca avec une expression qui témoi¬ 
gnait à la fois de son amour et de son respect pour son 
époux. Les textes des saints rabbins découlent de tes lèvres 
comme l’eau d’une fontaine, et mon âme se réjouit à les 
entendre , autant qu’à lire les saintes histoires du temps 
passé. Mais il est une chose, — ne te fâche pas, si je te 
dis cela, — une chose qui m’a paru imprudente. 

— Et quelle est cette chose, Ilebecca? demanda l’usu¬ 
rier avec une mine plus sérieuse. 

— C’est que tu parles de tout cela devant les Gojims 
(infidèles). 

La femme s’arrêta un moment en voyant qu’Adoniram 
fronçait le sourcil. 

— Je ne veux pas te censurer, mon maître et seigneur, 
reprit aussitôt la vieille. Seulement je crains que cela ne 
nous mette un jour en péril. Puis les gojims pourraient 
tourner en moquerie tes paroles , comme cela est arrivé 
déjà ; car j’ai vu rire de tes pieux discours notre voisin 
Nicolas Caesembrood. 

— Eh ! de quoi ce joyeux compagnon ne rit-il pas? de¬ 
manda Adoniram. Du reste, ces saints textes ne perdent 
rien de leur sainteté ni de leur vérité, quand des infidèles 
ou des ignorants en rient. Et puis le roi prophète n’a-t-il 
pas dit : « Racontez sa gloire aux infidèles, et ses miracles 
à toutes les nations ? » 

— Tu as raison , Adoniram , et tout ce que tu dis est 
vrai. Mais pardonne-moi ces craintes dont je ne puis me 
défendre. Peut-être les temps difficiles ou nous vivons 
m’ont-ils rendue trop craintive. Mais je songe que voici les 
apprêts de la fête terminés. J’ai tout disposé pour le 
mieux, et je pense que nos hôtes n’auront pas à se plaindre. 
À propos de nos hôtes, il me vient là dans l’esprit que ma 
dainoiselle Gertrude est une charmante personne. Voici 
deux jours à peine qu’elle est dans notre maison , et cha¬ 
cun l’aime déjà. La vieille Salomé ne tarit pas d’éloges au 
sujet de cette enfant. Mais tu ne devinerais jamais qui en 
est enchanté. C’est notre ami, le riche Nicolas, le mar¬ 
chand de fromage avec qui tu as déjà fait de si grandes 
affaires et dont le trafic s’étend en France, en Allemagne , 
et plus loin encore. Depuis que ma damoiselle Gertrude 
habite ici, il vient trois ou quatre fois parjour, même quand 
il sait que tu es absent, et il a toujours à demander quelque 
remède à la vieille Salomé, tantôt pour ceci , tantôt pour 
cela, bien que je sois persuadée qu’il n’a pas le moindre 
mal à son petit doigt. Il m’a paru aussi que Gertrude n’est 
pas tout à fait sans prendre plaisir à l’écouter; et, comme 
son père messirc de Bréderodc est trop criblé de dettes 
pour qu’il puisse lui laisser grand’chose, et que M. Nicolas 
Caesembrood est fort riche, qui sait.... 

— C’est-à-dire, Rebecca, qu’un mariage pourrait être 
la fin de la comédie, interrompit le vieillard. Mais sur ma 
parole, tu peux rengainer celle conjecture; car, si j’ai 
bien compris, cette jeune fille a déjà un autre amour dans 
la tête. Aussi suffit. Je pense que nos hôtes arrivent. 

L’usurier avait raison. Peu de secondes après, deux fi¬ 
gures de femmes entrèrent dans la cour et s’approchèrent 
du tabernacle. L’une d’elles était une vénérable matrone 


d’au moins soixante-dix ans. Elle était vêtue comme une 
simple bourgeoise. A ses deux tempes on voyait quelques 
mèches de cheveux blancs comme la neige ruisseler de 
dessous son chaperon de velours noir qui était bordé d’une 
étroite dentelle. Ses yeux étaient tout rouges, et, pendant 
quelques moments, elle les tint couverts de sa main droite 
pour les protéger contre la clarté trop vive des lampes. 
Elle était accompagnée d’une jeune fille d’environ vingt 
ans et d’une beauté ravissante. A en juger d’après ses vê¬ 
lements, elle appartenait aux hautes classes de la société. 
Elle portait une coille pareille à celle de la vieille. Mais sa 
cape et ses vêtements étaient faits d’étoffes plus riches. Sa 
robe était garnie d’hermine , selon la mode d’alors. L’ex¬ 
pression du visage de la jeune fille était rêveuse et pleine 
de résignation. 

— Pardonnez-moi, mon cher monsieur, dit l’étrangère 
à Adoniram , si nous ne sommes pas venues de meilleure 
heure. Mais c’est ma faute si nous nous trouvons en retard. 
I ne crainte peut-être vaine et ridicule nous a retenues dans 
notre chambre. J’ai vu, pendaut longtemps, un homme à 
cheveux roux et d’une figure sinistre, rôder autour de l’en¬ 
clos du jardin, et regarder tantôt nos fenêtres, tantôt le 
tabernacle de verdure. Il était évident pour moi que cet 
homme avait quelque mauvaise intention en faisant ce 
manège. Or, comme vous nous avez dit qu’il est à désirer que 
mon séjour dans votre maison reste secret autant que pos¬ 
sible, je me suis tenue enfermée dans ma chambre jusqu à 
ce que cet homme eut disparu. 

— C’était Jean Papendyk, le colporteur, qui a déjà sé¬ 
journé plus d’une fois en prison, et qui, l’année dernière, 
a été banni de la ville par l’écoutète, ajouta Salomé. Il m’a 
menacée de se venger sur moi, parce que j’ai averti plu¬ 
sieurs de mes connaissances de se défier des drogues per¬ 
nicieuses qu’il vend pour de bons remèdes aux malades. 
J’ai peur chaque fois que je le rencontre. Mais cette fois 
je crains que ce soit moins pour me faire un mauvais coup 
que parce que dans votre tabernacle se trouvent plusieurs 
choses précieuses , qu’il n’a cessé de rôder autour du jar¬ 
din. Or, comme il est connu pour n’être pas toujours 
maître de ses dix doigts, la prudence doit vous conseiller 
de garder soigneusement, pendant la nuit, ce que vous ne 
voulez pas vous voir eidever. 

— Eh ! ma bonne Salomé , repartit Adoniram, vous de¬ 
meurez déjà bien longtemps dans ma maison, et vous igno¬ 
rez encore à ce point les usages que nous pratiquons! Ne 
savez-vous pas que, selon la loi, le chef de la famille, 
si ce n’est la famille tout entière, doit passer la nuit dans 
le sukka (tabernacle) ? Moi et mon domestique David nous 
y veillons tous les deux. Mais asseyez-vous donc , ma 
damoiselle Gertrude. Vous n’avez, sans doute, pas encore 
assisté à la fête des tabernacles chez quelqu’un des nôtres, 
et vous en ignorez la signification. Aussi je vais vous l’ex¬ 
pliquer. Écoutez , voici ce que dit notre loi : « Le quin- 
» zième jour du mois de Tischri, ce sera la fête des taber- 
» nacles. Ce jour-là, lorsque vous aurez rentré les fruits 
» de vos champs, vous commencerez la fête du Seigneur, 
» laquelle durera sept jours. Le premier jour sera un sabbat, 
» le dernier jour sera un sabbat aussi. Le premier jour vous 
» prendrez des fruits des plus beaux arbres, des branches 

* de palmiers et de saules, et pendant sept jours vous vous 
» réjouirez devant le Seigneur votre Dieu. Pendant sept 

• jours vous habiterez votre tabernacle, afin que votre pos- 










c; 


LA RENAISSANCE. 


» térité sache que j ai hébergé les enfants d’Israël sous des 
» arbres verts après leur sortie de la captivité en Egypte. » 
Voilà ce que signifie la fête que nous instaurons aujourd’hui. 
Mais ce que nous faisons n’est rien en comparaison de ce 
qui se pratiquait à Jérusalem dans le temps de la splen¬ 
deur de la cité sainte. De grandes cérémonies religieuses 
alternaient avec les réjouissances populaires. On chantait 
le grand Alléluia, on entonnait les psaumes 1 13 à 1 18, et, 
au son de la musique, le grand-prêtre donnait sa bénédic¬ 
tion au peuple, et sa voix retentissait, selon le traité de 
Joma, depuis Jérusalem jusqu’à Jéricho, c’est-à-dire à dix 
lieues de distance. 

— En ce cas les habitants de la ville sainte n’en durent 
pas perdre une syllabe, dit Gertrude en s’apercevant du 
plaisir que le Juif prenait à moutrer ses connaissances tal¬ 
mudiques. 

— Sans doute, reprit Adoniram. Et ce n’est pas peu de 
chose quand on songe à l’immense étendue de la cité de 
Dieu. Dans le livre de Midrasch Raha Echo, le pieux rab¬ 
bin Samuel le Grand la décrit en ces termes: « Jérusalem 
avait vingt-quatre quartiers principaux; chaque quartier 
renfermait vingt-quatre grandes rues, dont chacune comp¬ 
tait vingt-quatre grandes places publiques, chacune de ces 
places en comprenait vingt-quatre plus petites. Dans cha¬ 
que petit marché il y avait vingt-quatre cours dont cha¬ 
cune était peuplée de deux fois autant d’Israélites qu’il en 
sortit de la captivité en Egypte.... 

— Par conséquent il y avait un million et deux cent 
mille habitants dans chaque cour, interrompit en ce mo¬ 
ment une voix joyeuse qui retenlit aux oreilles des inter¬ 
locuteurs que nous venons d’entendre. 

Le personnage qui parlait ainsi, entra, peu de secondes 
après , dans le tabernacle. C’était un homme d’environ 
quarante ans , d’une corpulence assez prononcée et vêtu 
d’un habit noir garni de velours et orné de boutons de 
verre qui étincelaient à la lumière des lampes. Ilétaitdoué 
d’un visage rond comme une lune pleine , et portait une 
physionomie qui témoignait à la fois d’une santé robuste et 
de la meilleure humeur du monde. Ses yeux n’étaient 
pas sans révéler une certaine vivacité d’esprit. Enfin, autour 
de sa bouche élait stéréotypé un éternel sourire qui était 
l’expression d’une jovialité permanente. 

Après avoir salué amicalement Adoniram et ses hôtes et 
fait une révérence spéciale et respectueuse à Gertrude : 

— Comme je viens de l’entendre , dit-il , l’ami Adoniram 
vogue à pleines voiles dans les délices du Talmud. Mais après 
tout cela, ma damoiselle Gertrude, continua-t-il en prenant 
place près de la jeune fille, ce que vous venez d’entendre n’est 
rien encore. Je puisa mon tour vous servir un plat d’autres 
histoires que inynheerJAdoniram m’a déjà tiré de son escar¬ 
celle. Par exemple , il y avait un oiseau appelé Bar Juchné. 
Connaîtriez-vous par hasard ce petit oiseau? Quand il était de¬ 
bout sur ses pattes au fond de la mer, il touchait de sa tête 
la voûte du firmament. Et notez qu’à l’endroit où l’oiseau se 
tenait ainsi, la mer était si profonde que la hache qu’un 
charpentier y laissa tomber mit sept ans à en atteindre le 
fond. Comme pendant à cet oiseau merveilleux, il y avait un 
poisson dont parle un véridique rabbin et qui, étant mort, 
échoua sur la grève de la mer. Il était si grand qu’il ren¬ 
versa soixante villes, que soixante autres villes se nourrirent 
de sa chair, et que ses arrêtes servirent à faire des poutres 
à soixante palais de rois. U u seul de ses yeux fournit 


soixante tonnes d huile. Mais qu’est-ce que ces animaux à 
côté des hommes dont vous parlera maître Adoniram ? Il 
en avait un qui se nommait Aba Saul et qui était fossoyeur. 
Il entra dans le grand os de la jambe du géant Og, roi de 
Basan. et y courut après un cerf pendant trois heures sans 
l’atteindre et sans être sorti de l’os du géant. Or, sachez 
que cet Aba Saul était un gaillard dont la taille était haute 
de soixante-deux aunes. 

L’usurier secoua en souriant la tête pendant que son ami 
parlait ainsi. Puis il prit une pomme, la coupa en deux et 
et dit en en montrant les pépins : 

— Pensez-vous que ce soit une chose étrange que de 
ces pépins naissent de grands arbres quand ou les plante 
dans la terre? 

— Quelle question! s’écria l’ami. C’est une chose toute 
simple et toute naturelle. C’est une loi faite par le Créa¬ 
teur. 

— Mais si les deux moitiés de cette pomme se réunis¬ 
saient et que le fruit parût complet et intact comme aupa¬ 
ravant, que diriez-vous, mynheer Nicolas Caesembrood ? 

— Je dirai que c’est un miracle, répondit Nicolas. Vous 
parlez d’une chose impossible , d’une chose que Dieu seul 
est capable de faire. 

— Bien ! repartit Adoniram avec un sourire de satisfac¬ 
tion. Et pensez-vous que la réunion de ces deux moitiés 
de pomme serait un miracle plus grand que la création de 
l’oiseau Bar Juchné et du géant Og ? Croyez-moi, maître 
Nicolas, les miracles ne se divisent pas en grands et en 
petits. 1/un témoigne autant que l’autre la puissance sou¬ 
veraine de Dieu. La formation d’un grain de sable et 
celle de la montagne de Sinaï, celle d’une goutte d’eau et 
celle d un océan, sont la même chose aux veux du Sei- 

é 

gneur. Celui qui sait faire l'un, sait faire l’autre aussi. 
Mais.... 

Au même instant Adoniram tressaillit sur sa chaise et 
tourna avec un mouvement rapide les yeux du côté du 

— Mais n’avez-vous pas entendu quelqu’un se glisser 
entre les feuillages? demanda-t-il avec effroi. 

— Non, ce n’est rien , répondit Nicolas qui, après s’être 
levé et avoir regardé dans le jardin, s’était rassis au même 
instant sur son fauteuil. C’est le vent qui souille dans les 
branches. Vous avez l’air soucieux et prompt à vous émou¬ 
voir, maître Adoniram, continua-t-il. Vous avez connaissance 
des nouvelles dispositions prises par le duc d’Albe, n’est-ce 
pas? Si vous les ignorez, je puis vous en parler, moi, qui viens 
de Gouda. Un rescrit du roi a déclaré coupable de haute 
trahison au premier degré tout le peuple des Pays-Bas. 
Sont déclarés traîtres sans distinction de rang , d’age ou de 
sexe, tous ceux qui ont pris part au Compromis ou qui en 
ont seulement approuvé les termes; tous ceux qui ont per¬ 
mis les prédications, qui ont propagé les hérésies ou qui 
ne les ont que faiblement combattues, tous ceux qui ont 
porté les insignes des gueux, qui ont chanté des chansons 
calvinistes ou qui ont reçu sous leur toit des adhérents de 
la secte nouvelle ; enfin, tous ceux qui ont fait la moindre 
chose contre la religion catholique, contre le gouvernement 
du roi, contre la domination espagnole, et qui, en général, 
ont prétendu que le roi n’est qu’un homme.... 

— Je vous en prie, assez! assez! interrompit Adoniram 
étourdi par cette longue et interminable énumération. 
D’après ce que vous dites, il n’y a pas une àme dans toutes 













LA RENAISSANCE. 


•» 


nos provinces qui ne soit passible du bûcher ou de la hache, 
et le duc d’Albe n’aura que l’embarras du choix pour dé¬ 
cider qui montera le premier au gibet ou qui sera jeté le 
premier dans les flammes. Car enfin qui d’entre nous n’a 
pas fait une des choses que vous venez de dire? 

—Moi! repartit Nicolas Caesembrood en riant d’un gros 
rire. Tous ceux qui méconnaissent savent que je ne m’in¬ 
quiète ni du passé, ni du présent, ni de l’avenir. Car, se¬ 
lon mon opinion, la vie ne vaut pas qu’on s’en inquiète 
plus que du vent qui a souillé il y a vingt ans. Pour moi 
rien ne vaut qu’on s’en chagrine, et la vie est une farce 
qu’il faut jouer le plus gaiement possible. 

— Eh! mynheer Nicolas, dit Gertrude avec un sourire 
amer, en ce cas je veux bien savoir comment vous vous y 
prenez pour tourner en gaieté les tristesses qui souvent 
affligent les hommes. 

— Rien n’est plus facile que cela, ma chère demoiselle, 
répliqua Caesembrood. Rappelez-vous seulement ce que j’ai 
eu l’honneur de vous dire hier : songez un peu à la raison 
commerciale Nicolas Caesembrood, ou mieux associez- 
vous avec elle. 

— Par malheur, je n’aime pas les fromages, repartit la 
jeune fille. 

— Cela ne fait rien , reprit Nicolas en poussant un éclat 
de rire. Cela ne fait rien. Détestez les fromages autant qu’il 
vous plaira; mais aimez un peu celui qui en fait le com¬ 
merce. 

_Écoutez, mynheer Caesembrood , dit la vieille Re- 

becca. N’avez-vous pas entendu dire à Gouda que le duc 
d’Albe a établi à Bruxelles un tribunal composé de douze 
juges pour prononcer sur le sort de ceux qui ont pris part 
aux troubles ou à des affaires de la religion , et qu ainsi le 
gand conseil de Malines se trouve aboli? 

_Oui, j’ai entendu parler de cela, répondit Nicolas. 

La chose est vraie. Le Conseil des troubles, comme on 
l’appelle , est maintenant la haute justice du pays, et ses 
décisions sont sans appel. On disait à Gouda cjue, dans 
peu, une section de ce tribunal formidable sera installée à 
Utrecht pour citer devant elle les accusés qui appartiennent 
à notre province. On savait déjà les noms des juges qui 
doivent en faire partie. Ce sont Jacques Hessels et Jean 
de La Porte , conseillers de Gand, le docteur Del Rio qui 
est Espagnol de même que de la Terre, secrétaire du tri¬ 
bunal, qui aura pour président le licencié Yargas, dont 
vous et moi avons déjà entendu parler, maître Adoniram. 

_Par le saint bâton du patriarche Abraham! qui n’au¬ 
rait pas entendu parler de cet homme? exclama le Juif. 
J’ai eu un jour une affaire avec lui au sujet d’un emprunt 
d’argent. Vargas était mon débiteur; et, le croiriez-vous? 
il a nié l’authenticité de sa signature. 

_A vous en croire, Adoniram, cet homme serait donc 

un bandit? objecta le marchand de fromage. Personne 
n’est de sa nature un ange ni un démon. Moi aussi j’ai eu 
affaire avec Vargas; mais il m’a payé de ce qu’il me devait, 
non pas toute la somme, mais à peu de chose près. C’est 
un avocat, qui tire de son encrier son pain quotidien , 
comme vous de vos sacs d’or et comme moi de mon com¬ 
merce de fromages. Je n’ai donc guère à me plaindre du 
licencié, bien qu'il ne me paraisse pas un homme aussi 
pieux que le rabbin Jonathan dont vous m’avez parlé sou¬ 
vent et qui était tellement aimé du ciel cjue l’auréole de 
sa sainteté brûlait la cape qu’il mettait sur sa tête. 


Caesembrood, en achevant ces paroles, éclata en un rire 
inextinguible et si communicatif que toute la société fut 
forcée de I imiter. Mais, au même instant, un grand cra¬ 
quement se fit entendre dans les branches derrière le 
tabernacle. Lne grande coupe et deux buires qui se trou¬ 
vaient placées sur une petite table dressée dans un coin 
roulèrent sur le plancher , et un des sapins qui soutenait 
le frêle édifice, dévia de sa position. 

— Au voleur! au voleur! s’écria au même instant la 
vieille Salomé dont la chaise était placée près de la petite 
table. J’ai vu une main passer par les branches et se retirer 
aussitôt ! 

Au cri de la vieille, tous les convives se levèrent, et on 
vit en ellèt une figure se glisser vers la porte du jardin. 
Mais Adoniram se précipita vers l’inconnu avec l’agilité 
d’un chat et le saisit au cou avec ses griffes d’usurier sans 
le lâcher. L’homme mystérieux, en se sentant serré comme 
dans un étau, fit des ell'orts désespérés pour se dégager. 
Mais le marchand de fromage était accouru au secours du 
juif et l’aida à retenir sa proie pendant que les femmes 
poussaient des cris d’épouvante. 

— Que voulez-vous de moi? Que voulez-vous? demanda 
aussitôt l’inconnu en cessant de faire des ell’orts pour 
échapper à la rude étreinte qui le tenait cadenassé. Je suis 
un honnête homme et un fidèle sujet de notre roi, et vous 
me maltraitez comme un bandit de grande route. 

— Tu es un voleur, un voleur infâme ! s’écria Adoniram. 
Comment! tu oses insulter les honnêtes gens en parlant 
de ton honnêteté? Mais voyons donc cet honnête homme 
à la lumière. 

On l’entraîna vers le tabernacle et on vit un homme 
petit de taille , d’environ cinquante ans , ayant des che¬ 
veux roux et louchant d’une manière effroyable. Sa figure 
était le type le plus complet de bandit qu’on eût pu s’i¬ 
maginer. Du reste, il faisait la mine la plus insolente du 
monde et jouait d’audace avec une imperturbable assu¬ 
rance. 

— Ainsi c’est vous, Jean Papendyk? exclama la vieille 
Salomé en joignant les mains. 

— N’est-ce pas que tu me connais? lui dit l’homme aux 
cheveux roux. Et si je ne me trompe, Salomé , nous au¬ 
rons peut-être plus tard l’occasion de faire plus ample con¬ 
naissance. Quant à vous, Adoniram, je vous le demande , 
pourquoi me maltraitez-vous? Pourquoi me traînez-vous 
ainsi comme un criminel? 

— Par le ciel ! s’écria le juif exaspéré à la vue de l’ef¬ 
fronterie de Papendyk, tu oses me faire une pareille ques¬ 
tion, brigand d’enfer? N’as-tu pas voulu me voler, piller 
mon tabernacle, enlever, comme un brigand que tu es , 
ma coupe et mes buires ? 

— Votre coupe et vos buires? que voulez-vous dire 
par là? demanda le prisonnier. En vérité, je ne vous com¬ 
prends pas. Vous voler? Vous piller? Croyez-moi, je pen¬ 
sais plutôt à l’heure de ma mort qu’à enlever la moindre 
épingle à une créature de Dieu. Votre jardin est ouvert. 
J’ai vu de la lumière, et je suis entré pour voir votre fête 
des tabernacles. Voilà tout. 

— Cela n’est pas vrai, monsieur Adoniram, interrompit 
Gertrude. Si la porte du jardin n’était pas fermée, j’aurais 
dû la laisser ouverte, en revenant de me promener au bord 
de la rivière. Mais je sais très-bien (pie je l’ai soigneuse¬ 
ment close. Je sais fort bien aussi que, vers le coucher du 












8 


LA RENAISSANCE. 


soleil, cet homme a longtemps rôdé autour de lenclos et 
j’ai appelé sur lui Inattention de dame Salomé. Nous l’a¬ 
vons observé pendant longtemps et suivi tousses manèges, 
en marchant pour ainsi dire invisibles à ses côtés. 

— Invisibles? exclama Papendyk. Mais voyez donc à 
quelle école ma damoisellese trouve, car elle fait de grands 
progrès dans la science de dame Salomé. 

En disant ces mots, il fit le signe de la croix. Puis, s’a¬ 
dressant avec la même eflVonterie à maître Caescm- 
brood : 

— Monsieur Nicolas, lui dit-il, vous êtes un homme 
généralement estimé. Vous voudrez bien, j’espère, témoi¬ 
gner dans l’occasion que ma damoiselle vient de dire qu’elle 
et dame Salomé ont marché invisibles à côté de moi. 

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, Jean, répon¬ 
dit le marchand de fromage. 

— Sottises! sottises! interrompit à son tour Adoniram 
qui commençait à perdre patience. 11 veut détourner notre 
attention du fait pour lequel nous venons de l’arrêter, 
c’est-à-dire du vol qu’il voulait perpétrer sur mon argen¬ 
terie. 

— Sur votre argenterie? reprit Papendyk avec un air de 
mépris. Je ne voudrais pas pour tout l’or du monde avoir 
dans ma possession cette argenterie qui est faite de la 
sueur et du sang de vingt chrétiens. 

— Tu as voulu me voler, drôle que tu es! s’écria l’usu¬ 
rier en écumant de colère. Ne t’es-tu pas trouvé la nuit 
dans mon jardin ? N’as-tu pas essayé de te glisser dans notre 
tabernacle? Cette coupe et cesbuires, ne sont-elles pas 
tombées à terre? Ne t’avons-nous pas saisi sur le fait? 

— Oui, tout cela est vrai, répondit l’homme roux avec 
un sang-froid qui ne se démontait pas. 

— Eh bien! comment nies-tu donc que.... 

— Nier? interrompit Papendyk avec un calme effrayant. 
Je nie seulement l’intention que vous m’attribuez d’avoir 
essayé de voler. Hors de cela je ne nie rien du tout. Au 
surplus c’est plutôt vous qui viendrez bientôt à nier. 

— Mais dites donc quel motif vous a amené ici à cette 
heure de la nuit? demanda Caesembrood. 

— A un homme comme vous, monsieur Nicolas, je ne 
resterai jamais en retard de répondre , répliqua l’homme 
roux, bien que je ne sache si, en répondant, je n’outre¬ 
passe pas mes instructions. 

A ces mots Papendyk lira un papier de sa poche. 

— Lisez ceci, dit-il, en le remettant au marchand de 
fromage. Vous devinerez aisément quel motif m’amène ici 
à l’heure qu’il est. 

Nicolas déplia le papier. Mais à peine y eut-il jeté les 
yeux qu’il pâlit et tressaillit des pieds à la tête. Après avoir 
pendant quelques secondes murmuré entre ses dents, 
il lut à haute voix ce qui suit : 

» Et ainsi nous ordonnons, nous le conseil soussigné, qu’il 
» soit partout accordé secours et protection, dans la mission 
» dont il est chargé, au marchand colporteur Jean Papendyk 

• d’Ouwater, province d’Utrecht, à nous connu comme 

• un zélé et fidèle sujet de Sa Majesté Royale , et qu’il lui 

• soit donné aide dans l’exécution de nos ordres, ou , au 
» moins, qu’il ne soit apporté aucun empêchement ni ob- 

• stade à l’exercice de ses fonctions. Quiconque agira 

• contrairement à cet ordre, sera traité comme rebelle et 

• traître à Sa Majesté Royale et saisi incontinent sur la 

• plainte dudit Jean Papendyk. Pour le Conseil des Trou- 


• bles. De la Torre, secrétaire. —Aux officiers civils et 
» militaires de Sa Majesté le Roi. # 

— Hum ! après cela , fit Caesembrood en jetant un re¬ 
gard significatif au maître de la maison ; après cela.... 

Mais Adoniram ne songeant qu’au danger où il s’était 
trouvé de se voir dépouillé de son argenlerie, interrompit 
aussitôt le marchand de fromage. 

O 

— Une mission secrète? exclama-t-il. Comment est-il 
possible que le conseil ait pu ordonner à un pareil homme 
de se glisser la nuit dans mon jardin et de voler mon ar¬ 
genterie ? 

— Maître Adoniram , l’illustre conseil de Sa Majesté le 
Roi n’a pu m’ordonuer ce que je n’ai pas fait. Ma mission 
était d’une tout autre nature, comme vous l’apprendrez 
plus tard. 

— Suivez-moi donc chez l’écoutète, repartit Adoniram. 
Là nous éclaircirons peut-être quelles ont pu être vos 
intentions. 

— Volontiers, bien volontiers, allons, répondit l’homme 
roux avec le même sang-froid. Mais pour satisfaire plus tôt 
encore votre impatience, je vais vous dire ce qui m’a 
amené dans votre jardin, et vous, monsieur Nicolas 
Caesembrood, continua-t-il d’un ton de voix plus décidé, 
vous êtes témoin de la violence que cet homme m’a faite 
pour lui découvrir l’objet de ma mission; or, cette mission 
est d’épier tous les rebelles, tous les malveillants, qui mé¬ 
prisent, calomnient ou jugent mal notre gracieux seigneur 
le Roi, son gouvernement et ses œuvres, et de les dési¬ 
gner à son glorieux Conseil des Troubles. Comme je sais 
que vous êtes hostile au gouvernement de Sa Majesté le 
Roi, que vous hantez ouvertement les rebelles, et que 
vous avez traité , il y a quelques jours à peine, avec l’un 
des chefs des mécontents, le sire de Brédérode, auquel 
vous avez prêté de l’argent pour exécuter les plans de sou¬ 
lèvement etde rébellion ; comme en outre vous donnez asile 
à une femme mal famée, qui fait des amulettes , prépare 
des médecines prohibées et pratique la sorcellerie ; comme , 
enfin, vous avez, depuis quelques jours, sous votre toit, 
une jeune fille pour l’instruire dans les sciences infernales, 
j’ai cru qu’il était de mon devoir de faire d’abord un objet 
d’investigation «le ce foyer de toutes les impiétés et de 
toutes les abominations. C’est pour ce motif que je me 
suis glissé dans votre jardin et que je me trouve ici à l’heure 
qu’il est. Comme je me penchais pour mieux écouter, le 
sapin contre lequel je m’appuyais a dévié, et voilà comment 
cette coupe et ces boires sont tombées du dressoir où elles 
étaient placées. Maintenant, Adoniram, vous savez pour¬ 
quoi je suis venu ici. Mais il me reste encore à vous ap¬ 
prendre ce que j’ai entendu. 

— Vous n’avez rien entendu qui vaille la peine d’être 
recueilli dans votre mémoire, interrompit Nicolas Caesem¬ 
brood, en jetant a la dérobée un coup d’œil significatif au 
maître de la maison. 11 est bien clair pour moi que vous 
n avez pas voulu voler la coupe ni les buires, et que vous 
êtes venu dans ce jardin comme un zélé serviteur du Roi 
et dans les plus pures intentions du inonde. Ce que vous 
avez dit de mal de mynheer Adoniram et de dame Salomé, 
vous ne le croyez pas ; cela vous est seulement échappé 
dans la colère, et vous avez voulu tout simplement faire un 
badinage. Je sais qué* vous avez un esprit tourné à la plai¬ 
santerie, et que vous désirez , comme moi , que tout ceci 
doive finir comme une plaisanterie. Si j’étais Adoniram, je 







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THE GETTY RESEARCH INSTITUTE 



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(SOUS LOUIS XIV.) 

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LA RENAISSANCE. 


9 


voudrais nie faire pardonner l’accusation téméraire que j’au¬ 
rais mise à votre charge, et je vous ferais cadeau de cette 
coupe. Et ainsi nous nous séparerions en bons amis. 

— Oh ! je vous en prie ; vous me faites trop d’honneur, 
monsieur Nicolas. Votre noble cœur et votre générosité 
sont connus de toute la ville , dit le voleur d’un air plein 
de joie, mais en tenant toujours les yeux fixés sur Adoni- 
ram. Du reste, vous auriez une fausse opinion de moi si 
vous croyiez que je porte la moindre baine, la moindre 
inimitié à cet honnête Israélite. Ce qui m’a fait agir, c’est 
le zèle qui m’anime pour le service de notre Seigneur le 
Roi et de l’illustre duc d’Albe. En attendant, j’accepterais 
avec reconnaissance de votre bonté ce petit présent comme 
un souvenir dont je serais fier toute ma vie. 

En disant ces mots il montra du doigt la grande coupe 
d’argent que Rebecca avait replacée sur le dressoir. 

— Quant à moi, répliqua aussitôt l’usurier en mettant 
la main sur la coupe, je laisserais plutôt, pendant dix ans, 
croître l’herbe sur le seuil de ma porte , que de donner à 
cet homme assez d’argent pour dorer la boucle de sa cein¬ 
ture. Miracle de Dieu ! Je ne sais, monsieur Nicolas, quelle 
mouche vous pique pour m’inspirer de donner une ré¬ 


compense à ce drôle, parce qu’il a voulu me voler. 

Puis, montrant du doigt la porte du jardin à Jean Pa- 

— Voilà la porte, lot dit-il. Iïate-toi de t’en aller, 
sinon je te dénoncerai moi-même au conseil qui t’a si im¬ 
prudemment donné sa confiance. 

— Ne vous montez pas ainsi, maître Adoniram, répon¬ 
dit Papendyk avec un rire infernal. Il n’est pas nécessaire 
que vous me montriez la porte, et ne craignez point que 
je manque d’instruire le grand conseil de l’événement de 
ce soir. Dans trois jours vous serez vous-même à trembler 
quand vous saurez que le conseil a reçu connaissance du 
fait. Pour vous, monsieur Nicolas Caesembrood, je crois 
qu’il est inutile que je vous prie de vous souvenir que ce 
juif a dit en votre présence et en la mienne que le duc 
d’Albe n’aura que l’embarras du choix pour désigner les 
hommes qu’il aura à faire monter au gibet ou jeter dans 
les flammes, et que de son aveu même, lui, Adoniram, 
est aussi coupable , selon les termes du décret royal , que 
tous les rebelles du pays. 

— Au nom du ciel ! Que dites-vous là, Jean Papendyk ? 
exclama le marchand de fromage saisi d’épouvante. Vous 
ne voudrez pas perdre ce pauvre Adoniram auquel les pa¬ 
roles que vous dites ne sont échappées que par forme de 
conversation. Laissez là toutes ces choses. Venez demain 
chez moi et je vous donnerai une centaine de livres de 
fromage et une demi-douzaine de bouteilles de bon ge¬ 
nièvre dont je me suis, depuis longtemps, promis de vous 
faire cadeau. 

—«Je ne manquerai pas de me rendre à votre aimable 
invitation , d’autant plus que depuis longtemps, comme 
vous le dites, vous m’avez promis ce présent, répliqua le 
voleur d’un ton de protection. Je vois que vous êtes un 
honnête homme, et je le proclamerai à la face du monde 
entier. Mais, pour ce qui regarde ce juif, il apprendra à 
me connaître, ou je ne m’appellerai plus Jean Papendyk 
et je serai indigne de la confiance du conseil. 

Et en jetant au juif un regard perçant comme celui d’un 
scorpion, il sortit du tabernacle et franchit le seuil de la 
porte du jardin qu’il ferma lourdement derrière lui. 



— Qu’avez-vous fait, mon cher Adoniram! s’écria 
Caesembrood, après que Papendyk fut parti. A quoi avez- 
vous pensé en mettant ainsi votre tête en jeu pour cette 
misérable coupe ? Car vous avez à faire au plus dangereux 
coquin de toute la province d’Utrecht. 

— Malheur! malheur! s’écria Rebecca en se tordant les 
mains. Mais ne pourriez-vous pas, maître Caesembrood.••• 

— Rien de tout cela, interrompit vivement l’usurier. Je 
n ai rien fait, je n’ai rien dit que je n’aie eu le droit de 
dire et de faire. Je ne donnerai pas une obole pour impo¬ 
ser silence à ce vaurien. Car d’ailleurs que vaudra le 
témoignage d’un voleur , d’un homme perdu, qui , au 
milieu de la nuit, s’est glissé dans ma maison, pour y com¬ 
mettre un crime, comme vous l’avez vu tous? J’ai la con¬ 
science nette et je ne crains pas pour le moindre bout de 
mes ongles. 

O 

Mais Caesembrood secoua la tête en disant: 

— Adoniram, nous sommes dans un temps où les con¬ 
sciences les plus pures ne sont à l’abri d’aucun danger, 
d'aucune accusation, dans un temps où la justice n’est plus 
la justice, où la loi a brisé sa balance et n’a plus gardé que 
son épée. 

{La suite à la prochaine livraison.) 


SCR LA CATHÉDRALE D’AIX-LA-OIAPELLI, 

ET SUR LES FOUILLES QUI Y OINT ÉTÉ PRATIQUÉES EN 1843. 


Quoi qu’en disent quelques plumes chagrines, nous ne 
sommes plus tout à fait à une époque où l’esprit de des¬ 
truction a seul les coudées franches; car, grâce à Dieu, 
les architectes ne sont plus seuls les maîtres à l’heure où 
nous sommes. Par suite des progrès que les études archéo¬ 
logiques ont faites depuis quelques années, les idées de 
conservation se répandent de plus en plus. On sent de 
plus en plus que l’histoire ne se compose pas d’un simple 
tableau chronologique des faits et des événements, et que 
les usages, les croyances, les mœurs et les idées qui ont 
prédominé aux différentes périodes de la civilisation hu¬ 
maine, doivent aussi entrer en ligue de compte quand on 
veut apprécier l’esprit d’une époque dans ses tendances di¬ 
verses et dans ses transformations successives. De là ce grand 
travail de fouilles opérées dans toutes les raines du passé. 
De là ces infatigables recherches dans toutes les archives 
des siècles écoulés. De là cette activité profonde des intel¬ 
ligences à relever ce que le temps et les hommes avaient 
détruit ou mutilé, à reconstruire ce qui était tombé, à 
refaire ce qui n’était plus : hommes, arts, monuments, 

idées. # 1 

Nous pouvons le dire , c’est là une des plus nobles ten¬ 
dances de notre époque. Aussi, rendons justice à tous les 
hommes éminents qui ont consacré leurs veilles à la restau¬ 
ration d’une partie de tant de grandes choses. Les frères 
Boissérée, non contents d’avoir arraché à l’oubli et à la 
destruction un nombre considérable de chefs-d’œuvre de 
l’ancienne peinture belge et allemande, ont, par leur ma¬ 
gnifique travail sur la cathédrale de Cologne, préparé les 
esprits à l’idée d’achever ce glorieux édifice. M. Du soin- 
merard a montré une roule nouvelle aux collectionneurs 
et fondé une galerie qui a déjà rendu de grands services à 


LA Rt*Al$$A8C£. 


# 


II* FEIILLB - 6* VOLUME. 











10 


LA RENAISSANCE. 


l'archéologie. Dans tous les pays de l'Europe» des recueils 
de documents historiques ont été tirés des archives, et 
des comités ont été formés pour la conservation des mo¬ 
numents anciens. Des savants et des artistes de tout genre 
ont refait les uns par la plume, les autres par le ciseau, 
par le crayon et par la couleur, des reliques précieuses du 
moyen-âge. 

L’architecture surtout a vu éclaircir quelques parties 
inexplorées de sa belle histoire. Les différents styles sont 
maintenant mieux appréciés dans leur valeur et dans leur 
esprit, et on commence à ne plus regarder absolument 
comme barbare ce qui n’est pas un produit de l'imitation 
des ouvrages grecs et romains. La grandiose sévérité du 
style roman, l'élégance et la richesse du style ogival, la 
grâce fantastique et opulente des œuvres de la renaissance, 
ont repris à nos yeux une signification qu'elles avaient 
perdue depuis longtemps. Enfin, des intelligences supé¬ 
rieures ont pris pied dans les diverses époques historiques 
de l’art architectural; elles les ont sondées, fouillées, ex¬ 
pliquées, et nous ont fait comprendre l’importance relative 
de chacune de ces époques, qui nous paraissaient d’abord 
avoir si peu de rapports entre elles, et qui cependant, 
ainsi que nous le révèlent ces travaux , s’engendrent suc¬ 
cessivement avec une logique que nous avions d’abord été 
bien éloignés de soupçonner. 

Parmi ceux qui, dans ces derniers temps, se sont le plus 
ardemment occupés de ce genre de travaux, nous pouvons 
citer un homme dont la science n’est égalée que par sa 
modestie, M. le professeur Bock, d’Aix-la-Chapelle, au¬ 
jourd’hui fixé à Bruxelles. L’architecture et l’art de l'époque 
carlovingienne n'ont pas trouvé jusqu'à ce jour un homme 
qui les ait mieux étudiés et plus sérieusement approfondis 
qu'il ne l’a fait. Plusieurs travaux publiés par ce savant 
ont fixé sur lui l'attention de ceux qui s'occupent de cette 
intéressante et curieuse époque de l’art. Ce sont entre 
autres dissertations les suivantes Ubcr die Parkanlagen bei 
déni Pallaste Karls d . Gr . zu Achen; Karls d. Gr . Grab - 
mal;das Rathhaus zu Achen; des recherches sur la statue 
équestre de Théodoric-le-Grand* transportée de Raven ne à 
Aix-la-Chapelle par ordre de Charlemagne vers l’an 800, 
avec un parallèle entre la disposition des palais de Dioclé¬ 
tien à Spalatro, des palais primitifs des empereurs byzantins 
à Constantinople, du palais des rois ostrogoths à Raveune 
et du palais de Charlemagne à Aix-la-Chapelle ; — impri¬ 
mées dans la collection du Vcrein fur A Iterthumswissen- 
schafte à Bonn; une Dissertation pleine d'intérêt sur le 
palais d'ingelheim, et sur les objets d’art qui le décoraient, 
récemment publiée à Bonn dans la belle collection 
de M. Lerssch, à laquelle coopèrent, comme on sait, 
MM. Dahlmann, Arndt et Von Siebel. Enfin un grand tra¬ 
vail, intitulé : Veber den Pallast und die Kirc/ie Karls d . 
Gros . zu Achen, est sur le point de paraître. Le savant 
auteur y met la dernière main ; et ce sera, nous en avons 
l’assurance, un livre qui jettera un grand jour sur l'histoire 
de l’art à cette époque. 

Enfant d Aix-la-Chapelle, cette ville bien-aimée de 
Charlemagne, M. Bock a surtout pris à cœur l'étude des 
monuments que l'empereur a construits dans cette glo¬ 
rieuse cité. Pas un recoin de ces précieuses constructions 
ou il n ail pénétré , pas une pierre de ces nobles édifices 
qu il 11 ait interrogée. Aussi, si on laissait faire cet homme, 
il nous rétablirait la ville impériale exactement telle quelle 


était au commencement du ix # siècle. Ce qu’il a fallu sa¬ 
crifier de veilles et d’études, ce qu’il a fallu compulser 
d’achives, déchiffrer de chroniques, lire de livres, ce qu’il 
a fallu faire et défaire de combinaisons pour arriver à un 
pareil résultat, ceux-là seuls l’apprécieront qui savent ce 
que de semblables travaux exigent de labeur. 

Parmi les recherches que M. Bock avait déjà terminées 
en i 836 se trouvent celles qui ont rapport à la cathédrale 
d’Aix-la-Chapelle et au tombeau de Charlemagne. Car 
enfin, il faut bien qu’on le sache, l'espèce de cage que 
Victor Hugo, dans son livre intitulé le Rhin , décrit en 
termes si pompeux, n’est pas plus le véritable tombeau de 
l’empereur, que ne l’est la dalle noire sur laquelle il a lu 
cette inscription si grande et si simple : Carolo Magno . Le 
lieu où doit se trouver le caveau sépulcral de Charlemagne 
a été pour M. Bock l’objet des études et des perquisitions 
les plus minutieuses. En 1 836 il crut l’avoir trouvé , en se 
fondant sur un passage du moine Adhémar de Chabanois, 
dont la chronique date de l’an 1010. D’après l’indication 
fournie par le chroniqueur, cet endroitdevait se trouver dans 
le portique gauche de la cathédrale; et une foule d’autres 
particularités recueillies avec le soin le plus minutieux sem¬ 
blaient venir à l’appui de l’indication donnée par le moine 
du xi e siècle. Sa dissertation mise en lumière, il était 
tout naturel que le savant désirât de vérifier le résultat de 
ses investigations, et de voir procéder à des fouilles qui 
pussent conduire à des découvertes historiques de la 
plus haute importance. Mais ici il fallait remuer d’autres 
volontés que la sienne; il fallait concilier au vœu de la 
science beaucoup d’intérêts souvent divergents, la plupart 
contraires. Rien cependant ne le rebuta. 11 persista coura¬ 
geusement à lui ter contre l’apathie qui ne voulait rien 
faire, et contre l’amour-propre individuel qui voulait em¬ 
pêcher de faire. Enfin une circonstance aussi heureuse 
qu’inattendue le fit triompher de tous ces obstacles à tout 
moment renouvelés. L’enthousiasme excité en Allemagne 
en faveur de la cathédrale de Cologne eut pour résultat un 
contre-coup en faveur de la cathédrale d’Aix-la-Chapelle, 
qui demandait, elle, non pas à être achevée, mais à être 
restaurée après les mutilations sans nombre que le temps 
et les reconstructions sans intelligence lui avaient fait su¬ 


bir. Les démolitions que les siècles y avaient opérées, 
avaient amené des reconstructions hybrides et souvent ab¬ 
surdes, qu'il s’agissait de refaire. La république française 
avait découronné le noble édifice, en enlevant son riche 
diadème de colonnes de granit qui décoraient la galerie 
du premier étage,—comme plus tard Napoléon avait lui- 
même enlevé à l’Allemagne la couronne de Charlemagne. 
Le mouvemciit de Cologne gagna Aix-la-Chapelle, et on 
vint naturellement à l’idée de restaurer la vénérable cathé¬ 
drale impériale. Ici surgirent mille difficultés nouvelles. 
Ouels seraient le caractère et le style de ces reconstruc¬ 
tions? En ce moment, le savant conçut l’espoir de voir se 
réaliser ses vœux. Son travail sur le palais et sur l’église de 
Charlemagne avait été imprimé en 1807, et de nouvelles 
études n’avaient fait que confirmer les idées émises dans cet 


ouvrage. 


Le projet que quelques hommes d’intelligence nourris¬ 
saient à Aix-la-Chapelle avait trouvé de l'écho à Ber¬ 
lin. Animé des meilleures intentions, le roi envoya en 
cette ville, dans le courant de l’automne de 1841, un jeune 
architecte du plus grand mérite, M. Persius, pour prendre, 






LA RENAISSANCE. 


11 


sur les lieux mêmes, lous les renseignements nécessaires. 
Cet artiste s’aperçut tout de suite du caractère hybride 
que présente I auguste monument. Mais iî comprit aussi 
avec un tact parfait qu’il importait, avant de songer à for¬ 
muler un projet de restauration, que l’on eût connaissance 
de toutes les notions historiques relatives à l’édification de 
la cathédrale. C’est à M. Bock que ces données furent de¬ 
mandées. Dans un mémoire aussi intéressant que lumi¬ 
neux, ce savant débrouilla le chaos des styles divers de 
l’édifice, et fixa les différentes époques auxquelles se rap¬ 
portent les adjonctions et les reconstructions successives 
qui avaient été faites depuis le ix e siècle au dôme de 
Charlemagne. Et, non conter.t de fixer des dates précises, 
il émit plusieurs idées sur ce qu’il importait de ne pas 
perdre de vue dans les travaux qu’on pourrait entrepren¬ 
dre. Ce travail, on se trouvent ménagés à la fois l’intérêt 
des grands souvenirs historiques qui se rattachent à cette 
cathédrale et la beauté de l’ensemble, devrait, selon nous, 
former la base de tout projet de reconstruction que l’ave¬ 
nir pourrait faire adopter pour la cathédrale d Aix-la-Cha¬ 
pelle. Le dôme se compose, comme on sait, d’un octogone 
entouré d’une galerie dont !a paroi extérieure présente 
seize côtés. Un des côtés de l’octogone était, du temps de 
Charlemagne, occupé par une petite chapelle, dans la¬ 
quelle se trouvait placé le célèbre autel historique devant 
lequel trente-sept empereurs d’Allemagne, depuis le suc¬ 
cesseur immédiat de ce prince illustre, reçurent la cou¬ 
ronne. Vers le milieu du moyen-âge cette chapelle fut 
remplacée par une chapelle à jour qui occupait le seuil du 
chœur actuel dont l’ouverture occupe une face et deux 
demi-côtés de l’octogone. A la Gu du siècle dernier, cette 
chapelle elle-même fut abattue, et l’autel impérial, devant 
lequel tant de têtes augustes s’étaient courbées, disparut, 
sans que l’on sache ce qu'il est devenu. 

Le travail deM. Bock propose la reconstruction de cette 
chapelle à jour et de l’autel dont nous parlions tout à 
l’heure. Une grande partie des constructions qui entou¬ 
raient autrefois le dôme, ont été remplacées, également 
vers le milieu du moyen-âge , par des constructions con¬ 
çues dans un caractère plus récent que l’édifice central. 
Depuis, les adjonctions les plus hybrides eurent lien, et 
l’on voit rayonner autour de l’œuvre de Charlemagne tous 
les styles qui se sont succédé jusqu’à nos jours où il n’y a 
plus de style du tout. Cependant au commencement du 
xiv e siècle le clergé d’Aix-la-Chapelle, aidé d’une bulle du 
pape, avait conçu l’idée d’une reconstruction aussi gran¬ 
diose que magnifique. Voici quel était ce projet. Autour de 
la partie centrale de l’édilice on aurait eleve un vaste cercle 
de bâtiments dans le style ogival, qui eût embrassé le par¬ 
vis et l’église, et qui, se bornant à développer sur une 
plus grande échelle la forme fondamentale des construc¬ 
tions du xi e siècle, eût été conçu d’après un plan d’en¬ 
semble et de manière qu’on n’eût rien imaginé de nouveau, 
mais qu’on se fût astreint à observer les lignes tracées par 
ces anciennes constructions elles-mêmes. Cette idée, qui 
était loin de manquer d’un profond sentiment esthétique et 
qui eût eu sa signification propre , fut poursuivie pendant 
deux siècles avec un zèle et une persévérance qu’on ne peut 
assez admirer. Eh bien, telle est la route toute tracée que 
le mémoire de M. Bock propose de suivre. Puis enfin il 
formule une idée qui, selon nous, eût été d’une grande 
importance pour l’archéologie , c est le vœu de voir réunir 


tous les débris épars, colonnes, chapiteaux, etc., qui res¬ 
teraient de l’ancien édifice , en dehors de la partie cen¬ 
trale. C eût été là une pensée qui aurait dû trouver de 
l’écho. Pourquoi doit-elle demeurer stérile? 

Le savant mémoire que M. Bock rédigea après la visite 
faite à Aix-la-Chapelle par M. Pcrsius, fut écrit dans le 
cours de I hiver 18/ji à i8/j2. Dans les premiers mois de 
cette année il (ut envoyé à Berlin et, quelque temps après, 
il parut oublié, lorsque les fêtes dont Cologne fut le théâtre 
dans l’automne 1842, appelèrent le roi dans ses provinces 
rhénanes. Le monarque arriva à Aix-la-Chapelle, et vou¬ 
lut visiter l’édifice religieux qui avait été témoin de la 
piété de Charlemagne et qui conservait les cendres du 
grand empereur. M. Bock lui servit naturellement de 
guide et lui offrit son mémoire sur le tombeau de Charle¬ 
magne. Il raconta au prince (ont le passé, toutes les vicis¬ 
situdes de la cathédrale impériale, et lui rebâtit par la 
parole tous les détails de ce majestueux monument. Guil¬ 
laume I\ témoigna le plus vif intérêt pour les recherches 
de M. Bock et promit de s’occuper de la proposition que 
lui fit le savant de permettre que l’on opérât quelques 
fouilles dans le but de retrouver le tombeau impérial. Une 
année se passa. Dans cet intervalle, de nouvelles décou¬ 
vertes scientifiques étaient venues affaiblir l’indication 
donnée dans le mémoire de M. Bock. M. Pertz, auteur 
des Monumenta Germaniœ , avant eu l’occasion de colla- 
tionner la chronique manuscrite d’Adhémar de Chaban- 
nois, suivie par M. Bock , s’était aperçu que le passage 
que ce savant y avait trouvé , relatif au tombeau de 
Charlemagne , n’était qu’une interpolation du texte faite 
après la moitié du xn« siècle par un moine de Limoges. 
Dès ce moment tout rentrait dans l’obscurité, et il était 
avéré que le tombeau de l’empereur 11e se trouvait pas à 
l’endroit indiqué par Adhémar. Où donc se trouvait-il? 
L’année dernière, vers le milieu de Pété, le roi envoya la 
permission de commencer les fouilles, mais à la condition 
expresse qu’elles seraient suspendues dès le moment où le 
tombeau serait trouvé. Les travaux furent commencés avec 
une sorte de mystère et sans qu’il fût tenu compte de la 
découverte faite par M. Pertz au sujet du passage inter¬ 
calé dans Adhémar de Chabannois, ni des recherches 
nouvelles auxquelles cette découverte avait engagé M. Bock 
à se livrer. Les fouilles, entreprises dès-lors en quelque 
sorte an hasard, eurent cependant un résultat. On creusa 
sur deux points dans la galerie à droite de l’entrée princi¬ 
pale de la cathédrale , et l’on découvrit deux tombeaux , 
dont aucun n’était celui de Charlemagne. Aussitôt un rap¬ 
port sur ces objets fut adressé au gouvernement. Les choses 
en étaient à ce point dans l’automne i 843 , quand M. le 
conseiller Von Olfers, directeur du musée de Berlin , qui 
faisait un voyage dans les provinces rhénanes, fut chargé 
par le roi de se rendre à Aix-la-Chapelle et de prendre 
connaissance de l’état des choses. Jusqu’alors on avait agi 
sans s’inquiéter «les lumières de celui qui aurait pu mettre 
dans la balance le fruit de ses études spéciales continuées 
depuis tant d’années avec tant de persévérance et de soin. 
Mais l’arrivée de M. Von Olfers ayant décidé la reprise des 
travaux, M. Bock fut prié de s’adjoindre à la commission, 
et les fouilles amenèrent un résultat nouveau. On rouvrit 
d’abord les deux tombeaux qu’on avait déjà trouvés pré¬ 
cédemment. Le premier avait un aspect d’une grossièreté 
tout à fait barbare : c’était une voûte excessivement simple, 











12 


LA RENAISSANCE. 


sous laquelle on trouva les ossements d’un jeune homme , 
sans la moindre indication qui pût faire soupçonner 5 quel 
personnage ils pouvaient avoir appartenu. Le deuxième 
caveau était couvert de dalles énormes et contenait deux 
caisses de plomb où se trouvaient enfermées des reliques 
qui y avaient été transportées en 997 par l’empereur 
Otlion III. Le fait de cette translation est un point d’his¬ 
toire plein d’intérêt, car il est une preuve nouvelle du Jus 
circa sacra , que Charlemagne s’était arrogé a l’exemple 
des empereurs romains, que ses successeurs abandonnèrent, 
qu’Othon 111 reprit et qui donna lieu plus tard à l’inévi¬ 
table et fatale querelle survenue entre l’empire et le Saint- 
Siège. Comme on en était venu à ces travaux, M. Bock 
demanda qu’on ouvrît le tombeau où était enseveli l’ar¬ 
chitecte Gérard Chorus, auquel est due la construction du 
chœur en 1 353 . On trouva les ossements de cet artiste enfer¬ 
més dans un cercueil de plomb, et dans la même fosse on 
découvrit les fragments du portail intérieur de la cathédrale 
tel qu’il était au temps des Carlovingiens. Cette découverte 
était d une grande importance pour l’étude du style de 
l’illustre monument, et il est à espérer que ces fragments 
soient conservés avec soin. Enfin, on conçut le projet de 
sonder le centre de l’octogone, à l’endroit où l’on croyait, 
du temps des Français , que devait se trouver la sépulture 
de Charlemagne. Mais on n’y trouva que les restes d’un 
aqueduc romain, et on acquit ainsi la certitude que le 
tombeau ne pouvait se trouver dans cette partie de l’édi¬ 
fice. Le moment était venu où les circonstances ne per¬ 
mirent plus de fouiller davantage et de se livrer à d’autres 
recherches. Cependant l’ensemble des résultats positifs et 
négatifs qui avaient été obtenus jusqu’alors, avait donné 
à M. Bock une presque certitude sur l’emplacement réel 
où le tombeau doit se trouver. Le savant avait été d’une 
manière toute naturelle induit en erreur par deux faits , 
d’abord par l’interpolation du passage du moine de Limoges 
dans la chronique d’Adhcmar de Chabannois, ensuite par 
la législation elle-même de Charlemagne sur l’inhumation 
dans les églises, législation qui a été, comme il paraît main¬ 
tenant certain , enfreinte en faveur même de cet empe¬ 
reur. 

Tel est en ce moment l’état des choses, tel est le résul¬ 
tat que les travaux faits dans la cathédrale d’Aix-la-Chapelle 
ont produit. Il est à espérer, dans l’intérêt de l’histoire, 
que les fouilles 11’en resteront pas là. Revenu de deux er¬ 
reurs que la science même a suscitées et contre lesquelles 
il devait inévitablement se heurter, M. Bock peut mainte¬ 
nant partir d’une autre base, et nous avons l’espoir que 
ses lumières serviront de nouveau de guide lorsqu’il sera 
procédé à des fouilles nouvelles. 

Nous avons parlé des travaux de ce savant sur le dôme 
d’Aix-la-Chapelle. Les dates de ces publications sont cer¬ 
taines, et nous avons suivi, pour ainsi dire , jour par jour 
les travaux qui eurent lieu en cette église dans le cours de 
l’automne dernier. Or, comment se fait-il qu’un abbé 
français, M. Arthur Martin, ait eu assez peu de bonne foi 
pour s’arroger l’honneur d’avoir dirigé ces fouilles, donné 
les indications nécessaires et fourni des lumières qui ne 
pouvaient être que le résultat de longues études faites sur 
les lieux mêmes, et qu’il était impossible qu’il donnât, lui 
étranger, à peine arrivé à Aix-la-Chapelle , où il ne fut 
admis qu’une seule fois à assister aux travaux, c’est-à-dire 
le 17 octobre 1 843 . En vérité , nous sommes embarrassés 


sur les termes à employer pour juger le procédé de M. Mar¬ 
tin , d’autant plus que tous les résultats obtenus par les 
fouilles l’ont été précisément dans son absence. Et cepen¬ 
dant il a osé publiquement écrire que ces résultats ne sont 
dus qu’à lui, qu’à ses conseils. Son article inséré dans une 
feuille parisienne a obtenu les honneurs de la reproduction 
dans le Journal de Bruxelles . Il y a quelques semaines un 
jurisconsulte français était convaincu d’avoir reproduit sous 
son nom un livre imprimé en Belgique, il y a près de trente 
ans, et écrit par un jurisconsulte belge. Aujourd’hui voici 
que nous avons à constater un plagiat non moins audacieux 
au sujet des fouilles d’Aix-la-Chapelle. Heureusement la 
presse existe , et c’est pour elle un devoir de flétrir de 
pareils actes. 


BERTHOLD THORWALDSEN. 

Ce célèbre sculpteur, que la mort vient d’enlever d’une 
manière aussi triste qu’inopinée, était sans contredit le 
nom le plus glorieux du Danemark contemporain. Fils 
d’un pauvre sculpteur islandais, nommé Gotskalk Thorwald- 
sen, qui vint en 1770 avec sa femme, fdle d’un ecclésias¬ 
tique, chercher fortune à Copenhague, Berthold naquit 
pendant la traversée. Le premier jouet de l’enfant fut un ci¬ 
seau. A peine eut-il la force de tenir un instrument, qu’il 
aida son père à sculpter des têtes ou des statues de bois pour 
la décoration des navires danois. La condition plus que mo¬ 
deste de ses parents ne leur permettait pas de faire beau¬ 
coup pour son éducation. Ils parvinrent, en 1781, aie 
faire admettre à suivre les cours gratuits de l’académie 
des arts à Copenhague. D’abord il ne se distingua pas de 
ses autres condisciples. Mais en 1787 il obtint la petite mé¬ 
daille, récompense de son travail et de ses progrès; ce qui 
lui valut l’honneur de voir son nom inscrit dans les feuil¬ 
les publiques parmi ceux des élèves qui s’étaieut le plus 
distingués. Ses heureuses dispositions ayant été appréciées 
du peintre d’histoire Ahildgaard, cet artiste lui donna des 
leçons particulières dont il 11e larda pas à profiter, si bien 
que, en 1791, il obtint la grande médaille d’honneur pour 
sa composition d'Héliodore chassé du temple . Ce succès lui 
valut, en outre, le patronage d’un ministre, le comte lle- 
ventlow, qui lui commanda plusieurs travaux. Deux an¬ 
nées après, en 1793, il concourut pour la grande médaille 
d’or, et le succès éclatant qu’il obtint lui donna le droit 
de passer trois ans à Rome aux frais du gouvernement 
avec une pension annuelle d’environ 1200 francs. Une 
maladie grave l’empêcha de se mettre en roule tout de 
suite. Il ne partit que le 20 mai 1796 et s’embarqua sur 
un vaisseau de guerre danois (pii quitta la rade de Copen¬ 
hague pour se rendre dans la Méditerranée. Ce batiment 
relâcha dans plusieurs ports et n’arriva à la hauteur de 
Rome qu’au mois de mars de l’année suivante. 

A son arrivé à Rome Thorwaldsen se lia d’amitié avec un 
Danois nommé Zoëga, homme éclairé, qui examina con¬ 
sciencieusement ses travaux et lui donna d’excellents con¬ 
seils. Thorwaldsen cachait sousl apparence du désœuvrement 
un amour ardent de l’art et le désir de se faire un nom. 
Nuit et jour il travaillait à l’insu de son ami, qui 11e tarda pas 
à être frappé de ses progrès rapides. Un autre esprit sem¬ 
blait reuaître en lui. Il disait souvent que le baudeau ve- 









LA RENAISSANCE. 


13 


naît de tomber de ses yeux, et qu’il entrevoyait un avenir 
qu’il ne soupçonnait pas. Cependant il était rarement 
satisfait de ce qu’enfantait son ciseau ; et, à peine une statue 
était-elle achevée qu’il en abattait la tête et la jetait dans 
un coin pour que personne ne la vît. S’il est permis de 
juger, par le petit nombre d’ouvrages qui ont échappé à 
cette destruction, celui des statues qui ont subi cette 
loi sévère, on ne peut que déplorer cette inflexible préoc¬ 
cupation de Thorwaldsen. 

Le grand artiste se décida enfin à aborder une œuvre 
dont l’exécution pût avoir du retentissement en Dane¬ 
mark. Il choisit pour su jet Jason au sortir des périls qu’il dut 
braver pour conquérir la toison d’or. Au mois d’avril 1801 
le modèle en terre était déjà terminé. Mais Rome, ce ren¬ 
dez-vous des talents, n’est pas un théâtre sur lequel il soit 
facile de se produire, encore moins de se faire remarquer. 
Le chef-d’œuvre du jeune sculpteur danois fit peu de 
sensation. Lui-même un jour, après l’avoir longtemps con¬ 
sidéré, lui abattit la tète et l’envoya rouler dans un coin au 
milieu de toutescelles qui l’y avaient précédée. Mais le terme 
de l’absence approchait, et il fallait songer à revoir la pa¬ 
trie. L’époque du retour était fixée à l’automne suivant; 
mais le voyage fut ajourné au printemps. Ce délai suffit 
pour faire éclore un nouveau Jason de grandeur naturelle, 
et dont l’exécution s’annonçait d’une manière plus bril¬ 
lante encore. Bientôt le bruit se répand dans Rome qu’un 
chef-d’œuvre vient de sortir des mains d’un jeune sculpteur 
étranger. On accourt, on admire. Cependant tout le succès 
se borne à des louanges flatteuses sans doute, mais peu 
encourageantes. Peu s’en fallut que le nouvel essai n’eût 
le sort du précédent. Que faire? Le moment du dé¬ 
part approche ; le Danemark redemande son jeune ar¬ 
tiste. Ses moyens d’ailleurs ne lui permettent pas de pro¬ 
longer son séjour à Rome. Déjà les chevaux sont attelés à 
la voiture de poste ; les postillons accusent la lenteur des 
voyageurs, lorsque le compagnon de route de Thorwaldsen 
accourt et lui annonce que leurs passe-ports ne sont pas 
prêts. Ce fut un coup du sort. Ce jour même arrive à 
Rome un Anglais opulent, Thomas Ilope, que son cicérone 
conduit à l’atelier de Thorwaldsen, pour voir la statue de 
Jason, dont on a tant parlé dans les derniers temps. Hope 
trouve cette œuvre admirable et demande ce que pourrait 
coûter son exécution en marbre. — « Six cents sequins, 
répondit le modeste artiste. — C’est trop peu , répliqua 
l’ami des arts; je vous en donne huit cents, à condition 
que vous vous mettiez sur-le-champ à l’œuvre. » Ainsi, 
la destinée des grands hommes dépend souvent de l’évé¬ 
nement le plus fortuit, le plus insignifiant. Un Anglais de 
moins à Rome ce soir-là, et c’en était fait d’un des plus 
grands génies artistiques contemporains. Thorwaldsen put 
retarder son départ, et l’exécution de la statue lui fit une 
réputation qui depuis n’a cessé de s’accroître et le conduisit 
à une fortune considérable. Les années s’écoulèrent et les 
commandes se succédèrent rapidement. Napoléon, maître 
de l’Italie, veut faire élever un palais impérial à Rome; et 
il fait choix d’un palais d’été appartenant au pape. L’Insti¬ 
tut propose à Thorwaldsen de se charger des sculptures 
d’une frise qui doit orner les quatre panneaux d’un appar¬ 
tement. Il y retrace la marche triomphale d’Alexandre-le- 
Grand à Babvlone, et ce bas-relief est proclamé le chef- 
d’œuvre le plus complet qu’ait produit l’art depuis les temps 
glorieux de la sculpture grecque. 


Ce ne fut qu’en 1819 que Thorwaldsen revit Copenha¬ 
gue, dont il voulut absolument revenir l’année suivante 
pour rentrer dans la capitale du monde chrétien. Son voyage 
ne fut qu’une marche triomphale. Partout en Allemagne, 
à Stuttgard, à Munich, à Dresde, à Berlin, à Vienne, à 
Varsovie, les plus grands honneurs lui furent rendus. La 
cérémonie de sa réception à l’Académie royale de Copen¬ 
hague fut touchante : c’est là que le pauvre enfant avait 
été recueilli dans son jeune âge, là qu’il rentrait aujourd'hui 
couvert de gloire et revêtu de la dignité de président. 

La bonté et la modestie de Thorwaldsen égalaient son 
mérite. On raconte de lui une foule d’actions généreuses 
et désintéressées. Le dernier roi de Prusse, pour ne citer 
qu’un exemple, lui avait fait demander une statue. « Sire, 
lui répondit l’artiste, il y a en ce moment à Rome un de 
vos fidèles sujets qui serait plus capable que moi de s’ac¬ 
quitter, à votre satisfaction, de la tâche dont vous daignez 
m’honorer. Permettez-moi de le recommander à votre 
royale protection. » Ce rival que Thorwaldsen recomman¬ 
dait si noblement au roi de Prusse était Rodolphe Schadow, 
dont on voit aujourd’hui la tombe à l’église d'Andrea delle 
frutte à Rome. Il se trouvait alors dans une position gênée. 
Il fit pour son souverain un de ses plus charmants chefs- 
d’œuvre, sa Fileuse . 

Thorwaldsen avait une galerie de tableaux fort précieuse. 
La plupart des ouvrages qui la composaient, il les avait 
achetés ou commandés à de jeunes artistes qui devaient 
plus tard, ainsi que lui, acquérir de la fortune et de la 
gloire, mais qui alors végétaient encore dans la misère et 
dans l’obscurité ; c’étaient Overheck, Cornélius, W. Scha¬ 
dow, Koch, Cautenus, Walter, Muir, Krafft, Sangui- 
netti, etc. 

En 1819 la ville de Lucerne commanda à Thorwaldsen 
un monument qu’elle avait résolu d’élever à la mémoire 
des soldats suisses morts aux Tuileries le 10 août 1792. Ce 
monument, dont il composa le modèle, fut exécuté de¬ 
puis par un jeune artiste de Constance, nommé Ahorn. 
Tous les étrangers qui visitent la Suisse vont l’admirer. 
Un lion de grandeur colossale (il a neuf mètres de loug sur 
six de haut), percé d’une lance, expire en couvrant de 
son corps un bouclier fleurdelisé, qu’il ne peut plus dé¬ 
fendre, et qu’il soutient avec ses griffes. 11 est sculpté en 
bas-relief dans une grotte peu profonde, creusée, elle, 
dans un pan de rocher absolument vertical, (pie couron¬ 
nent des plantes grimpantes, et du haut duquel se précipite 
un filet d’eau au milieu d’un bassin disposé tout exprès 
pour le recevoir. Au-dessus du lion sont gravés les noms 
des soldats et des officiers morts le 10 août, et à quelque 
pas de la grotte s’élève une petite chapelle avec cette in¬ 
scription : 

HeLVETIORUM FIDEl AC V1RTUTI 
INVICTIS TAX. 

Les principaux ouvrages exécutés par Thorwaldsen sont : 
les bas-reliefs du Triomphe d*Alexandre-te-Grand , qu’on 
voit aujourd’hui à la villa Sommariva sur le lac de Como; les 
bas-reliefs du Jour et de la Nuit , que possède lord Lucan 
en Angleterre; les statues de Jason, de Psyché et du Génit 
et l'Art, qui sont la propriété de M. Hope; le bas-relief 
de Psyché, qui appartient au duc de Bedford; YHébé qui 
orne la galerie de lord Asbburton ; Ganymède, qui fait par- 











14 


LA RENAISSANCE. 


tie de Ja collection de lord Egerton. A Rome on voit dans 
Ja chapelle Clémentine, le Tombeau de Pie y 11 ; au 
Panthéon d’Agrippa, le Cénotaphe du cardinal Gonsalvi; 
dans le palais pontifical, les stucs d’un lambri représen¬ 
tant Alexandre à Babylone. Le palais de l’archevêque de 
Ravenne possède un Saint Apollinaire . Au campo santo 
de Pise, on voit un Tombeau élevé à la mémoire de l’il¬ 
lustre chirurgien André Vacca; à Varsovie, le monument de 
Poniatowski et celui de Copernic ; en Allemagne , les mo¬ 
numents du roi Maximilien de Bavière , de Schiller, de 
Guttemberg, et de Conradin, le dernier des HohenstaufFen. 
Mais c’est à Copenhague qu’il faut aller pour admirer, au 
Musée, une collection complète de statues et de bas-reliefs, 
et à l’église Aotre-Dame, le Christ , les Douze Apôtres 
et Saint Jean-Baptiste que le roi de Danemark Frédé¬ 
ric VI commanda lui-même à Thorwaldsen, Saint Jean 
prêchant dans le désert, les Quatre Prophètes, et le Christ 
portant sa croix. 

Thorwaldsen ne doit être compté, ni parmi les artistes 
qui doivent leur gloire à une facilité remarquable et à une 
grande hardiesse d’exécution , ni parmi ceux qui se sont 
distingués en donnant au bronze et au marbre ce poli et 
ce grain qui flattent l’œil et excitent l’étonnement. L’exé¬ 
cution de ses œuvres se fait rarement valoir par elle-même : 
modeste, toujours en harmonie avec le sujet quelle re¬ 
présente, elle se fait remarquer surtout par une pureté de 
style, une disposition gracieuse, constamment d’accord 
avec les exigences les plus sévères. Il ressort de cette ha¬ 
bile combinaison un ensemble dont l’impression fait ou¬ 
blier au spectateur l’artiste lui-même pour ne penser qu’au 
chef-d’œuvre. 

Une frégate danoise, le Roto, le ramena en i838 dans 
sa patrie, avec tous ses trésors artistiques, fruit d’un long 
séjour dans la capitale du monde chrétien. Son retour fut 
une véritable marche triomphale, une véritable fête natio¬ 
nale. L’ancien château de Copenhague , la demeure des 
rois, reconstruit après le bombardement qui l avait détruit 
en 1807, lut mis à la disposition du grand artiste. C’est là 
qu’il disposa le Musée qui porte désormais son nom. Le 
roi Chrstian VIII le nomma conseiller de conférence 
et directeur de l’Académie des Beaux-Arts à Copen¬ 
hague. 

Le 25 mars dernier, Thorwaldsen se rendit, selon son 
habitude, au théâtre. Avant que le spectacle fut commencé, 
il tomba à la renverse sur son fauteuil ; il était frappé d’un 
coup d’apoplexie foudroyante; on l’emporta aussitôt dans 
sa maison, mais tous les secours furent inutiles. Quelques 
minutes après il rendit le dernier soupir, sans avoir essayé 
de proférer une parole, sans avoir poussé la plus légère 
plainte. Il achevait sa soixante-quatorzième année. Le jour 
même de sa mort il avait travaillé à un buste de Luther et 
à une statue d’üercule qu’il devait terminer bientôt pour le 
palais de Christianburg. Le samedi 3o mars il a été enterré 
avec grande pompe. 

Il a laissé une fortune qu’on évalue à près de 2 millions 
de rigzbankdelers (environ 4 millions de francs). Il l’a con¬ 
sacrée tout entière dit-on, au Musée qu’il a fondé à Co¬ 
penhague et qui porte son nom, établissement où, comme 
on sait, se trouvent déjà ses riches collections d’objets 
d’art. 

I horwaldsen était président honoraire de l’Académie 
pontificale des Beaux-Arts de Saint Luc à Rome et mem¬ 


bre associé étranger de l'Institut de France , ainsi que de 
presque toutes les autres Académies de l’Europe. 

Le feu roi Frédéric VI lui avait accordé de lettres de 
noblesse , et l’avait créé grand’eroix de l’ordre de Dane- 
brog. Le roi des Français le nomma, en 1831 , officier de 
la Légion-d’IIonneur. 

Le matin du 3o mars ont eu lieu les funérailles de Thor¬ 
waldsen, et l’on peut dire, sans crainte d’exagérer que, de¬ 
puis l’antiquité grecque, jamais la perte d’un artiste n’a 
causé une douleur aussi générale ; jamais il n’a été fait à un 
artiste des obsèques plus magniGques qu’à l’illustre sculp¬ 
teur danois. 

Toute la population, depuis le roi jusqu’au dernier ci¬ 
toyen , a voulu y prendre part. Dès la veille au soir à 
six heures, tous les établissements publics, toutes les bou¬ 
tiques et tous les ateliers se sont fermés, et toutes les 
affaires sc trouvaient interrompues. On ne voyait dans les 
rues que des personnes vêtues de deuil, ou qui portaient 
au moins un crêpe au chapeau ou au bras. 

Le matin , dès cinq heures, la place Neuve-du-Roi et 
toutes les rues et places que le convoi devait traverser, 
étaient couvertes de sable blanc jonché de fleurs et de ver¬ 
dure , la façade de la plupart des maisons, même des rues 
et des places adjacentes , était couverte de draperies 
noires, dont quelques-unes portaient le chiffre du défunt, 
brodé en argent et entouré d’une couronne d’immor¬ 
telles. 

Le corps de Thorwaldsen, embaumé par des médecins 
du roi, avait éié exposé sur un magniGque lit de parade 
pendant trois jours dans la grande salle des Antiques de 
l’Académie royale des Beaux-Arts (au palais de Charlotten- 
burg). Le 3o au matin il fut enfermé, en présence des pro¬ 
fesseurs de cette académie, dans un cercueil en plomb, 
qui lui-même a été placé dans un autre en cuivre, et ce 
dernierdans une magnifique bière en noyer, ornée de tous 
les côtés de bas-reliefs allégoriques qui rappellent les princi¬ 
pales phases de la vie de Thorwaldsen. 

A onze heures et demie, des salves d’artillerie, tirées des 
remparts, donnèrent le signal du départ. Le cercueil a été 
enlevé par les professeurs et les élèves de l’Académie des 
Beaux-Arts, qui l’ont déposé dans le corbillard de la fa¬ 
mille royale, qui a la forme d’un trône, et dont le dais a 
plus de vingt mètres d’élévation ; ce magnifique char funè¬ 
bre était attelé de huit chevaux blancs caparaçonnés, et con¬ 
duits par des écuyers royaux. Les coins du drap uiortuaire 
ont été portés par les quatre professeurs les plus anciens 
de l’Académie. Immédiatement après le corbillard marchait 
S. A. le Prince royal, suivi des autres princes de la famille 
royale et des professeurs de l’Académie royale des Beaux- 
Arts; puis venaient toutes les autorités ecclésiastiques, ci¬ 
viles et militaires, les professeurs de l’Université, suivis des 
etudiants au nombre d environ huit cents, les élèves de 
toutes les écoles, toutes les corporations des arts et métiers 
et des marchands, avec leurs insignes et leurs bannières, 
les marins de la flotte royale et des navires marchands, 
enfin la majeure partie de tout le reste de Ja popula¬ 
tion. 

Le convoi était précédé et suivi de détachements de la 
garde nationale à cheval. La troupe de ligne et la garde 
nationale à pied formaient la haie dans les rues. De presque 
toutes les croisées une grande quantité de fleurs ont été 
jetées sur le char funèbre, et pendant tout le trajet du pa- 







LA RENAISSANCE. 


15 


lais de Charlottenburg à la cathédrale, des choraux et des 
marches funèbres ont été exécutés avec des instruments à 
vent par les musiciens de la ville (stadsmusicï ), placés au 
haut des tours de toutes les églises, ce qui ne se pratique 
qu’aux funérailles des membres de la famille royale. 

Les canons des remparts tiraient des coups toutes les 
minutes. La cathédrale était toute tendue de noir, et 
faiblement éclairée par des lampes en marbre blanc. A 
l’entrée de cette église , où la reine et les princesses de la 
famille se trouvaient dans leurs tribunes, le cercueil a été 
reçu par S. M. le roi lui-même, qui l’a accompagné jus¬ 
qu’au catafalque placé en face du maitre-autel, où on l’a 
déposé. 

La cérémonie terminée, tous les assistants sont retournés 
processionnellement, dans le même ordre dans lequel ils 
étaient venus, à l’Académie des Beaux-Arts, où ils se sont 
séparés. 

Le cercueil restera provisoirement dans la cathédrale ; 
il sera transféré plus tard au caveau que l’on construit en 
ce moment au milieu de la cour du musée de I horwaldscn, 
qui fait, comme on sait, partie de la résidence royale de 
Christiansburg, à Copenhague. 

Ces honneurs rendus à la mémoire d’un artiste célèbre 
sont un témoignage bien touchant de l’amour du roi pour 
les beaux-arts, et, dans notre siècle, ils honorent autant le 
monarque qui les décerne que l’humble artisan qui s’en 
est rendu digne par ses travaux. 



Le ruisseau court, la feuille tombe, 

Les heures s’envolent, tout fuit; 

La feuille au vent, riiontme à la tombe, 
L’onde à la mer, l’heure à la nuit. 

Pourquoi se plaindre? toute chose, 

Que son but soit proche ou lointain, 
Aile d’aigle ou débris de rose, 

Prend sa pente, suit sou destin. 

Et pourtant, notre esprit qui doute, 
Chancelle à son premier effort, 

Et ne sait même s’il redoute 
L’éternité moins que la mort. 

En proie aux angoisses intimes 
L’homme s’use à compter les jours, 

Et tremble entre ces deux abîmes : 
Mourir demain, vivre toujours. 

Nul ne sait donc la loi du sage : 

Borner ses vœux, courber le front, 

Cueillir au rapide passage 

Les roses qui demain mourront! 

N’est-il pas tombé dans nos voies, 

Des mains prodigues du Seigneur, 

De purs trésors, de chastes joies, 

Qui font la somme du bonheur? 


La nature a paré la terre 
Connue une sœur pleine d’amour; 

La nuit a l’attrait du mystère, 

L’éclatant soleil est au jour. 

Aux vallons verts la vie est douce; 

Les bois ont de charmants secrets ; 

Les monts ont les tapis de mousse, 

Et les rochers les antres frais. 

Il est des soirs où tout enivre, 

Où l’âme s’emplit pour le ciel, 

Où vivre à deux c’est deux fois vivre, 

Où l’idéal touche au réel. 

On peut aimer, on peut suspendre 
Sa lèvre à des baisers vainqueurs, 

Et dans un même espoir répandre 
Le trop plein sacré de deux cœurs. 

Il fait doux voir, sous la charmille, 

Jouer les enfants bien-aimés, 

Fleurs écloses dans la famille 
A l’air des printemps embaumés. 

Fidèle au foyer de ses pères, 

Humble de cœur, épris des champs, 

Le sage attend des jours prospères 
Que n’envirout point les méchants. 

Et si le malheur implacable 
Sur sa demeure un jour s’abat, 

Il se souvient, quand tout l'accable, 

Que la vertu n’est qu’un combat. 

Pour grande que soit sa souffrance, 

Un ange encore guidant ses pas, 

Il sait tourner son espérance 
Au but divin qui ne meut pas. 

Et lorsque l’ange, ouvrant son aile, 

Lui montre un nouvel avenir, 

Du haut de la voûte éternelle 
Dieu se penche pour le bénir. 

C. CaLEMAIID DE LsrATETTI. 


VARIÉTÉS. 

Bruxelles. —M. le général Prisse, notre envoyé à La Haye, vient de 
demander au gouvernement hollandais 1 autorisation de faire restau¬ 
rer, aux frais de la Belgique, le tombeau de Jacques Jordacns, qui se 
trouve à Putte (Brabant scptcntrioual), dans 1 état le plus complet 
d’abandon. 

Jordaens naquit à Anvers en 1504 et y mourut en 1078; c’est un 
des maîtres qui ont illustré l’école flamande : on sait combien est 
remarquable le coloris des nombreux tableaux dus à son pinceau. Il 
était du devoir de l’État de ne pas laisser profaner plus longtemps la 
tombe d’un Belge qui a contribué à la gloire de son pays, lout fait 
espérer que la Hollande s’empressera d accueillir une demande qui 
mérite toutes scs sympathies. 

L’ami et le collaborateur de Rubens était protestant; c’est pour ce 
motif qu’il a été inhumé sur le territoire hollandais, ainsi que cela 
avait lieu alors pour tous les réformés d Anvers. 

Mais à côté de la tombe de Jordaens il y a une autre pierre sépul¬ 
crale également laissée à l’abandon au bord de la route : celle du 
pcintre°auversois Adrien Van Stalbemt. La laissera-t-on broyer par 
les roues des charrettes qui passent, comme celle de Jordaens a 

été brisée ? 


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LA RENAISSANCE. 


— M. Alex. Dreyschock, maître de chapelle de la cour de S. A. II. le 
grand-duc de Hesse, continue à mériter, par ses bonnes actions et 
ses brillantes séances musicales, Pestimeet l’admiration générales.Ce 
grand artiste a offert généreusement de remettre son départ de la 
Belgique, pour donner lundi, 8 avril, à midi, dans la chapelle de la 
fondation spéciale pour le soulagement des pauvres, près la porte de 
(iand, à Malines, une brillante matinée musicale dont le produit est 
destiné à l’achèvement de l'hospice des vieillards aveugles de cette 
fondation. Cette séance a été donnée en concert d’adieu et bon nom¬ 
bre d'amateurs d’Anvers, Bruxelles, Gand, Louvain, Termonde, etc., 
s’y sont donné rendei-vous. 

Bruges. — Découverte d'un nouveau blanc pour l aquarelle. — 
C’est à un Brugeois, à M. Van Acker, peintre distingué en miniature, 
que l’on doit cette nouvelle couleur; broyée et épurée avec le plus 
grand soin, M. Van Os vient de l’employer dans une très-belle aqua¬ 
relle; il trouve ce nouveau blanc d'un éclat, d’une transparence et 
d’une légèreté admirables. Le célèbre professeur «le chimie, M. Du¬ 
mas, lui reconnaît la qualité précieuse d’ètre inaltérable. 

Ce blanc s’obtient d’un coquillage que l’on trouve disséminé dans 
limraensc amas de débris coquillers dont est formée la plage de la 
Panne près de Fûmes. 

Ainsi une matière inutile, sans valeur, que tout le inonde foule aux 
pieds, va devenir un objet important pour la peinture, grâce à l’idée 
de M. Van Acker. 

Paris. — Le modèle du tombeau de Napoléon est terminé. Voici 
en quoi consiste ce spécimen : Il se compose de douxe pilastres avant 
entre chacun d’eux un entre-colonneraent à jour bordé d’une galerie 
circulaire. Cette galerie communique à deux escaliers dont l issue 
aura lieu par le souterrain qui doit communiquer de l’église (près du 
chœur) à la crypte. 

Douxe figures de Victoires, tenant chacune une couronne à la main, 
décorent le pourtour de la crypte. Ces statues d’une proportion gi¬ 
gantesque sont adossées contre les pilastres. Au-dessus règne une 
large frise décorée d’allégories et de bas-reliefs. Le sarcophage qui 
«loit renfermer le cercueil impérial ne dépasse pas le niveau du sol. 
Cette mesure a été adoptée, afin de ne rien ôter de riiarmouie géné¬ 
rale de l’architecture du dôme, et de lui conserver tout le caractère 
historique de l’époque de Louis XIV. 

A la hauteur du sol, et tout autour de la crypte, est établie une en¬ 
ceinte bordée d’une balustrade à hauteur d’appui, d’où le public 
pourra voir tout l’ensemble du monument. La commission a décidé 
qu’on y graverait seulement le nom de Napoléon. 

Enfin, on a décidé que l’épée de l’empereur, ainsi que son cha¬ 
peau, la couronne impériale, la couronne de fer et la décoration de 
la Légion d Honneur «juil a instituée et qu il portait à Sainte-Hélène, 
seraient déposés sur sa tombe. 

— On s’occupe, dit-on, des plans du nouvel archevêché à con¬ 
struire dans la Cité. Ce monument doit occuper l’emplacement compris 
dans la rueChanoinesse, entre les quais et la rue Massiilon. Déjà on a 
démoli toutes les maisons sur les terrains desquelles doit s’ériger celte 
nouvelle construction. Ce palais doit faire pendant à l'Hôtclde-Ville 
et terminer la pointe de l’ile de la Cité. Il paraîtrait que ce monu¬ 
ment sera construit dans le style «le la renaissance ; on lui destine les 
précieux et riches fragments de l'hôtel de la Trémouille, «jui sont en 
dépôt dans l’une des cours de l’École des Beaux-Arts. 

—Le conseil municipal de Besançon vient de décider que le buste 
de M. Nodier serait exécuté aux frais de la ville et placé à la biblio¬ 
thèque. Cet hommage rendu à la mémoire d’un de nos plus habiles 
et de nos plus spirituels compatriotes, honore également et M. No¬ 
dier et le conseil municipal. C’est M. J. Petit, sculpteur de Besan¬ 
çon, élève de M. David d’Angers, qui est chargé de l’exécution de ce 
buste. 

Nous faisons des vœux pour qu’un plâtre de ce buste, sinon un 
marbre ou un bronxe, soit placé à la bibliothèque de l’Arsenal de 
Paris, pour qu’on y voie au moins un bibliothécaire. 

Edimbourg . — L’exposition de tableaux que l’Académie écossaise 
a ouverte cette année dénote un nouveau progrès dans le talent des 
artistes qui y figurent. En effet, on remartjue que leur style s’amé¬ 
liore et qu’ils se perfectionnent sous le rapport du dessin et de la 
couleur. Cette année l’cxpiisition ofîYc plusieurs ouvrages de feu 
Wilkie qui doivent servir de stimulant nouveau â notre jeune école 
de peinture. Parmi ces productions on distingue surtout celle qui re¬ 


présente la Belle sans pitié (n° 440), et qui est une des premières et 
des meilleures œuvres de ce maître distingué. Le Passage de la Mer 
rouge, par Dawby, est un sujet magnifique, traité avec une intelli¬ 
gence supérieure. Les paysages sont presque tous fort beaux. Mais un 
des meilleurs est sans contredit celui qu’a fourni M. 3Iacculloch. Son 
Béve des Uighlands est une délicieuse peinture. Un des tableaux his¬ 
toriques qui attirent le plus l’attention est celui qui représente le 
Duc de IFellington aux Quatre-Bras. On remarfjue aussi la Scène de 
village anglais, avec figures et animaux, parSiinson, et les Funérailles 
dans les Uighlands, par George Harvey. Ce dernier ouvrage surtout 
cxcile un vif intérêt. Les figures sont d’un caractère et d'une phy¬ 
sionomie vraiment écossais. Celle qui marche devant le grossier 
chariot sur lequel est placé le cercueil, est admirablement conçue. 
L’expression solennelle que l’on remarque dans sa contenance est 
profondément sentie et «l’un effet touchant, tandis que les âpres mon¬ 
tagnes qui se prolongent dans le paysage et une volée d'oiseaux de 
proie qui passe dans l’air, y donnent un caractère triste et approprié 
nu sujet lugubre que le peintre a représenté. 

— La statue colossale de la reine Victoria que l’on vient de placer 
au-dessus de la colonnade de la Boyal-Institution d'Édimbourg, en 
face de la rue des Princes, est d’un effet imposant. Les dimensions en 
sont colossales, et c’est peut-être la plus grande statue qu’on ait vue 
en Ec«»sse; car elle a quatre fois les proportions de la nature. Co 
morceau gigantesque parait cependant, du haut du piédestal où il 
est placé, n'ètrc que de grandeur naturelle, et il s’harmonise admi¬ 
rablement avec l'ensemble de l’édifice qu’il sert à décorer. Cette 
statue est due à M. Strcll, et on la regarde comme une production 
qui fait honneur à l’art moderne dans la Grande-Bretagne. Le style 
en est parfaitement classique, et l’ensemble de cette œuvre est in¬ 
spiré par les beaux modèles de l’art grec. Les lignes en sont d’une 
ampleur remarquable et les draperies sont d’un jet vraiment gran¬ 
diose. Cependant on reproche à la tète de ne présenter aucune res¬ 
semblance avec celle de la reine. Victoria est représentée assise sur 
un trône; elle a une couronne sur la tète, et tient de la main droite 
le sceptre royal, tandis que sa main gauche est appuyée sur un 
globe. La tète est légèrement tournée vers la droite et s’élève naturel¬ 
lement sur le buste qui est admirablement modelé. La draperie qui 
enveloppe toute la figure est d’une grande richesse et les plis amples 
et larges qu’elle forme sont d’un beau caractère. Les détails sont 
traités avec beaucoup d’art, et l’exécution est digne des meilleurs 
maîtres. Le ciseleur mérite les plus grands éloges. 

Cette production doit populariser le nom de l’excellent statuaire 
auquel elle est due; et elle ajoute un ornement nouveau à la ville 
d Edimbourg. Lorsque la statue désir Walter Scott et celle du duc 
de Wellington seront terminées (et elles avancent rapidement), la 
rue des Princes de cette ville, qui est destinée à les recevoir égale¬ 
ment, sera certainement la plus remarquable par sa décoration, 
comme elle est la plus pittoresque déjà de toutes celles que possède 
quelque ville d’Europe que ce soit. 

Oxford. —Le grand festival musical qui doit avoir lieu dans cette 
ville le 19 juin prochain , sera orné de la présence des meilleurs 
chanteurs et des meilleurs exécutants de l’Europe. On annonce déjà 
que M mc Dorus-Gras y chantera, et qu’on y cntemlra les violonistes 
Camille Sivori et Ernst. On y verra aussi Mendelssohn-Bartholdy, qui 
est le Moxart de nos jours, Thalberg et Dohler, et un grand nombre 
d’autres artistes de premier ordre. 

Leipsig. — Dans une lettre assex piquante, adressée à la Gazette de 
Leipzig, M mo Catalani dément le bruit de sa mort qui avait été accré¬ 
ditée par plusieurs journaux. 

Stuttgard. — Le roi de Wurtemberg vient de conférer l’ordre de 
la Couronne au célèbre compositeur Lindpaintner, chef d’orchestre 
du théâtre de cette ville. 

Munich. —La grande fête musicale du palatinat sera célébrée cette 
année à Deux-Ponts (Bavière). Ce festival, dont la direction est con¬ 
fiée à M. Félix Mendelssohn-Bartholdy, «lurera trois jours, savoir : 
les 30 et 31 juillet et le 1 er août, et il y aura dix-huit cents à deux 
mille exécutants. 


Les feuilles 1 et 2 de la Renaissance contiennent : 1 ° Ruines de Montfort ( sur 
COurthe), dessiné et lithographié par M. Lauters; et 8® I n Mousquetaire ( sous 
Louis XIV), dessiné et lithographié par le meme. 
























































































* Original from 

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LA RENAISSANCE. 


17 


LA ®®fô©OEKI P'OÜW^TEW. 

CHRONIQUE DU XVI' SIÈCLE. 

( Suite. ) 

CHAPITRE III. 

L’ÈCOUTÈTE. 

Il s’était écoulé cinq ou six jours depuis les événements 
de cette soirée, et toute la population d’Ouwater se trouvait 
sur pied. La foule emplissait les rues et se dirigeait avec un 
empressement inaccoutumé vers la place du marché. Mais 
si animée qu’elle parût au premier aspect, on distinguait 
cependant sur toutes les figures je ne sais quelle expres¬ 
sion indéfinissable de crainte et d’abattement que chacun 
s’efforçait de son mieux de refouler au fond de soi-même. 
Tous les yeux étaient dirigés vers la porte de la ville , 
comme si l’on attendait quelque chose de ce coté. L’an¬ 
tique hôtel de ville était orné de tapis aux armes de la 
province d’Utrecht sous lesquelles on lisait ces mots Vivat 
Rex! Au pied de l’escalier se tenait un groupe d’hommes 
vêtus de noir qui conversaient à voix basse. C’étaient pour 
la plupart des vieillards, A leurs toges garnies de velours 
et aux insignes qu’ils portaient, il était facile de recon¬ 
naître en eux les magistrats de la cité. Le plus âgé d’entre 
eux, vénérable vieillard d’environ quatre-vingts ans, por¬ 
tait sur la poitrine une chaîne d’or à laquelle pendait un 
médaillon du même métal. Il s’entretenait avec Nicolas 
Caesembrood, que son costume et la petite épée qu’il 
avait au côté, désignaient manifestement pour un membre 
du corps échevinal. Mais si silencieuse, si inquiète que 
parut la multitude , on remarquait cependant un person¬ 
nage qui se frayait vivement un passage à travers les grou¬ 
pes, lesquels s'ouvraient devant lui avec une espèce de 
terreur : c’était le colporteur Jean Papendyk. Celui qui 
l’eut vu six jours auparavant, au moment où Adoniram le 
surprit en (lagrant délit de vol, ne l’aurait certainement 
pas reconnu en ce moment, il était assez richement vêtu 
de drap noir et portait des grègues de velours taillées à la 
mode espagnole. Il était coifl’é d’un chapeau aiguisé en 
pointe et orné d’une rosette de velours cramoisi. Jean 
Papendyk paraissait singulièrement affairé. Il accostait tout 
le monde, frappait l’un familièrement sur l’épaule, mur¬ 
murait à voix basse quelques mots à l’oreille d’un autre , 
allait et venait avec une mobilité curieuse à observer. Ce¬ 
pendant on s’apercevait aisément que les gens de petite 
condition seuls répondaient à ces familiarités , et que ceux 
de rang plus élevé ne les subissaient qu’à regret et cher¬ 
chaient même visiblement à s’y soustraire. 

La foule avait attendu longtemps , lorsque tout à coup 
une rumeur profonde se manifesta dans les groupes. 

— Les voilà qui viennent ! s’écrièrent presque en 
même temps toutes les voix de l’assistance. 

Au ton de ces exclamations, il était facile de compren¬ 
dre qu elles n’étaient point inspirées par l’allégresse et que 
c’étaient plutôt des cris d’épouvante que de joie. En ce 
moment un son île trompettes et de tambours se fit en¬ 
tendre et s’approcha de plus en plus. Eu même temps 

LA RENAISSANCE. 


les groupes devinrent plus serrés en se reculant vers un 
angle du marché devant une troupe de cavalerie , comme 
un troupeau de moutons devant une bande de loups. 

— Vete î Yayarc usted! s’écrièrent les soldats, qui 
bientôt eurent occupé la place tout entière. 

Aussitôt un murmure courut de bouche en bouche : 

— Don Julien Uoméro ! 

En effet , un homme d’une stature élevée, revêtu d’une 
cuirasse noire et d’une écharpe rouge, arrivait sur le mar¬ 
ché. La visière de son casque était baissée et ses traits 
farouches frappèrent la multitude d’une sorte d’effroi à 
laquelle, du reste, elle était parfaitement préparée par 
l’attente du spectacle sinistre auquel elle allait assister. 
Roméro avait déjà précédemment fait la guerre dans les 
Pays-Bas , et il était regardé comme un ennemi mortel de 
ces provinces. Mais il n’était pas le seul qui inspirât une 
grande épouvante aux habitants d’Ouwater. La formidable 
cavalerie dont il était accompagné, n’avait pas médiocre¬ 
ment contribué à augmenter ces craintes. 

— Dieu nous soit en aide ! murmura un vieux bourgeois 

O 

qui se tenait près de Nicolas Caesembrood et qui parais¬ 
sait appartenir aussi au corps magistral de la ville, réuni 
pour complimenter le rude capitaine espagnol. Si mes yeux 
ne me trompent, continua-t-il, don Roméro est accom¬ 
pagné de plusieurs membres du conseil des troubles. 

— Sans doute, répondit Caesembrood. Vargas, Ilessels 
et La Torre sont avec les Espagnols. 

— En ce cas nous devons nous attendre à voir répéter 
ici ce qu’on a vu à Valenciennes, où cinquante-cinq têtes 
sont tombées à la fois et où des marchands qui possédaient 
plus de cent mille florins, ont été traînés au lieu du sup¬ 
plice attachés à la queue d’un cheval, ajouta le vieillard. 

Les troupes défilèrent sur le marché et se disposèrent 
en trois épais bataillons en face de l’hôtel de ville. Cent 
hommes vêtus de cuirasses formaient l’avant-garde , et ils 
étaient suivis d’un corps de six cents cavaliers plus légère¬ 
ment armés. C’étaient tous des Espagnols aux visages bru¬ 
nis par le soleil méridional et dont les yeux flamboyaient 
d’une manière sinistre. Leurs uniformes avaient souffert 
de la pluie et du soleil, et leurs armes étincelaient d’un 
éclat qui contrastait avec l’espèce de misère que témoi¬ 
gnaient leurs vêtements. Lorsqu’ils eurent fait halte devant 
l’édifice communal , Roméro descendit de cheval au pied 
de l’escalier. Alors l’écoutète et les conseillers de la com¬ 
mune s’approchèrent du capitaine et lui présentèrent les 
clefs de la ville sur un coussin de velours rouge en recom¬ 
mandant à sa protection la cité et ses privilèges. Don Julien 
les regarda d’abord d’un air de mépris et porta la main aux 
clefs comme pour prendre, par ce signe, possession de la 
ville. Puis, s’adressant à l’écouté te: 

— Il paraît, senor, lui dit-il, que votre âge ne vous a 
point permis de venir m’apporter les clefs aux portes 
mêmes de votre commune, comme c’est l’usage. Cela me 
fait penser que vous êtes un peu vieux pour diriger con¬ 
venablement les intérêts d’un nid de rebelles comme l’est 
votre Ouwater. 

Se tournant aussitôt vers un de ses compagnons : 

_Don Jago Ilessels, continua-t-il, sauriez-vous quel¬ 
qu’un qui pût mieux convenir pour remplir les fonctions 
de régidor? 

— Le conseil d’Ouwater ne s’est pas montré jusqu’à ce 
jour fort dévoué au service du roi, répondit un petit 

lll« F II ILLE - 6* VOLCIE. 




18 


LA RENAISSANCE. 


homme d’un ton flegmatique et en promenant sur le ma¬ 
gistrat de la ville un regard plein de mépris. Mais voici 
mynheer Nicolas Caesembrood. Jusqu’ici je ne sache pas 
qu’on ait eu rien à lui reprocher. 

En ce moment un de ceux qui entouraient Roméro, un 
homme trapu et louche, se retourna tout à coup vers Jean 
Papendyk qui arrivait un peu tumultueusement avec une 
troupe d’environ vingt-cinq compagnons de mauvaise mine 
et presque entièrement déguenillés. 

— Doy a usted la benvenida! Que se offre ce, caballero? 
Soyez le bienvenu. Que voulez-vous, seigneur? demanda 
l’Espagnol au colporteur. 

— Senor, repartit Papendyk , je vous amène ici une 
petite troupe des plus fidèles serviteurs du Roi. Ils m’ont 
supplié de les conduire devant l’illustre don Julien Iloméro 
et le noble conseil des troubles pour donner témoignage de 
leurssentiinents de dévouement et de respect. Vive le Roi ! 

— Vive le Roi! répétèrent d’une seule bouche les 
hommes que le colporteur avait amenés. 

— Muy bien , senor, répondit Vargas (car l’homme louche 
n’était autre que Vargas). 

Celui-ci, s’adressant aussitôt à Roméro : 

— Senor, lui dit-il, j’ai l’honneur de présenter à Votre 
Grâce un excellent citoyen et fidèle sujet de Sa Majesté, le 
marchand Jean Papendyk. 

Roméro fit un signe de satisfaction , et, au même in¬ 
stant, le colporteur s’avança au milieu de la place. 

— Gens d’Ouwater, s’écria-t-il, saluons la venue de l’il¬ 
lustre don Roméro par un témoignage d’affection au glo¬ 
rieux monarque qui est notre souverain. Vive le Roi! Vive 
Sa Majesté Catholique ! 

— Vive le Roi! Vive Sa Majesté Catholique ! répéta avec 
frénésie la troupe déguenillée dont Papendyk était accom¬ 
pagné. 

Les bourgeois à leur tour répétèrent le même cri avec 
une sorte d’épouvante. 

Cependant le capitaine espagnol avait levé les yeux et 
regardé les décorations dont l’hotel de ville était orné. 

— Plaît-il à Votre Grâce d’entrerdans la maison commu¬ 
nale? lui demanda Nicolas Caesembrood après que le vieux 
écoutète lui eut murmuré tout bas quelques mots à l’o¬ 
reille. Le conseil serait charmé de vous présenter les prin¬ 
cipaux habitants de la ville , et de s’entendre avec Votre 
Grâce sur le logement et l’entretien des troupes. 

— Vous me paraissez bien outrecuidantscn pensant que 
je mettrai le pied dans cet hôtel que je vois paré des in¬ 
signes d’une province rebelle, au lieu de porter les cou¬ 
leurs de Castille , répliqua Iloméro avec dureté. Puis voilà 
le Vivat Rex placé sous les armoiries dTlrecht au lieu 
d être placé au-dessus. Cela m’a l’air de sentir un peu le 
crime de lèse-majesté. Du reste, je n’ai rien à faire avec 
vous ici. Mes troupes trouveront bien à se loger, et il n’est 
pas nécessaire que je délibère avec vous sur ce point. 
Quant à vos privilèges.... 

— Sa Grâce le duc d’Àlbe a eu soin de les annuler, in¬ 
terrompit en ce moment Ilessels. De sorte qu’il n'en 
peut plus être question. Ainsi pour le moment il ne peut 
s’agir que du renouvellement du magistrat de la ville. 

— Lu ayuntamiento? dit Roméro. Cela sera bien vite 
composé. Il ne s’agit que de désigner trois personnes : un 
régidor et deux alcades. Holà, mynheer, continua-t-il en 
s’adressant à Papendyk, voulez-vous être régidor, c’est-à- 


dire burgemeester, comme on s’exprime dans votre langue 
caillouteuse? 

Le colporteur s'inclina en signe d’afTirmation. 

— Et vous, vous serez alcade , ajouta Roméro en dési¬ 
gnant un des compagnons déguenillés de Papendyk. Main¬ 
tenant il ne reste plus qu’à désigner un troisième membre; 
je vous laisse ce soin, don Jago Ilessels. 

— En ce cas, senor, je propose maître Nicolas Caesem¬ 
brood, dont j’ai déjà eu l’honneur de vous entretenir, ré¬ 
pliqua le membre du conseil des troubles en désignant le 
marchand de fromage. Je n’ai aucun rapport désavanta¬ 
geux sur cet homme. Du reste, ajouta-t-il à voix basse, 
l’un vaut l’autre, Caius ou Sempronius. Tous ces drôles 
n’en feront pas moins ce que nous voudrons qu’ils fassent. 

— Bien esta . Vous serez second alcade, dit Roméro à 
Caesembrood. Ainsi voilà l’ayuntarniento au complet. 
Maintenant, caballeros, donnez-moi la main, et ainsi je 
vous admets au service du Roi. Si vous faites votre devoir, 
vous en retirerez grand honneur ; sinon, vous serez pendus 
haut et court aussi vrai que je m’appelle Julien Roméro. 
Allez à présent, senores. 

Après avoir dit ces mots, il remonta à cheval, et s'a¬ 
dressant à Caesembrood : 

— Venez, lui dit-il, et montrez-moi mon logis. Après 
cela , vous pourrez aller où vous voudrez. 

Ce ne fut qu’à grand’peine que le corpulent marchand 
de fromage put tenir le pas du cheval fringant que le capi¬ 
taine poussait au trot. Et il arriva tout ruisselant de sueur 
à l’habitation qui avait été préparée pour recevoir le capi¬ 
taine espagnol. 

— Dieu nous soit en aide ! Nous avons passé là une 
fameuse journée , dit maître Nicolas Caesembrood, au mo¬ 
ment où , vers le coucher du soleil, il entra dans la mai¬ 
son d’Adoniram. 

Il n’y trouva que Gertrude. La jeune fille était singu¬ 
lièrement abattue. 

— Où est Adoniram? demanda-t-il. Mais mon Dieu! 
comme vous êtes pâle et défaite! dit-il en regardant la 
fille de B rédérode. 

— Qui donc ne serait frappé de terreur? repartit-elle. 
V a-t-il aujourd’hui un seul visage dans toute la ville qui 
fasse joyeuse mine? Vous-même, mynheer Nicolas.... 

— Eh! eh ! interrompit le marchand de fromage, je 
serais homme à faire bonne mine même à ces diables d’Es¬ 
pagnols , si vous me l’ordonniez. Mais dites-moi, ma¬ 
demoiselle Gertrude, serait-il par hasard arrivé quelque 
chose de malencontreux dans cette maison? Les soldats 
qui ont pris leur logement ici, auraient-ils....? 

— Ils ont agi ici comme partout, c’est-à-dire au plus 
mal, repartit la jeune fille. Mais ce n’est pas là ce qui m'in¬ 
quiète. Sachez donc que dame Rebeccaest tombée malade 
de frayeur, et «jue Salomé s’est enfuie sans que nous sa¬ 
chions ce qu’elle est devenue. 

— Enfuie? Craindrait-elle par hasard qu’il n’y eut du 
«langer pour elle en présence de ces Espagnols? demanda 
Caesembrood en riant aux éclats. 

— Ce n’est pas des Espagnols qu’elle a peur, mais elle 
redoute Jean Papendyk le colporteur. Dès quelle eut 
appris que ce misérable avait été nommé écoutète de la 
ville, elle perdit la tète et s’enfuit, dans la crainte que 
Papendyk ne la fit monter au gibet. Ce qu’elle est deve¬ 
nue, nous ne le savons pas. Maintenant je suis seule avec 


INTERNET ARCHIV 








LA RENAISSANCE. 


19 


dame Rebecca que je soigne, et je pense qu’Adoniram , 
quoiqu'il soit fort Agé déjà , suffira pour me protéger contre 
les insultes des soldats auxquels il a assigné pour logement 
le quartier de Salomé. Du reste, je ne quitte ni la maison , 
ni même cette chambre. 

— Hum! fit Caeseuibrood en saisissant la main de Ger¬ 
trude, soyez bien assurée, mademoiselle, qu’il y a d’au¬ 
tres gens encore qui mettront tout en œuvre , et qui, si 
cela était nécessaire, risqueraient même leur tête, pour 
vous assurer la protection dont vous avez besoin. Pardon- 
nez-moi si dans ces moments de danger je vous parle à 
cœur ouvert. Vous n’êtes rien moins qu’en sûreté dans celle 
maison. Je crains que ce brigand de Papendyk ne machine 
quelque mauvais coup contre Adonirain, et je viens me 
concerter avec mon ami pour examiner s’il ne serait pas 
bon qu’il cherchât à éviter un danger presque certain. 

— Seigneur Dieu ! exclama Gertrude , vous m’épouvan¬ 
tez , monsieur Nicolas. 

— Ta ta, rassurez-vous, mademoiselle. Je puis me trom¬ 
per, mais le procureur Iïessels a laissé échapper quelques 
paroles qui n’ont pas été sans m’inquiéter. Mais, quoi qu’il 
en soit, prudence opportune vaut mieux que tardif repen¬ 
tir. C’est pourquoi je veux prévenir mon ami de ce qui 
s’est passé afin qu’il prenne ses mesures. S’il choisit le parti 
de la fuite , vous voudrez partir avec lui et vous serez ex¬ 
posée à mille périls. S’il reste et qu’on finisse par le saisir, 
vous demeurerez sans protecteur. Ainsi , dans l’attente de 
cette alternative également cruelle, il ne me reste qu’à 
vous entretenir d’un objet dont je ne me proposais de vous 
parler que dans quelques semaines lorsque vous me con¬ 
naîtriez un peu davantage. 

— Et quel est cet objet, monsieur Nicolas? demanda 
la jeune fille inquiète et rougissant comme une cerise en 
voyant que Caesembrood gardait le silence. 

— Tenez , mademoiselle Gertrude, répondit enfin le 
marchand de fromage en prenant son courage à deux mains, 
je ne suis plus de la première jeunesse, je 11 e puis me 
vanter d’être un modèle de beauté, et je sais qu’une paire 
de joues comme les miennes et un corps de deux cents 
livres ne sont pas de flatteuses recommandations auprès 
des dames ; mais je pense que vous devez avoir l’assurance 
que je suis un bon enfant, facile à vivre et fait pour rendre 
une femme heureuse, et je viens, si ce n’est pas vous 
offenser, vous faire cette question : Croyez-vous qu’il soit 
entièrement impossible que vous m’aimiez un peu? 

—Mais, répliqua Gertrude en souriant, vous êtes un très- 
bonhomme ; pourquoi ne serais-je pas une amie pour vous? 

— Une amie? répéta maître Nicolas. Ce n’est pas cela 
que je vous demande , mademoiselle. Ce n’est pas comme 
amie, mais comme femme que je voudrais être aimé de 
vous. 

Gertrude se troubla visiblement en entendant Caesem¬ 
brood parler ainsi. 

—-Je vous ai troublée, mademoiselle Gertrude, reprit-il 
d’une voix plus émue. Comme je disais à l’instant, je ne 
voulais vous parler de ces choses que beaucoup plus lard. 
Car le mariage n’est pas un tonneau de fromage qu’il suffit 
d’ouvrir pour en apprécier le contenu. Il faut y songer 
lonutemps et mûrement. Mais les circonstances urgentes 
où nous sommes doivent excuser mon empressement que 
vous apprécierez sans doute. 

— Votre demande , monsieur Nicolas, répondit Ger¬ 


trude un peu remise du trouble où ces paroles inattendues 
lavaient jetée, est aussi flatteuse qu’honorable pour moi; 
mais, pardonnez-moi ma franchise, il m’est impossible d’y 
répondre selon vos désirs.... 

Ma condition est peut-être trop au-dessous de la 
vôtre, dit Caesembrood. J’aurais dû songer que la fille du 
sire de Brédérode.... 

Je vous en prie, ne me dites pas des paroles aussi 
dures, interrompit Gertrude. Car ma mère, sachez-le , 
n était pas de sang noble ni d’illustre naissance. Non. Ma 
réponse a un tout autre motif. 

— Je suis peut-être trop Agé pour vous? reprit le mar¬ 
chand de fromage. 

— Ce n’est pas cela, répliqua Gertrude avec un em¬ 
barras extrême. Tenez , pourquoi ne vous parlerais-je pas 
avec franchise? Mon cœur.... 

— A déjà fait un choix sans doute ? fit Nicolas en pâlis¬ 
sant. Oh! mes craintes étaient donc bien réelles ! Je suis 
certain que cet homme est moins gros, moins gras, plus 
beau et plus jeune que je ne le suis. 

— Mon intention était de vous parler de cet homme , 
monsieur Caesembrood, dit la jeune fille. Par son inter¬ 
vention, peut-être me sera-t-il possible de gagner Amster¬ 
dam ; car il est officier dans l’armée du comte de Mcgen. Il 
s’appelle Henri Ileemskerk. 

— Mon ami Heemskerk? s’écria Nicolas avec une grande 
surprise. Et c’est là votre bien-aimé? 

— Ainsi vous le connaissez? demanda Gertrude toute 

radieuse de joie. En ce cas je n’ai plus rien à craindre ; 
car votre intermédiaire réussira à faire en sorte que sa 
protection ne me manque pas et que je puisse espérer de 
parvenir à Amsterdam sans danger. 

En ce moment Adoniram entra dans la chambre. Le 
vieillard avait l’air singulièrement préoccupé. Gertrude fut 
la première à s’en apercevoir. 

— Comme vous paraissez triste, monsieur Adoniram, 
dit-elle d’une voix pleine de sympathie. Comment se porte 
dame Rebecca? 

— Niai , très-mal , repartit l’usurier avec un accent poi¬ 
gnant; la fièvre augmente, et le médecin secoue la tête 
sans répondre quand on l’interroge. 

— Fatalité! fatalité! s’écria Nicolas. Car assurément 
vous ne pourrez vous mettre en voyage; vous ne pouvez 
pas laisser là votre femme, et cependant je venais pour 
vous faire une proposition de cette nature.... 

— Me mettre en voyage? Et pourquoi, s’il vous plaît? 
demanda Adoniram en regardant le marchand de fromage 
avec de grands yeux pleins d’étonnement. 

— J’avais une idée , répondit Caesembrood en se passant 
la main droite sur le front. Je craignais, je pensais que 
des embarras pouvaient vous menacer. \ous savez que 
Papendyk a été nommé écoutète par les Espagnols ; il est 
votre ennemi; la commission du Conseil des Troubles a 
commencé aujourd’hui ses séances, et vous entendrez , 
sous peu, parler d’arrestations. 

_Cela m’est égal, répondit l'usurier avec un calme im¬ 
perturbable. Je n’ai rien à craindre. On aura beau mettre 
à ma charge tout ce qu’on voudra, deux mots doivent 
suffire pour prouver mon innocence. Et Papendyk, quel 
tort pourrait-il me faire? Il doit être bien satisfait lui-même 
si je garde le silence sur le vol nocturne qu’il a essayé de 
commettre dans mon tabernacle. 












20 


LA RENAISSANCE. 


— Je souhaite que vous disiez vrai, repartit Nicolas en 
secouant la tête. Le drôle est méchant et hardi comme 
Satan, et je.... 

Ici Caesembrood s’arrêta brusquement et prêta l’oreille 
comme s’il avait entendu quelque rumeur inaccoutumée. En 
effet, le bruit de plusieurs voix retentit dans le vestibule. 
Presque au même instant la porte s’ouvrit, et deux hommes 
armés s’avancèrent vers le seuil tandis qu’un troisième 
personnage, enveloppé d’un manteau noir, entra dans la 
chambre. 

— Que voulez-vous? Que cherchez-vous ici? demanda 
avec vivacité le marchand de fromage effrayé de lappari- 
tion inattendue de ces trois figures. 

— C’est vous, monsieur l’alcade, que nous cherchons, 
répondit l’homme au manteau noir, je me suis rendu à 
votre demeure sans vous trouver, et comme on m’a dit que 
vous étiez ici, je me suis dit : Tant mieux; car c’est ici 
que je suis chargé d’exécuter l’ordre que j'ai mission de 
vous transmettre. 

En disant ce mot l’hoinme remit une feuille de papier 
à maître Nicolas, qui y jeta les yeux et pâlit au même in¬ 
stant comme un mort. 

— Ce doit être une erreur, murmura Caesembrood. Je 
veux aller de ce pas chez l’écoutète ou plutôt chez le pré¬ 
sident du conseil. 

— Pardonnez-moi, monsieur l’alcade, reprit l’autre. 
Monsieur le conseiller Jacques Ilessels m’a spécialement 
recommandé, en cas que je ne vous trouvasse pas, de pro¬ 
céder à l’arrestation de cet homme et de cette demoiselle. 

Et il désigna tour à tour du doigt maître Adoniram et 
Gertrude. 

— Comment! s’écria l’usurier. M’arrêter, moi? Miracle 
de Dieu! Et pourquoi, s’il vous plaît? Et mademoiselle 
Gertrude? Cela est impossible ! Mais lisez donc bien, mon¬ 
sieur Nicolas Caesembrood. 

Le marchand de fromage était comme foudroyé. Il dé¬ 
plia le papier, le regarda pendant quelques secondes ma¬ 
chinalement comme s’il eût voulu reprendre ses sens, puis 
il lut d’une voix tremblante : « Considérant qu’il a été 
» porté à notre connaissance, par la commission spéciale 
» du Conseil des Troubles instituée par l’illustre prince et 
» seigneurie duc d’Albe, que le marchand juif Adoniram 
» à Ouwater a non-seulement proféré à plusieurs reprises 

• des discours révolutionnaires, mais, de plus, qu’il a 
» fourni par des prêts d’argent des secours à plusieurs chefs 
» rebelles, et qu’il fait, en outre, de sa maison un récep- 
» tacle de personnes mal famées, parmi lesquelles nous 
» ont été spécialement désignées la nommée Salomé qui 
» s’adonne à des pratiques de magie et de sorcellerie, et la 
> nommée Gertrude Vanderhelst, dite aussi Gertrude Bré- 
» dérode, qui se livre également aux mêmes pratiques 
» condamnables,— nous ordonnons au conseil de la ville 
» d’Ouwater de faire arrêter lesdits juif Adoniram, Sa- 

• lomé et Gertrude Vanderhelst, afin d’être transférés en 
» la prison de la ville et commis à la garde du concierge 
» Pierre G Ainsi fait par ordre du grand conseil. 
» (Signe) le secrétaire de La Torre. — L’alcade Nicolas 

• Caesembrood est chargé de l’exécution de l’ordre ci- 
» dessus. {Signe) Jean Papendyk, régidor de la ville d’Ou- 
» water. » 

En entendant cette lecture Adoniram et Gertrude pâli- 
rent d’une manière effrayante. Et quand il eut achevé, Ni¬ 


colas demeura immobile et muet comme s’il eût été privé 
de la parole et qu’il fût changé en pierre. 

— Ce doit être évidemment une méprise, exclama-t-il 
après quelques secondes de silence. Je vais à l’instant même 
trouver le président. Vous, monsieur le justicier de la ville, 
ayez la bonté d’attendre ici jusqu’à ce que je sois de re¬ 
tour. 

— Monsieur l’alcade, permettez-moi de vous faire ob¬ 
server que l’arrestation de ces gens a été résolue en plein 
conseil, répondit lliomme en manteau noir. Si vous êtes 
convaincu de l’innocence de ces gens, vous pourrez leur 
être plus utile dans le cours même de l’examen de leur 
cause, qu’en retardant leur arrestation et en vous compro¬ 
mettant vous-même inutilement. J’ose espérer, monsieur 
Nicolas Caesembrood, que vous ne prendrez pas de mau¬ 
vaise part la franchise de mes paroles, ajouta le justicier en 
tournant les yeux du coté de la porte pour s’assurer que 
les deux soldats qui étaient restés dans le corridor n’avaient 
pu l’entendre. 

La vérité de ce qui venait d’être dit sautait trop aux yeux 
pour que tous les assistants n’en appréciassent pas la jus¬ 
tesse. Aussi Adoniram insista à être conduit immédiatement 
devant le conseil. L’honnête israélite ne pouvait s’imaginer 
que, dans une affaire aussi claire que l’accusation qu’on 
mettait à sa charge, la méchanceté d’un homme tel que 
Papendyk pût l’emporter Tout ce qu’il demanda ce fut 
de pouvoir lui-même instruire sa femme de ce qui était 
arrivé, afin qu elle ne l’apprît point par une autre bouche. 
Gertrude avait également pris son parti et elle était prépa¬ 
rée à tout événement. Elle déplorait la fuite de Salomé, 
car elle y voyait un terrible argument contre la pauvre 
vieille, bien que plus de cent témoins pussent témoigner 
de son innocence. 

Avant qu’Adoniram et Gertrude partissent avec le justi¬ 
cier de la ville , Caesembrood leur promit derechef de 
mettre tout en œuvre pour qu’ils ne souffrissent pas le 
moindre dommage et qu’il ne fût touché à aucun cheveu de 
leur tête. Il voulut même, en dépit des remontrances des 
deux prisonniers, les accompagner au lieu destiné à les te¬ 
nir en sûreté. C’était un vieux bâtiment, qui ressemblait à 
un château, qui était situé près de l’Yssel et qui, depuis fort 
longtemps, servait de prison. Nicolas tint à ce qu’il leur 
fût assigné deux chambres placées l’une à coté de l’autre, 
et le concierge, bien qu’il fût une créature de Papendvk, 
y consentit, moyennant une couple de pièces d’or que le 
marchand de fromage lui glissa dans la main. Il promit 
même de permettre aux deux captifs de se voir tous les 
jours dans sa propre chambre et de s’entretenir eu sa pré¬ 
sence. 

Trois jours se passèrent avant que les prisonniers eus¬ 
sent pu obtenir la faveur d’une audience. Enfin, le moment 
si impatiemment attendu arriva. Mais quelle fut leur ter¬ 
reur quand ils eurent entendu les charges horribles qu’on 
leur imputait! Adoniram fut accusé d’avoir pris part à la 
rébellion par une entrevue avec Brédérode auquel il avait 
prêté de l’argent, et d’avoir proféré des paroles injurieuses 
contre le Roi, le duc d’Albe et le Conseil des Troubles. Ce 
premier point de l’accusation, bien qu’il fût suffisant, 
dans les circonstances où l’on se trouvait, pour conduire à 
l’échafaud l’homme le plus innocent et le plus juste, n’était 
cependant rien encore en comparaison du second. 11 v 
était dit qu’Adoniram s’était allié depuis longtemps à une 






LA RENAISSANCE. 


21 


vieille femme, qu’il avait reçue dans sa maison, pour s’a¬ 
donner avec elle à la pratique de la magie et de la sorcel¬ 
lerie. Cette femme aurait apporté par son infernale science 
un notable dommage à une grande partie des habitants 
d’Ouwater et des environs; et, non contente de cela, elle 
aurait, d’après les instances de l’Israélite^ pris chez elle 
Gertrude Yanderhelst pour l’initier à ses connaissances 
diaboliques et pour l’amener, de concert avec lui, à renoncer 
à la religion et à la foi chrétienne. En toute autre circon¬ 
stance que celle où ils se trouvaient, les deux prisonniers 
auraient certainement pris pour une mauvaise plaisanterie 
tout cet échafaudage dressé contre eux ; ou, du moins, ils 
eussent attendu sans la plus légère inquiétude l’issue de 
cette affaire. Mais la première audience suffit pour les con¬ 
vaincre que ce n’était pas une simple comédie qui se jouait 
autour d’eux. Hessels et l’assesseur du conseil Del Rio leur 
expliquèrent de la manière la plus sérieuse du monde qu’il 
ne s’agissait pas seulement ici d’une de ces accusations or¬ 
dinaires de rébellion, qui se terminent tout simplement par 
la perte de la tète ou par l’exil, mais qu’il était question 
d’un de ces formidables procès de sorcellerie et d’hérésie 
qui commençaient par la torture et finissaient par le bû¬ 
cher. Deux circonstances vinrent abattre entièrement le 
courage des accusés. La première fut la mort de Rcbecca, 
qui eut lieu le huitième jour après leur arrestation, la se¬ 
conde fut l’expression de plus en plus découragée qui se 
montrait sur la figure du fidèle Caesembrood. Rien qu’il 
ne cessât de leur dire de ne pas laisser tomber l’espoir et 
qu’il leur remît constamment sous les yeux qu’il n’y avait 
aucun danger pour eux à cause de l’absurdité même des 
accusations mises à leur charge , il était cependant facile 
de voir que lui-même était loin d’être aussi tranquille et aussi 
confiant dans l’avenir qu’il cherchait à le paraître. Cepen¬ 
dant il les visitait chaque jour dans leur prison, ce qui lui 
était loisible à cause de ses fonctions de magistrat de la 
ville. Il faisait en sorte que rien ne leur manquât , et ne 
négligeait aucunes démarches en leur faveur pour autant 
quelles ne pussent le compromettre lui-même sans leur 
être utiles. 

Déjà plusieurs audiences avaient été consacrées à l’exa¬ 
men des accusés. Adoniram dit toute la vérité sur les cir¬ 
constances qui l’avaient amené à admettre dans sa maison 
la vieille Salomé et Gertrude Yanderhelst. Ces aveux toute¬ 
fois ne salisfirent point la députation du Conseil des Trou¬ 
bles et une nouvelle audience fut fixée. Les aveux d’Adoni- 
ram sur la part qu’il avait prise aux projets des rebelles 
paraissaient suffisants pour qu’on pût le juger sur ce point ; 
mais pour le deuxième point de l’accusation on n’était pas 
encore aussi avancé que le président du conseil, le licencié 
Yargas, le désirait. Un jour les accusés se trouvèrent de 
grand matin en présence de leurs juges. L’israélite avait 
l’air très-abattu ; Gertrude paraissait malade et souffrir 
d’une fièvre qu’elle avait contractée dans la chambre hu¬ 
mide où elle logeait et qui s’était augmentée encore des 
inquiétudes continuelles qui l’avaient tourmentée depuis 
plusieurs semaines. Le tribunal se composait de troisjuges, 
et La Torre remplissait l’oflice de secrétaire. Il y avait, en 
outre, les membres du magistral de la ville, mais seule¬ 
ment pour servir de témoins, ou pour donner, dans l’occa¬ 
sion, des éclaircissements propres à guider les juges. Yargas 
et La Torre avaient seuls l’air de conduire le débat ; car 
Jacques Hessels s’était mollement endormi dans son fau¬ 


teuil et trahissait par intervalles son sommeil par un admi¬ 
rable ronflement de basse-taille. L’extérieur de ces trois 
personnages formait le plus curieux contraste. Vargas était 
petit, trapu , et ses traits étaient ceux d’un faune; un sou¬ 
rire hideux et moqueur contractait incessamment sa bou¬ 
che. Del Rio avait I air d un moine macéré dans la solitude 
d un cloître. Il pouvait avoir cinquante ans. Son visage 
était couvert d’une pâleur rigide, et ses yeux noirs et pro¬ 
fondément enfonces dans leurs orbites inspiraient un sen¬ 
timent de terreur. Hessels était d’une indolence incroyable, 
et on ne le comparait pas mal à un boa qui ne remue et 
ne bouge que quand il flaire une proie et du san^. 

Ainsi vous avez ete témoin que l’accusé instruisait 
cette jeune fille dans les pratiques et les principes du ju¬ 
daïsme? demanda Del Rio à l’écoutète Jean Papendyk. 

— Comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, mon¬ 
sieur le docteur, répondit le colporteur avec une assurance 
imperturbable. Bien qu’il fût, depuis longtemps, à ma 
connaissance que cette malheureuse jeune personne se 
trouvait dans les grilles de la sorcière Salomé, j’ignorais 
cependant qu’on eût aussi le projet de l’amener à abjurer 
le christianisme et à embrasser le culte damné des juifs, 
ht je pouvais d’autant moins me l’imaginer que jusqu’alors 
je ne connaissais Adoniram que comme un adhérent des 
rebelles, et non point comme un adepte des arts magiques. 
Vous pouvez donc vous imaginer combien mon étonne¬ 
ment fut grand en entendant de mes propres oreilles l’ac¬ 
cusé instruire cette jeune fille dans la connaissance des doc¬ 
trines judaïques sous le toit même du tabernacle. 

— Gertrude Yanderhelst , qu’avez-vous à objecter à 
cette déposition? demanda Vargas en se dressant sur son 
fauteuil. Rendez hommage à la vérité ; songez que vous 
êtes encore trop jeune pour qu’il soit possible que vous 
soyez initiée entièrement à la science de la magie et assez 
endurcie pour ne plus ouvrir votre cœur au repentir , et 
n’oubliez pas que vous pouvez espérer ainsi de trouver des 
juges indulgents et disposés à tenir compte des embûches 
que la ruse a pu tendre à votre jeunesse et à votre inex¬ 
périence. 

— Tout ce que j’ai à répondre, seigneur, c’est que cette 
accusation est aussi fausse qu’absurde, repartit la jeune fille. 
Qu'Adoniram m’ait parlé de la signification de la fête des 
tabernacles usitée dans sa religion, cela est possible autant 
que, s’il m’avait interrogé sur la signification des pratiques 
de ma religion, je la lui eusse expliquée à mon tour. 

— Pou r moi, je ne garderai jamais le silence quand il 
s’agira de proclamer la gloire du Très-Haut, dit Adoniram. 
Dieu le fort et le puissant s’est montré dans toute sa ma¬ 
gnificence à son peuple de prédilection quand il le tira de 
la captivité en Égypte. J’ai dit à mademoiselle que la fête 
des tabernacles se célèbre en souvenir de cette retraite des 
anciens de ma nation , et je lui ai donné quelques expli¬ 
cations à ce sujet; voilà tout mon crime, si vous pouvez 
appeler cela un crime. Quant aux autres accusations, je 
n’ai rien à y répondre. 

— Écrivez , dit v argas à La Torre, que l’inculpé déclare 
avoir expliqué à l’accusée la signification de la fête des 
tabernacles et des usages qui s’y rattachent, et qu’il re¬ 
fuse de répondre aux autres accusations produites à sa 
charge. 

— Donnez lecture du point suivant , dit Del Rio au se¬ 
crétaire. 









22 


LA RENAISSANCE. 


La Torre prit l’acte d’accusation et lut d’une voix gla¬ 
pissante ce qui suit : 

— Deuxième point. Le même témoin, régidor royal, Jean 
Papendyk, dépose que ladite accusée Gertrude Vander- 
helst a déclaré que, dans le cours de la même soirée, elle 
et la damnahle sorcière Saloiné ont accompagné le nommé 
Jean Papendyk toutes deux étant invisibles. Le témoin 
certifie en même temps que l’alcade royal Nicolas Caesem- 
brood était présent au moment où ladite Yanderhelst a 
fait celte déclaration , et qu’il peut par conséquent avouer 
sous serment que cette déposition est littéralement exacte. 

— Donc, senor alcade, dit Vargas en se tournant vers 
Caesembrood, je vous prie de nous dire ce que vous sa¬ 
vez au sujet de cette déclaration. 

—Il est vrai que mademoiselle Gertrude Yanderhelst a dit 
qu’elle avait, sans être vue, suivi toutes les démarches de 
monsieur le régidor. Mais évidemment son intention était de 
faire entendre quelle l’avait observé sans être vue de lui, 
répondit maître Nicolas. Voilà de ces expressions dont on se 
sert fréquemment dans le langage ordinaire. Par exemple 
si je disais qu’un tonneau de fromage est devenu invisible, 
il est tout clair pour un esprit sensé, non pas que ledit 
tonneau est devenu matériellement invisible, mais qu’il a 
disparu par un vol ou de toute autre manière. 

— Je vous baise les pieds et vous remercie du fond de 
mon cœur, d’avoir bien voulu nous donner une interpré¬ 
tation, quand nous n’avions à espérer de vous qu’une sim¬ 
ple déclaration de la vérité de ce qui a été déposé ici , 
répliqua Yargas avec un sourire moqueur. Tudieu ! vous 
êtes un homme digne de vivre mille ans tant vous avez 
d’esprit. Mais comme je voudrais que l’inculpée elle-même 
se prononçât, je vous prie de me dire, Gertrude Yander¬ 
helst, quand et combien de fois vous vous êtes rendue invi¬ 
sible ? 

— Une seule fois de ma vie, repartit la jeune fille en 
souriant avec mépris. Une seule fois, ce fut au moment 
où je vis un individu louche et roux qui rôdait derrière 
notre jardin dans l’intention de voler une couple de vases 
d’argent dans le tabernacle d’Adoniram. Monsieur le ré¬ 
gidor qui est ici présent, pourra vous donner quelques 
explications à ce sujet. 

En disant ces mots elle tourna le doigt vers Papendyk. 

Un autre que le colporteur eût été terrassé par ces pa¬ 
roles. Mais il se borna à hausser les épaules avec un calme 
que rien ne pouvait démonter. 

— L’honorable députation du grand conseil sait fort 
bien pour quel motif je rôdais, ce soir-là, autour du jar¬ 
din, répondit-il. C’est pourquoi je vous pardonne l’abus 
des insinuations que vous venez de lancer contre moi, et je 
souhaite que vous n’ayez pas rendu votre cause plus mau¬ 
vaise par les paroles que vous venez de proférer. 

— Écrivez, dit Yargas à La Torre , que l’inculpée dé¬ 
clare s’être rendue invisible pour assister à un vol. 

— Comment? s’écria Gertrude. Je n’ai rien déclaré de 
ce que vous dites. 

— Cependant chacun de nous a entendu cela, repartit 
Del Rio. Yous n’avez pas nié l’accusation. 

— Certainement que je la nie. Je ne pourrai de ma vie 
avouer une absurdité aussi palpable , répliqua la jeune 
fille. 

— Vous venez de faire l’aveu et maintenant vous vous 
rétractez , objecta Del llio en devenant tout rouge de 


colère. Savez-vous qu’une rétractation étant faite après un 
aveu, nous avons le droit d’invoquer la torture pour con¬ 
naître la vérité? Si vous le préférez, nous allons employer 
la question ? 

Le bruit des paroles de Del Rio réveilla brusquement 
HesseIs qui avait jusqu’alors continué de dormir comme 
un bienheureux. 

— La question? exclama-t-il. Dieu soit loué qu’on soit 
déjà aussi avancé ! Ad patibuluin! au gibet le juif ! c’est ce 
que nous pouvons faire de mieux. 

— Honoré seigneur et collègue, nous n’en sommes pas 
encore là, dit Vargas un peu confus du zèle de son voisin. 

— Qu’on l’applique donc à la question, c’est tout sim¬ 
ple , cela abrège l’afl'aire, répliqua Hessels. Je me prononce 
pour la question. 

Quand il eut proféré ces mots, il s'affaissa de nouveau 
sur son siège et se rendormit aussi profondément qu’au- 
paravant. 

— Gertrude Yanderhelst, continua Vargas d’un ton plus 
doux, j’espère que vous ne me forcerez pas à recourir aux 
moyens extrêmes par votre obstination. J’ai pitié de votre 
jeune âge ; et, bien que je fasse mal en cela , je ne vous 
cacherai pas que mon cœur, toujours disposé à la bien¬ 
veillance, ressent une vive compassion pour vous. Voilà le 
motif pour lequel je m’opposerai à ce que vous soyez sou¬ 
mise à la question, et je sais que mon très-docte collègue 
Del Rio désire autant que moi que vous fassiez un aveu franc 
et volontaire plutôt qu’un aveu forcé de votre faute. J’aime 
à croire que vous êtes loin d’être aussi coupable que vous 
paraissez l’être au premier abord. Non pas que je révoque 
le moins du inonde en doute la déposition du digne régi¬ 
dor don Juan Papendyk. Non. Mais le juge qui comprend 
la dignité de sa mission sait tenir compte de la faiblesse 
de votre âge si facile à se laisser séduire par la ruse et la 
fausseté. C’est ici manifestement le cas. Votre père déna¬ 
turé, le chef et l’instigateur des rebelles, Brédérode, vous 
a conduite dans la maison de ce juif. Je ne veux pas exa¬ 
miner ici quel a pu être le but de cet homme en vous in¬ 
troduisant dans cette caverne de mal. Toujours est-il que 
vous avez été remise entre les mains d’une femme qui passe 
ici aux yeux de tous pour une infâme sorcière, ce qui nous 
est avéré aujourd’hui par le fait même de sa fuite. Je ne 
veux pas examiner non plus à quel point vous avez été 
initiée à la pratique de la magie par la bande infernale 
entre les grilles de laquelle vous vous êtes trouvée. Votre 
propre aveu, de même que la déposition du digne régidor 
de la ville et même les paroles du témoin à décharge, 
Nicolas Caesembrood, suffiraient pour vous faire déclarer 
coupable. Mais je m’arrêterai simplement à ceci : on a 
abusé de votre jeunesse et de votre inexpérience, et votre 
cœur ne peut être fermé au repentir. Rentrez donc en 
vous-même, puisqu’il en est temps encore; avouez fran¬ 
chement votre faute, déclarez à la justice quelles machi¬ 
nations ont été mises en œuvre pour vous conduire à 
l’abîme, et je suis certain que l’illustre Conseil des Troubles 
obtiendra qu’il ne vous soit imposé qu’une simple péni¬ 
tence et que vous serez placée dans quelque maison pieuse 
où vous pourrez vous amender et vous préparer à une vie 
meilleure, et mieux ordonnée selon les préceptes de la 
vertu. 

— Vous me provoquez à avouer la vérité, exclama la 
jeune Glle avec chaleur. Sachez donc que je n’ai cessé de 







LA RENAISSANCE. 



la déclarer dès le premier moment. L’accusation intentée 
contre moi, contre l'honnête Adonirain et contre la ver¬ 
tueuse Salomé, n’est qu’un tissu de mensonges et de 
faussetés machinées par le misérable que voilà. 

En disant ces paroles elle désigna de nouveau Jean Pa- 

— C’est pour se venger, continua-t-elle , d’avoir été dé¬ 
couvert au moment où il allait commettre un vol infâme et 
nocturne. Je le déclarerai sous la foi des serments les plus 
sacrés, et si Dieu le veut, je le soutiendrai au prix de mon 
sang et de ma vie. 

— En ce cas nous n’avons qu’à aller aux voix , inter¬ 
rompit Del Rio d’une voix sinistre. 

— Ad patibulum! voilà mon avis, interrompit Hessels 
en sortant de nouveau de son laborieux sommeil. 

— C’est-à-dire qu’il s’agit de voter s’il faut ou non ap¬ 
pliquer l’accusée à la question, reprît Del Rio. 

— Permettez, monsieur le docteur, interrompit à son 
tour Caesembrood. L’accusation dirigée contre l’inculpée 
porte sur le point de savoir si elle s’est adonnée à la sor¬ 
cellerie, n’est-ce pas? 

— Sans doute , reprit Del Rio. 

— Vous admettez donc quelle est sorcière? demanda 
le marchand de fromage. 

— Certainement, c’est là notre avis, répliqua l’autre. 

— En ce cas, connaissez-vous le privilège accordé à 
notre ville d’Ouwater par le glorieux empereur Charles- 
Quint, c’est-à-dire la balance des sorciers? 

Les membres du conseil se regardèrent l’un l’autre avec 
un profond étonnement. Hessels lui-même devint attentif 
et se frotta les yeux pour ne plus céder au sommeil. 

— Seigneur régidor, dit Nicolas Caesembrood à Papen- 
dvk, ayez la bonté de quérir nos chartes et nos privilèges. 
La charte dont je veux parler se distingue des autres par 
le grand sceau noir dont elle est garnie. 

Le colporteur hésitait et ne savait à quoi se résoudre. 

— Allez, seigneur, ajouta le marchand de fromage en 
élevant la voix. Il s’agît ici de maintenir un des plus beaux 
privilèges de notre ville. 

— Si je ne me trompe, dit Vargas d’un air singulière¬ 
ment contrarié, les privilèges de cette ville rebelle ont été 
déclarés nuis. L’illustre duc d’Albe.... 

— A annulé nos privilèges civils et politiques , inter¬ 
rompit Caesembrood; mais celui que j’invoque concerne 
nos libertés religieuses, et c’est une autre affaire. 

— Nous devons voir cet écrit pour être à même déjuger 
du contenu, fit Del Rio d’un ton décidé. 

Papendyk, à un signe de celui qui venait de parler, 
sortit de la salle et rentra, quelques minutes après, avec 
un petit coffre noir, garni de fer. 11 le plaça sur la table et 
l’ouvrit. 

— Voici le document dont j’ai parlé, s’écria l’alcade en 
tirant du coffre un grand rouleau de parchemin auquel 
pendait une boîte noire qui renfermait le sceau impé¬ 
rial. 

— Lisez, seigneur de La Torre, dit Vargas en passant le 
parchemin au secrétaire. 

Celui-ci se mit aussitôt à lire : 

— Nous Charles V* du nom, par la grâce de Dieu em¬ 
pereur romain.... 

— Passez outre, au fait, interrompit Hessels. Notre 
temps est précieux. Puis d’ailleurs je inc sens épuisé par 



nos travaux d’aujourd’hui. Évitons donc toutes les lon¬ 
gueurs inutiles. 

La Torre reprit aussitôt : 

Considérant qu’étant dans notre bonne ville d’Ouwater 
nous avons appris que, depuis quelque temps, un nombre 
considérable de poursuites ont été dirigées contre des 
gens accuses de magie et de sorcellerie et que beaucoup 
d accuses ont ete condamnés à mourir par le glaive ou par 
le feu ; considérant qu il est résulté des débats, comme il 
était déjà établi par la rumeur publique, que de semblables 
accusations sont fréquemment dirigées contre des gens 
d’une piété et de bonnes mœurs reconnues, sous l’inspira¬ 
tion de la haine ou de l’envie,— nous avons voulu aviser à 
un moyen de paralyser ces machinations odieuses et im¬ 
pies, sans faire tort à la justice, mais seulement pour ne 
pas confondre les innocents avec les coupables. Or, comme 
il est prouvé d’une manière irrécusable, par le témoignage 
des gens les plus sages et les plus pieux, que l’ennemi des 
hommes peut douer ceux qui se livrent à ses embûches 
infernales de certaines qualités que ne partagent point les 
autres mortels, et notamment d’une légèreté de corps ex¬ 
cessive et telle qu’une véritable sorcière ou magicienne, 
ainsi que le fait est avéré par l’expérience, ne pèse jamais 
au delà de trente livres, et un magicien ou sorcier jamais 
plus de cinquante,—dans notre sagesse impériale et après 
mûre délibération, voulant donner à notre bonne ville 
d’Ouwater sur Yssel une marque de notre impériale muni¬ 
ficence, nous accordons à ladite ville [une balance des sor¬ 
ciers, c’est-à-dire que toutes les personnes de la province 
accusées de magie ou de sorcellerie seront transportées à 
Ouwater afin d’y être pesées avant qu’une procédure soit 
entamée contre tels accusés; que tout accusé desdits cri¬ 
mes qui pèsera plus de trente livres s’il est femme, ou 
plus de cinquante livres s’il est homme, sera immédiate¬ 
ment remis en liberté, sans qu’il puisse être passé outre 
au procès. Mandons et ordonnons que le présent privilège 
soit regardé et respecté comme une franchise accordée par 
nous à notre fidèle peuple des Pays-Bas. En foi de quoi 
nous avons signé de notre inain et muni de notre sceau 
impérial le présent acte. (Signe) Charles-Quiut. 

Au moment où le secrétaire achevait la lecture de ce 
curieux document, les membres du Conseil des Troubles 
pâlirent sur leurs sièges. Le président, le licencié Vargas, 
parut surtout vivement contrarié. Dans le cas soumis 
aux délibérations du tribunal, il n’était guère possible de 
déclarer aboli l’acte impérial ; car ici il était question d’une 
affaire religieuse, et le duc d’Albe n’avait décrété que l’a¬ 
bolition des franchises et des libertés civiles et politiques 
du pays. 

Plusieurs minutes se passèrent dans un profond silence. 
Vargas enfin fut le premier à le rompre. 

— Ce décret de l’empereur a-t-il été souvent appliqué? 
demanda-t-il d’un ton qui trahissait évidemment un mé¬ 
contentement extrême. 

_Avec votre permission, noble seigneur, répondit le 

geôlier qui avait introduit les accusés et qui jusqu’à ce mo¬ 
ment s’était tenu immobile et silencieux au fond de la salle; 
avec votre permission, depuis que je suis en fonction, pas 
une seule sorcière n’a été soumise à l’épreuve de la balance. 
Sous mon prédécesseur, il en était autrement. Il ne se 
passait pas d’année qu’il n’y en eût deux .ou trois qu’on 
traitait selon le privilège impérial, et il n’y faisait pas de 











24 


LA RENAISSANCE. 


= 


médiocre bénéfice, car pour chaque pièce de gibier de 
cette espèce il recevait du trésor de la ville deux florins 
vingt-six liards, une tonne de bierre et dix livres de beurre 
pour graisser la balance.... 

— Cette balance existe-t-elle encore? interrompit Del 
Rio avec un accent sinistre. 

— Oui, seigneur, mais elle est toute rouillée vu que 
depuis longtemps elle est hors d usage, répliqua le geôlier. 
De sorte que si la demoiselle doit être pesée à titre de sor¬ 
cière.... 

— Des sorcières, mon Dieu! j’en ai vu plus d’une en ma 
vie, interrompit à son tour Ilessels d’une manière tout à 
fait comique. Je puis même me vanter d’en avoir fait mon¬ 
ter une demi-douzaine sur le bûcher. Mais quant à ce qui 
est de les peser, voilà de quoi je n’ai jamais oui parler. Une 
balance de sorcières! hé! hé! je suis curieux de savoir 
quelle forme peut avoir un objet de ce genre. Si ces mes¬ 
sieurs y consentent, je prierai maître Grave de faire apporter 
ici cet instrument afin que nous voyions ce que c’est. Ce 
sera un objet de récréation après les fatigues de la labo¬ 
rieuse séance que nous avons tenue. 

Vargas croisa les bras avec un visible mécontentement, 

. tandis que Del Rio ût signe au geôlier qui sortit aussitôt de 
la salle. 

Peu de minutes après, maître Grave rentra accompagné 
de deux hommes qui portaient la balance impériale. Elle 
était dune construction tout à fait singulière, et se com¬ 
posait d’une infinité de roues et de ressorts. Les membres 
du conseil la regardèrent avec une vive curiosité, tandis 
que Gertrude y jetait un coup d’œil plein de mépris et 
qu’Àdoniram haussait les épaules. 

— Noble seigneur, interrompit enfin Caesembrood après 
que les juges eurent à loisir examiné la bizarre mécanique, 
puisque l’honorable commission de l’illustre Conseil des 
Troubles a pu maintenant se convaincre de la réalité du 
privilège accordé «à notre bonne ville d’Ouwater par le 
magnanime empereur Charles-Ouint, et puisque la balance 
elle-même se trouve ici sous les yeux.... 

— Personne, dit aussitôt Vargas avec un sourire mo¬ 
queur, personne, si ce n’est la Commission elle-même, n’a 
le droit de décider s’il est ou non opportun d’appliquer 
en celte circonstance le privilège impérial qu’on invoque. 
Ce point sera ultérieurement décidé par nous. Pour au¬ 
jourd’hui nous nous bornerons dans l’espèce à instruire 
l’illustre duc d’Àlbe du cas qui nous est soumis, et vous, 
seigneur alcade, Nicolas Caesembrood, vous pouvez être 
assuré que le zèle que vous avez mis à la conservation des 
privilèges de votre ville, ne sera point oublié. 

En proférant ces dernières paroles le président regarda 
si fixement le marchand de fromage que le pauvre homme 
sentit une pâleur glaciale lui courir sur le visage. Puis, 
ayant fait signe au geôlier d’emmener les deux accusés, 
Vargas déclara la séance levée, et le tribunal se retira. 

[La fin à la prochaine livraison.) 


MUSÉE DES THERMES ET DE L'HOTEL DE CLUNY A PARIS. 

La partie méridionale de Paris, nujourd hui moins étendue et 
moins peuplée que la partie septentrionale, était, du temps de la 


domination romaine, bien plus riche en monuments et en institutions 
religieuses, civiles et militaires. 

De tous les édifices qui, à cette époque reculée, décoraient ce 
faubourg, le plus remarquable et le plus vaste était sans contredit 
le Palais des Thermes. Ses bâtiments et ses cours s’élevaient, au midi, 
jusqu’aux environs de la Sorbonne; c’est du moins ce qu’il faut con¬ 
clure des descriptions que nous en ont laissées quelques historiens , 
entre autres Jean de Hauteville, qui écrivait avant que Philippe- 
Auguste eût fait disparaître une partie de cet édifice pour construire 
le mur d’enceinte de Paris. Du meme côté, et au-delà, se trouvait 
la place d’armes, désignée par Anunien Marcellin. Ace carnput, qui 
devait occuper les emplacements de l’ancien couvent des Jacobins et 
de la place Saint-Michel, aboutissait la voie romaine d’Orléans à 
Paris, par le village d'Issy. 

Toute cette partie méridionale dépendait du palais des Thermes , 
puisqu’on a la certitude que les rois francs, qui ont succédé aux em¬ 
pereurs romains dans la propriété de ce palais, possédaient de même 
et retenaient sous leur censive ces divers emplacements. 

On ne connaît pas bien les limites de ce palais à l’ouest : il est 
probable qu’il s’arrêtait à la ligne tracée actuellement par la rue de 
la llarpe. A l’est, il était borné par la voie d’Arcueil à Paris (aujour¬ 
d’hui la rue Saint-Jacques). Au nord, les bâtiments se prolongeaient 
jusqu’à la rive gauche du petit bras de la Seine. M. de Caylus, et 
plus récemment M. Albert Lenoir, qui ont soigneusement exploré 
les traces de ces constructions antiques, ont trouvé, dans les ca¬ 
ves des maisons situées entre la rivière et les restes du palais des 
Thermes, des piliers et des voûtes de maçonnerie romaine ; et il est 
certain qu’avant la démolition du Petit-Châtelet, on y voyait des 
arrachements de murs antiques qui se dirigeaient vers le palais des 
Thermes. 

La salle qui subsiste encore aujourd’hui, unique reste d’un monu¬ 
ment si vaste, offre dans son plan deux parallélogrammes contigus, 
formant ensemble une seule pièce. Le plus grand a 72 pieds de lon¬ 
gueur sur 42 de largeur, et le plus petit .30 pieds sur 18. Les voûtes à 
arêtes et à pleins cintres, qui couvrent cette salle, s’élèvent jusqu’à 42 
pieds au-dessus du sol. Telle est la solidité de ces voûtes, qu’elles ont 
résisté pendant quinze siècles aux ravages de toute espèce, et qu’elles 
ont supporté, durant de longues années, et sans éprouver de dé¬ 
gradations sensibles, une épaisse couche de terre cultivée en jardin 
et plantée de grands arbres. 

L’architecture majestueuse de cette salle est remarquable par la 
simplicité de ses ornements. Les faces des murs présentent trois 
grandes arcades, dont celle du milieu est la plus élevée, genre de 
décoration fort en usage au iv c siècle. La face du mur méridional a 
cela de particulier que l’arcade du milieu affecte la forme d’une 
grande niche dont le plan est demi-circulaire. Ouelques trous, prati¬ 
qués dans cette niche et dans les arcades latérales, ont fait présumer 
qu’ils servaient à l’introduction des eaux destinées aux bains. Les arê¬ 
tes des voûtes, en descendant le long des murs, se rapprochent, se 
réunissent et viennent s’appuyer sur des consoles représentant des 
poupes de vaisseaux. Selon Dulaure, c< ces poupes, symboles des eaux, 
servaient « sans doute à caractériser la destination de ce lieu, a 

La maçonnerie du monument se compose de rangs alternatifs de 
moellons régulièrement taillés et de briques, recouverts en quelques 
endroits d’une couche de stuc épaisse de 4 à 5 pouces. Du côté du 
nord, on remarque des bandeaux d’arcades, formées de pierres d’un 
grain fin, sculptées en cannelure, et assez bien conservées. Du meme 
côté, on a découvert, après avoir fouillé le sol à deux ou trois pieds de 
profondeur, un mur qui semble indiquer que là se trouvait le bassin 
ou la piscine des bains. 

On a mis à découvert, dans la partie occidentale, la naissance d’un 
escalier par lequel on devait descendre dans les souterrains. L’éten¬ 
due de ces souterrains n’est pas entièrement connue : des amas de 
décombres s'opposent à ce qu’on y pénètre au-delà de quatre-vingts 
pieds environ. Ils sont à deux étages l’un sur l’autre : le premier est 
à dix pieds au-dessous du sol, et le second à six pieds au-dessous du 
premier. Chaque étage est divisé en trois berceaux parallèles, soute¬ 
nus par des murs de quatre pieds d'épaisseur, et communiquant entre 
eux par des portes. 

On trouve encore plusieurs fragments antiques sur diverses parties 
du sol qui environne la salle que nous venons de décrire. A l’hôtel 
de Cluny, dans un bâtiment situé à gauche en entrant dans la cour, 


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LA RENAISSANCE. 


25 


on voit plusieurs murs et voûtes qui dépendaient de l'édifice prin¬ 
cipal. 

Les eaux des Thermes provenaient d’Arcueil, village situé au midi 
et à deux lieues de Paris, et qui doit son nom aux arcades de l aque- 
duc romain, dont une partie subsiste encore auprès de l’aqueduc 
moderne. Ces restes antiques offrent des masses assex considérables de 
maçonnerie romaine, semblable à celle du palais des Thermes. A 
diverses époques et sur différents points, on a découvert le canal de 
conduite des eaux ; on en déterra une partie, en 1544, en travaillant 
à des fortifications près de la porte Saint-Jacques; une autre portion 
fut trouvée, en 1777, lorsqu’on consolida les nombreuses carrières de 
Paris et «les environs. 

On sait qu’à Home les palais des empereurs, les maisons des citoyens 
opulents, étaient toujours accompagnés de vastes et magnifiques jar¬ 
dins. Ceux de Tarquin, de Jules César, d’Agrippa, qui, après lui ^ 
appartinrent à Caligula et à Néron ; ceux de Pompée, de Lucullus et 
de Salïuste sont célèbres dans l’histoire; les Romains en faisaient leurs 
délices. Les Thermes de Paris, construits par un empereur romain, 
devaient donc avoir leurs jardins. Ces jardins, en effet, étaient im¬ 
menses. Au sud, leur limite est incertaine : clic devait partir des 
points les plus méridionaux du palais, et laissant en dehors rempla¬ 
cement actuel du Luxembourg, s’étendre jusqu’auprès de l’église de 
Saint-Germain-des-Préa. Au levant, ils étaient bornés évidemment 
par le palais. Au nord, le cours de la Seine les limitait entièrement : 
cette barrière naturelle, qui contribuait à f embellissement des jar¬ 
dins, nc‘devait pas être négligée, et, puisque les bâtiments descendaient 
jusqu’au bord de la rivière, les jardins devait avoir la même exten¬ 
sion. Il est d’ailleurs prouvé qu’aucun intermédiaire, pas même un 
chemin, ne les séparait de la rive; car la première roule établie sur 
ce bord, ne fut pratiquée qu’au commencement du xiv® siècle, sous 
le règne de Philippe IV, dit le Rcl. Au couchant, enfin, les jardins 
étaient bornés par un canal qui communiquait à la Seine et se rem¬ 
plissait de ses eaux. Ce canal traversait 1 emplacement de la cour et 
de l'église des Petits-Augustins, et s’étendait parallèlement à la rue 
de ce nom, jus«ju’au quai Malaquais et à la rive gauche de la ri¬ 
vière. Dulaurc pense qu’il devait se prolonger au midi jusqu’à la rue 
du Four. 

Telle est à peu près la seule description que l’on puisse donner de 
cet antique palais des Thermes, de ses jardins et de son aqueduc, 
d’après les documents peu nombreux que l’histoire nous en a con¬ 
servés. 

Ce n’est guère que depuis environ 700 ans que les restes de ce pa¬ 
lais portent le nom de Palais des Thermes. Ce nom lui vient, à n’en pas 
douter, «le la destination de la salle cjui seule est restée debout ; mais il 
ne saurait convenir à l'ensemble «le l'é«Iifice, tel «ju'il existait sous la 
domination romaine et du temps «les rois Francs, car l’appartement 
des bains ne devait être «ju'unc partie accessoire, qu’une dépendance 
bien restreinte de cet é«lifice, consacré avant tout à la demeure de 
ceux qui l’élevèrent. Aussi, jusqu’au xu® siè«de, il changea de quali¬ 
fication à différentes époques, et fut successivement désigné par les 
noms de Palalium, Regia, sirs celsa, f étus Palalium y etc. 

On ne sait pas précisément à qui attribuer la construction de ce 
palais. Saint-Foix se prononce pour Julien-l'Apostat, et Dulaurc pour 
Constance-Chlore. Quoi qu’il en soit, cet édifice remonte au moins au 
milieu du iv« siècle, car il servait alors de résidence à Julien, cjui y 
fut proclamé empereur en 300. 

Les empereurs Valentinien et Valens séjournèrent aussi au palais 
des Thermes : ils y passèrent l'hiver de l’année 305, ainsi «jue l’attes¬ 
tent trois de leurs lois, contenues dans le code Théodosien, et «latécs 
de Paris. Ce palais fut également habité par Gratien, par Maxime et 
par plusieurs césars, préfets du prétoire et gouverneurs romains. 

Après l'invasion des Barbares dans les Gaules, au v e siècle, les rois 
Francs firent de ce palais leur résidence. Le séjour de Clovis n’y est 
pas douteux, non plus que celui «le son suc«;esseur Chihlcbcrt. Ce fut 
là «|ue ce dernier se retira après le massacre de scs neveux, fils de 
Chlodomir, roi d'Orléans. 

Depuis celte ép«njue, bien que 1 histoire ne nomme aucun des rois 
qui ont habité le palais des Thermes, il parait certain néanmoins que 
la plupart de ceux «le la première et «le la seconde race en préférèrent 
le séjour à celui du palais de la Cité. 

Pendant le ix® siècle, les Normands qui, remontant le cours de la 
Seine, étaient venus assiéger Paris, ruinèrent en partie le palais des 

IA RENAISSANCE 


Thermes. Des restes imposants de cet édifice avaient cependant sur¬ 
vécu à leurs dévastations, car Jean de llauteville en fait encore une 
description pompeuse en 1180. Toutefois, ses jardins et ses apparte¬ 
ments inhabités ne servaient plus que d’asile au brigandage «les vo¬ 
leurs ou au libertinage «le «|ueh]ucs femmes perdues, comme l'atteste 
le même poète : 


Explieut nuta sinus, niontemque amplectitur «lis. 
Mulli|»lici latcbrn scelcruni ternira rubnrem; 

.pirreunlis sæpè pudoris 

Celatura nefas, Veneris«|ue accommoda fortis. 


En 1218, Philippe-Auguste fit don de ce palais à Henri, son cham¬ 
bellan, pour douze deniers pansu de cens , en considération de scs 
services. Mais il est certain qu’à cette époque le palai.; des Thermes 
n’avait déjà plus la même importance qu'avant Philippc-AtTguste, 
puisque ce prince fit disparaître plusieurs parties de cet édifice p«>ur 
construire le mur d’enceinte de Paris, ainsi que nous l’avons dit plus 
haut. 

Depuis lors, les bâtiments, morcelés par ce chambellan ou ses suc¬ 
cesseurs, passèrent en diverses mains, et furent en partie abattus pour 
faire place à de nouvelles constructions. 

Vers le milieu du xiv* siècle, Pierre de Chaslus, abbé de l’ordre 
célèbre de Cluny, acheta une partie du palais des Thermes, à laquelle 
il donna le nom de .Raison ou Hôtel de Cluny. 

Cet hôtel devint depuis lors la résidence des abbés de Cluny, lors- 
lorsque leurs affaires les appelaient à Paris. 

Plus tard, Jean de Bourbon, abbé du même ordre, évêque du Puy, 
et fils naturel de Jean 1 er , duc de Bourbon, entreprit de rebâtir cet 
édifice; mais il mourut avant d’avoir accompli son dessein. Ce ne 
fut «ju’en 1490, ou, selon «juclijucs historiens, en 1505, «jue Jac«jues 
d Amboise mit à exécution le projet de son prédécesseur. 

Les nouveaux bâtiments s’élevèrent sur remplacement et avec une 
partie des matériaux des anciennes constructions : aussi trouve*t on, 
en plusieurs endroits de l’hûtel de Cluny, la gracieuse architecture 
du moyen-âge, implantée sur des murs de maçonnerie romaine. Celle 
singularité n’est pas la seule «ligne «le fixer l’attention de l’artiste et 
de l’antiquaire. Ce bel édifice, bâti à une époque de révolution archi¬ 
tecturale, est, en quelque sorte, un résumé des inspirations du style 
vulgairement appelé gothique, et «les prémices de la renaissance. 

La plupart des ornements extérieurs de cet hôtel se font remarquer 
par la légèreté et la coquetterie des sculptures si en vogue à l’époque 
de sa construction. Les fenêtres des mansardes, décorées chacune 
d’après des dessins différents, sont surtout d’un travail précieux. La 
tourelle, qui se détache en avant du principal corps de logis, est d’un 
aspect élégant et pittores«jue. 

Mais rien n’égalc la beauté «le la chapelle située sur le jardin : c’est 
un chef-d’œuvre du genre gothique, pour la délicatesse du travail et 
la perfection des sculptures. 

Les armes de Jacques d'Amboisc, ainsi que les attributs île son 
patron, représentés par des coquilles et des bourdons de pèlerin, se 
remarquent en plusieurs emlroits «le 1 hôtel de Cluny. 

Il y avait peu d’années «juecet liôtet était bâti, lorsqu’il devint, pen¬ 


dant qiic!«iue temps, la «lemeure de la veuve de Louis XII. Le séjour 
qu’y fit cette reine fut signalé par des circonstances trop curieuses 
pour ne pas être rappelées avec quelque détail. Louis XII mourut le 
1 er janvier 1515, trois mois environ après s’étre marié en troisièmes 
noces avec Marie «l'Angleterre. La couronne revenait, à «léfaut «1 hé¬ 
ritier direct, au duc «le \alois (franeois I ,r ); mais la jeune Marie, «i 
qui , selon Brantôme, tl ne tint pas d avoir des enfants , simula une 
grossesse, dans l’espoir «I être nomiuee regente de France. Tt rouloit 
sans doute pratiquer et esprourer le proverbe et refrain espagnol, qui 
dit: Nunca muger aguda murio sin herederos (jamais femme habile 
ne mourut sans héritiers). En effet, le duc de Valois lui-même, qui 
lui faisait une cour assidue, jouait auprès d’elle à se donner un maî¬ 
tre, de sorte «jue le mensonge «le Marie serait peut-èlre devenu une 
réalité, sans les remontrances et les conseils qui vinrent éclairer c<? 
prince. On lui fit observer « qu’il avait le jilus grand de tous les in- 
» térèts humains à jircinlre garde que la reine vécût chastement, bien 
» loin de la solliciter d’incontinence, puisque si clic avait un fils, 
» quand meme ce serait de lui, ce fils l empêcherait de parvenir à la 
» couronne et le réduirait à se contenter de la Bretagne, que sa 
» femme (la princesse Claude, fille de Louis \ 11) lui avait apportée; 


IV* FEl ILLE.— 6« VOL T RI. 










26 


LA RENAISSANCE. 


» encore faudrait-il, contre Tordre de la nature, qu'il en fit hommage 
» à son bâtard. » Cet avis parut ralentir les poursuites du duc de 
Valois; mais ce qui dut éteindre à jamais sa passion, ce fut la décou* 
verte de l'intrigue amoureuse que Charles Brandon, duc de Suffolk, 
entretenait avec la reine. Ce seigneur, qui l avait aimée avant qu elle 
devint l’épouse de Louis XII, et qui l’avait suivie en France en qua¬ 
lité d’ambassadeur d’Angleterre, sentit, à la mort du roi, se rallumer 
sa première flamme, et il allait souvent porter ses consolations à la 
jeune veuve, retirée à l’hôtel de Cluny. Ses visites ne purent échapper 
longtemps à la vigilance de son rival, qui finit par surprendre les 
amants en tète-à-tète. H fallut capituler, et le couple anglais fut con¬ 
traint d’accepter les conditions que lui imposa le duc de \ alois : Marie 
et Suffolk furent mariés à l’instant dans la chapelle de Thôtel, et re¬ 
prirent ensuite le chemin de l’Angleterre. 

Tel fut le dénoùmentde cette curieuse aventure, qui fit perdre à 
François I rr une maîtresse en lui faisant gagner un trône. 

Vingt et un ans plus tard, l’hôtel deCluny, que possédait déjà depuis 
plusieurs années la maison de Lorraine, vit célébrer une autre union 
non moins illustre, celle de Madeleine, fille de François I er , avec Jac¬ 
ques V, roi d’Ecosse. 

Voici dans quelles circonstances eut lieu ce mariage : Charles Quint 
vaffranchi la frontière de France, sous prétexte de défendre les 
droits de la maison de Savoie. Marseille était assiégée par un des lieu¬ 
tenants de l’empereur, tandis qu’un autre de ses généraux menaçait 
la Picardie. Paris était dans l’effroi. C’est alors que Jacques V (ainsi 
que le rapporte Moréri), « se souvenant des anciennes alliances de sa 
» nation et doses prédécesseurs, s’embarqua avec seize mille hommes 
» pour venir secourir François I fr , sans en être prié. » Ce dévouement 
chevaleresque devait toucher le roi de France, qui, pour acquitter 
sa dette de reconnaissance, accorda la main de sa fille au roi d’E¬ 
cosse. 

Environ trente ans après, l’hôtel de Cluny servit de refuge au cé¬ 
lèbre cardinal Charles de Lorraine, à la suite de sa ridicule échauf- 
fource de la rue Saint-Denis. Le 8 janvier 1505, ce prélat, revenant 
du concile de Trente, voulut faire son entrée triomphale à Paris, en¬ 
touré de ses abbés, de ses gentilshommes et de ses hommes d’armes. 
Le maréchal de Montmorency, gouverneur de Paris, résolut de profi¬ 
ter do cette occasion pour satisfaire son inimitié contre le cardinal en 
humiliant son orgueil. Sous le prétexte que le roi Charles IX avait 
défendu tout port d’armes dans la capitale, et quoique Charles de 
Lorraine fut affranchi de cette prohibition, le maréchal alla à sa 
rencontre, suivi d’une troupe nombreuse, pour disperser le cortège 
de son ennemi. Lorsque les deux partis furent en présence, le car¬ 
dinal voulut passer outre, et Ton en vint aux mains; après quelques 
minutes de combat, l’escorte du prélat se débanda, et Charles lui- 
même fut obligé de prendre la fuite et de se cacher sous le lit d’une 
servante, dans l’arrière-boutique d’un marchand de la rue Trousse- 
Vache. Le soir, à la faveur des ténèbres, il put gagner l’hôtel de Cluny, 
où il demeurait. Durant quelques jours, les soldats du maréchal pas¬ 
sèrent devant sa porte en proférant des injures et des menaces, de 
sorte que, ne se croyant pas encore en sûreté, le cardinal se retira à 
Meudon. 

Sous le règne de Henri III, des comédiens s’établirent à Thôtel de 
Cluny. C’était sans doute une de ces troupes récemment arrivées 
d’Italie, et dont les représentations attiraient une telle affluence, que, 
s’il faut en croire l’Etoile, les quatre meilleurs prédicateurs de Paris 
n'en avoient tous ensemble autant quand ils préchoient. 

Cette troupe fut bientôt contrainte de suspendre le cours de ses re¬ 
présentations, en vertu d’un arrêt du parlement du fl octobre 1584; 
et il est permis de penser que l’inconvenance d’un pareil établisse¬ 
ment dans une demeure ecclésiastique fut un des motifs qui provo¬ 
quèrent cet arrêt. 

Les nonces du pape ont souvent habité Thôtel de Cluny, surtout 
depuis Tan 1G04. Cette demeure devait, en effet, leur convenir, à 
cause du voisinage de la Sorbonne, où se tenaient les assemblées de 
la Faculté de théologie. 

Enfin, le 28 mai 1A25, l’abbesse de Port-Royal, Marie-Angélique 
Arnaud, vint s’établir dans cet hôtel avec scs religieuses : elles y res¬ 
tèrent jusqu’à ce qu’on leur eut construit un monastère, rue de la 
Bourbe. Dans la suite, une partie des religieuses retournèrent à l’an¬ 
cien couvent, situé près de Chevreusc, qui prit alors le nom de Port- 
Royal-des-Champs, pour le distinguer de la maison de Paris. 


I clssont les événements les plus importants qui se rapportent à 
1 hôtel de Cluny. Leur diversité avait fait croire à plusieurs histo¬ 
riens que cette maison u’avait pas toujours appartenu à l’abbaye de 
Cluny ; la preuve du contraire est aujourd’hui incontestable. Jusqu’à 
la Révolution, les abbés de cet ordre n’ont pas cessé d’en être pro¬ 
priétaires. 

Lors de la confiscation des biens du clergé, le cardinal de La Bo- 
chefoucault fut exproprié de Thôtel do Cluny, qui devint propriété 
nationale . Plus tard, les membres composant l'administration du dé¬ 
partement de la Seine aliénèrent cette maison, qui passa successive¬ 
ment en la possession de divers particuliers. 

II y avait déjà une douzaine d’années que le savant antiquaire, 
M. Alexandre Du Sommerard, avait transporté à Thôtel de Cluny sa 
riche et célèbre collcctioii d’objets d’art, lorsque le gouvernement, 
en 184.3, voulant fonder à Paris un Musée d’antiquités nationales, se 
rendit acquéreur de cet hôtel et de la collection qui s’y trouvait. La 
ville de Paris donna en même temps à TÉtat le palais des Thermes, 
qui dut faire partie du nouveau Musée. 

Grâce à cette acquisition, l’art possède un sanctuaire do plus, et la 
conservation de deux beaux monuments historiques est désormais 
assurée. 

Le fils de M. Du Sommerard, initié depuis lougtemps aux travaux 
et à la science de son père, fut nommé conservateur du Musée des 
Thermes et de i hôtel de Cluny : c’était à la fois un acte de justice et de 
reconnaissance envers la mémoire de Chomme qui, au prix des plus 
grands sacrifices et des travaux incessants d’une longue carrière, était 
parvenu à sauver de la destruction les admirables débris des siècles 
passés, et à répandre par ses écrits une nouvelle et vive lumière sur 
la science archéologique. 

Quelques mois seulement se sont écoulés depuis que l’État est pro¬ 
priétaire du palais des Thermes et de Thôtel de Cluny, et déjà le 
nouveau Musée est livré au public. D’importants travaux intérieurs 
ont été effectués pour approprier l'édifice à sa nouvelle destination ; 
dans le même temps on faisait à l’extérieur du monument des répa¬ 
rations urgentes: c’est ainsi qu’on a rétabli la galerie si délicatement 
sculptée qui orne la façade du bâtiment au-dessus du premier étage; 
c’est ainsi qu’on a restauré quelques-unes des moulures élégantes qui 
entourent les fenêtres, et qu’on a découvert, dans la chapelle basse, 
et rendu à son premier élut une délicieuse rampe d’escalier sculptée 
à jour. 

D’immenses salles, décorées des écussons aux armes du cardinal 
d’Ainboise, se sont ouvertes pour recevoir la collection de M. Du Som¬ 
merard, qui a pris un tout autre aspect depuis qu’elle n’est plus en¬ 
tassée à l’étroit dans un seul appartement accommodé aux besoins de 
la vie ordinaire. 

Cette collection est particulièrement riche en émaux . Un grand 
nombre remontent à l’époque byzantine. On y trouve des ouvrages 
capitaux de presque tous les maitres de Limoges aux xv»° et xvn e siè¬ 
cles. Les douze stations de la Passion de Léonard (de 1532 à 15fl0), 
formant douze plaques bombées, et les coupes de Jehan Courtois 
(de 1550), prennent place parmi les plus beaux morceaux de ce genre 
qui existent à Paris. 

Les poteries et les fluences de la collection méritent une mention 
toute particulière. On y remarque : la Vierge et l’enfant Jésus de Luca 
délia Bobbia; une magnifique tête de négresse de l'école de Faenza; 
beaucoup de plats de Bernard de Palissy, très-dignes de la réputa¬ 
tion de ce célèbre artiste. 

Les vitraux sont en grand nombre; on en distingue qui provien¬ 
nent du château d Ecouen ; plusieurs autres, dus aux écoles de Tro y es, 
d’Alsace et de Suisse, sont parfaitement composés et d'une belle con¬ 
servation. 

Les statues et statuettes forment une des principales richesses de ce 
Musée. Nous citerons: les enfants de François Flamand (Duquesnoy); 
une statue en marbre de Diane de Poitiers, provenant du château de 
Chaumont ; une magnifique vierge en ivoire du xiu* siècle; un grand 
nombre de figurines des maitres du moyen-âge, et surtout une figure 
panthie du Bas-Empire, morceau unique et d’un très-haut prix, 
trouve dans un tombeau sur les bords du Bhin. 

Plusieurs belles armures complètes et beaucoup d’armes curieuse¬ 
ment ciselées attirent l’attention des visiteurs, entre autres, l armure 
de Claude de Lorraine provenant du château de Joinville; un magni¬ 
fique bouclier ciselé du xvi* siècle; des trophées d armes sarrasines, 








LA RENAISSANCE. 


27 


richement damasquinées ; enfin, la paire d’étriers qui servit à Fran¬ 
çois I er à la funeste journée de Pavie. 

La collection renferme un bon nombre de tableaux anciens, inté¬ 
ressants surtout par les costumes et les scènes qu’ils représentent; 
nous mentionnerons le sacre du roi David et celui de Louis XII, 
peints sur deux grands volets de la fin du xv c siècle; un portrait de 
Diane de Poitiers, parle Primatice; un portrait de Charles-Quint, par 
Janet. 

Si nous avons réservé pour la fin de cette description sommaire 
l'article des meubles, c’est qu’en ce genre, le nombre et la variété 
des objets le disputent à la richesse de l’etécution. 

L'immense rétable provenant de l'abbaye d Everbodc en Belgique, 
excite dès le premier coup d’œil la surprise des artistes et des simples 
amateurs. Sous le point de vue historique, on ne voit pas avec moins 
d’intérêt : un fauteuil de René d’Anjou ; un lit de François I er , une 
armoire du xvi® siècle de l'abbaye de Clairvaux, admirablement 
sculptée; un secrétaire de Marie de Gonzague, reine de Pologne. 

Tel est le résumé succinct et bien incomplet des objets les plus 
intéressants de cette magnifique collection, qui s’est encore augmen¬ 
tée tout récemment de plusieurs émaux d’un très-haut prix, et de 
superbes bas-reliefs du xvi* siècle. 

L’ouverture du nouveau Musée a eu lieu le dimanche 17 mars der¬ 
nier, au milieu d’une affluence considérable. Les jours précédents, il 
avait été visité par M. le ministre de l’intérieur, par M. le directeur 
des beaux-arts, par la commission des monuments historiques, et par 
un grand nombre des députés et de pairs de France, qui tous ont fé¬ 
licité le conservateur de l’intelligente disposition et de l'habile or¬ 
donnance de ces curieuses galeries. 

Indépendamment de sa valeur au point de vue de l’art, ce Musée 
est encore une intéressante création sous le rapport historique. C’est 
en quelque sorte une histoire de France illustrée ; c’est un beau et 
glorieux livre toujours ouvert, et écrit dans un style merveilleux et 
facile pour tout le monde. On s’éprend aisément pour la Science 
quand elle se présente ainsi sous les traits séduisants, sous les formes 
gracieuses de l’Art. 

J. L. Belin. 


LE SALON DE PARIS DE I8U 

J'ai ce soir invoqué les Neuf Sœurs par trois fois; 

Avec avril naissant les Neuf Sœurs vont aux bois 
Cueillir la pâquerette et guetter l’hirondelle, 

Sans prendre aucun souci de ma verve rebelle. 

Fut-il jamais, lecteur, mortel plus malheureux? 
Chercher en vain des vers, avoir le cerveau creux, 

Le visage au plafond rester comme un cloporte 
Quand l’imprimeur est là qui m’appelle à la porte! 

_Allons! point de faiblesse ! — Allons! soyons bavard, 

Et, la plume à la main, laissons faire au Hasard! 
Écoute, ami : — suis-moi, sans quitter la bergère, 


Au milieu des tableaux dont le Louvre est rempli. 
Suis-moi, — connue autrefois, attentif et docile, 

Dans l’abime infernal Dante a suivi Virgile. 

Ne cherche pas d’abord les noms éblouissants 
Sur mon humble livret : non ; les rois sont absents. 
Ingres, fuyant l’arène en sou humeur altière, 

De paisibles chefs-d'œuvre orne à grand frais Dampierrc ; 
Eugène Delacroix, coloriste inspiré. 

Illustre les plafonds du Luxembourg doré. 

Calame nous délasse; Ary sur Faust médite 
Et peint dans sa prison les pleurs de Marguerite, 
lloute au jury! Préault est mis hors de combat! 

Ni Pradier, ni Paul Huet, ni Diday, ni Cabat. 

Charlet pense aux grognards dont il a fait l’histoire; 
David nous tient rigueur ; Decauips dort dans sa gloire; 
Meissonnier, qu’enviraient les vieux inaitres flamands, 
Esquisse au coin du feu quelques croquis charmants. 


I*leury n’a rien offert; Delaroche voyage; 

Dupré s’est arrêté dans un vert paysage; 

Roqueplan flâne et fume, oublieux du pinceau 
Qui dans son gai printemps nous a montré Rousseau. 
Cogniet ne concourt pas; Gleyrc, peintre et poète, 

À pour les doux loisirs négligé sa palette, 

Et Schnetz aux lauréats du pays paternel 
Enseigne les splendeurs du divin Raphaël. 

J'en passe et des meilleurs, — pléiade couronnée 
Que nous allions naguère applaudir chaque année. — 

Et pourtant le champ-clos est couvert de lutteurs! 

— Oui, je vois des vaincus, —mais où sont les vainqueurs? 
Que de grossiers bijoux pour quelques perles fines! 

Que de diamants faux! — Déjà tu les devines. — 

Sans pitié pour le Roi qu’il accueille à son bord, 

Eugène Isabey sombre en rade du Tréport. 

Riard de nouveau s’égare à travers la Norwége : 

Sa verve s’est éteinte à marcher dans la neige, 

Et, s’il en sort un jour, il brosse effrontément 
Des charges qui pour lui nous font rougir vraiment, 

En madrigaux princiers Winterhaltcr s’épuise : 

Il met du rose au duc, du rouge à la marquise; 

La soie est son étude, et, du train dont il court, 

Il deviendra bientôt le digne égal de Court. 

Dubutt'e est là, sans cesse entouré d'un cortège 
De robes de satin que le vulgaire assiège. 

Lepaulle est assommant et Ridault ennuyeux. 

Schopin a ravivé Manon et Desgricux. 

Henri Scheft'er sans doute est un talent sincère ; 

Mais pourquoi ses portraits? N’avons-nous pas son frère ? 
Yernet, après avoir signé durant trente ans, 

De Paris à Pékin, cent travaux éclatants, 

Se délasse à présent, et fait de la peinture 

Dont il dit en secret : « C’est bon pour la gravure! >» 

Johannot nous ramène au frais roman d’André. 

— Madame, allez le voir, le jeune homme adoré, 

Palpitant et craintif, près de sa bien-aimée, 

Respirer en tremblant son haleine embaumée : 

Ils parcourent ensemble un livre cher et doux 
Que la pâle maîtresse ouvre sur ses genoux. 

Elle se tait et lit ; lui se tait et soupire, 

Et l’ainour sur leurs fronts met un divin sourire! 

On est heureux, Troyon, devant votre forêt, 

Que pour aimer à l’aise un amant choisirait. 

Hédoin au premier rang va conquérir sa place; 

11 est vrai sans éclat, il est charmant sans grâce. 

Gudin porte la flamme au faubourg de Péra : 

Quel fracas! quel tapage! Encore un qui s’en va! 

Encore un chaud soleil qui s’efface et décline, 

Et s’abîme, éclipsé, dans la vague marine! 

Fiers ne peut plus monter. — Là, c’est Armand Leleux, 

Le vrai rival d’Adolphe : — ils triomphent tous deux! 
Savinien Petit, croyant ferme et sévère, 

Ose enlever Jésus au gibet du Calvaire : 

C’est l’œuvre d’un penseur, obscur et jeune encor, 

Mais l’avenir pour lui garde des palmes d’or. 

Le fier cheval, Dedreux ! comme l’œil étincelle! 

Le prince en a-t-il peur, qu’il est si mal en selle? 

Papety nous ravit par sa Tentation . 

Qui n’a pas un instant laissé par la Syrie 
S’envoler avec vous sa tendre rêverie, 

Marilhat? Qui n’a pas admiré vos tableaux? 

Mais lequel préférer? Ne sont-ils pas tous beaux? 

Voilà les yeux rêveurs et la main transparente, 

Et les cheveux d’ébène à la tresse odorante 
De celle qui souvent, du soir jusqu’au matin, 

Pâlit sur Origène ou sur saint Augustin : 

Hélas! Lehuiann. Dauzats aux dômes des mosquées 

THE GETTY RESEARC 















28 


LA RENAISSANCE. 


===== 


A pendu sou drapeau. Sur ses toiles musquées 
Hostcin — coquette erreur — verse un lait frelaté. — 

Van Spaendonck parmi nous e v st-il ressuscité? 

Qu’il serait bon de mordre à ces fraises vermeilles! 

Quelles fleurs! Redouté n’en a point de pareilles : 

Ne va pas, ne va pas exposer en plein air 

Ces raisins mûrs, Saint-Jean! —Les oiseaux y voient clair. 

Dévéria n’est plus que l’ombre de lui-même. 

Dans les champs de l'histoire aujourd'hui Gigoux sème, 
Pour récolter l’ivraie. Àlophe avec bonheur 
A quitté les crayons pour broyer la couleur. 

Qu'as-tu fait, Boulanger, de la fougueuse audace 
Qui traînait Mazeppa dans les déserts de glace? 

Qu’as-tu fait des coursiers qui, jeune et fier soldat, 
T’emportaient, blancs d’écume, au milieu du combat? 
Pourquoi donc obéir? tu peux parler en maître, 

Et tu n’as qu’à vouloir pour triompher et l’être ! 

Un avare, un vieillard, connue en a fait Metsys, 

Près d’un comptoir sculpté, maigre et hâve, est assis, 

Et sa main convulsive, aux doigts crochus et longs, 

Sur des joyaux sans nombre entasse des doublons, 

Une femme s’avance : elle est blonde, elle est belle, 

Et de sa gorge au vent la volupté ruisselle. 

Un poète la suit : puis derrière eux encor 
Se presse bruyamment un groupe altéré d’or. 

— Moi,j’ai la neigeaux seins! — Moi,j’aileluth d’ivoire! 

— Je t’ouvrirai mes bras! — Je chanterai ta gloire! — 
Langage immonde! — Hélas il est vrai, cependant. 
Toujours l’homme au veau d’or offrit un culte ardent, 

Et Couture a bien su, dans sa verve hardie, 

Rendre du cœur humain l’horrible maladie! 

Sous cet arbre aux rameaux courbés en parasol, 

Regardez ces époux étendus sur le sol, 

Les pieds dans le gazon, loin des bruits de la ville. 

Filer nonchalamment une innocente idylle. 

Le bouvreuil au zéphyr babille sa chanson ; 

Le firmament sourit; la paix règne au vallon. 

La Seine, à côté, roule, au travers des prairies, 

Parmi les peupliers et les herbes fleuries, 

Ses flots où l’horizon réfléchit son azur; 

Et là-bas, tout au fond, dans un bleu vif et pur, 

Derrière ces coteaux que le soleil couronne, 

Apparaît vaguement la grande Babylone. 

Poème harmonieux fécondé par Français! 

Il me manque une rime : — où la trouver? — Succès! 
Baron, qu’a-t-il donné? Giorgione Barberille 
Dans un cadre où l’esprit court, miroite et pétillé. 

Ce Parthénon fameux, le voilà relevé! 

C’est lui, tel qu’autrefois Ictinus l’a rêvé! 

Gloire à vous, Aligny, peintre vainqueur sans cesse : 

Vous méritiez de vivre aux beaux jours de la Grèce! 

Du mont des Oliviers, dans un suprême effort, 

Pâle, Jésus descend, triste jusqu'à la mort. 

Il descend à pas lents, l’œil au ciel, le front blême, 

Accablé de frayeur, doutant de Dieu lui-même, 

Les genoux défaillants, morne, le cœur navré, 

Vers ceux qui l’attendaient au bas du mont sacré. 

Mais il dorment tous trois, tous trois, Jean, Jacque et Pierre, 
Quand lui, pour leur salut, sanglotait en prière: 

Ils dorment, les ingrats, et sur eux, le Sauveur 
Abaisse un long regard voilé par la douleur. 

Ainsi Chasseriau, le noble artiste, exprime 
Ta dernière veillée, adorable Victime! 

Sainte création ! drame auguste et profond 
Gmirne, en leur libre essor, les inaitrcs seuls en font! 

Diaz de l Oricnt nous traduit les féeries, 

Et jamais les splendeurs de ces fables chéries 
Qu'à nos aïeux si bien contait monsieur Galland, 

N ont brillé d’un éclat plus fin ni plus charmant. 


Si j’avais, ô Corot, la plume aimable et douce 
Du pastoral Gessner, je dirais, sur la mousse, 

Celte brune indolente aux yeux pleins de langueur, 

Qui semble écouter battre et soupirer son cœur. 

Elle est là, mi-couchée, en sa muette ivresse, 

Delà senteur des bois embaumant sa paresse, 

Tandis qu’un peu plus loin, sous les arbres touffus, 

Une autre sur le luth chante un hymne à Vénus. 

Je sens, à contempler ce verdoyant bocage. 

Le parfum des gazons, la fraîcheur de l’ombrage, 

Et je songe à ces temps où, par les prés d'Endor, 

J’allais avec l’amour cueillir des bouquets d’or! — 

Meyer sur l’Océan, dans la trombe et l’orage, 

Sait, en pilote habile, éviter un naufrage. 

Adrien Guignct, Bard, Pérignon, Champmartin, 

Glaize, Thuillier, Couder, Wattier, Vidal, Jadin, 

Chacaton !... 

— Oh! madame, en vérité, j’abuse 
De la pitié qu’ici vous avez pour ma muse. 

Et moi qui, tout à l’heure, en vers plaintifs et lourds, 

Jurais de ne pouvoir accoucher d’un discours, 

Ai-je, malgré Phébus, assez rimé des phrases, 

Et, comme un forgeron, tordu des périphrases? 

Oui, mieux qu’un orateur à la Chambre vanté, 

J’ai pétri, sans broncher, un article empâté. 

Quel triomphe! — Pourtant, qu’auriez-vous dit, lectrice, 

Si j’avais jusqu’au bout poussé votre supplice, 

Jugé tous les tableaux, et décrit, traits pour traits, 

Les plans et les pastels, sans compter les portraits? 

I « 

On m’affirmait hier — est-ce un fait authentique? — 

Qu’en un souterrain, froid à rendre pulmonique 
Un Hercule taillé dans un bloc de granit, 

La blanche statuaire avait logé son nid. 

Mon âme, à ce récit, de terreur fut saisie, 

Car je crains fort le rhume et la paralysie, 

Et, peureux, je n’ai point — je l’avoùrai sans fard — 

Osé braver la mort par pur amour de l’art. 

D’ailleurs vous êtes lasse à présent, je l’espère, 

De ce dénombrement à la façon d’Homère; 

Et vous m’excuserez, si, pour mettre en repos 
Mon honneur ombrageux, j’ajoute en quatre mots 
Qu’au salon la Nature a terrassé l’Histoire. 

Donc, nous finirons là tous deux, veuillez m’en croire, 
Sans de plus longs détours, fatigants à chercher, 

Vous, pour aller au bal, et moi, pour me coucher. 

nciRi Veixot. 


BIOGRAPHIES CONTEMPORAINES. 

LE SCULPTEUR P.-J. DAVID. 

I. 

A côté du jardin du Luxembourg et du jardin de l’abbaye des Car¬ 
mes, sous un double rideau de feuillages, dans l’une des rues les plus 
paisibles du tranquille faubourg Saint-Germain, s’élève une maison 
de simple et modeste apparence, où vit retiré dans son atelier, comme 
un roi dans sa cour, Pierre-Jean David, statuaire. 

Franchissez ce seuil vénérable sur lequel Paris, la ville orageuse, 
vient briser scs mille bruits, ce seuil qu’ont dépassé tous les grands 
hommes de ce siècle pour en sortir plus grands encore, Lamennais, 
Chàtcaubriand, Béranger, Victor Hugo, Lamartine, Arago, de Hum- 
boldt : ils v sont entrés mortels, et ils en sont revenus dieux. 

4 9 

C’est un endroit calme et solennel qu’un atelier de sculpture : ces 
grandes salles nues, où le jour vient d'en haut, semblent nous avertir 
«pic nous mettons les pieds dans une église de l’art. Des masques, des 


INTERNET ARCHIVE 
















LA RENAISSANCE. 


29 


moulures, des fragments copiés de la colonne Trajanc, une vaste m⬠
choire de mastodonte, sculpture naturelle des âges antédiluviens, 
des ébauches, des pierres à demi revêtues de pensées, des terres puis¬ 
samment pétries, et dont commencent à sortir des formes encore va 
gués, de blancs fantômes de marbre, qui semblent s’être levés pour 
vous recevoir, voilà ce qui frappe en entrant vos yeux étonnés. L’hôte 
de ces lieux, le père de cette famille de Titans, est un homme de 
taille moyenne, en blouse bleue, simple et bon, qui cause familière¬ 
ment avec scs amis; aux jours de vacances, deux enfants, Robert et 
Hélène, frère et sœur de ces demi-dieux qui touchent le plafond de 
leur tète sublime, jouent sagement avec les lourds ciseaux. Madame 
David, petite-fille de Larévcillèrc-Lépaux, conseille l’artiste avec son 
cœur. C’est au milieu des plaisirs graves et des enseignements câlines 
de la famille, que Pierre-Jean David compose tous ses ouvrages. 

La vocation de l’artiste pour le genre sévère et la sculpture héroï¬ 
que s’est décidée de très-bonne heure. Dès 1812, David, encore 
jeune, était en Italie : les molles ardeurs de ce ciel embrasé, les dan¬ 
ses voluptueuses des Biles de Naples, l'exemple de Canova, dont il 
gagna bien vile l’amitié, tout conspirait à la fois pour tenter son ima¬ 
gination. Il résista pourtant; ces mille séductions enivrantes ne purent 
rien contre la résolution déjà affermie dans le cœur de l’artiste : Da¬ 
vid avait promis d’ouvrir à la statuaire une voie nouvelle. Tout en 
admirant la grâce et la finesse des œuvres de Canova, il fut attristé 
de leur insignifiance. Ce n’était pas ainsi que notre jeune statuaire 
français comprenait l’art au xix* siècle; il sentait qu’après la philo¬ 
sophie de Jean-Jacques Rousseau il fallait être sérieux, et qu’après 
la révolution il fallait être grand. Il le fut : ses premiers pas marquè¬ 
rent hardiment le but où il tendait ; dès 1818, on scellait sur le pont 
de la Concorde cette colossale statue de Coudé, fiére comme la gloire, 
terrible comme l’orage. 

Inscrire, même sous forme de catalogue, toutes les œuvres ma¬ 
gistrales qui ont vu le jour dans cet atelier depuis une vingtaine 
d’années, serait une charge de longue haleine; bas-reliefs, frontons, 
statues, bustes, médaillons, médailles, le statuaire David a tout atta¬ 
qué et tout surmonté. Quelque diversité qui règne dans ces nombreux 
ouvrages, on y reconnaît toujours le même caractère et la même idée 
fixe. David a surtout embrassé la statuaire au point de vue de l’ex¬ 
pression : Le Pugct est son homme; le mouvement est dans sa nature; 
la passion en art a besoin de se poser sur la force et sur la beauté; 
David s’étudia à les réunir. Non content de satisfaire aux conditions 
matérielles de la statuaire, il voulut, en outre, l’investir d’un carac¬ 
tère moral ; il fut sévère envers son ciseau. Comme d’autres, il eût pu 
vendre sa main à toutes les idées, à toutes les causes, à tous les par¬ 
tis, à tous les événements; il ne le voulut pas. Rattacher Part aux 
grands hommes et aux grandes choses; ne confier à l’immortalité de 
la pierre que ce qui est vraiment digne de vivre; mettre sa con¬ 
science à la hauteur de son talent, telle fut la règle inexorable que 
suivit M. David depuis son entrée dans la sculpture. La France, I Eu¬ 
rope, le monde lui doivent plusieurs monuments : à Missolonghi, le 
Grec vous montre un tombeau sur lequel une jeune fille épelle avec 
le doigt ce grand nom bolzaris, au-dessous on lit cet autre nom : 
David. L’Allemagne a reçu de notre statuaire les bustes de Goethe, de 
Humboldt, de Berzelius, de Tieek; 1 Amérique montre avec orgueil sa 
statue de Jefferson; partout où il y a eu des grands hommes, surtout 
des hommes aimant leur pays et la liberté, la main de David est là 
qui essaie d’éterniser leur mémoire. 

La France est un musée rempli de ses œuvres; nous ne finirions 
pas si nous citions toutes les villes où il a semé le marbre et le brome 
avec un luxe inépuisable. A Rouen, il donne Corneille; à Cambrai, 
Fénélon ; à la Ferté-Milon, Jean Racine; à la ville d’Aix, son roi René; 
à Montbéliard, Cuvier; à Béziers, Paul Biquet; à Paris, Foy, le ma¬ 
réchal Lefebvre, Armand Carrel, qu’il ressuscite sur leurs tombeaux ; 
à bien d’autres villes bien d’autres monuments. Pour peu que les 
jours lui soient accordés, cet infatigable artiste aura réalisé a lui seul 
le vœu de Tacite: au milieu de ce peuple d hommes petits et affairés, 
qui passent, s’agitent et disparaissent, il aura placé dans nos grandes 
villes un autre peuple immortel, toujours digne, peuple de géants et 
de héros, qui exciteront nos fils à leur ressembler. 

C’est d’ici, de cet atelier de la rue d’Assas, que sont partis presque 
tous les ouvrages de David ; comme ces aiglons qui abandonnent 
l’aire dès qu’ils sentent la force de leurs ailes, statues, bustes, groupes 
monumentaux, tout s’en est allé à son heure pour se disperser çà et 


là. 11 n’est resté dans ces lieux que la puissance créatrice du maître. 
En furetant nous découvrirons encore, dans des coins de l’atelier, 
quelques restes des derniers ouvrages de l’artiste : voici, entre au¬ 
tres, une esquisse du monument de Bichat, frêle ébauche de terre qui 
demeure la comme un souvenir. Dans ces derniers temps, le génie 
de David a pris une direction de plus en plus éclairée. Le statuaire 
comprit qu un monument ne devait pas seulement s’adresser à 
I homme, mais encore à I idée que cet homme représente. Du haut 
de ce nouveau point de vue, 1 horizon recule, la missiou de l’artiste 
s agrandit. Dans 1 hommage rendu à Bichat, le célèbre auteur du 
Traité de la ci e et de la mort, David a voulu élever un monument à la 
physiologie; dans la statue de Cuvier, il a eu I intention de célébrer 
la géologie, dont Fauteur des Recherches sur les ossements fossiles 
était le fondateur: la science à propos d un savant. Dans sa statue de 
Gultemberg 1 artiste n’a pas seulement cherché à reproduire 1 inven¬ 
teur de l’imprimerie, mais l’auteur des révolutions futures dont la 
presse devait être l’instrument, le fiat lux par lequel les ténèbres de 
l’ignorance ont été dissipées et la lumière s’est étendue à toutes les 
classes. Le Philopœiuen n’est pas un Grec, c’est la Grèce; l’artiste a 
voulu exprimer dans le marbre le dernier soupir de la liberté d’un 
grand peuple. Remontant sans cesse de Fhomme au sentiment qui 
s’y rattache, il a sculpté la Marseillaise dans Rouget de Flsle et le dé¬ 
vouement révolutionnaire dans la charmante statue de Barra. Denys 
l’apin sera bientôt pour M. David l'occasion d’un nouveau monu¬ 
ment, érigé à I industrie, celte force moderne qui promet de chan¬ 
ger la face du monde. 

Lue telle conception devait entraîner des changements dans la ma¬ 
nière du sculpteur. David n’a jamais pensé que l’art, le sien, surtout, 
fût une copie de la nature. Les procédés matériels par lesquels on 
s’efforce de physionotyper le visage humain n’ont jamais excité que 
son mépris. Il a toujours soutenu que la nature avait besoin d’ètre 
moulée à travers le cerveau de l’artiste. Toutefois, entraîné par le 
louable désir de conserver à chaque figure les caractères individuels 
qui la distinguent, il attachait peut-être trop de valeur, dans les 
commencements, à des détails de costume selon nous puérils. L’artiste 
s’est réformé lui-même à cet égard, nous allons dire dans quelles 
circonstances. M. David était en voyage; il charmait la longueur de 
la route par la lecture du dernier ouvrage de M. Victor Hugo, le 
Rhin. Les beautés poétiques dont ce livre abonde, les attaques aux¬ 
quelles Fauteur était alors en butte dans les journaux, font naître 
dans le cœur du statuaire le désir d’une réparation : —Je le vengerai ! 
s’écrie-t-il. De retour dans son atelier, David examine l’ancien buste 
qu’il avait fait d’après la réalité : — Ce n’est pas cela! dit il en se¬ 
couant la tète. Aussitôt il se remet à l'ouvrage; il commence par 
déshabiller son buste; le ciseau fait disparaître la cravate, le gilet, le 
col d'habit et tous les autres accessoires (pii affligeaient les amis de 
Fidéal ; sans rien changer à la ressemblance, l ame de l'artiste répand 
sur la figure du poêle un caractère immense et fatal, quelque chose 
de dantesque, en un mot l’impression de sa lecture. Dans l'audace de 
son admiration, le statuaire se fait postérité; sur ce vaste et noble 
front il pose la couronne des grands poètes, la couronne du Tasse et 
de Pétrarque. Cela fait, cette pensée écrite dans le marbre, c’est-à- 
dire dans l’éternité, David croise les bras et regarde. — L’auteur du 
Rhin était vengé. 

Ce n’est pas Fhomme que l'artiste, et partant le statuaire doit se 
proposer de traduire, c’est Fidéal de l’hoiume. L’avenir se souciera 
peu de savoir comment Victor Hugo mettait sa cravate, comment 
Cuvier portait son col de chemise, de quelle manière Béranger ajus¬ 
tait ses lunettes. L’art du sculpteur est au contraire de dégager son 
modèle de scs formes transitoires et mesquines pour le revêtir des 
formes éternelles de la pensée. I n buste, une statue n’est pas même 
un portrait, c’est une glorification de l’homme dans le marbre. Quand 
Bossuet s’écrie en parlant du prince de Coudé . « Je ne veux rien 
voir en vous de ce que la mort y efface! » Bossuet se place au vrai 
point de vue de l’artiste; le statuaire doit, comme l’orateur, donner 
à l’image de son héros des traits immortels, changer cette enveloppe 
fragile qu’un souffle détruit, en une chair incorruptible, une chair de 
bronze ou de marbre, sur laquelle rayonne l’âme en caractères visi¬ 
bles. Le ciseau du vrai sculpteur fait passer son modèle à une nouvelle 
existence, il le transporte du monde réel dans un autre monde idéal ; 
vivant, il l’immortalise; mort, il le ressuscite. M. David place lui— 
même son art à cette hauteur-là. C est dans la lecture d’un auteur 



















30 


LA RENAISSANCE. 


qu’il cherche à comprendre les traits de son visage : le livre lui expli¬ 
que I homme. A-t-il rencontré dans un écrivain quelque sentence 
profonde, quelque trait de génie, il s’en inspire, et cherche à les 
transformer dans sa langue. Ouand David traitait l'attitude guerrière 
du prince de Coudé, il croyait entendre à ses oreilles la grande voix 
de Bossuet, prononçant du haut de la chaire ces paroles tonnantes : 
« Le voyez-vous, comme il vole ou à la victoire ou à la mort! » C’est 
avec cette phrase que l'artiste a fait sa statue. 

Ce point de vue d'apothéose, le seul qui soit vraiment digne de la 
statuaire, entraîne la nécessité d’exagérer dans le marbre les propor¬ 
tions de la vie. Des êtres qui n’appartiennent plus au temps, ni à la 
nature, ont le droit de revêtir à nos yeux une grandeur surhumaine. 
En 1829, David était en Allemagne; il passa une quinzaine de jours 
à W eimar dans la maison meme de l'auteur de Faust. C’est au milieu 
du commerce le plus intime qu’il entreprit le buste de Wolfgang 
Goethe. Les mœurs tilauiques du modèle qui vidait de quart-d’heure 
en quart-d’heure une vaste coupc de vin du Rhin , sa conversation 
tour à tour gaie et sublime, la tournure gigantesque de ce génie ren¬ 
fermé dans une tète cyclopéenne, tout concourut à éblouir les yeux 
de l’artiste et à lui représenter son héros avec des dimeusions fabu¬ 
leuses. La terre manquant sous ses doigts pour achever le buste, 
David acheta à un obscur sculpteur de la ville un ouvrage commencé, 
qu’il détruisit et dont il remania la matière. Enfin, le buste de Goethe 
sortit du travail de renfantement; il était colossal. La duchesse do 
Saxe-W ciinar, femme sévère et imposante, vint pour visiter l'ouvrage 
du statuaire français; elle le regarda quelque temps en silence : — 
C’est très-beau, dit-elle, mais pourquoi l’avez-vous fait si grand? — 
Je ne sais, répondit naïvement l’artiste, tuais je l’ai vu comme cela. 

II. 

L'histoire est pour le statuaire David un martyrologe où il cherche 
sans cesse des traits de vertu ou de génie à illustrer dans le marbre; 
son respect pour les grands hommes va jusqu’au fanatisme : <« Ce sont 
mes saints!» s’écrie-t-il. Quand on sc montresi digne de les compren¬ 
dre et de les interpréter, on est bien un peu de leur famille. Son 
ciseau s’attaque surtout aux écrivains vivants : il aime à les saisir au 
moment où l’inspiration les visite, sachant bien que la pensée c’est 
l'homme, et que la ressemblance est dans le caractère de la figure. 
Eu posant pour son buste, M. de Chateaubriand dictait son discours 
sur la liberté de la presse. 

Nous ne parlerons qu’en courant de cette galerie de médaillons 
célèbres, dans laquelle M. David a l'heureuse idée de faire entrer de 
jour en jour tous les hommes distingués de son temps à mesure qu’ils 
se forment. C’est l'histoire biographique du dix-neuvième siècle con¬ 
servée en bronze. 

Sa galerie de bustes s’augmente chaque jour de quelque nom glo¬ 
rieux : Lamennais, Réranger, Rossini, Arago, de liumboldt, Paganini, 
le colonel Moncey, Casimir Périer, tous les arts, toutes les pensées y 
ont leur place. David n’a pas voulu y admettre le prince de Talley- 
rand. 

Au milieu de cette pléiade de bustes, dont les plus connus sont 
encore ceux de Casimir Delavigne, de Jérémie Bentham, de made¬ 
moiselle Mars, dont le dernier fait est celui de Balzac, —j’en passe, 
et des meilleurs, — arrêtons-nous devant les deux frères et les deux 
rivaux, André et Marie-Joseph Chénier. M. David se trouvait partagé 
entre ces deux gloires; si l’une a toute son admiration d'artiste, l'autre 
a toutes scs sympathies de citoyen. Les opinions de David (d’Angers) 
sont connues : il aime le peuple. Marie-Joseph Chénier, ce poëte qui 
donna un théâtre à la révolution et une hymne à nos armées, Marie- 
Joseph Chénier est sou homme. Il eût pu dire comme l'autre David 
disait de son ami : Je l'ai peint du cœur. Ce que le statuaire admire 
surtout dans Joseph Chénier, c’est cette fermeté de conviction iné¬ 
branlable, c’est le grand caractère de cet homme resté républicain 
après la république. Nos députés viennent de voter des honneurs à la 
mémoire du général Bertrand, pour son dévouement envers l’empe¬ 
reur; nous connaissons quelque chose d’aussi grand que la fidélité à 
un homme, c’est la fidélité à un principe. Marie-Joseph Chénier 
mourut fidèle à sou idée. M. David s’est aidé, pour la ressemblance, 
d’un portrait à I huile, exécuté par le grand peintre du même nom; 
la tète est magnifique. La main exercée du sculpteur a su donner au 
poète héroïque une sorte de seconde vue qui lui montre la liberté 


dans l’avenir. Le dessin de cette belle figure est fin et ferme; on y 
trouve au plus haut degré le sentiment uni à la forme, et le mouve¬ 
ment dans le repos. La publicité n’a pas encore levé le voile qui cou¬ 
vre, dans l’atelier de M. David, ce dernier ouvrage. Le buste de M. de 
Balzac, également inconnu, exprime tout le caractère du romancier, 
la puissance, l’esprit d’observation et la verve rabelaisienne. 

Nous avons connaissance d’autres travaux qui sont destinés à voir 
le jour : la statue colossale de Jean Bart, pour la ville de Dunkerque, et 
le inonuinentdu général Joubert, pour le cimetière du Père-Lachaise. 
Ces deux compositions magistrales donnent aux grandes qualités de 
David, l’énergie et la passion, le moyen de s’exercer à leur aise. Le 
général Joubert, atteint d’un coup mortel, sur son cheval, penche; 
tandis qu’un Espagnol barre le passage avec son tromblon. Cette der¬ 
nière figure est l’obstacle dans toute sa force; c’est le sentiment na¬ 
tional qui se dresse contre l’invasion et qui lui dit : Tu n’iras pas plus 
loin! Ce groupe doit cire exécuté en marbre; le second ouvrage est 
promis au bronze. Jean Bart, ce démon des mers, descend sur uu 
vaisseau ennemi, etappcllc avec son sabre, comme avec une voix, ses 
marins à l’abordage. Cette statue sera, pour l’action et la mâle fierté 
du style, le pendant naturel du grand Coudé. 

M. David sait puissamment jeter du drame dans la pierre : sa main 
fait frémir le nerf et palpiter le muscle avec une ardeur incomparable. 
Cette qualité lui vient de son caractère et des événements. Toute sa 
vie David a été un homme de lutte. Jeune, il a eu à combattre la mi¬ 
sère ; quelques personnes se souviennent encore de l’avoir vu se ren¬ 
dre en sabots et en bonnet de laine à I ccole d’Angers pour y recevoir 
les premières leçons de cet art du dessin, qu’il a conduit si loin dans 
ses ouvrages. A Paris, il mangea le pain dur et amer de l’apprentis¬ 
sage. Dès qu’il eut l’âge d’homme, il se révolta contre l’empire, et, à 
l’exemple de Marie-Joseph Chénier, refusa de voir celui qu’il nommait 
dans sa pensée le conquérant de la France. Plus tard, il combattit la 
restauration avec son ciseau. Nous le retrouvons encore, la révolution 
de juillet faite, dans les rangs de l’opposition sévère. Un tel homme 
ne pouvait manquer de transporter à l’art se» convictions. David tra¬ 
vaille pour les masses; ce n’est pas une raison à ses yeux de négliger 
la science du dessin qu’il possède en maître, ni toutes ces suprêmes 
conditions de la forme, sans lesquelles il n’y a pas d’art; il regarde, 
en effet, comme un devoir de parler grandement et correctement la 
langue du statuaire à ce peuple du xix* siècle, qui a pris la Bastille et 
qui a vu les Pyramides. 

Son ciseau s’est exercé, et avec un succès remarquable, dans des 
genres moins sérieux. Tout le monde connaît cette charmante idylle 
de marbre qui a été traduite en vers par M. Sainte-Beuve. Un bel 
enfant joufflu comme un amour, suspend ses mains à une branche 
de vigne, pour atteindre une grappe de raisin qui pend au-dessus de 
sa tète. Mais l artiste tient à glisser une idée morale dans les compo¬ 
sitions les plus naïves et les plus légères; derrière le talon de l’enfrint, 
qui s'apprête à mordre dans la grappe avec ses dents fines et gour¬ 
mandes, rampe dans 1 herbe une vipère aux blessures mortelles. Cet 
enfant a été pris sur nature; c’est le jeune Robert, le fils du sculp¬ 
teur. — On connaît également ces deux belles et gracieuses figures 
du Louvre : la Justice et l'Innocence, dignes de figurer en face des 
cariatides de Jean Goujon. 

Les instants que le travail n’occupe pas sont consacrés par M. David 
à la recherche des hommes et des monuments curieux. L’artiste va 
quelquefois furetant à travers les rues. Un jour qu il déjeunait sur les 
boulevards, dans un café, il voit entrer un vieillard à moustaches 
épaisses et a figure militaire. Cet homme demandait l’aumône; on 
l’éconduisit rudement; il so retira en dévorant une larme. L’artiste 
le suivit. Le vieux soldat entra dans une allée étroite, monta un esca¬ 
lier roide et sombre, et referma sur lui la porte d’une petite chambre. 
M. David glissa sous la porte une pièce de cinq francs; il revint quel¬ 
ques jours après; ce n’était plus ce seuil taciturne et solitaire qui 
convenait à la retraite du pauvre vétéran; une famille, nouvellement 
emménagée, faisait retentir l’escalier d’éclats de rire et de voix d’en¬ 
fants. — Et le vieux? demanda H. David. — Il est mort. — Ici? — 
Non, à l’hôpital. Il était si malheureux! Il avait un fusil d’honneur 
qu'il eut pu vendre; mais il ne voulut jamais y consentir. L hiver 
l a tué. —C’est ce vieux grenadier inconnu que Pierre David a placé 
sur son fronton du Panthéon. 

Le commerce intime de Jean-Pierre David avec les poètes et les sa¬ 
vants étrangers, comme avec les principaux auteurs de noire grande 





LA RENAISSANCE. 


31 


révolution, lui n fourni le moyen d’écrire une foule de notes très- 
curieuses, qui serviront peut-être quelque jour à un ouvrage. En 
voici une, tracée au crayon dans le fond de son chapeau, près du lit 
de Barère. Le conventionnel, malade, racontait à l’artiste : « J’ai 
sauvé la vie à Louis David au 1) thermidor; je lui dis : — Ne viens 
pas à cette séance! tu n’es pas un homme politique, tu te compro¬ 
mettras. En effet, je suis sur qu’il aurait voulu monter à la tribune 
pour défendre Uohespierre. Souvent à Bruxelles, quand je me trou¬ 
vais chez lui, il disait aux personnes présentes, en me montrant : — 
Je dois la vie à Barère! » Nous aimons à transcrire encore la note sui¬ 
vante, qui rentre si bien dans l’esprit de l’art : « Un jour, continuait 
Barère, je me trouvais à un diner avec Mirabeau et d’autres hommes 
de l’Assemblée constituante. Mirabeau dit à Barnave :—Tu n’as rien 
d’inspiré dans la tète, tu n’as pas un Dieu en toi! — Pourquoi cela? 
lui dit Barnave. — Parce que tu as le regard trop fixe : tu es tout 
mathématiquement froid. » 

La révolution française est pour David une épopée; c’est là que le 
statuaire aime à chercher des sujets pour ses ouvrages. 11 rencontre 
un jour parmi les actes de la Convention un décret qui décide que 
Louis David est chargé de représenter le trait héroïque de la mort 
du jeune Barra. Ce décret n’avait pas reçu son exécution ; les événe¬ 
ments, dont le souille rapide entraînait alors les hommes et les choses, 
avaient obscurci la mémoire du tambour républicain et emporté ail¬ 
leurs la main de l’artiste. A cette lecture, le cœur du statuaire frémit 
d’enthousiasme : Moi aussi, s’écrie-t-il, je suis David ! moi aussi, 
j’aime le dévouement de ce jeune homme qui est mort pour une 
idée! Ce que le peintre David n’a pu faire, David sculpteur le fera. Il 
avait la toile, j’ai le marbre. Console-toi, Barra, tu auras ton monu¬ 
ment ! — Cette statue était destinée au Panthéon, où elle n’entrera 
peut-être jamais. 

Depuis que les artistes dont la réputation est faite se dispensent 
d’exposer leurs œuvres au salon, il devient nécessaire de les suivre à 
l’ombre de leur atelier. Celui de David est, du reste, une exposition 
continuelle, où le nombre des visiteurs est remplacé par la qualité. 
Notre statuaire compte pour amis tous les hommes célèbres de ce 
temps-ci; M. de Chateaubriand lui a consacré une belle page dans 
ses mémoires inédits; M. Victor Hugo lui a adressé des vers mémo¬ 
rables; M. de Vigny lui écrivait en tète d’un exemplaire de ses ou¬ 
vrages : 

A vous, qui soufflez une âme 
Dans les flots du bronze en flamme; 

Vous, dont la puissante main 
N’a pas d’entreprises vaines; 

Vous, dont le marbre a des veines 
Où coule le sang humain. 

M. David entretient aussi des rapports d’amitié avec les physiolo¬ 
gistes, les voyageurs, les astronomes, les naturalistes; il a compris 
que de nos jours l’art devait se rattacher à la science. Nous nous 
souvenons de l’éloge que faisait devant nous un célèbre médecin, 
31. Serres, en revenant de visiter l’atelier du sculpteur: — «David 
est un fidèle interprète de la nature ; je ferais de l’anatomie sur ses 
ouvrages. » 

Il nous reste à dire un mot de scs doctrines et de scs idées sur l’art. 
David veut que l’art cherche la beauté, mais il tient à ce que cette 
beauté renferme une idée morale, populaire, utile. Il faut s’entendre 
sur ce mot : l’utilité de l’art n’est pas celle de l’industrie. Pierre-Jean 
David ne demande pas qu’on fasse jamais des tabliers avec des toiles 
peintes, ni des chaudrons avec des statues de bronze; ce n’est pas 
cela. Seulement, il croit que, dans notre epoque éminemment sérieuse 
et préoccupée de l’avenir, l’art, pour être fort, pour être puissant, 
pour être durable, doit revêtir un caractère philosophique. Il veut 
aussi que l’art soit national, qu’il se rattache aux nobles instincts et 
aux nobles passions de liberté qui tourmentent les sociétés modernes. 
Il ne craint pas de se séparer, a cet égard, d'un grand poète qu’il 
aime et dont les conseils pleins d’autorité sont venus plus d’une fois le 
trouver dans sa solitude. 


Donne donc à ta ville, ami, ce grand exemple, 

Que, si les marchands vils n’entrent pas dans le temple, 

Les fureurs des tribuns et leur songe abhorré 
N’entrent pas dans le cœur de l’artiste sacré. 

David a lu, admiré et remercié; mais il est demeuré dans sa con¬ 
viction.— « Comment voulez-vous, nous disait-il, que je n’aime pas 
mon pays et que je ne haïsse pas ceux qui l’abaissent? Si je cessais 
d’être citoyen, je cesserais d’être homme et d’être artiste : voilà mon 
dernier mot. » Tout en reconnaissant et en publiant lui-même le 
mérite de certaines statuettes gracieuses, il croit la sculpture née pour 
de plus grands sujets, pour des monuments qui instruisent et qui ci¬ 
vilisent. L’art pour l’art ne le satisfait pas; il craint que le beau, à 
force de se mirer lui-même dans son image, ne devienne quelque 
chose de précieux et de frivole, une petite fleur, et voilà tout. David, 
comme Béranger, veut l’art pour le progrès, l’art pour l’humanité; 
le beau est fait, dans sa pensée, pour revêtir le vrai. Il ne comprend 
rien en art aux doctrines d’égoïsme et de jouissance sensuelle: nous 
allons, du reste, cherche à achever son idée dans une langue qui est 
aussi la sienne; car, comme le disait naguère un de nos amis, l’ar¬ 
tiste doit être poète : 

A quoi bon, disent-ils, faire marcher le monde 
Comme un vaisseau trop lourd qui lutte contre l’onde? 
nélas! nous ignorons si nous serons demain 
De ce morne troupeau qu’on nomme genre humain ! 

Puisque tout en vient là, puisque rien ne demeure, 

Puisque le temps va vite et qu’il faut que l’on meure; 
Choisissons donc plutôt un coin que Dieu bénit 
Pour y chanter à l’ombre et bâtir notre nid. 

Ne nous occupons pas de ce que font les autres; 


N’allons pas à ce jeu fatiguer notre épaule, 
Tournons-nous au plaisir comme l'aimant au pôle, 

Et puis, un jour quand l’âge aura jauni nos fronts, 

Sans avoir fait de bruit doucement nous mourrons. 

— Non! ce n’est pas ainsi que tu parlais à Dante, 

Muse des temps chrétiens, ô muse indépendante! 

Tu lui disais alors : « L’œuvre reste ici-bas, 

Artiste, si du moins l’homme ne reste pas; 

Poursuis modestement et rudement ta lâche 
Celui qui ne fait rien dans ce monde est un lâche! 

Ne t’inquiète point; l'honunc meurt sans finir, 

Et nous sommes déjà dans ce qui doit venir. 

Travaille donc pour ceux qui seront par la suite; 

Le temps dévore tout sans cesse dans sa fuite, 

Mais ce faucheur ailé qui poursuit son chemin, 

S’il abat d’un côté, sème de l’autre main. 

Bien ici n’est perdu de ce que l’âme fonde ; 

Les générations qui viendront sur le monde, 

Si vous avez souffert, si vous avez aimé, 

Becueilleront le fruit que vous aurez semé! 

Ne t’embarrasse pas des hommes qui nous mènent, 

Ni de ce que les ans dans leur courant entrainent : 

Les ans n’enlraineront rien de 1 éternité 
Ni de ton œuvre â toi, puissante humanité! 

’ David, vous qui tout jeune, étant en Italie, 

Sous un ciel d’outremer à l’ardeur amollie, 

Avez abandonné comme un roi qui s'en va 
Le beau futile et vain que suivait Canova ; 

Sur l’avenir de l’art, votre étude suprême, 

J’ai dit ce que parfois vous m’avez dit vous-même 
Debout et gravement, lorsque dans l’atelier, 

Nous causions vous et moi, le maître et l’écolier! 

Ali'ronse En vu h ms. 


Ne laisse pas toucher ton marbre par la lime 
Des sombres passions qui rongent tant d’esprits. 
Michel-Ange avait Home, et David a Paris. 











.32 


LA RENAISSANCE. 



VARIETES. 

IJ ru relies. — Le roi vient de faire remettre à M. Wacken, qui lui 
avait adressé un exemplaire de sou drame d 'André Chénier, une 
lettre extrêmement flatteuse, ainsi qu’une médaille d or de grand 
module, portant d’un côté l'effigie royale, et de l’autre, au-dessous 
d’une couronne de laurier, les mots : Donné par le Ilot. 

— L’administration communale de Bruxelles et le gouvernement 
vont faire exécuter, à frais communs, les 1)0 à 100 statues et sta¬ 
tuettes nécessaires pour compléter la décoration extérieure de 1 hôtel 
de ville. 

Les statues du portail représenteront les patrons de Bruxelles, ainsi 
que des figures allégoriques : la Force, la Justice, la Sagesse, la Pru¬ 
dence, etc. Les niches du premier étage seront occupées par les prin¬ 
ces souverains. Les principaux magistrats et les hommes célèbres 
auxquels la capitale a donné le jour, seront placés dans les niches 
supérieures. 

MM. Fraikin et Jacquet, qui, après avoir remporté les premiers 
prix à l’Académie royale des Beaux-Arts à Bruxelles, se sont distingués 
à plusieurs expositions, sont chargés d'une partie des travaux. 

On ne peut qu’applaudir à un projet qui doit augmenter encore la 
splendeur architecturale de notre admirable hôtel de ville, popula¬ 
riser davantage lhistoire nationale et donner à nos jeunes statuaires 
l’occasion de se faire apprécier. 

Nous devons en particulier des remcrciments à M. Wyns de Hau- 
cour, bourgmestre, qui a conçu et fait adopter cette excellente idée. 

— M. le ministre de l’Intérieur vient décharger M. Guiolh, ingé¬ 
nieur en chef des ponts et chaussées de la province de Limbourg, 
avec M. II. Delvaux, de Fouron, do diriger les fouilles à opérer à 
Fouron-le-Coiute, à l’endroit dit Sieenbosch, pour la continuation 
de la recherche d’antiquités romaines. 

— M. Eugène Si munis vient de terminer en terre glaise le modèle 
en grand de la statue de Simon Stevin, qui probablement pourra être 
inaugurée en 1845. 

— A l’occasion de la pose de la première pierre du nouvel entrepôt 
de Bruxelles, il a été frappé une médaille due au burin de M. Hart. 
Hile représente sur la face le nouvel édifice surmonté d’un person¬ 
nage allégorique représentant le Commerce ; au-dessous le Bassin 
du commerce, celui de Sainte-Catherine, le chemin de fer, y sont 
également reproduits avec cette légende: le commerce civilise et enri¬ 
chit les nations. Puis les noms de l’architecte M. Louis Spaak et des 
membres du collège de régence, MM. le chevalier \\ yns, bourgmes¬ 
tre, les échevins Yerhulst, Doucet, Everaert et Orts, et le secrétaire 
communal Wacfelaer. 

Sur le revers se trouve 1 écusson aux armes de la ville de Bruxelles, 
l’archange saint Michel, avec celte inscription : Le G mai 1844, 
S. j y. Léopold 1 er , Boi des Belges, posa la première pierre de i entrepôt. 

— Les artistes et les amateurs ont pu admirer, ces derniers jours, 
dans le salon de M. Godecharles, un superbe tableau dû au pinceau 
d’Ary Scheffer. Nous connaissions, depuis longtemps, le talent con¬ 
sciencieux et remarquable de ce peintre j mais nous ne croyons pas 
qu’il ait produit, jusqu’à ce jour, un ouvrage aussi complet et aussi 
important que celui dont nous parlons. Il représente une scène du 
célèbre roman de Goethe : If ilhelm Meistcrs Lehrjahre. La scène re¬ 
produite par le peintre, représente Mignon et le vieux joueur de 
harpe. Le caractère de ces deux figures est saisi avec un bonheur 
rare. C’est bien là Mignon, cette pauvre jeune Italienne, enlevée par 
une troupe de bateleurs et emmenée dans la froide Allemagne, rèvedu 
plus bel idéal que Goethe ait enfanté, germe d’où sortit plus tard la 
plus riche création de Victor Iiugo, Esméralda. Puis, à côté, c’est le 
ménétrier, ce vieillard précoce qu’agitent les remords d’un crime 
imaginaire. L expression de Mignon, étonnée et émue d une com¬ 
passion profonde, est pleine de vérité et de sentiment. Celle du joueur 
de harpe est admirable. Nous ne connaissons rien d’aussi beau que 
cette tete, dont nous n’avons pu nous détacher, tant elle est vivante 
et pleine de pensée. Ces deux seules figures composent tout un drame, 
tout un poème. Cette production, dont le dessin est d’une correction 
toute classique et dont la couleur est forte, sobre et d’un ton admi¬ 
rablement approprié à la uature du sujet, nous croyons pouvoir la 


proclamer la perle d’Ary Scheffer, ce inaitre à qui l’art doit tant de 
chefs-d’œuvre. 

Envers. — M. Gustaf Wappers, qui avait peint pour la reine 
d’Angleterre un tableau représentant différents costumes populaires 
d’Anvers, vient de recevoir de cette princesse un vase en argent ci¬ 
selé de toute beauté. Le vase a la forme Médicis et est décoré de ri¬ 
ches ornements. Sur le socle on lit cette inscription gravée: Offert 
par la reine Victoria et S. A. B. le prince Albert à V. Gustaf II ap- 
pers. 1844. 

Malines. —On nous écrit de Borne que M. Tuerlinckx, de Ma¬ 
tines, ayant terminé le buste de notre Saint-Père le pape Gré¬ 
goire XVI, a obtenu de Sa Sainteté une audience particulière pour 
lui présenter son ouvrage. L’œuvre du jeune sculpteur avait été 
placée dans la bibliothèque particulière du souverain pontife. L’ar¬ 
tiste fut introduit et laissé seul avec l’auguste vieillard, qui lui ex¬ 
prima sa vive satisfaction dans les termes les plus flatteurs, et remit en 
souvenir à M. Tuerlinckx une magnifique médaille renfermée dans 
un étui aux armoiries du pontife vénéré. 

Gand. — L’exposition triennale de tableaux, de sculpture, de gra¬ 
vure, etc., qui doit s’ouvrir dans notre ville le 1 er juillet prochain, 
promet d’ètre riche en productions d’artistes indigènes et étrangers. 
On nous annonce un grand nombre de tableaux remarquables. La 
France, la Hollande et l’Angleterre, comme on nous l’assure, y four¬ 
niront leur contingent. 

Liège . — Le séjour que notre compatriote, M. Masset, l’excellent 
chanteur, a fait dans notre ville, a été pour lui une suite de triom¬ 
phes. Tous ceux qui prennent à cœur l’honneur que les artistes lié¬ 
geois font rejaillir sur notre cité, se sont réunis pour donner un 
banquet à M. Masset. Cette fête a été digne à la fois de ceux qui la 
donnaient et de celui qui en était l’objet. 

Paris. — L’Institut de France et le Conservatoire de musique 
viennent de perdre M. Berton, décédé le 23 avril, à neuf heures du 
soir. L’auteur d'Aline, du Délire, du Montano et Stéphanie , et d’un 
grand nombre d’œuvres lyriques, avait contribué, avec Lesueur, 
Chérubini et Méhul, à fonder l’école française dont le Conservatoire 
conserve les traditions. M. Berton était âgé de 80 ans. H laisse une 
veuve sans fortune et des petits-fils, acteurs de talent. 

Cologne . — M. Henri de Hess, professeur à l’Académie des Beaux- 
Arts de Munich, et directeur de la fabrique de vitraux peints établie 
en cette ville, est arrivé ici le 18 avril, sur l’ordre du roi Louis, afin 
de prendre la mesure des quatre fenêtres de notre cathédrale, pour 
lesquelles S. M. a bien voulu s’engager à fournir les vitraux. Suivant 
une lettre adressée à monseigneur de Geissel par le roi de Bavière, 
ces fenêtres seront terminées pour le 15 août 1848. 

Vienne. — On sait que le tombeau de Mozart est perdu et qu’il a 
été impossible, malgré les recherches les plus minutieuses, de le re¬ 
trouver ; mais ces perquisitions n’ont pas été tout à fait inutiles ; elles 
out servi à faire découvrir le tombeau de Gluck dans le cimetière de 
Watzleindorf à Vienne. La pierre tumulaire, entièrement couverte 
de mousse et fendue par le milieu, se trouve derrière un magnifique 
mausolée appartenant à un riche banquier, dont le fils a fait ban¬ 
queroute en plongeant dans la misère un grand nombre de veuves 
et d’orphelins. Sur cette pierre on lit la simple épitaphe que voici : 

Ci (jît 

un honnête homme allemand, 
un bon chrétien et un mari fidele, 

Christophe, chevalier de Gluck, 
maitre dans l’art de la musique , 

Mort le 15 novembre 1787. 

% 

Borne. — La vente de la galerie du cardinal Fesch a été suspen¬ 
due. On a vendu cette année environ 700 tableaux, et il en reste 
encore 2,000 qui seront vendus dans le courant de l’hiver prochain. 


I.es feuilles 3 et 4 de la Renaissance contiennent : 1 9 Le Château de Lauren - 
sort, dessiné et lithographié par M. Ghéninr; et 2° Rembrandt enseignant à ses 
élèves Vart d’éclairer le modèle, peint et lithographié par )J. J. ilataille. 























































Original from 

THE GETTY RESEARCH INSTITUTE 




Litho^r* de la Société des Beaux-Arts 



4 9.S ï'S. 


Digitized by 

INTERNET ARCHIVE 














































LA RENAISSANCE. 


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LA §©fô©OÈ^E ©'©(UJWATIfô. 

CHRONIQUE DU XVI' SIÈCLE. 

(Suite et fin.) 


CHAPITRE IV. 


UN COMPLOT. 


Peu de jours après celui où celle curieuse séance avait 
eu lieu, Gerlrude et Adonirain se trouvaient réunis dans 
la chambre du geôlier de la prison. La jeune fille était 
d’une pâleur extrême. La fièvre, la crainte, la privation 
d’air l’avaient complètement anéantie. Aussi son visage 
portait l’empreinte d’une souffrance si profonde qu’en 
voyant Gertrude les yeux fermés et affaissée dans le fauteuil 
où elle était assise, on l’eut prise pour une morte. L’usu¬ 
rier aussi paraissait profondément abattu. Ses joues étaient 
amaigries et plus ridées que jamais; sa barbe descendait en 
désordre sur la poitrine ; sa tête était baissée, et il avait 
l’air d’un prophète pleurant sur la ruine de son peuple. 
Pieter Grave regardait d intervalle en intervalle par une 
petite fenêtre qui s’ouvrait sur la cour. Il paraissait évi¬ 
demment attendre quelqu’un ; et, dans son impatience, il 
s’avançait par moments vers un petit guichet percé au mi¬ 
lieu de la porte et adressait la parole à un porte-clefs qui, 
occupé à fendre du bois, lui répondait, à chaque interpel¬ 
lation, sans quitter son ouvrage : 

— A l’instant, maître Grave. 

La figure du geôlier n’offrait pas ce caractère de séche¬ 
resse et de dureté que la longue pratique de son office 
aurait du imprimer â sa physionomie. Elle avait, au con¬ 
traire, une expression de bonne humeur, et l’espèce d’in¬ 
sensibilité dont était empreint le langage qu’il tenait à 
Adoniram , paraissait plutôt provenir d’une certaine étroi¬ 
tesse d’esprit et de l'habitude de parler de choses de cette 
nature, que d’une mauvaise disposition de cœur et d’un 
esprit de méchanceté. 

— Je vous l’assure, dit-il avec un calme imperturbable 
en élevant à la hauteur de ses yeux un petit verre d’eau-de- 
vie à travers lequel il regardait avec complaisance, je vous 
l’assure, maître Adoniram , être brillé vif n’est pas chose 
aussi terrible qu’on pourrait se l’imaginer. Car enfin, son¬ 
gez que le maître des hautes œuvres doit vouloir que ses 
valets mettent le feu aux quatre côtés du bûcher à la fois, 
parce que cela fait bien meilleur effet. La souffrance ne 
saurait être fort grande , parce que la fumée est si épaisse 
que le pauvre condamné est déjà à moitié étouffé avant qu’il 
ne sente l’atteinte de la flamme. Pour une véritable sor¬ 
cière et pour un maître en sorcellerie , cela ne doit être 
qu’une bagatelle, une plaisanterie; car messire Satan 
leur vient en*aide et leur tord le cou pour qu’ils ne souf¬ 
frent guère. 

Adoniram ne paraissait pas entendre grand’chose aux 
paroles de maître Grave, tant il avait l’air préoccupé de 
ses propres pensées. Il sc borna à pousser un profond 
soupir. 

— Il ne faut pas vous affliger ainsi, Adoniram, reprit le 
geôlier en vidant son petit verre et en faisant claquer ses 

LA RENAISSANCE. 


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lèvres en signe de satisfaction. Deux choses sont possi¬ 
bles : ou vous êtes innocent ou vous êtes coupable ; d’une 
manière ou de l’autre vous ferez une excellente fin. Pour¬ 
quoi? parce que, si vous êtes innocent, vous aurez pour 
vous consoler une conscience pure et sans reproche ; en 
revanche, si vous êtes coupable et que vous ayez réelle¬ 
ment à votre charge ce dont on vous accuse, le diable ne 
vous laissera pas dans l’embarras jusqu’au moment où votre 
pacte sera fini. 

— Ainsi vous êtes homme à croire..., fit le juif en sou¬ 
riant avec amertume. 

— Que vous êtes un maître sorcier et un rebelle par 
dessus le marché? interrompit Grave avec la même impas¬ 
sibilité. Ma foi, s’il n’y a que cela, je ne suis pas homme à 
vous haïr. Car, enfin, lorsque j’étais garde-clefs à Bruxelles, 
j’ai vu des sorciers, en veux-tu en voilà; mais, pour ma 
part, je ne leur ai trouvé ni le plus petit bout de corne, 
ni le plus imperceptible bout de queue, ni même un pied 
de bouc, comme je m’imaginais que tout adepte du démon 
en devait au moins avoir. 

Adoniram sourit de nouveau amèrement; cependant il 
garda le silence. Le geôlier remplit son verre et continua 
sur le même ton : 

— Comme je vous l’ai déjà dit, je ne porte pas la moin¬ 
dre inimitié aux sorciers, et je n’en nourris pas davantage 
contre les rebelles. Car enfin depuis le conseiller d’état 
jusqu’au simple savetier il n’y a quasi plus personne dans 
tout le pays dont on ne dise qu’il est rebelle, ou qu’il veut 
se révolter, ou qu’il n’ait au moins pensé à faire une ré¬ 
volte contre le roi; et je ne serais pas étonné que l’on 
m’accusât moi-même d’être impliqué dans une conspira¬ 
tion, bien que je ne susse pas comment m’y prendre. 
Ainsi donc pour moi vous ne devez pas avoir honte d’être 
un sorcier ou même un rebelle. J’ai connu dans les deux 
partis d’excellentes gens, et souvent il m’est arrivé pen¬ 
dant deux ou trois jours de me trouver comme s’il inc man¬ 
quait quelque chose, quand l’un ou l’autre de mes hôtes 
m’était enlevé pour aller au gibet ou au bûcher. Mais heu¬ 
reusement ceux qui partaient se trouvaient bientôt rem¬ 
placés par d’autres. 

Pendant que le geôlier parlait ainsi, vous eussiez entendu 
à plusieurs reprises frapper avec force à la porte du bâti¬ 
ment qui servait de prison. 

— A l’instant, répondait avec sa monotonie habituelle 
le porte-clefs qui était toujours occupé à fendre du bois. 

Enfin il suspendit sa tâche, déposa sa hache et s’avança 
vers la porte. Il fit jouer la serrure , ouvrit les verrous, et 
peu de secondes après, un bruit de pas se fit entendre dans 
la cour. C’était Nicolas Caesembrood. Il entra dans la 
chambre du geôlier et paraissait singulièrement bouleversé. 
Gertrude leva les yeux comme si elle sortait d’un rêve pé¬ 
nible. 

_ Gertrude ! Adoniram ! s’écria-t-il en regardant les 

deux prisonniers avec une sorte d’anxiété impossible à dé¬ 
peindre. Est-il possible que ce que l’on m’a rapporté soit 
vrai? on vous a soumis a I epreuve de la balance.... 

_ Et la demoiselle a pesé vingt-huit livres, tandis que 

maître Adoniram en a marqué vingt-neuf, interrompit 
Pieter Grave. Oui, monsieur Nicolas, cela est exact, et je 
puis le témoigner. Pourquoi? parce que je l’ai vu, vu de 
mes propres yeux» 

_C’est donc pour cela que l’illustre monsieur leçon- 

V* PEUI LI.— G* V01C1E. 













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LA RENAISSANCE. 


tèlc ni a témoigné tant de politesse, et c’est pour ce motif 
odieux que l’on m’a envoyé à Utreclit avec la mission d’or¬ 
ganiser l'entretien des troupes! s’écria Caesembrood en 
frappant le plancher du bout de sa canne de jonc. Mais 
vous, Pieler Grave, continua-t-il en s’adressant au con¬ 
cierge avec une certaine vivacité, je vous ai toujours regardé 
comme un honnête homme, et je vois que je me suis trompé. 
Avouez-inoi ce qui a été fait de la balance des sorciers. 
Car soyez bien assuré que j’examinerai à fond toute cette 
affaire et que je ferai tout connaître, dut-il m’en coûter 
la tête. 

— Je ne sais, monsieur l’échevin, ou monsieur l’alcade 
comme on me force à dire en espagnol, je ne sais ce que 
vous entendez par ce langage, répondit le geôlier blessé 
au vif. Crovez-vous par hasard que j’aie gardé les dix livres 
de beurre que la loi m’octroie pour graisser la balance et 
que je l’aie laissée rouillée? Vous vous tromperiez grande¬ 
ment. Aussitôt que monsieur l’écoutète m’eut donné l’or¬ 
dre de lui remettre la balance, je l’ai nettoyée, polie et 
graissée, comme s’il se fût agi d’y peser ma propre sœur. 

— Lui remettre la balance? demanda Caesembrood avec 
étonnement. 

— Oui, oui, seigneur alcade, il m’a fait remettre la ba¬ 
lance, répliqua Pieter Grave. L’écoutète, —je veux dire 
le régidor, — a fait prendre ici chez moi la balance et 
les poids, et je lui ai remis le tout dans le meilleur 
état. 

— Ah ! maintenant je comprends! s’écria Nicolas à voix 
plus haute encore et en frappant avec plus de force le plan¬ 
cher avec sa canne. Mais c’est égal, je ne prendrai de repos 
que lorsque j’aurai découvert au monde entier l’infamie 
de ce qui a été fait ici.... 

— Et que vous aurez vous-même fait votre malheur, 
interrompit Gertrude d’une voix presque éteinte en ten¬ 
dant la main à l’honnête marchand de fromage. 

— Vous ne pouvez nous secourir, dit Adoniram en bais¬ 
sant la tête ; le Seigneur nous a abandonnés. 

— Je veux voir si on peut se jouer d’une manière aussi 
impudente du droit et de la justice ! exclama Nicolas tou¬ 
jours animé d’une colère qui cherchait toutes les voies pour 
se répandre au dehors. J’irai à Bruxelles. Charles de Ber- 
laymont, Philippe de Noircarmes, Viglius ab Avtta sont 
des ennemis de notre liberté, mais du moins ce sont des 
hommes qui ont le sentiment de la justice. J irai invoquer 
leur secours. 

— Hélas! que peuvent-ils là où d’Albe est maître? de¬ 
manda Gertrude. Et croyez-vous que le duc, pour agir selon 
la justice, soit homme adonner tort au Conseil des Trou¬ 
bles contre deux victimes de ce tribunal de san"? 

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—En effet, murmura Caesembrood en se frappant le front 
d’un air pensif et en palissant tout à coup comme si une ap¬ 
parition terrible se lut montrée à scs yeux. 

Il s’assit en silence sur une chaise et parut plongé dans 
une profonde méditation. Cependant peu à peu son visage 
s’éclaircit, ses traits s’animèrent, et son regard reprit sa 
sérénité. 

— Ne nous inquiétons pas de l’avenir, dit-il aussitôt, et ne 
songeons qu’au présent. Aussi bien, voici que je me sou¬ 
viens que, depuis ce matin, je n’ai ni bu ni mangé. Orçà, 
écoutez, Pieter Grave, vous êtes un brave homme et j’ai 
eu tort de vous accuser, voire même de vous soupçonner 
simplement. Avez-vous de quoi nous donner à manger et 












à boire? Quand ce ne serait qu’un morceau de pain, un 
peu de fromage et un verre de genièvre. Je le payerai vo¬ 
lontiers et bien. 

— Je vous servirai de bon cœur ce que j’ai à la maison, 
répondit le geôlier flatté de pouvoir être agréable à un al¬ 
cade. Voici du pain et du fromage; mais quant à du ge¬ 
nièvre...., j’ai vidé ma dernière goutte. 

— Cela n’est rien, reprit Nicolas; l’hôtelier des Quatre 
Fils Aymon en a d’excellent à nous fournir. 

— J’enverrai à l’instant même un de mes valets, répli¬ 
qua Grave en faisant mine de s’avancer vers la porte.... 

— Ta, ta, ta, fit Caesembrood, vous n’avez pas de valets 
à coup sûr qui aient le goût fin comme vous l’avez. De 
genièvre il y en a de toute sorte, et il faut être connais¬ 
seur pour choisir le meilleur. Ecoutez , Pieter Grave , si 
vous alliez vous-même et que vous en apportassiez une 
bonne bouteille, je suis certain que vous en apporteriez 
du plus (in. 

— Certainement, monsieur l’échcvin , — je veux dire 
monsieur l’alcade, repartit le geôlier. Mais je crois que ce 
serait chose contraire à mon devoir que de m’éloigner ne 
fût-ce que d’une seule minute. 

— Et pourquoi cela? demanda le marchand de fromage 
avec une sorte d’indifférence. Ne suis-je pas inoi-même 
line personne magistrale ? Et d’ailleurs vous êtes libre de fer¬ 
mer les portes à la clef, et de pousser les verrous. En outre, 
votre porte-clefs est là dehors. Vos prisonniers sont ainsi 
admirablement bien gardés. 

— Si vous croyez cela, je suis prêt à aller, répondit 
Grave. Du reste, je ne tarderai pas à rentrer, et vous pou¬ 
vez être certain que je ne rapporterai point de drogue ; car 
je choisirai moi-même ce qu’il y a de meilleur dans les 
tonnelets des Quatre Fils Aymon. 

A peine le geôlier eut-il reçu de Caesembrood l’argent 
nécessaire pour acheter une bouteille du meilleur genièvre, 
et à peine les verrous qui tenaient les portes closes se fu¬ 
rent-ils refermés, que Caesembrood, se croyant seul avec 
les deux prisonniers, prit la main de Gertrude et d’Adoni- 
ram en leur disant : 

—Le temps est précieux, concertons-nous sur les moyens 
de vous tirer du péril où vous êtes. 

— Vous êtes bien bon, monsieur Nicolas, répondit Ger¬ 
trude avec un sourire amer. Mais je crois que tout ce que 
nous pouvons concerter est inutile, et que notre perte est 
certaine. 

— Le ciel a mis nos âmes au pouvoir des impies et nos 
corps au pouvoir des puissants, qui peut nous en sauver si 
ce n’est le ciel? murmura Adoniram en levant les yeux 
au plafond de la chambre. 

— Comment! repartit Caesembrood. Vous serez sauvés, 
vous devez être sauvés, cela est certain. Mais le comment, 
il me reste à le discuter avec vous. J’ai déjà formé mille 
plans dans ma tête, mais l’un est plus dillicile que l’autre. La 
force ouverte, il n’y laut pas songer; car tout le pays est 
plein de troupes et la ville fourmille d Espagnols. Il ne nous 
reste ainsi que la ruse. 

— Et quelle ruse inventeriez-vous qui ne soit déjouée 
par nos ennemis? demanda Gertrude en secouant la tète. 
Songer à nous enfuir ce serait une folie ; car enfin, lors 
même que nous aurions pu nous échapper de cette prison, 
nous serions bien vite atteints dans notre fuite. 

— Vous avez raison , mademoiselle Gertrude, répliqua 













LA RENAISSANCE. 


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.Nicolas. Mais j’ai un plan, lin plan, qui, si hasarde qu’il 
paraisse, pourrait bien être le seul capable de vous sauver. 
Pour l’exécuter je ne compte pas sur vous, Adoniram; car 
je suis certain que, s’il se rencontre dans votre mémoire un 
rabbin qui ait un motif à alléguer contre ce que je projette, 
vous êtes homme à faire échouer l’œuvre que je inédite. 
Avec vous, mademoiselle Gertrude, il n’en est pas de 
même. Vous avez du courage et de l’esprit. D’ailleurs 
ruse de femme passe ruse de diable, dit le proverbe ; et, 
comme le danger presse, vous ne faillirez point. 

— Le courage ne me manquera pas dans l’occasion, s’il 
ne faut que cela, répondit Gertrude. Pourvu, seulement, 
que l’entreprise ne soit pas au-dessus de mes forces. 

— Prendre tout simplement la fuite, si cela était possi¬ 
ble, vous ne le pourriez pas, repartit Nicolas. Du reste, au 
milieu de la terreur générale qui régne dans la ville, il se¬ 
rait difficile de trouver un asile, et vous seriez perdus, car 
on se mettrait immédiatement à votre poursuite. Il faut 
donc que vous échappiez d’ici sans que l’on vous pour¬ 
suive.... 

_Mais vous parlez d’une chose impossible, obejeta 

Gertrude. 

_G’est là précisément que gît toute la question, répli¬ 
qua Gaesembrood. Mais ne remarquez-vous pas que ce 
drôle-là dans la cour suspend par moments son travail? 
Serait-ce pour écouter ce que nous disons? 

En proférant ces mots le marchand de fromage s’avança 
sur la pointe des pieds vers la porte et prêta attentivement 
l’oreille. 

_Mais c’est égal, reprit-il presque au même instant. 

Mieux vaut mieux, et la prudence est mère de la sûreté. 
C’est pourquoi entrons dans cette chambre-ci et je vous 
expliquerai un plan de salut que je crois infaillible. 

Les deux prisonniers le suivirent aussitôt dans la pièce 
voisine, mais en secouant la tête d’un air incrédule. 

CHAPITRE V. 

UN F. MORTE. 

« 

Le Conseil des Troubles se trouvait de nouveau réuni 
dans la salle de l’hôtel de ville où il tenait ses séances, et 
il ne manquait, pour qu’il se trouvât au complet, que le 
docteur Del Rio. Vargas, Hessels, de La Torre,et l'écoute le 
Papendyk se tenaient, en l’attendant, près de la fenêtre 
et regardaient une compagnie de cavaliers du régiment du 
comte de Meghen, qui traversait précisément en ce mo¬ 
ment la place du marche. 

_Si vous n'affirmiez que vous avez tout entendu de vos 

propres oreilles, je ne vous croirais pas, dit Vargas à Pa¬ 
pendyk après que le bruit des trompettes fut passé. 

_Moi-même j’ai été singulièrement surpris de la tour¬ 
nure que prend l’affaire, répondit le colporteur. Mais voici 
le docteur qui arrive, ajouta-t-il en regardant de nouveau 
par la fenêtre. Vous pourrez l’interroger lui-même. 11 a 

tout entendu aussi bien que moi. 

Peu de minutes après, Del Rio entra dans la salle d’au¬ 
dience. 

_ Parlez, senor, dit Vargas au docteur. Gertrude Van- 

derhelst est elle en aveu? 

_Complètement, répondit Del Rio d’un ton significa¬ 
tif. Je me réjouis de pouvoir présenter à l’illustre duc 


d’Albe un mémoire dans lequel je prouverai que, non-seu¬ 
lement la rébellion, mais encore la sorcellerie a jeté de 
profondes racines dans ce maudit pays. Du reste, l’aveu dont 
je parle a été franc, libre, et fourni sans l’application de îa 
question, ni même d’aucune espèce d’intimidation; et cela 
est d’autant plus étrange pour moi, que j’ai fréquemment 
été appelé à siéger quand il s’est agi de juger de pareilles 
causes, sans que jamais j’aie entendu avouer franchement 
le fait.... 

— Parlez, parlez donc, racontez-nous les détails de 
cette histoire, interrompit Vargas. Gertrude Vanderhelst 
vous a fait appeler.... 

— C’était hier vers le soir, fit le docteur Del Rio. Le 
geôlier nie ût dire que la prisonnière désirait me parler, 
quelle devenait de plus en plus faible et que, sentant venir 
sa Gn , elle voulait faire un aveu. J’envoyai quérir le régi— 
dor pour me servir de témoin. Quand nous arrivâmes à la 
prison, nous trouvâmes la prisonnière couchée sur son lit. 
Elle paraissait très-faible, et ne pouvait, disait-elle , sup¬ 
porter la lumière. Nous étions donc auprès d’elle dans une 
obscurité presque complète. Quand je lui demandai ce 
qu’elle avait à me communiquer, elle me répondit qu’elle 
ne voulait pas mourir sans m’avoir fait l’aveu d’un crime 
qui lui pesait sur le cœur. 

— Un aveu ! exclama Hessels en bâillant. Vous ne sau¬ 
riez croire quelle impression ce mot produit sur moi. Rien 
n’est plus touchant, en vérité. C’est comme si l’on me di¬ 
sait : « Bonsoir, vous pouvez maintenant vous aller cou¬ 
cher. » 

— Je priai naturellement la condamnée, continua Del 
Rio en jetant un regard de mépris à Hessels, de me ra¬ 
conter tout dans le plus grand détail, et je lui fis entrevoir 
que, si elle ne me cachait rien , elle pourrait espérer de 
voir adoucir sa fin, c’est-à-dire d’être brûlée sur un bûcher 
de paille au lieu de finir sur un bûcher de bois : faveur 
qui jusqu a ce jour n’a été accordée à personne encore. 
Gertrude Vanderhelst en parut touchée, et aussitôt elle me 
fit un aveu, un aveu si complet, si circonstancié, qu’on 
n’en a jamais obtenu de pareil à Séville ni à Ségovie. Elle 
avoua que, non-seulement elle avait été instruite à fond 
dans les arts magiques par la vieille Salomé , mais encore 
qu’elle avait conclu un pacte avec le démon sous la forme 
d’un beau jeune homme, vêtu de rouge, ayant sur l’épaule 
un manteau brodé d’or et une épée au côté, ressemblant à 
un militaire, mais ayant le visage tout noir comme un nè¬ 
gre; que, parce pacte, elle s’assurait des richesses, tous les 
avantages de la terre, et la faculté de se rendre invisible, 
à condition d’appartenir corps et âme à Satan après un 
terme prescrit. 

— Est-il possible? s’écria Vargas étonné et en ouvrant 
des yeux énormes. Si vous ne disiez que vous avez entendu 
cela de la bouche même de Gertrude, j’hésiterais à vous 
croire. 

— Seulement je ne comprends pas pourquoi elle ne s’est 
pas rendue invisible au moment où je l’ai arrêtée, objecta 
Papendyk. 

_Je l’ai interrogée à ce sujet, et elle parut d’abord un 

peu embarrassée à cette question , repartit Del Rio. Mais 
je vis plus tard tout le nœud de l’affaire. J'attachais de 
l’importance à savoir comment et en quel endroit les sor¬ 
cières et les magiciens se rencontrent avec l’esprit infernal, 
parce que c’est là un point encore obscur dans la démo- 






LA RENAISSANCE, 



nologic qui reste à éclaircir. Car, vous le savez, les crimi¬ 
nalistes allemands et espagnols ne sont guère d'accord sur 
celte question.... 

— Eh bien! savez-vous maintenant le grand mot? de¬ 
manda Ilessels impatienté. S’est-elle frottée de sang de 
grenouille pour se rendre invisible? S est-elle glissée par la 
cheminée sur un manche à balai, emportée par la fumée 
d’un if enflammé ? 

— D’un if enflammé ? s'écria Del Rio d’un ton pathétique. 
Sonores, je veux écrire une dissertation sur la matière, et 
je prouverai que Satan n’agit avec les siens que d’après le 
rit espagnol, et que ses affidés ne sont à lui qu’après s’être 
frottés de feuilles de verveine. 

— Tout cela ne m’explique pas, interrompit Papendyk, 
pourquoi la Vanderhelst ne s’est pas rendue invisible au 
moment où je l’ai arrêtée. 

— C’est parce quelle avait précisément épuisé la veille 
sa provision de verveine, répliqua Del Rio. Du reste, je 
crois qu’il ne s’est pas rencontré jusqu’à ce jour une sor¬ 
cière aussi jeune qui ait été aussi profondément initiée aux 
sciences magiques que l’a été Gertrude Vanderhelst. Tra¬ 
verser l’air sur un manche à balai, ensorceler les hommes 
et les bestiaux, donner des maladies, faire toute sorte de 
malheurs de près et de loin, tout cela n’était qu’enfantil- 
lage pour elle. Si je ne m’étais pas senti fort et cuirassé 
contre les atteintes de cette fille d’enfer, j’aurais été frappé 
d’épouvante et j’aurais reculé de terreur. 

— Il ne serait pas étonnant que la seule présence de 
cette femme endiablée fît tourner le lait dans tout l’évêché 
d’Utrecht, observa Ilessels. 

— Et ne l’avez vous pas interrogée au sujet du crime du 
juif? demanda Vargas. Au moment où elle était ainsi en 
plein aveu, c’eut été une bonne occasion d éclaircir cette 
affaire jusqu’au bout. 

— Comment pouvez-vous vous imaginer que j’aie omis 
ou négligé quelque chose, fit Del Rio blessé au vif, lors¬ 
qu’il s’agit d’obtenir des aveux complets sur des faits de 
rébellion et de sorcellerie? Il est donc tout naturel que 
j’aie pénétré au fond du cœur de la criminelle placée de¬ 
vant moi. Il est vrai qu’un moment est venu où elle s’est 
trouvée tellement épuisée en parlant, qu’elle n’était plus en 
état de proférer deux mots qui eussent de la suite, et que 
j’ai dù me contenter de lui dire que pour le moment nous 
suspendrions l’interrogatoire. 


— C’est juste, vous avez bien fait, interrompît Ilessels, 
car vous deviez être vous-même très-fatigué. Reprenez 
donc l’interrogatoire aujourd’hui. Nous autres nous joui¬ 
rons de ce jour comme d’un jour de repos, et demain nous 
nous remettrons à l’ouvrage avec une ardeur nouvelle. 

Del Rio se disposait à répondre à celte proposition, lors¬ 
qu’au même instant la porte s’ouvrit et que Pieter Grave 
et maître Nicolas Caesembrood entrèrent dans la chambre. 
Le geôlier alla droit au docteur. 

—Noble et savant seigneur, lui dit-il, me serait-il permis 
de vous annoncer respectueusement qu’il n’est guère pos¬ 
sible que 1 interrogatoire de Gertrude Vanderhelst se re¬ 
nouvelle? lu pourquoi? parce que cela est impossible, vu 
qn elle est morte celte nuit même à deux heures précises. 

— Par saint Jacques! voilà que tout est fini! s’écria Del 
Rio. Et toutes les peines que je me suis données n’abouti¬ 
ront donc à rien ! 

— Lt maintenant il nous faudra passer la journée tout 


entière sur nos sièges, ajouta Ilessels à demi-voix et avec 
un visible mécontentement. 

— Pourquoi cette maudite sorcière n’a-t-elle pas vécu 
vingt-quatre heures de plus? interrompit le docteur en se¬ 
couant la tête. 

— Que ferons-nous du corps de cette damnée fille de 
Satan? demanda Vargas après une courte pause. Le ferons- 
nous enterrer ou placer sur le bûcher? 

— Je suis d’avis qu’il faut le brûler, répondit Ilessels. 
Ce sera quelque chose de nouveau. Il y a longtemps que 
la ville d’Ouwater n’a plus été témoin d’un semblable 
spectacle. Les pendaisons ont perdu leur charme,, si 
bien qu’aucun bourgeois ne quitte plus sa maison pour y 
assister. Rrùlons donc le corps. 

— Je ne suis pas du même avis , répliqua Del Rio avec 
une mauvaise humeur prononcée. Les actes du procès ne 
sont pas clos, et nous ne pouvons prendre une résolution 
avant que le grand Conseil de Bruxelles ne nous ait lui- 
même autorisés à passer outre. 

— Attendre jusque-là serait s’exposer à quelque dan¬ 
ger, objecta Caesembrood qui s’était approché du tribunal 
pendant le rapport que maître Grave venait de faire aux 
juges. Car, s’il est vrai, comme l’honnête concierge de la 
prison vient de le dire, que la condamnée soit morte 
de la peste qui sévit à Gouda sous le nom de mort noire, 
il y aurait péril à laisser ce corps plusieurs jours sans le 
mettre en terre. 

— Comment! s'écria Vargas en reculant de terreur 
Elle a succombé à la mort noire, dites-vous? 

— Oui, senor, la trépassée avait tous les signes des 
gens qui succombent à la maladie noire , comme inessire 
l’échevin , je veux dire l’alcade, l’a vu à Gouda, répoudit 
le geôlier. 

— Je puis cependant me tromper, ajouta NicolasCaesem- 
brood d’un ton d’indilférence. Peut-être monseigneur le 
président voudra-t-il lui-mêine voir le cadavre... 

— Moi? Dieu me pardonne, je crois que vous perde* 
la tête, monsieur l’alcade, répliqua Vargas. 

— En ce cas, notre digne régidor pourra remplacer 
votre seigneurie , continua le marchand de fromage. 

— Et pourquoi cela, s’il vous plaît, mon cher monsieur 
Caesembrood? interrompit Papendyk en pâlissant. N’avez- 
vous pas déjà vu la morte? Si oui, tout est dans l’ordre. 

— C’est comme vous voulez, répondit Nicolas avec le 
même calme. Quant à la manière dont l’enterrement se 
fera, vous le déciderez comme vous le jugerez conve¬ 
nable. 

— Il faut que la sorcière soit enterrée sous le gibet 
même, dit Del Rio avec une incroyable dureté. 

— C’est tout simple, fit Caesembrood. Puisqu’elle a fait 
volontairement l’aveu de son crime, elle est coupable, et 
elle doit être inhumée sous le gibet. Mais l’enterrement 
aura-t-il lieu le jour ou la nuit? 

— Le mieux serait de faire cette œuvre le jour, pour 
donner un exemple, repartit Vargas. 

— Certainement, interrompit l’honnête Nicolas. Ce se¬ 
rait un exemple fort édifiant. Et comme la morte peut 
être mise dans un cercueil fermé, la circonstance qu’elle 
est morte de la peste noire pourrait.... 

— Pardonnez, monsieur l’alcade, interrompit à son 
tour Papendyk, jusqu’à ce jour la maladie ne s’est pas en¬ 
core déclarée dans nos murs, et la ville est pleine de 


INTERNET ARC 












LA RENAISSANCE. 


37 


troupes. Il se pourrait que la peste fît explosion parmi 
nous, et ce serait par notre faute. C’est pourquoi je sup¬ 
plie l’illustre commission d’ordonner que la morte soit en¬ 
terrée cette nuit. 

Del Rio hocha la tête en signe d’aflirmation, et tous ses 
collègues suivirent son exemple. 

— Cependant il importe qu’un membre de l’illustre 
conseil y soit présent, objecta Caesembrood. Et nous de¬ 
vons avoir soin de faire en sorte que la chose se passe 
dans le plus grand silence ; sinon, nous courons risque de 
rencontrer un grand nombre de curieux ; et si, plus tard, 
la peste se déclare... 

— Je vous prie, mon cher monsieur, de vouloir vous 
charger de celle mission, dit aussitôt Papendyk; car moi- 
même je serai trop occupé toule la journée pour pouvoir 
soigner convenablement les préparatifs nécessaires... 

— Quant aux préparatifs, répliqua le marchand de 
fromage en interrompant le colporteur, je me charge vo¬ 
lontiers de les surveiller. Mais je pense qu’il est conve¬ 
nable que vous assistiez en personne à l’enterrement , 
en votre qualité de régidor. La responsabilité est trop 
grande pour que je la prenne tout entière sur moi seul. 

— Excusez-inoi, mon cher monsieur, dit Papendyk en 
tremblant. Je suis... 

— Pas du tout, répondit Nicolas avec vivacité. Je ne 
ferai point un seul pas sans vous. Du reste, ce n’est pas une 
agréable mission que celle de s’occuper du cadavre d’une 
pestiférée et, qui plus est, d’une sorcière. 

— Mais vous pourriez... vous n’avez qu’à..., balbutia le 
régidor. 

— Je ne me désisterai pas de mon idée, repartit Caesem¬ 
brood. Je n’entrerai qu’avec vous dans la prison pour mettre 
au cercueil et enterrer la morte. Dans des circonstances 
semblables, il est déjà arrivé des choses étranges, et je ne 
sais pas pourquoi je risquerais seul ma peau, ne serait-ce 
que le cas de contagion. 

— Eh bien ! dit Del Rio, vous irez tous les deux, mes- 
sires, et je vous accompagnerai. En attendant, faites faire 
tous les préparatifs nécessaires, monsieur Caesembrood. 

— C’est bien, répondit le marchand de fromage après 
un moment de réflexion. Celte nuit à onze heures et demie 
nous nous trouverons dans la chambre de maître Grave. 

Peu de moments après, le président leva la séance sur 
une motion de messire Hessels qui brûlait de se mettre à 
table. 

CHAPITRE VI. 

UNE NUIT D’OKAGE. 

— Voilà un temps d’enfer, une nuit horrible, dit Jean 
Papendyk à Nicolas Caesembrood et à Del Rio pendant 
que tous trois s’acheminaient, une demi-heure avant mi¬ 
nuit, vers l’antique et sinistre bâtiment qui servait de pri¬ 
son , le long de l’Yssel qui, grossi par les eaux pluviales , 
mugissait avec un bruit sourd et tumultueux. 

En cfl’et, dès l’entrée de la nuit, un orage terrible avait 
éclaté sur la ville, et des torrents de pluie n’avaient cessé 
de tomber. Le tonnerre grondait par intervalles, et des 
gerbes d’éclairs jaillissaient dans les ténèbres. Au moment 
où Papendyk faisait l’exclamation (pie nous venons d’en¬ 
tendre, l’orage recommençait avec un redoublement de 
fureur. 


— La musique que nous entendons, dit Nicolas d’une 
voix étouffée, semble être composée tout exprès pour la 
cérémonie de l’enterrement, et il ne faut pas être sorcier 
pour deviner le nom du maître qui en est le compositeur. 

Papendyk poussa un profond soupir pour toute réponse. 
Mais Del Rio s’adressant au marchand de fromage : 

— Je ne peux pas vous donner tort, lui dit-il. Exciter 
des orages et des tempêtes, c’est un des points les plus 
ordinaires de la science des sorciers et des magiciens. 
Pourquoi leur seigneur et maître n’aurait-il pas allumé à 
dessein cet orage à l’occasion de l’acte que nous allons ac¬ 
complir pour un des siens? Du reste, rassurez-vous; car je 
vous protège par ma présence; et si l’ennemi des âmes 
rôde autour de nous comme un loup affamé, c/uœrens quem 
dexwrct, je sais des paroles puissantes qui nous serviront 
de défense et de bouclier. — Mais que Dieu m’assiste ! 
Quel orage terrible! exclama-t-il aussitôt en s’arrêtant pen¬ 
dant quelques secondes ébloui par un éclair flamboyant 
qui lui passa devant les yeux. 

Sans plus ajouter une parole, tous trois doublèrent le 
pas et se pressèrent d’atteindre la prison. Ils y arrivèrent 
enfin et frappèrent vivement à la porte. Mais ce ne fut 
qu’après deux ou trois minutes qu’ils entendirent les 
verrous se défaire et la porte s’ouvrir, non sans qu’ils 
eussent eu à répondre préalablement à une grosse voix qui 
leur demanda : 

— Qui est là ? 

Pieter Grave attendait, dans sa chambre, l’arrivée des 
trois hommes de la justice. Quand ils furent entrés, il 
donna à ses deux porte-clefs l’ordre de se rendre au marché 
pour préparer sous le gibet ce qu’il appelait le lit de repos 
de la sorcière. 

— Comment! exclama aussitôt maître Caesembrood. 
C’est seulement à présent que vous envoyez ces hommes , 
au lieu de les avoir envoyés à onze heures comme je vous 
l’avais ordonné? Ils ne viendront jamais à bout de leur 
tâche avant une heure du malin , et il nous faudra jusque- 
là faire le pied de grue. 

— Messire l'alcade, j'aurais tout fait selon vos ordres , 
répondit le geôlier avec une expression de crainte; mais 
l’orage a redoublé tout à coup vers onze heures et j’étais 
tout seul à la maison. D’abord peu rassuré, je vous le dis, 
ensuite songeant qu’il est facile de deviner quel est l’auteur 
de cet orage affreux. Je pense qu’il serait bon que minuit 
fut passé avant que nous n’allassions au marché... 

— Il ne nous reste pas autre chose à faire, interrompit 
Nicolas avec vivacité. Car il nous faudra forcément attendre 
que vos deux hommes reviennent pour prendre le corps 
de la morte et le placer sur la charrette. Vous avez eu soin 
d’empêcher que personne ne la touchât, n est-ce pas? 

_Personne ne s’est approché du lit de la sorcière , 

répondit Pieter Grave. Elle est dans la chambre à côté 
d’ici, où elle est morte. Il n’y a que le juif Adonirain auquel 
il ait été permis de passer la journée au pied du lit, selon 
l’autorisation que vous avez donnée ce matin, seigneur 

alcade. 

_J’ai pensé pouvoir disposer ainsi le condamné à faire 

un aveu, murmura le marchand de Iromage tout basa 
l’oreille de Del Rio. Puis, dans la crainte de la contagion, 
j’ai voulu que le moins de gens que possible s’approchas¬ 
sent du cadavre. 

Del Rio secoua la tête en signe d approbation. 












38 


LA RENAISSANCE. 


— Peut-êire ces messieurs désirent-ils voir eux-inêmes 
la morte? demanda le concierge apres avoir mis de côté 
les manteaux et les chapeaux des trois hommes de la jus¬ 
tice et après avoir approché des chaises pour qu’ils pussent 
s’asseoir. 

— Cela n’est pas nécessaire, répondit Del Rio en pre¬ 
nant place sur un des sièges près de la fenêtre contre la¬ 
quelle la pluie et le vent crépitaient avec force. 

— Quant à moi, dit Papendyk, j’ai une horreur particu¬ 
lière des morts. Je ne sais, mais j’éprouve une impression 
étrange en me trouvant en présence d’un cadavre. Aussi je 
pense, monsieur Caeserabrood, que, si vous n aviez pas un 
penchant tout à fait particulier.... 

— Hum ! il serait bien de notre devoir d’examiner la 
morte et de nous assurer de son identité, repartit l’hon¬ 
nête Nicolas, bien que je ne me sente capable de faire 
cela qu’avec crainte, quand je songe que Satan a déjà, pour 
ainsi parler, mis la main sur elle. 

En disant ces mots, le marchand de fromage avait fait 
un mouvement pour s’approcher de la porte de la cham¬ 
bre où gisait la morte. Il l’ouvrit toute large. 

De la chambre où se trouvaient Del Rio et ses deux 
compagnons , l’œil pouvait facilement parcourir toute cette 
pièce qui était passablement vaste. Une table et deux es¬ 
cabeaux en composaient tout rameublement , outre un lit 
qui était disposé au bout de la chambre vis-à-vis de la porte, 
et sur lequel était couchée la morte. Gertrude , pour 
autant (pie la faible clarté d’une lampe placée sur la table 
permettait de la voir, était vêtue de blanc. Son visage était 
pale sans être déformé, et elle paraissait endormie. Ses 
veux étaient fermés, et ses cheveux, à l’exception de deux 
boucles, qui lui descendaient sur la poitrine, étaient réu¬ 
nis en nattes à ses tempes, comme elle avait coutume de 
les porter. Au pied du lit, Adoniram était assis sur un es¬ 
cabeau. Il se tenait le front baissé sur ses deux mains et 
les coudes appuyés sur les genoux. Au moment où Caesem- 
brood ouvrit la porte , le vieillard leva machinalement la 
tête, et la laissa presque aussitôt retomber dans ses mains 
en reprenant le cours de ses pénibles pensées. 

— Une chose m’étonne , dit le marchand de fromage en 
s’adressant à Del Rio et à Papendyk , c’est que le corps 
de celte sorcière et magicienne n’ait pas un aspect plus 
effrayant que celui quelle présente. Elle a tout l’air de 
vivre encore. Cela ne vous paraît-il pas aussi à vous , sei¬ 
gneur docteur, et à vous, monsieur le régidor? 

Cependant Caesembrood était le seul qui fût entré dans 
la chambre. Del Rio était resté seul sur le seuil, et Papen¬ 
dyk se tenait derrière lui, se dressant sur la pointe des 
pieds pour regarder par-dessus l’épaule du docteur. 

— Comment ! Elle a l’air de vivre encore? fit Del Rio 
après un moment de silence et après avoir examiné atten¬ 
tivement Gertrude. Cela ne me paraît pas du tout. Vivante 
elle était assez agréable à voir, et c’était vraiment chose 
déplorable à penser qu’une aussi charmante créature se 
fût donnée corps et âme au démon. Mais en ce moment je 
la trouve singulièrement changée , et l’expression de ses 
traits me paraît sinistre et terrible. 

— C’est vrai , votre seigneurie a parfaitement raison, dit 
Papendyk d’un ton de voix étrange. Je n’aurais jamais de 
la vie cru sérieusement que cette femme fût une sorcière. 
C’est-à-dire que je ne l’aurais jamais cru , si je n’avais pas 
été moi-même une victime de sa science iufernale. Mais 


quand vous soutenez, mon cher monsieur Caesembrood, 
qu’elle n’a pas du tout le visage altéré, je dois vous dire 
que vous avez tort. Ses yeux et ses joues sont tout défor¬ 
més. Ses lèvres sont toutes noires. Seigneur Dieu ! je ne 
me serais jamais imaginé que le cadavre d’une sorcière fût 
aussi horrible à regarder. 

— NI aïs pour une sorcière morte de la peste, elle n’a 
pas l’air si horrible encore, repartit Nicolas. 

— Je ne comprends pas qu’elle pût être plus hideuse , 
objecta le régidor. Car enfin songez-y, la peste a passé 
par là. Les pestiférés se déforment vite, et il me semble 
que l’odeur qui sort de cette chambre est vraiment exé¬ 
crable. C’est une véritable odeur de pestiférés. Ne pensez- 
vous pas comme moi, seigneur docteur? 

— En vérité, fit Del Rio, celte odeur est insupportable. 

— C’est singulier, interrompit Pieter Grave. La décom¬ 
position doit avoir commencé depuis un petit quart d’heure; 
car je n’ai cessé de me trouver dans la chambre, et je n’ai 
rien senti. Mais Seigneur Dieu! l’orage reprend de plus 
belle, et il nous sera impossible de sortir d’ici la morte 
avant minuit et demi. Car, dans cette pluie furieuse, mes 
hommes ne pourront achever plus tôt la fosse que vous 
leur avez commandé de creuser à huit pieds de profon¬ 
deur, monsieur l’alcade. 

— Eh bien! à la grâce de Dieu ! Nous attendrons, fit 
Nicolas en sortant de la chambre funèbre et en prenant 
place sur sa chaise. En attendant, cherchons à abréger le 
temps d’une manière aussi agréable que possible. Car 
pourquoi ne pourrions-nous trouver un sujet de conver¬ 
sation qui nous distraie malgré la présence de ce corps de 
sorcière? N avons-nous pas la conscience nette et tran¬ 
quille? 

— Vous avez raison, mon cher monsieur Caesembrood, 
dit Papendyk. Racontcz-nous quelque chose. Parlez-nous 
de vos voyages , par exemple; car vous avez vu beaucoup 
de pays. Mais nous pouvons, si monsieur le docteur y 
consent, fermer la porte de cette chambre maudite. Car 
il me semble que l’odeur de ce corps devient de plus en 
plus forte, et je sens que le cœur commence à me dé¬ 
faillir. 

Le marchand de fromage se leva à un signe de Del Rio, 
ferma la porte de la chambre, et prit place entre le doc¬ 
teur et Papendyk , tandis que Pieter Grave rassemblait 
dans le foyer quelques bûches à demi brûlées. Il se dispo¬ 
sait à commencer le récit d’un des nombreux épisodes de 
sa vie de voyageur , quand il dressa brusquement la tête 
et prit l’attitude d’un homme qui écoute. 

— N’est-ce pas là minuit qui sonne? demanda-t-il. 

— Non, seigneur, c’est minuit moins un quart, répondit 
Grave. Mon Dieu ! comme l’orage gronde ! 

— Oui, c’est horrible, dit Papendyk. On voit bien que 
c’est un temps tout à fait extraordinaire. 

En ce moment les fenêtres semblaient embrasées des 
lueurs d’un incendie, tant les éclairs se succédaient rapide¬ 
ment dans le ciel. Le tonnerre grondait avec tant de vio¬ 
lence que l’antique édifice en paraissait ébranlé jusque dans 
ses fondements. Tout à coup une des fenêtres en reçut un 
choc siviolent que les carreaux se brisèrent en éclats. Pa¬ 
pendvk tressaillit sur sa chaise et pâlit comme si la voix 
d’un spectre eût retenti à ses oreilles. 

— Que Dieu nous soit en aide ! murmura-t-il sans pou¬ 
voir respirer. 








LA RENAISSANCE. 


3Ü 


Presque au môme instant un craquement épouvantable 
se fit entendre. Comme un coup de tonnerre venait préci¬ 
sément d’ébranler l’édifice, tous crurent que la foudre y 
était tombée, et Pieter Grave se disposait à s’élancer pour 
sortir, quand tout à coup la porte s’ouvrit, et une forme 
étrange, suivie de deux autres figures non moins saisis¬ 
santes, entra dans la chambre. 

Cette forme élait un personnage d’une liante stature. Ses 
vêtements étaient de couleur écarlate et son manteau était 
garni de galons d’or. Un chapeau pointu et orné d’une 
plume de coq rouge lui couvrait la tête, et il avait une épée 
au côté. Au premier abord, on aurait pu le tenir pour un 
homme de guerre. Son extérieur, sa démarche, son cos¬ 
tume, tout autorisait à le regarder pour tel. Seulement son 
visage et ses mains étaient noirs comme ceux d’un nègre. 

Les deux compagnons qui le suivaient étaient vêtus de 
longues robes noires avec de larges manches. Leur visage 


était noir aussi, mais il était impossible de reconnaître leurs 
traits , car ils avaient la tête couverte d’une espèce de ca¬ 
puchon. Chacun d’eux se posta à l’un des côtés de la porte, 
et vous les eussiez pris, en les voyant s'affaisser sur eux- 
mêmes , pour deux énormes chauves-souris. 

L'impression que l’apparition de ces trois personnages 
fit sur Del llio et ses compagnons, ne saurait se traduire 
par le langage. Pieter Grave les regarda avec des yeux fixes 
et écarquillés. L’épouvante se peignit sur le visage du doc¬ 
teur, et Papendyk se serra avec terreur contre Nicolas. Ce 
dernier surtout manifesta une épouvante presque folle. Il 
tressaillit d’abord un instant sur sa chaise, puis se leva, prit 
par le bras Del Rio et Papendyk, et s’écria à voix haute : 

— Tous les bons esprits louent le Seigneur! 

— Moi pas! répondit d’une voix sourde et à demi étran¬ 
glée l’homme rouge qui s’avança d’un air menaçant vers la 
porte de la chambre où gisait Gertrude et qui s’ouvrit 
aussitôt d’elle-même. 

Tous les yeux le suivirent dans cette direction. Rien 
n’était dérangé dans la chambre, si ce n’est qu’Adoniram, 
au lieu d’être assis près du lit, se trouvait accroupi sur son 
escabeau près de la porte. Cependant l’homme rouge s’é¬ 
tait arrêté sur le seuil. Il leva lentement et avec gravité la 
main et fit un signe. Qui pourrait décrire l’épouvante dont 
furent saisis Del Rio et ses compagnons en voyant , à ce 
signe, la morte se dresser sur son séant? Le spectre leva pour 
la deuxième fois la main, et le corps de Gertrude descen¬ 
dit du lit. A un troisième signe de l'homme rouge, le ca¬ 
davre s’avança d’un pas lent et les yeux fermés vers la 
porte. L’effroi des assistants fut à son comble; ils étaient 
près de tomber à terre plus morts que la morte. 

Aussitôt que Gertrude se trouva près du mystérieux per¬ 
sonnage dont les yeux llamboyaient au milieu de sa figure 
noire comme de l’ébène, celui-ci la prit d’une main par le 
bras, tandis que de l’autre il saisit le brasd’Àdoniram. Puis 
il sortit de la chambre sans jeter un seul regard aux té¬ 
moins de ce terrible spectacle. Ils essayèrent vainement de 
se lever de leurs sièges ; ils y restèrent cloués comme s’ils 
avaient subi une incompréhensible transformation. Nicolas 
paraissait en proie à la terreur la plus profonde. Il ne l⬠
chait pas le bras de Del Rio et de Papendyk qu’il serrait 
convulsivement de ses deux mains comme s’il les eut tenus 
dans des tenailles. Cette scène dura pendant plusieurs mi¬ 
nutes, lorsque tout à coup ils entendirent retentir au de¬ 
hors un sifflement aigu ; les deux figures noires qui étaient 




I 




J 




restées jusqu’alors postées à chaque côté de la porte , se 
levèrent aussitôt et sortirent. 

Quand tout fut fini, Caesemhrood lac h a les bras de ses 
deux compagnons et fit de la main un signe comme pour 
dire qu’il n’était pas en état de proférer une syllabe. 

— Cela causera ma mort, murmura Papendyk. 

— La mienne aussi, ajouta Pieter Grave. 

Ce ne (ut qu’après dix minutes que Del Rio put se re¬ 
lever de son siège. 

— Si je n’avais vu tout cela de mes propres yeux , dit-il, 
d’un air égaré, je ne le croirais jamais, quand on me l’af¬ 
firmerait par mille serments. 

Puis après avoir réfléchi pendant quelques secondes, il 
ajouta : 

— Maintenant il ne nous reste qu’à retourner chez nous. 
Au matin nous réunirons le tribunal et nous lui rapporte¬ 
rons comment le diable a emporté la sorcière d’Ouwater. 

lin effet, ce rapport se fit de la manière la plus solen¬ 
nelle le jour suivant. 

Le bruit de cet événement se répandit avec la rapidité 
de l’éclair dans les provinces des Pays-Bas, et, pendant 
quelque temps, on ne parla partout que de la visite du 
diable à Ouwater et de la balance des sorcières. 

CONCLUSION. 


Quelques années plus tard, vers la même époque de l’an¬ 
née où le démon avait d’une manière si merveilleuse enlevé 
le corps de la sorcière, un riche marchand d’Amsterdam cé¬ 
lébrait, en une nombreuse société, la conclusion de YUnion 
d'Utrechl . Au haut bout de la table élait assis le maître de 
la maison , vieillard de soixante ans , grave et d’une corpu¬ 
lence un peu outrée. A sa gauche on voyait sa femme. 
Elle était fort bien conservée et pouvait avoir trente-cinq 
ans. Plusieurs enfants de l’âge de cinq à dix ans garnissaient 
l’autre bout de la table : c’étaient les leurs. Ils étaient dis¬ 
posés aux deux côtés d’un vieillard à barbe blanche , qui 
était vêtu d’une toge brune attachée autour de la ceinture 
au moyen d’un châle violet. Les autres convives occupaient 
le reste la table. 

Le maître de la maison était engagé dans un récit qui 
captivait l’attention de tout l’auditoire, attaché avec un 
intérêt visible aux paroles qu’il proférait. 

— J’étais préparé à tout, disait-il. Seulement je ne m’at¬ 
tendais pas à voir Vargas employer, pour perdre les accu¬ 
sés, la ridicule balance des sorcières, dont j’attendais pré¬ 
cisément leur salut. Quand je revins de mon voyage, je 
trouvai les affaires dans l’étr.t que je viens de vous dire, et 
je ne savais à quoi me résoudre. La ville était pleine d Es¬ 
pagnols; et, quand même j’eusse été le roi Og de Basan , 
dont mon ami Adonirain vous racontera l’histoire et qui , 
pour anéantir les Israélites, déracina une montagne de 
trois lieues de longueur, qu’il lança sur leur armée, — je 
n’aurais pas été plus avancé, car il ne se trouvait pas dans 
tous les environs d’Ouwater une montagne aussi haute que 


trois fromages. Or, comme j’étais ainsi dans une inquiétude 
mortelle, et que je formais et reformais tour à tour mille 
projets, bien que je 11 e désespérasse point de sauver les 
condamnés, j’appris tout à coup que la cavalerie du comte 
de Meghen se trouvait dans le voisinage de la ville. J’allai 
aussitôt trouver le bon Henri de lleemskerk pour l’infor¬ 
mer du danger où était sa fiancée. Il n hésita pas un instant 














40 


LA RENAISSANCE. 


à mettre dans la balance sa liberté et sa vie pour sauver 
Gertrude. Notre plan fut bientôt concerté. Il n’y avait que 
la ruse qui put nous faire réussir. Nous décidâmes que 
Gertrude ferait un prétendu aveu , et se déclarerait 
coupable du crime de sorcellerie. Le bruit de sa mort fut 
répandu par moi, et la nuit de l'enterrement Heemskerk, 
noirci et vêtu de rouge, apparut sous la forme de Satan 
avec deux de ses compagnons vêtus de noir. Tout se passa 
comme je vous l'ai déjà dit. La barque qui reçut les fu¬ 
gitifs descendit rapidement l’Yssel et le lendemain ils se 
trouvèrent en lieu de sûreté, dans le camp même de 
Heemskerk, Gertrude déguisée en vivandière, et Adoniram 
en domestique. Quatre semaines plus tard, ils arrivèrent 
heureusement à Amsterdam après s’être échappés du camp 
par des chemins de traverse. Ainsi se termine cette his¬ 
toire par une facétie comme doivent finir toutes les tra¬ 
gédies de la vie humaine. 

— Cette facétie aurait pu vous coûter bien cher, observa 
un des convives. 

— C’était peu probable, car je risquais ma vie pour une 
bonne cause, répondit Caesembrood. Dieu est toujours 
pour ces causes-là. Du reste, ne m’a-t-il pas amplement 
récompensé? Je ne voulais sauver Gertrude que pour mon 
ami Heemskerk, et le ciel voulut que je la sauvasse pour 
moi-même. Car la même année le brave jeune homme périt 
à côté d’Adolphe de Nassau dans le combat d’Heiligerlée. 
Mais ne parlons plus de cela. 

— Et que devinrent Papendyk et Pieter Grave? demanda 
le convive. 

— Le premier fut pendu par les gueux de mer après 

qu’ils eurent pris la Brielle où il se trouvait par ordre de 
son protecteur Vargas. Le second mourut un an ou deux 
après la fuite miraculeuse de Gertrude. Il aimait trop le 
genièvre, et il y cherchait trop ardemment l’oubli de la 
terreur que le spectacle de cette nuit sinistre lui avait in¬ 
spirée.... Mais buvez , mes amis, buvez donc. Car c’est 
aujourd'hui pour les Pays-Bas un jour magnifique, un jour 
de fête et de joie, celui où l’union d’Utrecht a été conclue. 
Pour moi c’est de plus l’anniversaire de la délivrance de 
Gertrude ! T. 


U MORT DE ROICBBR ET D’ANDRÉ CBÉMER, 

On a beaucoup écrit sur le voyage de Roucher et d’André Chénier 
à la guillotine : on s’est beaucoup trompé. J’ai connu un vieil inten¬ 
dant militaire qui a suivi d’un œil ardent la fatale charrette, sans 
perdre de vue un seul instant les deux poètes martyrs. C’est un vieil¬ 
lard très-retiré du monde, presque retiré dans l’autre monde, comme 
il le dit lui-inôme. Il est à cette heure bien plus en peine de savoir 
comment il retrouvera ses amis là-haut que de savoir comment on les 
juge ici-bas. Cependant il n’est pas encore tout à fait étranger à notre 
philosophie, à notre politique, à notre littérature : çà et là il daigne 
enfourcher ses lunettes pour jeter un coup d’œil sur les papiers pu¬ 
blics et les livres nouveaux. Il n’y comprend pas grand’chose : il s’ir¬ 
rite d’entendre tant de bruit pour rien ; Paris lui parait être une autre 
tour de Babel ; il désespère de l’esprit français; plus d’une fois je l ai 
vu qui se recommandait à M. de Voltaire. 

Je le surpris un jour lisant André Chénier : 

— Eh bien, lui demandai-je, que dites-vous de celui-là? C’est un 
des nôtres. 

Il se mit à sourire : 

— lin des vôtres? En vérité, vous allez chercher vos capitaines un 
peu loin. André de Chénier n’c»t ni des vôtres ni des nôtres : comme 


tous les hommes de génie, il porte à lui seul sa bannière. Ne vous 
imaginex pas atteindre à sa pureté et à sa grâce en brisant vos vers 
sans mesure. Prenez-y garde, les singes ne copient bien que les gri¬ 
maces. Du reste, ce recueil renferme deux mille vers de trop. A quoi 
bon reproduire toutes ces ébauches où il n’y a encore que des sem¬ 
blants de dessin et de couleur? Quels que soient le génie et la mort 
d’un poète, rien n’autorise un pareil laisser-aller. On peut recueillir 
les débris d un vase étrusque, mais le potier a-t-il jamais songé à ra¬ 
masser dans la cendre les débris d’une amphore manquée? 

Comme je vis que M. de S*** était en train de parler, je n’eus 
garde de combattre sa métaphore, car il eût fermé le livre avec dé¬ 
pit pour reprendre M. de Voltaire. 

— Vous avez connu André Chénier? lui demandai-je. 

— Je l’ai vu deux fois, une fois en prison et une fois sur l’échafaud. 
Je l’ai vu mourir avec d’autres yeux sans doute que M. II. de L***; 
aussi n’ai-je point écrit sur sa mort. M. de L*** est un poète : c’est 
tout dire. Je lui sais gré d’ailleurs d’avoir noblement exécuté le tes¬ 
tament de M. de Chénier ; c’est là une haute mission. Je regrette seu¬ 
lement qu’il ait trompé tout le monde sur la mort du poète, trompé 
à ce point, Monsieur, qu’hier encore ma fille ne voulait pas m’en 
croire sur ce chapitre. 

— Qu’a donc dit M. de L*** qui ne soit point exact? André Ché¬ 
nier est mort guillotiné, je pense. 

— Pour le fond, il a dit la vérité; c’est là de l’histoire burinée sur 
l’airain; mais il s’est trompé pour la forme. Que voulez-vous? il 
n’était pas là, j’imagine; il n’a dû parler que par oui-dire. Moi qui 
vous parle, j’ai vu et entendu. 

— Eh bien, dites-moi ce que vous avez vu et entendu. Il n’est ja¬ 
mais trop tard ni trop tôt pour dire la vérité. 

— La vérité? à quoi bon, si elle gâte les charme* du mensonge? 
Ne vaut-il pas mieux voir André de Chénier dans la mort poétique 
dont on a drapé son ombre, que dans la mort pure et simple?... 

— De grâce, parlez! je vous écoute. Sur cette sombre page, la vé¬ 
rité ne peut être que poétique. 

— Je vais donc vous dire, sans périphrase, comment il est mort. 

M. de S*** se leva et sonna son valet de chambre. 

— Philippe, allez me chercher ma tabatière à portrait. 

Le valet de chambre revint au même instant. Le vieillard prit la 
tabatière et l’ouvrit : 

— Très-bien ! il y a assez de tabac. 

La tabatière était pleine. 

— Quel est donc ce portrait? demandai-je. 

— C’est un portrait, rien de plus. Figurez-vous que c’est la taba¬ 
tière de Roucher. Il y avait aussi un portrait : le portrait de qui? je 
ne l’ai pu savoir. 

M, de S***, debout contre la cheminée, reprit ainsi, en fermant 
les yeux comme pour mieux voir dans ses souvenirs ; jamais grand 
acteur en scène, jamais femme d’esprit ne m’avait mieux préparé à 
l’entendre : 

— Dans ce temps-là, mon cher monsieur, quoique je fusse jeune, 
insouciant, amoureux, j’avais souvent, plus souvent qu’aujourd’hui, 
mes heures de tristesse. J’aimais la tragédie, j’aimais les sombres ta¬ 
bleaux. J’ose à peine l’avouer, j’éprouvais un charme douloureux à 
suivre ces charrettes rouges qui allaient de la prison à la guillotine. 
Il me semblait suivre le convoi d’un ami. Parmi les condamnés qui 
regardaient le ciel pour la dernière fois, je sympathisais au plus vite 
avec une figure jeune et douce; j’allais jusqu’à croire, dans mes tris¬ 
tes rêveries, que c’était un autre moi-mème, que j’assistais à son lit 
de mort : — l’horrible lit de mort! — Le 7 thermidor, je suivis la 
charrette rouge pour la cinquième fois. Il y avait delà curiosité dans 
cette action, mais il y avait aussi un respect douloureux qui doit 
m’absoudre pour la curiosité. La charrette rouge était un corbillard 
que seul peut-être je suivais en priant Dieu. Ce jour-là, je reconnus 
parmi les victimes le pauvre baron de Trenck et le triste André de 
Chénier. J ignorais alors que celui-ci fût un grand poète, mais je ue 
I en plaignis pas moins. Comme il regardait dans la foule par-dessus 
les gendarmes et les sans-culottes, dans le vague espoir sans doute 
de reconnaitre un ami, son regard ardent et mélancolique rencontra 
le mien. Nous nous reconnûmes; il me sembla qu’un rayon sympa¬ 
thique nous avait touchés du même coup. Je le saluai tristement, 
mais nous nous étions perdus de vue. Je fendis la foule avec une dou¬ 
leur désespérée, je me jetai contre les chevaux, au risque d’encourir 





































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LA RENAISSANCE. 


41 


les menaces des gardes : quand je revis André de Cliénier, il semblait 
écouter avec résignation je ne sais quelles paroles de son voisin, vous 
savez, Roucher, un autre poète que la mort a grandi. Ils étaient tous 
les deux sur le premier banc, en compagnie de trois ou quatre in¬ 
connus mornes et silencieux. Roucher était le plus animé de toute la 
charrette ; il parlait sans cesse, sans trop savoir ce qu’il disait, j ima¬ 
gine. Il avait à la main une tabatière en écaille à peu près comme 
celle-ci ; il frappa dessus du bout des doigts, l’ouvrit par un mouve¬ 
ment saccadé et offrit du tabac à André de Chénier. Lejeune poète, 
plus grave et plus à lui-même, secoua indolemment la tète en signe 
de refus, soit qu’il n’aimât point le tabac, soit qu’il dédaignât de se 
monter ainsi l’imagination à l’heure suprême. Roucher huma une 
belle prise tout en clignotant des yeux. Il se remit à parler. D'après 
quelques mots, coupés par les cris de la foule et le bruit des roues, 
je compris qu’il parlait de Robespierre. Son compagnon écoutait 
d’un air distrait. Je vis bien qu’il s’écoutait lui-même. En effet, que 
de belles choses il avait à se dire à pareil jour et à pareille heure! 

I n des chevaux ayant reculé, je fus repoussé dans la foule. Quand 
je relevai la tète pour revoirie triste spectacle de la charrette, Rou¬ 
cher, toujours ému, frappa du bout des doigts sur sa tabatière, l’ou¬ 
vrit avec un bruit criard, et sans tenir compte des refus d’André de 
Chénier, il lui offrit du tabac. Le jeune poète refusa encore par un 
signe. Cette fois, je crois me souvenir que Roucher parlait de sa fille; 
il leva la tète et regarda la foule. Ne voyant pas une figure aimée 
parmi toutes ces figures curieuses, il huma une autre prise de tabac 
comme pour s'étourdir. Il ne pleurait pas, mais la douleur la plus 
amère était peinte dans ses traits. André de Chénier était toujours 
pâle, triste, silencieux; il répondait de temps en temps par un seul 
mot à tout ce que disait le chantre des Mois. Que vous dirai-je! je 
n’ai pu enregistrer leurs paroles dans ma mémoire, d’ailleurs j’enten¬ 
dais fort mal, à peine quelques mots par intervalles, entre les rumeurs 
de la populace et le piaffement des chevaux. Une troisième fois Rou¬ 
cher passa sa tabatière devant le poète, qui refusa encore par un 
signe. Dix fois peut-être Roucher recommença ce manège, sans se 
souvenir que son ami avait refusé. A la fin, André de Chénier ne put 
s’empêcher de sourire de cette obstination, mais un triste sourire, 
comme s’il eût deviné le trouble d’esprit où se trouvait Roucher. 

M. de S***, pour mieux peindre Roucher, prenait une prise à tout 
instant, ayant soin de répandre beaucoup de tabac sur son jabot.— 
Vous voyez que ma tabatière est presque vide? Eh bien, dans celle 
de Roucher, il n’y avait plus qu’une ou deux prises quand la char¬ 
rette arriva sur la place de la Révolution. André de Chénier était 
plus pâle, Roucher plus animé, le premier emprisonnait son cœur, le 
second le répandait au dehors. Dans son ardeur de tout dire, Roucher 
ne voyait pas qu’il arrivait au supplice. Pour la dernière fois il secoua 
sa tabatière, l’ouvrit et la passa devant son ami, qui ne voyait plus 
rieu. Comme de coutume, Roucher prit une prise, ce ne fut pas sans 
quelque peine, la tabatière étant vide comme je vous le disais. Il leva 
les doigts vers son nez, mais sa main retomba subitement : il avait vu 
la guillotine. 

A cet instant, André de Chénier s’anima un peu; loin de rabattre, 
ce spectacle do l’échafaud lui rendit toute sa force. Il prit la main de 
• Roucher et lui parla avec effusion. Je ne crains pas de me tromper 
en répétant entre autres paroles de lui : Courage, ami... d'autres ri¬ 
vages... — Mais ma femme, mais ma fille ! s’écria Roucher. — C'est 
un rêve gui fuit, reprit le poète. 

J'entendis encore quelques mots sans suite, comme patrie, tyrans, 
France, poésie, lin flot chassé par un autre flot me porta malgré tous 
mes efforts à plus de vingt pas de la charrette. II me fut impossible 
de me rapprocher ; je me contentai de voir, espérant saisir les pensées 
sur les physionomies. Roucher ne pouvait cacher sa douleur et son 
désespoir; il lutta jusqu’au bout contre la mort violente qui l'atten¬ 
dait. André de Chénier s'élevait au-dessus de la mort, sur je ne sais 
quel pressentiment de sa future apothéose : il m’a semblé que son 
regard voyait plus loin que la guillotine. Je puis me tromper, mais 
ce qui est sûr, c’est qu’au moment où le bruit se répandait que ma¬ 
dame Roucher venait de tomber évanouie dans la foule, André de 
Chénier parut empêcher son ami, en lui parlant avec feu, d'être saisi 
par cette nouvelle déchirante. Cependant les horribles sans-culottes 
avaient fait l’appel. Les privilèges existaient jusque devant la guillo¬ 
tine, le privilège de mourir le premier! Les deux poètes furent ré¬ 
servés pour le dernier coup de théâtre. André de Chénier monta 

LA REBAISSA NCI. 


gravement sur l’échafaud, se frappa le front, regarda le ciel et s’a¬ 
bandonna aux exécuteurs des basses-œuvres avec résignation ou avec 
torpeur. Je voulus voir si son ami Roucher le regardait à ce moment 
suprême. Je ne crois pas qu’il songeât à le regarder, il avait perdu 
la tête, il se débattait sans but, comme un agonisant qui sc débat 
avec la mort. Je ne vis pas tomber la noble tète de Chénier; je fus 
averti de sa chute par les ignobles cris des spectateurs Vous savez 
que Roucher fut exécuté le dernier. On l’entraîna ou plutôt on le 
poussa sur l'échafaud. Il ne regarda pas là-haut lui, il regarda la 
foule. Chénier fuyait ce monde sans regrets, il demandait asile au 
ciel, comme un voyageur qui va franchir les bornes d’un nouveau 
pays; Roucher n’était pas un de ces poètes qui trouvent partout une 
patrie ; il était de ceux qui tiennent au foyer où les enfants jouent sur 
le sein de la mère; Roucher avait des enfants et une femme qui l’ai¬ 
maient. On ne doit donc pas s’étonner que son dernier regard fût 
pour ce monde. 

51. de S*** se tut. Ce récit l’avait un peu fatigué, il se remit dans 
sou fauteuil et rajusta sa perruque. 

— Niais les vers de Racine? lui dis-je. 

— Les vers de Racine? que voulez-vous dire? cst-ce que vous y 
croyez aussi? Il n’a pas été question de Racine dans le funèbre trajet. 
— Attendez donc cependant... je crois me souvenir... oui, je me sou¬ 
viens que le portrait de la tabatière de Roucher était celui de Racine, 
du mois on me l’a souvent dit. 

Voilà à peu près ce que j’ai recueilli du vieillard; je ne parlerai 
point de ses cheveux blancs pour donner de l’authenticité à sa pa¬ 
role. Je suis bien convaincu qu’il n’a pas orné ses souvenirs, mais 
peut-on ajouter foi pleine et entière à des souvenirs inscrits, depuis 
cinquante ans, dans une mémoire mille fois traversée? Quoi qu’il en 
soit, j’ai jugé qu'il était curieux et meme utile de reproduire ce té¬ 
moignage tardif. N’y a-t-il pas là tout l’accent de la vérité? Je sais 
bien que la vérité est un être fantastique que chacun habille à son 
gré. Que de fois, dans la crainte de montrer la vérité toute nue, ou 
plutôt dans la crainte qu’elle 11 e fût pas assez vraisemblable, on a 
noué sur son épaule l’écharpe bariolée du mensonge! 

ARSENE UOISSAYK. 


FRAGMENT SUR L ÉTUDE DES VASES PEINTS ANTIQUES. 

Il y a quinze ans, on découvrit dans la nécropole d’une ville de 
l’Etrurie une prodigieuse quantité de vases antiques, ornés de pein¬ 
tures, plus de six mille, les plus beaux, les plus intéressants, si on les 
considère en niasse, qui eussent jusqu’alors paru à la surface du sol 
classique de l’Italie. Une telle découverte devait naturellement don¬ 
ner une impulsion nouvelle à l’étude de cette classe de monuments. 
Tandis que les explorateurs redoublaient d’activité, et que le royaume 
de Naples, jusque-là le plus riche en vases peints, cherchait à recon¬ 
quérir la prééminence qui venait de passer à l’Etat romain *, les 
savants de toute l’Europe discutaient, non sans quelque chaleur, 
les problèmes qu’avait soulevés cette apparition inattendue. Depuis 
quelques années pourtant, le calme s’est rétabli dans les découvertes 
et dans la discussion. On regarde comme presque épuisées les loca¬ 
lités jusqu’ici les plus fécondes; c’est le moment peut-être de résu¬ 
mer le débat et de marquer la mesure des progrès que l’archéologie 
a faits dans cette voie. 

La tâche est difficile; car il faut tirer des monuments eux-mêmes 
à peu près tout ce qu’on en peut dire. Les anciens n’en ont, en quel¬ 
que sorte, point parlé : leur attention s’est exclusivement portée sur 
ces composés d’or et d’ivoire dont nous n’avons plus aucune idée, 
sur ces merveilles du pinceau dont pas une n’a survécu, sur ces chefs- 
d’œuvre de la toreutique qui ont tous également disparu. Les hum¬ 
bles poteries dont nous faisons aujourd’hui si grand cas, n’excitaient 
l’intérêt des contemporains, ni par la matière, ni probablement par 
le travail; ce n’était qu’un reflet des grandes conceptions, des pro¬ 
ductions directes du génie, et ce reflet se retrouvait alors partout. Pour 
nous, qui recueillons pieusement ces débris, nous répugnons à nous 

* Le territoire de l'ancienne Vulci (Donte délia Nadia, prè» de Canino), e§t situe 
dans la partie de l’ancienne Étrurie qui appartient à l’État pontifical. 

VI* rKlILLE_ 6* VOLCMi 














42 


LA RENAISSANCE. 


croire égarés par une admiration qui nous semble si légitime : il nous 
arrive encore ce qui arrivait à Winckelmann, quand, à l’aide des 
statues qui sont à Home, il restituait le code de l'art grec à l’époque 
de sa plus grande perfection : les débris du Parthénon ont suffi pour 
détruire {illusion que Winckelmann avait créée. Quelle que soit 
pourtant la défiance avec laquelle nous devons étudier les produits 
de la céramique grecque, les vases peints n’en ont pas moins pour 
nous une importance capitale. Si nous devons renoncer à les consi¬ 
dérer comme l’œuvre des premiers artistes de l'antiquité, nous ne 
pouvons douter qu’ils n’appartiennent à la plus belle époque de l’art, 
et ce n’est point se passionner mal à propos que d’admirer des ou¬ 
vrages contemporains de Phidias et de Polygnote, des productions 
enfin sur lesquelles a passé un souffle de ces artistes souverains. 

Et, en effet, quoiqu’il ne s’agisse ici que de vases découverts en 
Étrurie, c’est de l’art grec, de l’influence grecque qu’il sera seule¬ 
ment question. Sur ce point, il est vrai, les savants n’ont pas toujours 
été du meme avis. Les premiers vases ayant été trouvés en Étrurie, 
on considéra d’abord le sol toscan comme la patrie originaire de eette 
branche de l’art. La vanité nationale s’exalta; des hommes d’un vrai 
mérite donnèrent créance à un système étrange, suivant lequel les 
Tyrrhéniens auraient joui d’une civilisation florissante et cultivé les 
arts du dessin, longtemps avant les Grecs, avant Homère. C’est alors 
que commença «à prévaloir la dénomination de rases étrusques , auss; 
peu exacte dans son genre que celle d 'architecture gothique , et qui 
comme cette dernière, menace de rester dans notre langue. 

Malgré l’infatuation des uns et la docilité des autres, une opinion 
aussi erronée ne pouvait longtemps conserver son crédit. On remar¬ 
qua que la Toscane n’était pas seule à fournir des vases peints; on 
réclama en faveur delà Sicile et de la Grande Grèce, bientôt les vases 
de Corinthe, ceux d’Athènes, commencèrent à être connus: on ne 
trouvait d ailleurs sur ces vases que des inscriptions grecques, que 
des sujets grecs, que des imitations des ouvrages de la Grèce; il fal¬ 
lut rentrer dans une voie plus simple, adopter une opinion plus con¬ 
forme à ce qu’on savait de la marche des arts dans l'antiquité. Le 
nom des vases étrusques resta la dénomination vulgaire; tuais les sa¬ 
vants ne reconnurent plus que des vases grecs. 

On en était à cette conclusion qui paraissait définitive, lorsque les 
matériaux presque innombrables fournis par les fouilles de Canino 
vinrent de nouveau compliquer la question. Il fallut reconnaître 
qu’on avait compté l’Etrurie pour trop peu de chose : ce que n’avait 
donné aucune des cités dominantes de la Grèce, ni Athènes, ni Co¬ 
rinthe, ni Agrigente, ni Syracuse, ni Naples, ni Tarente, on venait 
de le découvrir dans une province exclusivement étrusque, au sein 
des tombeaux d’une ville à peine mentionnée par les géographes, et 
dont tout souvenir historique aurait disparu, sans la mention du 
triomphe des Romains sur les habitants de Yulci, qui s’est trouvée 
dans les débris des fastes du Capitole : de Vulsiniensibus et rulcientibus . 
Si une ville étrusque du second ordre, comme Vulci, avait possédé 
tant et de si beaux vases, on était forcé d’en revenir, en partie du 
moins, a l’opinion de ceux qui, dans l’inventaire des richesses céra¬ 
miques, faisaient la part de la Toscane plus grande que celle de la 
Grèce et le-même. 

Avant tout, ce qu’il fallait expliquer, c’était celte affluence de vases 
peints d’un mérite supérieur, dans les tombeaux d’une ville aussi 
obscure que Vulci. Le silence universel des écrivains de l’antiqiiltc 
ouvrait une libre carrière aux hypothèses les plus hardies. Dans le 
premier moment, la difficulté du problème avait rétabli l’égalité entre 
le# savants; les explications proposées avaient toutes, quels qu’en fus¬ 
sent les auteurs, le môme caractère d’audace et presque de caprice. 
Les uns bâtissaient une Grèce idéale dans l’Étrurie; à les entendre, 
la population de ccs contrées ayant avec les Grecs une origine com¬ 
mune, avait marché du meme pas qu’eux dans la carrière des arts. 
D’autres imaginaient l’existence de corporations exclusivement com¬ 
posées d’artistes grecs, et vivant, au milieu des Étrusques, avec des 
lois et une constitution particulières. Ceux qui repoussaient ces con¬ 
jectures, voulaient, au contraire, que tous les vases de Vulci, fabri¬ 
qués dans les villes de la Grèce, eussent été introduits en Toscane 
par les voies du commerce et de la navigation. 

De ces explications, la dernière était la plus sérieuse : elle a eu pour 
elle le suffrage de quelques-uns des plus habiles interprètes de l’an¬ 
tiquité, et pourtant elle donne lieu à de graves objections. Dans l’an¬ 
tique Italie, le morcellement politique était poussé à un degré dont 


on a peine à se faire une juste idée, quand on n’a pas fait de ces 
questions une étude spéciale. Au lieu du droit des gens, tel qu’il 
règne dans la société moderne, c’était, entre les différents peuples, 
une hostilité acharnée, perpétuelle; les relations commerciales ren¬ 
contraient mille obstacles. Aussi chaque ville se suffisait-elle à elle- 
même et trouvait dans les produits de son sol et dans son industrie 
particulière, les moyens de satisfaire aux besoins de la vie matérielle 
connue «à ceux de l’imagination. Si des obstacles d’une nature toute 
spéciale n’avaient pas entravé le transport des objets même les moins 
encombrants; si les métaux précieux avaient circulé avec la liberté 
qui appartient à toute société régulière, d’où seraient venus les con¬ 
trastes inouïs qu’on découvre entre les différents systèmes monétaires 
d’une seule et même contrée? Comment pourrions-nous expliquer 
l’existence simultanée en Italie, que dis-je? au sein d’une même pro¬ 
vince de l’Italie, par exemple, en Apulie, en Etrurie, dans le Latium, 
de systèmes ayant pour base les uns l’argent, les autres le bronze?Et 
l’on voudrait qu’entre des peuples dont les échanges étaient si limi¬ 
tés, des objets d’une nature aussi fragile, et d’un transport aussi dif¬ 
ficile que les vases, eussent donné lieu à un commerce florissant et 
étendu! L’un des rhéteurs les plus spirituels de l’antiquité, Dion 
Chrysostome, compare l’éclat éphémère et la grâce frivole d’un de 
ses disjours à ces jolis vases que les voyageurs achetaient dans les 
iles de la Grèce. « Il arrive à mes discours, dit-il, à peu près ce qui 
arrive aux vases de Ténédos : bien que chaque navigateur en em¬ 
porte à son pasage, aucun ne les trouve sains et entiers en arrivant. 

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On croyait avoir un vase , on n’a plus que des tessons. » Evidemment, 
l’esprit de spéculation ne pouvait consentir à joindre ce risque par¬ 
ticulier à tous les autres. 

Chose étrange pourtant! c’est l’étude de la numismatique italienne 
qui nous a fourni la preuve de l’isolement réciproque dans lequel 
vivaient les poules de cette contrée; et c’est en contemplant les 
mêmes monnaies, que nous voyons à quel point le sentiment et la pra¬ 
tique des arts de la Grèce s’étaient répandus dans les pays qu’on est 
tenté de considérer comme placés en dehors de cette influence. Ici, 
c’est une force qui renverse toutes les barrières et se joue de tous les 
obstacles. Nous retrouvons l’empreinte de l’hellénisme sur l’as le plus 
pesant du Latium comme sur la drachme la plus délicate de Naples 
ou de Tarente. 

Je viens de parler de l’hellénisme, et je sens qu’il est nécessaire 
d’expliquer ce que j’entends par cette expression. L’hellénisme, c’est 

le caractère propre à la civilisation grecque : l’essence de l’hellé- 

# 

nisme, c’est la liberté, le mouvement. L’Egypte a pour elle l’ordre 
et la durée, la grandeur des proportions nous frappe dans les mo¬ 
narchies asiatiques, les Romains sont supérieurs dans la guerre, les 
Phéniciens dans le commerce : mais s’il s’agit de ces conditions par¬ 
ticulières dans lesquelles l’activité de l’intelligence et du goût est 
perpétuellement excitée, la prééminence appartient sans contestation 
à la société grecque. L’hellénisme, qui se révèle avec évidence dans 
les œuvres littéraires, dans les mœurs, dans les événements de l’his¬ 
toire, a son expression la plus frappante dans les productions des 
arts du dessin. Depuis qu’on a appris à connaître les monuments de 
f Egypte et de l’Asie, l’art grec n’en parait que plus manifestement 
l’art complet et fécond, l’art véritable, le seul qui ait eu pour prin¬ 
cipe constant ce qui ailleurs n’a été qu’une rare et fugitive excep¬ 
tion, la liberté, le mouvement, par conséquent la vérité, la vie. 

Cette prérogative sublime ne s’est pourtant manifestée qu’assex 
tard dans la Grèce. Depuis longtemps la poésie avait atteint son apo- 
j gée, et l’art n’en était encore qu'à des essais, fort inférieurs aux 
beaux ouvrages que l’Égypte et l'Asie produisaient depuis tant de 
siècles : le mouvement toutefois s’y manifestait déjà à l’étal de symp¬ 
tôme, et pour ainsi dire de besoin. Tout à coup, le feu qui couvait 
sous la cendre de l’archaïsme, éclate par une prodigieuse éruption. 
La lutte de la nation contre les Perses avait communiqué au génie 
grec un ébranlement suprême : Athènes, fojer de la résistance et 
centre de la gloire, recueillit la première le fruit de ces triomphes; 
Phidias et Polygnote, dans cette nouvelle carrière, marchèrent d’un 
pas aussi rapide que le tirent Michel-Ange et Raphaël lors de la re¬ 
naissance des arts. 

Athènes venait de donner l’impulsion : la Grèce entière y répondit 
avec une spontanéité merveilleuse. Un cachet de nouveauté, une 
marque de révolution s’imprima dès lors sur toutes les productions 
de l’art, meme sur celles qui, soit involontairement, soit à dessein, 


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LA RENAISSANCE. 


43 


conservaient l’apparence de l’ancien style. L’élude des médailles 
fournit, sur ce point, les renseignements les plus précieux. Quelle cjue 
soit la ville grecque dont on étudie la série numismatique, on voit 
d’abord, à l’approche de la grande transformation, c’est-à-dire dans 
l'intervalle de quarante années, qui s’étend depuis la bataille de Su- 
lamine jusqu'à I administration de Périclès, le suc de l'hellénisme 
parfait monter graduellement comme le mercure dans sou tube, puis 
tout à coup l’enveloppe se rompre, et la création du génie s’élancer 
dans tout l’éclat de la perfection. C’est un fait qui n’a point eu de 
précédents, et dont l’exemple a déterminé dans l ltalie moderne la 
seule révolution du genre qui depuis se soit produite. 

Les artistes étaient les missionnaires, partout bien accueillis, de 
cette religion de la beauté. Leur action ne se bornait pas aux viljes 
purement grecques : tous les peuples qui se trouvaient en contact 
avec rhelténisme subissaient son irrésistible influence : nous le savons 
par les monuments eux-même*, des envahisseurs carthaginois, comme 
des satrapes de l’Asie Mineure, des Scythes campés sur les bords du 
Tanaïs, comme des Lucumons de l’Étruric. Poètes, philosophes, géné¬ 
raux, tous les Grecs, il faut le dire, acceptaient sans répugnance un 
établissement chez les barbares, quand les barbares se montraient 
généreux pour les représentants du génie grec. Pourquoi les artistes 
auraient-ils témoigné plus de scrupules qu’un Xénophon, un Agési¬ 
las, un Euripide? Pourquoi n’auraient-ils pas profité de la trêve per¬ 
pétuelle qui, en dépit des séparations, des inimitiés et des guerres, 
s’était établie en leur faveur? 

L’Étrurie n’est pas le seul pays qui ait fourni des renseignements 
précieux sur cet ordre de faits jusqu’ici mal observés. Au même mo¬ 
ment, et pour ainsi dire aux deux extrémités de la même mer, on 
découvrait la preuve de la présence des artistes grecs, chez des peu¬ 
ples que la langue et les mœurs semblaient avoir dû rendre étrangers 
à une telle influence. Les tumulus scy thiques de la Crimée ont révélé 
des faits de la même nature, et tenu en quelque sorte le même lan- 
gage que la nécropole étrusque de Yulei. Au lieu de l'empreinte na¬ 
tionale, c’est la Grèce, c’est Athènes surtout dont l’influence prédo¬ 
mine dans ces sépultures. Nous nous servons du mot d influence, 
parce que nous parlons d une chose devenue vénérable à force d’an¬ 
tiquité ; mais s’il s’agissait des temps modernes, nous ne dirons plus 
l’influence, nous dirions la mode. 

Le régné exclusif de la mode athénienne dans la ville étrusque de 
Vulci, c’est là un résultat si peu attendu, qu’il a fallu, pour l’ad¬ 
mettre, une surabondance de preuves : mais comment résister au té¬ 
moignage concordant de plusieurs milliers de peintures.’ On croyait 
d’abord que tous ces vases, ornés de sujets athéniens, chargés d in¬ 
scriptions conçues dans le dialecte de l Attique, avaient été importés 
eu Etrurie: après mûr examen, la chose s’est trouvée impossible. Nous 
avons vu quels obstacles s’opposaient à celte importation. Nous sa¬ 
vons de plus que les vases de Vulci diffèrent, pour la plupart, de ceux 
d’Athènes, par la forme, par la terre qui les compose, par le vernis 
qui les recouvre, par les nuances même du style. Il faut donc admettre 
qu’on fabriquait à Vulci des vases à la manière d'Athènes, quand on 
n’en pouvait pas tirer d’Athcnes elle-même. Les sujets des peintures 
qui ornaient ces vases, c’étaient des traits de la mythologie particu¬ 
lière aux Athéniens, des compositions inspirées par leurs poètes, des 
figures de leurs monuments, des scènes empruntées à leurs usages, à 


leurs gymnases, à leurs jeux publics : pour toutes ces séduisantes 
nouveautés athéniennes, les Étrusques avaient en quelque sorte ab¬ 
juré tout ce qui leur était propre, mythologie, religion, langue, cou¬ 
tumes et préjugé national. 

Aujourd’hui, bien que l’étude des antiquités étrusques soit encore 
environnée de grandes obscurités, nous pouvons constater trois pha¬ 
ses principales dans la marche de la civilisation chez ce peuple, une 
phase asiatique, une phase corinthienne, une phase athénienne. Les 
monuments ont tranché la question en faveur de ceux des écrivains 
de l’antiquité qui avaient assigné une origine lydienne au peuple qui 
dominait dans l Étrurie. Une liaison certaine unit les plus anciennes 
productions étrusques avec ce que nous connaissons de l’art qui flo- 
rissait à une époque extrêmement reculée sur les bords de l’Euphrate. 
On ne sait, il est vrai, dans quel temps les Étrusques sont venus de 
l’Asie; mais on reconnaît en eux, avec Hérodote et Tacite, le démem¬ 
brement d’une nation asiatique, à laquelle, lors de sa migration, la 
pratique des arts du dessin était déjà familière. 

Plus tard, beaucoup plus tard sans doute, le Corinthien Démarate, 


débris d’une dynastie qui venait d’être renversée du trône, cherche 
un asile en Etrurie, et y arrive escorté d’artistes habiles dans la plas¬ 
tique et la peinture. Au bout d’une ou deux générations, les descen¬ 
dants do Démarate semblent avoir perdu toute trace de leur origine 
hellénique : ses fils s’appellent Aruns et Tarquin. Mais l’art grec n’en 
a pas moins pris pied en Etrurie : quoique encore enveloppé dans les 
langes de l'archaïsme, il a fait école à Tarquinics, et les vases d un 
très-ancien style qu’on découvre dans les tombeaux de cette ville, 
témoignent clairement de l’influcncc exercée par l’établissement de 
Démarate. 

Nous ne distinguons pas si clairement la cause qui ranima l'hellé¬ 
nisme en Etrurie, plus d un siècle après que Démarate l’y eut im¬ 
porté; mais eu rassemblant avec soin les circonstances qui dévelop¬ 
pèrent l'influence politique d’Athènes à l’époque de Périclès, nous 
sommes amenés à reconnaître que la domination exercée par cette 
république dans le domaine de l’art, fut en grande partie la consé¬ 
quence de son action politique. La marine tyrrhénienne, longtemps 
maîtresse des mers qu’elle couvrait de pirates, venait de recevoir un 
échec formidable par ('établissement des Carthaginois en Sardaigne, 
quand la victoire de Marathon révéla au monde la grandeur du génie 
athénien. A l'époque qui suivit cet événement, les Grecs du midi de 
la péninsule italique, et surtout ceux de la Sicile, commencèrent à se 
montrer sous un double aspect aux yeux des Étrusques, comme des 
ennemis redoutables, quand il s’agissait de la possession exclusive de 
la mer Tyrrhénienne, et comme des libérateurs, après que la victoire 
d Iliméra eut délivré l'Occident de la conquête carthaginoise, en 
même temps que celles de Snlaminc et de Platée affranchissaient la 
Grèce orientale de la domination «les Perses. Dès lors nous voyons les 
Étrusques se mêler aux affaires de la Grèce, soit que les Syracusains 
brisent leur marine dans le combat livré près do Cumcs, et s’empa¬ 
rent à leurs portes des iles d’Elbe et d’ischia; soit qu’à leur tour les 
Etrusques soutiennent les Athéniens dans leur entreprise contre Syra¬ 
cuse, ou même envoient des renforts à Agathocle pour combattre les 
Carthaginois. Ainsi donc, à y regarder de près, on découvre plus 
d’une raison pour que les Etrusques se soient vivement préoccupés 
de ce «jui se passait en Grèce, et pour que la ville qui alors fascinait 
par son éclat la Grèce tout entière, ait étendu son influence jusque 
sur la Tyrrhénie. Les Romains, malgré leur rudesse, ne subissaient- 
ils pas dès lors l'ascendant «le l’hellénisme? Peut-on méconnaître la 
coïncidence des triomphes de la démocratie athénienne, et des com¬ 
bats que rendit alors le peuple de Rome pour mettre sa puissance au 
niveau de celle du sénat? N’est-ce pas au milieu de ces circonstances 
que le peuple do Rome soumettait à l’approbation d’Athènes le code 
de ses lois? Quand une nation déploie ainsi son ascendant par la 
guerre, la politique, la philosophie, la litléralure et les arts, tout se 
tient dans l’action qu’il exerce au dehors, et là où elle influait 
comme législatrice, nous devons croire «|u’elle dominait aussi comme 
artiste. 

Au temps où il est certain que la plupart des vases découverts à 
Vulci furent exécutés, les prisonniers athéniens, dispersés dans la Si¬ 
cile, adoucissaient la cruauté de leurs maîtres en leur récitant les 
vers d’Euripide. Rien «ju’on ait trouvé tant d’inscriptions attiques, et 
jusqu’à «les chansons, sur les vases de Vulci, je doute que les Lucu¬ 
mons de cette ville aient eu l’oreille aussi exercée que les Siciliens aux 
beautés du théâtre d’Athènes : mais celui qui se serait présenté de¬ 
vant eux, tenant à la main un des charmants vases vraiment athé¬ 
niens, qu’on a trouvés en petit nombre, et parmi tant d’autres, dans 
les fouilles de 1 Étrurie, aurait certainement trouvé grâce aux yeux 
de ces descendants des Lydiens. 

Charles Lehorhand. 


PARALLELE 

entre les arabesques peintes des anciens 

ET CELLES I)E RÀPUAEL ET DE SES ÉLEVES. 

Un parallèle entre les arabesques des anciens et celles du temps de 
Raphaël est une tâche dont deux circonstances augmentent beaucoup 
la difficulté. 













44 


LA RENAISSANCE. 


\ 


I)'une pari, les peintures antiques de ce genre, parvenues jusqu’à 
nous, ne sont pas d une belle époque de l’art, et elles n'avaient pas, à 
rigoureusement parler, la même destination que les peintures mo¬ 
dernes; de l’autre, ces dernières, conçues par le génie du plus grand 
peintre du xvi® siècle, furent exécutées par scs plus habiles élèves, 
tandis que les peintures anciennes connues durent leur origine à 
des artistes dont la position était certainement inférieure. 

Cependant, en examinant, avant que la découverte des bains de 
Titus n’eût réagi sur le goût et l’imagination de Raphaël, l’art de dé¬ 
corer d'alors ne peut se prévaloir d’aucune supériorité, et doit céder 
dans la comparaison tout l’avantagea l’art antique. 

En effet, au temps de Raphaël, nous voyons les talents les plus 
distingués et les plus haut placés, appelés à orner avec autant de ri¬ 
chesse que d’élégance les édifices où la plus grande noblesse devait 
s’allier à la plus grande magnificence, tandis que presque toutes les 
peintures décoratives existantes embellissaient des constructions ordi¬ 
naires, et avaient dû n’ètre exécutées que par des artistes de deuxième 
et troisième ordre; sous ce rapport, les arabesques de Raphaël et de 
ses habiles élèves occupent, par leur caractère particulier, par leur 
étendue et en partie par leur exécution, une place plus élevée que 
les arabesques antiques. 

Mais, pour bien apprécier celles-ci, il faut rechercher leur desti¬ 
nation première, trouver les causes auxquelles elles doivent leur ori¬ 
gine et les étudier sur les murs des maisons d lierculanum et surtout 
de Pompcï. 

En examinant ces ruines, et nonobstant un retour spontané et na¬ 
turel vers le cruel événement qui détruisit ces cités et leurs habi¬ 
tants, la première sensation que font éprouver les peintures jetées, 
pour ainsi dire, sur toutes les surfaces des murs restés debout, c’est 
la distraction, d’abord; puis l'envahissement involontaire d’une dis¬ 
position à la joie, à la gaieté, au plaisir; et cet irrésistible effet n’est 
pas seulement produit par la grâce, la légèreté et la variété des for¬ 
mes; par l'harmonie, le charme et le brillant des couleurs, il l est 
encore par une exécution facile et spirituelle qui éloigne toute idée 
de peine et d’effort dans leur création. L’ensemble de ces qualités, 
auxquelles il faut encore ajouter celles que les auteurs de ces pein¬ 
tures savaient donner, l’apparence de la grandeur aux plus petites 
espaces, est une preuve certaine que leur principal objet a dû être 
d’agir, de la manière la plus agréable, sur l’esprit de ceux qui de¬ 
vaient en jouir. 

L’emploi des formes les plus riches, des couleurs les plus belles 
était donc necessaire pour la représentation des figures humaines, des 
animaux, des fleurs, des fruits et de tant d’autres choses imaginaires 
composées de ces éléments, et qui dominent dans les arabesques. 
Cette application des produits inépuisables de la nature réunis à ceux 
de l’art, en amenant les combinaisons les plus fantastiques, devait 
avoir, en effet, sur l'humeur des habitants une action douce et bien¬ 
faisante, de même que les tons clairs employés dans la décoration 
des parties supérieures faisaient, pour ainsi dire, disparaître les murs, 
ou du moins transporter leurs limites, d’une manière fictive, à une 
très-grande distance. 

On ne peut se lasser d’admirer à quel point ces effets étaient aug¬ 
mentés par ( introduction sur ces parois transparentes des nombreux 
motifs d’architecture composés de portiques et de frontispices à mille 
colonnes et de mille façons différentes. Ici, ce sont des fûts élancés 
et cannelés; là, des spirales gracieuses; tantôt des candélabres pit¬ 
toresques, ou tiges de palmiers, ou ceps de vigne, ou bambous 
ornés de nœuds, de feuilles, de fleurs et de bracelets; tantôt encore, 
piliers légers ou carrés, ou à facettes, ou chambranles découpés par 
de riches moulures. Rien, si ce n’est la réalité, ne peut donner une 
image de la richesse et delà multiplicité des innombrables construc¬ 
tions que (imagination a créées, posées et superposées au-dessus et 
au-dessous les unes des autres. Les regards se perdent en voulant par¬ 
courir ces élégantes colonnades, ces temples, ces édifices, en voulant 
errer dans ces labyrinthes d’un merveilleux toujours plein d’attraits. 

Toutefois, la philosophie de l’art, si familière aux artistes de l’anti¬ 
quité, montre aussi çà et là la légère et capricieuse arabesque, ne for¬ 
mant que le cadre de grands tableaux où sont représentées des scènes 
de dieux et de héros. Quelquefois comiques ou gais, mais souvent 
aussi héroïques et tragiques, ces sujets, sans jamais offrir le sombre 
effet qui cherche à inspirer la tristesse, semblent là pour rappeler que 
l'existcucc la plus constamment heureuse et limpide doit être quel¬ 


quefois ramenée sur des objets sérieux, afin que la réflexion fasse voir 
les hommes alternativement destinés à jouir des rayons du soleil qui 
brillent et fécondent, et à souffrir des effets de l’orage qui assombris¬ 
sent et détruisent. 

Ce que nous venons de dire était pour bien démontrer que les ara¬ 
besques antiques sont conçues d’une manière conforme à leur ob¬ 
jet, et nous sommes entré dans ces développements pour tâcher 
d’adoucir le jugement que portèrent sur eux Vitruve et Pline, ainsi 
que plusieurs critiques modernes. Dès qu’il s’agissait d’étendre les 
espaces, de distraire et de varier les idées plutôt que de leur donner 
une direction déterminée et sérieuse, on conviendra qu’il devenait 
indispensable et par conséquent permis d’employer les moyens les 
plus commodes et les plus convenables pour atteindre ce but. 

On pourrait croire que les anciens épanchèrent dans leurs arabes¬ 
ques, ou pour mieux dire dans l’ensemble de cette manière de déco¬ 
rer leurs habitations à l’aide des œuvres idéales du poêle et de la sé¬ 
duisante palette du peintre, cette faculté d’une rêverie exaltée et 
d’un merveilleux relatif, mais non moins fécond, qui produisit chez 
les modernes ces créations souvent bizarres et surnaturelles de nos 
contes de fées, celles plus ou moins imaginaires de nos romans. 

La vérité pure et simple, représentée même avec de belles formes, 
peut paraître froide et insipide; mais qu’un esprit plein de principes 
et de fraîcheur s’empare, comme en jouant, des trésors de la nature, 
qu’il les reproduise, interprétés avec une abondante imagination, 
qu’il laisse alors dominer la belle figure humaine et celle des plus 
beaux animaux, ou qu’il imite scrupuleusement les plus belles 
fleurs et les plus beaux fruits, ou bien qu’il fasse sourire le gracieux 
visage d’une jeune fille au fond du calice d’une fleur; s’enlacer dans 
des spirales formées de pampres, de branches de laurier, ou de feuilles 
de lierre, la panthère, le léopard et le lion, ou bien encore qu’il peigne, 
planant majestueusement dans les airs, des groupes composés de di¬ 
vinités, de héros ou de simples humains, ou enfin qu’il crée le cen¬ 
taure, le sphinx, la sirène et le griffon, pourvu que ces êtres réels ou 
imaginaires soient rendus avec des formes choisies, des contours gra¬ 
cieux, des couleurs éclatantes, brillantes et cependant harmonieuses, 
et l’on ne pourra pas s’étonner que, malgré la colère et les plaintes 
du digne architecte romain, les habitants de Rome, ses contempo¬ 
rains, loin de blâmer ce qu’il appelle des extravagances, s’en entou¬ 
rassent et y trouvassent toujours de nouvelles sources de plaisirs pour 
les sens, et de nouveaux motifs de récréations pour l’esprit. 

Du reste, quel puissant appui pour cette manière d’envisager les 
arabesques des anciens ne trouvons-nous pas dans l’impression que 
produisirent sur l’esprit et la direction de Raphaël, les peintures, 
quoique peu importantes comme œuvres d’art remarquables, trou¬ 
vées dans les bains de Titus? Jusque-là, l’élève de Pérugin n’avait pu 
chercher à deviner la peinture des anciens que dans leurs statues 
et leurs bas-reliefs; mais il trouva dans ces restes un pressentiment 
de ce plus haut degré de l’art que son goût vif et pénétrant déve¬ 
loppa depuis. 

L’enthousiasme de ce grand maître et de ses nombreux élèves pour 
ces peintures, est à la fois une preuve des grandes qualités qu’ils y 
trouvaient, et des sentiments d’admiration bien plus grands qu’au¬ 
raient certainement excités en eux les découvertes plus précieuses 
faites à Pompcï et à lierculanum, qui leur restèrent inconnues. 

Sans entrer dans une étude complète sur l’état où se trouvait la 
peinture de décoration, immédiatement avant la création des Loges 
du Vatican, noua ne commettrons pas d’erreur en la considérant 
comme une imitation des ornements qu’offraient en assez grand 
nombre les fragments d’architecture antique, sans mettre toutefois 
en doute l’influence, mais à un moindre degré, des ornements en 
mosaïque qui décoraient les coupoles, les voûtes, les bandeaux et di¬ 
verses autres parties des monuments et édifices préexistants. 

De même que l’étude des statues grecques et romaines avait peu à 
peu amené les artistes d’alors à y chercher et à y trouver toutes les 
beautés du corps humain; de même les ornements en pierre et en 
marbre, aussi riches en motifs que délicatement exécutés, qui déco¬ 
raient les pilastres, les frises, les autels des sacrifices, les vases, etc., 
devaient engager à une semblable élude, à l’effet d’élever les acces¬ 
soires indispensables à la composition d'un tableau au mémo degré 
de perfection et de beauté que la figure avait atteint. 

En effet, dans les peintures de celte époque, on retrouve l’emploi 
de fragments de frises ornées de rinceaux ou de guirlandes de fleurs 








LA RENAISSANCE. 



et de fruits, des génies et des animaux représentes dans leurs formes 
naturelles ou sous des aspects conventionnels. Dans les grandes sur¬ 
faces divisées en différents champs, l’on voit des groupes, des figures 
isolées, des tètes et des bustes ajustés dans des fonds d’architecture, 
ou disposés dans des médaillons ; on y rencontre également ces 
tables oblongues, rondes, demi-rondes ou polygonales, qui por¬ 
taient des attributs allégoriques ou des inscriptions, et qui repa¬ 
raissent dans les arabesques modernes. 

Nous remarquerons ici que les formes et le caractère des ornements 
d’architecture, passant dans la peinture, devaient, malgré l’emploi 
des couleurs, conserver à l'ornementation un caractère mesuré et 
d’une sévérité naturelle à la plastique, qui était entièrement opposé 
à celui des arabesques antiques, ces enfants libres de l’imagination. Il 
s’ensuit que l'influence sur Itaphaël et ses contemporains des pein¬ 
tures trouvées dans les bains de Titus, dut être modifiée dans son ac¬ 
tion par l’influence naturelle du caractère des ornements qu'ils avaient 
imités jusqu’alors. 

C’est aussi ce qui se remarque dans l’ordonnance partielle de plu¬ 
sieurs motifs exécutés dans les Loges. On y voit souvent des guirlan¬ 
des et des festons de fleurs distribués en masses régulières, comme 
aussi de nombreuses divisions en champs et compartiments, qui sont 
des imitations de caissons de plafonds, de voûtes et d’arcs-doubleaux 
antiques, et dont il n’y a pas d’exemples dans les bains. 

Sont-ce donc les nombreuses et frappantes différences entre ces 
ornements et ceux des Thermes de Tite, ou est-ce l’opposition entre 
l’abondance et la richesse d’un côté, une certaine parcimonie et 
pauvreté de l’autre, qui firent abandonner par Raphaël le système 
réexistant et le poussèrent vers un extrême opposé? Toujours est-il 
<ïe le grand artiste, en faisant revivre dans les Loges la disposition 
dt arabesques antiques, le fit plutôt d'une manière irréfléchie, et 
coimc entraîné malgré lui, qu’il ne se les appropria sous l influeuce 
d uk» étude réfléchie et d’une appréciation raisonnée. 

Crânien de la décoration peinte des maisons de Pompéï fait bien 
décourir remploi d'une grande variété unie à une grande richesse, 
mais &ec celles-ci, et surtout dans les mêmes pièces, il se trouve 
toujoui une répétition de la disposition principale des ornements, 
répétitic qyj^ s’arrêtant aux détails, laisse subsister cette abondance 
dont l’iftgination de l'artiste peut jouir complètement sans que 
sa jouissaw c 5ü it troublée ou détruite par la monotonie ou la confu¬ 
sion. 

Sous ce f^port, le système appliqué aux peintures des Loges est 
moins satisfa an t que celui que présentent les arabesques antiques. 
Dans ces dern res> toutes les divisions des surfaces décorées, et leurs 
ornements toi^ urs finis et gracieux, conservent des proportions con¬ 
cordante* pour lvor j ser l'agrandissement apparent des localités. Ja¬ 
mais les motifs ioptés n’offrent entre eux, connue dans les Loges, 
des différences fripantes; jamais, comme ici, des objets excessive¬ 
ment grands ne sq placés à coté d’autres très-petits, et, en détrui¬ 
sant l’harmonie, pduisentun effet d’autant plus fâcheux, que sou¬ 
vent même ils sont; 8 p OS< ; s sans symétrie et sans accord. On y voit, 
en effet, le même pil r orn é sur une face de compartiments très-va¬ 
riés où apparaissent fleurs, des fruits, des animaux, des figures 
humaines, des templesj es cartouches, des champs de toutes les for¬ 
mes et réunis entre eu\ ar j es arabesques fines et délicates, tandis 
que, sur l’autre face, on se dérouler d’un gigantesque culot, des 
tiges, des feuilles, des flu s ^ des fruits d’une proportion que l'on 
pourrait appeler colossale, on | a compare à celle des premières ara¬ 
besques. Aussi, au lieu de f a j re valoir les uns par les autres, les 
détails se détruisent entre c, en même temps qu'ils détruisent la 
grandeur de l’architecture. 

Si nous passons maintenant^ c | l0 j x des ornements par rapport 
aux idées qu'ils doivent expiii*^ c’est-à-d ire aux objets allégori¬ 
ques employés pour les represenè nous voyons que les anciens, qui 
ne pouvaient puiser, et qui ne p^j cn t q U ’ a ) a source de leur poé¬ 
tique mythologie, se présentent a\ un avantage immense, comparé 
au mélange des idoles et des allège^ p a ï e n nes employées simulta¬ 
nément avec les symboles et les su s | a re |jgj wn chrétienne j 
amalgame choquant qu offrent trop^ V ent les galeries du palais 
pontifical. Cependant, tout en mentioy^^ ce ^ ravc défaut, il faut 
reconnaître aussi que Raphaël tut expos | a p| us irrésistible tenta¬ 
tion, pour ne pas se voir entraîné par I e>. j e son | Cm p S c i | e goût 
particulier, d’ailleurs bien justifié, qui , or j a vers i ai q antique, 


toutefois, l’imperfection relative existe, et la justice des reproches 
qu’elle suscita au grand artiste une fois reconnue, hâtons-nous de ne 
plus parler que des beautés sans nombre qu’il répandit à pleines 
mains dans cet immortel ouvrage, et qui mériteront toujours d’ètre 
louées et admirées. 

Ici, qu’il nous soit permis de vous parler des sentiments dont nous 
fumes pénétré lors de nos nombreuses visites aux Loges du Vatican, 
dans ces galeries qui apparaissent comme un immense tableau tou¬ 
jours varié, rempli de mille formes plus belles les unes que les autres, 
et que vivifient mille nuances des plus harmonieuses couleurs; qu’il 
nous soit permis de vous dire comment toutes les sensations saisissan¬ 
tes et confuses qui s’élevèrent en nous après le premier coup d’œil 
général, devinrent successivement plus tranquilles par l’examen de 
chacune des parties, comment, conduit à voir chaque chose dans son 
tout et dans ses parties, et à jouir séparément des perfections de cette 
masse de productions sublimes, les sensations agréables se succédè¬ 
rent et se multiplièrent pour sc résoudre en une admiration la plus 
complète et la plus vive, comme lu plus méritée. Eu les étudiant ou 
les goûtant de cette manière, on peut affirmer avec conviction que 
dans la décoration des Loges, le goût, l'abondance, la richesse, et, 
par-dessus tout, l’exécution, sont arrivés à leur apogée; car, de 
même que les modèles antiques conservés dans les thermes de Titus 
avaient offert l'application simultanée de la sculpture, dont le relief et 
l’effet particulier ajoutent tant de charme et de variété aux effets de 
la peinture, de même aussi Raphaël a introduit dans son œuvre ainsi 
complétée I heureux secours de la plastique. Ces admirables stucs 
dont le modelé est si ingénieusement modifié, scion leur forme, leur 
grandeur et la place qu’ils occupent, offrent de si charmants contras¬ 
tes, et montrent dans cette branche de la sculpture les ressources les 
plus étendues et les plus merveilleuses à l’art de décorer. 

Si nous quittons maintenant le Vatican pour la villa Madama, le 
premier aspect de cette galerie moins étendue et moins subdivisée, 
produit aussi un effet géuéral moins confus. Les principaux orne¬ 
ments ont entre eux une proportion beaucoup plus harmonieuse, 
une plus grande symétrie. Les magnifiques voûtes, malgré la variété 
de leurs ornements, n’éveillent que des sensations agréables et tran¬ 
quilles. Dans les champs principaux, tous les sujets représentent sans 
mélange des scènes prises dans les mythes antiques et concordent par¬ 
faitement avec les remplissages en arabesques et avec la destination 
de l’édifice; enfin, nous retrouvons ici un grand pas fait vers cette 
unité et cette convenance que les anciens avaient si bien comprises et 
qui ont été l'écueil du grand maître dans ses Loges du Vatican. 

En admettant, suivant l’opinion généralement accueillie, que cette 
belle conception est une seconde œuvre composée par Raphaël et 
exécutée par Jules Romain, nous voyons qu’ici le sublime artiste sut 
éviter ce que ses contemporains et lui-même trouvèrent de défec¬ 
tueux dans son premier ouvrage, et qu’en se corrigeant, il sut mériter 
la glorieuse prérogative d’avoir, à la fois, créé les arabesques moder¬ 
nes et de les avoir portées au plus haut degré de perfectionnement 
auquel elles sont parvenues. 

Certes, après les peintures de la villa Madama, beaucoup d'œuvres 
semblables, exécutées par les élèves et les successeurs de Raphaël, 
apparaissentencore partiellement belles et puresdans plusieurs grands 
et beaux édifices de Rome, de Mantouc, de Venise, de Gènes et d'au¬ 
tres villes d Italie; mais ce genre de décoration, déjà mal compris 
dans son origine, tomba dans le cours de moins d un siècle de déca¬ 
dence en décadence pour s’éteindre enfin tout à fait. 

llcureusemcnt, la marche de l’art, comme le cours de toutes les 
choses humaines, n scs bons et ses mauvais jours. Aussi, les conti¬ 
nuelles éludes faites depuis le commencement de ce siècle sur l anti- 
quité connue sur les éminentes productions dos xvi* et xvn c siècles, 
conduisirent les esprits de nouveau sur cette admirable branche de 
l’art, et d’habiles et d’illustres artistes en firent et en font en Alle¬ 
magne comme en France, des applications réellement grandes, belles 
et remarquables. 

Puissent ces premiers germes, si riches en espérance, se développer 
de plus en plus et donner des fruits toujours plus beaux! Puissent- 
ils échapper à une seconde décadence aussi soudaine que la pre¬ 
mière ! 

Pour cela, il faut surtout se pénétrer des principes posés par les 
anciens et leur rester fidèles en évitant, dans la diversité et l'abon- 
[ • dance, la confusion, qui fatigue l’œil et trouble 1 esprit : il faut cher- 


















LA RENAISSANCE. 


4f» 


cher, avant tout, l’unité de la pensée, un harmonieux rapport entre 
toutes les parties, une symétrie, sinon rigoureuse, du moins appa¬ 
rente, entre les principaux sujets; il faut que les hommes de talent 
et de génie, appelés à exécuter de pareils travaux, n’oublient pas que 
les plus grands et les plus sincères admirateurs du peintre des Loges 
du Vatican sont tous d’accord pour convenir : « qu’il y dépassa les 
» sages limites posées par les anciens; qu’aveuglé par une trop grande 
n confiance dans la fougue de son génie, entraîné peut-être aussi par 
■ l'éblouissante facilité d’exécution de ses habiles élèves, il est resté 
» au-dessous de ses maîtres; enfin, que Kaphaél ne posséda pas comme 
» eux le grand art d être magnifique avec modération, riche avec 

• simplicité, abondant avec réflexion, et d’atteindre, avec I cmploi 

• des créations les plus variées, à la qualité la plus importante de 

• toutes, celle de l’nnt'/é. » 

I 

lIlTTORFF. 


LES AMATEURS D’AUTREFOIS. 

I. 

Le. roi René. — Marie de Médicis. — Loui* XIII. 

L’art, ce beau lis éclos sur les sommets inaccessibles de l’esprit 
humain, a plus d’une fois séduit des intelligences exquises qui n’a¬ 
vaient pas la force de monter si haut. Ne faut-il pas consacrer une 
petite page dans l’histoire à tous ceux qui ont par caprice, par 
distraction, par amour de l’art surtout, pris ce royal chemin ? ils 
n’ont pu atteindre le but, mais c’est déjà une gloire que l’avoir 
tenté. 

On peut sourire des musiciens amateurs qui en sont toujours à 
l’ouverture de la Caravane et des amateurs de dessin qui ont copié 
dans leur jeunesse, au collège, Girodet ou Gérard : ceux-là ne sont 
qu’une variété très-dégénérée de l'espèce. Mais j’ai dit les amateurs 
d’autrefois, non-seulement comprenant les arts, mais qui ont pro¬ 
duit, qui ont laissé des traces. El certes, la matière ne manque pas, 
il y a de grands noms à remuer. Ce ne sont que reines, rois, 
duchesses, comtes, marquises, les uns faisant de la peinture, mais 
le plus grand nombre se livrant à la gravure et à l’eau-forte.—L’eau- 
forte! la chose du monde la plus coquette, la plus capricieuse, qui 
rend le mieux l’inspiration de l’artiste et en même temps la chose la 
plus facile et la plus difficile. — Dans le nombre, il y en a bien quel¬ 
ques-uns qui au lieu d’interprélcr le maître, la traduisent avec leur 
pointe d'une façon un peu barbare; mais combien sont-ils plus in¬ 
nocents que ces amateurs musiciens qui font le malheur de leur 
famille et de leurs voisins, en essayant de naturaliser sur leur instru¬ 
ment un air de Mozart ou de Cimarosa? — C’est une joie si douce 
que celle du dessin, un plaisir si intime et qui n’inquiète personne! 
— Si l'amateur manque de talent, ses œuvres disparaissent, à moins 
que son nom, célèbre par toute autre raison, ne soutienne la médio¬ 
crité de son œuvre. Mais, en général, ces amateurs ont mieux com¬ 
pris leur mission en protégeant les arts. Plus d’un grand artiste a pris 
sa place à ce soleil resplendissant des arts qui ne luit pas pour tout 
le monde. 

L’un des premiers amateurs est le roi René, comte de Provence, 
ce bon roi qui oubliait ses malheurs en cultivant In musique , la 
peinture et la poésie. En 1435, jeté en prison , le chroniqueur Du- 
haillan rapporte que René, «se croyant du tout oublié de ses amis, o 
peignit sur les vitraux et sur les murs des oublies d’or. Quelle plainte 
naïve et qui va au cœur! — Sorti de prison, il composa «les motets 
adoptes dans les églises de la Provence; il fit représenter des Mystères 
de sa composition avec une grande pompe. Peut-être retrouverait-on 
encore dans les musées de la Provence des tableaux ou des portraits 
du bon roi René. 

Philippe de Champagne faisait le portrait de Marie «le Médicis. Pour 
le récom penser, elle ne lui donna pas d'épingle en diamants ou tout 
autre bijou qui sont monnaie courante do princes à l’égard des ar¬ 


tistes, clic lui donna un portrait de femme gravé sur bois par elle- 
même. Philippe de Champagne comprit bien la délicatesse de ce 
présent, si l’on en juge par les lignes qu'il a écrites derrière l’es¬ 
ta inpe : « Ce vendredy 22 de feburier 1020, la reync mère , Marie de 
Médicis, m’a trouvé digne de ce rare présent faict de sa main. » 

Ce portrait, signé Maria Medici , f, MDCXXII , est une gravure 
d’un grand mérite. 

Louis XIII, écrasé sous le joug de Richelieu, allait se distraire dans 
l’atelier de Simon Vouet. Il eut bien mieux compris la royauté des 
arts. Un jour il demanda un crayon ; à force d'avoir vu dessiner le 
peintre, le roi savait dessiner. 11 apprit bientôt à faire des portraits 
au pastel. C’était un grand honneur pour un courtisan que d’avoir 
sou portrait dessiné par le roi. Le comte de Giylus a donné à la Bi¬ 
bliothèque un de ces portraits au pastel malheureusement sans nom. 

Dom Calmet raconte que Louis XIII, étant à Nancy, fit le portrait 
de Claude Dernet, peintre habile et ami de Callot. Au bas de ce por¬ 
trait sont six vers français du roi, et au dehors : « Lndoricus XIII , 
Francorum rex ckristianissimus, manu sud fecit, 11 julii 1024. n 

En 1070, Robert, prince palatin, réfugié à Londres, charmait son 
exil en faisant des gravures à la manière noire,d’après lesquelles on 
peut déjà deviner les procédés de Reynolds. 

II. 

Le duc d'Orléans récent. — La meunière du moulin Joly.—Loui» XV.—Marie Lccxinska. 

— Louis XVI. — Le comte de Provence. — Le comte d'Artois. 

Jusqu’au xvm® siècle les amateurs sont rares; il n’y a guère à ét- 
dier que trois ou «piatrc grands personnages qui ont un point le 
ressemblance par leur amour pour les arts. Mais à partir de I/O, 
c’est toute une histoire; les amateurs forment presque une éco** A 
aucune époque, ils n’ont été aussi nombreux. La gravure esturgout 
général — peut-être bien une manie — qui se répand à la cur et 
qui descend même jusqu’à la bourgeoisie. Là seulement, mi<** que 
dans les biographies, on peut connaître l’engouement généré qu’on 
avait pour Wattcau. 11 semble être l’unique peintre de s* 1 temps. 
Les amateurs sc livrent peu à In composition , ne copientque lui , 
toujours lui. Des autres artistes, il en esta peine question Quant aux 
Flamands, on est encore sous l’influence de ce mot de luis AlV en 
voyant un Tcniers : Qu’on ôte de mes yeux ces magot — Diderot 
lui-même partage un peu ces idées; dans son voyage* Hollande, il 
dit : Ces Hollandais dépenseraient toute leur fortuuc p ir se procurer 
un griffonnage à la plume de Rembrandt. 

Entre tous les amateurs, le duc d Orléans, régeo es * 1° plus cé¬ 
lèbre. La popularité a eu raison par hasard; le rége* e l a, I un savant, 
et mieux encore, un artiste. Chimiste, ses enne' s I accusèrent de 
faire servir cette science au profit de prétendr-crimes ; peintre, 
musicien ou graveur, on ne put l’accuser que d* e l re opposé le plus 
qu’il était en son pouvoir à la décadence des * s * Lorsque, fatigué 
des travaux du gouvernement, il se retirait à f 1 château de Meudon, 
il peignait l'histoire de Daphnis et ChIoé* >u *1 composait de la 
musique d’opéra, dont La Fare faisait les p-des. Plus tard, il grava 
lui-mèine ses compositions pour une tradu* on de Daphnis et Chloé, 
d’Ainyot. Le célèbre graveur Audran les ava «**ussi. Ces planches 
sont au nombre de vingt-quatre. Elles d une belle composition 
et d’un style plus sévère que celles des Entres de son temps. Phi¬ 
lippe d’Orléans semble avoir bcaucoup tU( h^ le Poussin et \\ atteau. 

Son fils, Louis, duc d Orléans, a la® une peinture à la gouache. 
Ainsi qu’il arrive souvent en matière** P rove rbe, le talts pater, talis 
filius, est un gros mensonge. 

Un grand-maître de l’artillerie, ' u is*Oharles de Bourbon , comte 
d'Eu, a produit une gravure anac jn *‘ t l ue < l u * ra ppcllc Boucher. Les 
personnages les plus sérieux ne d «lignaient pas cette mode : d’Argen- 
villc, conseiller des comptes, qr 1 ccnt sur la peinture , composait 
de très-jolis paysages ; Reliait;’ a'ocat au parlement, a publié une 
suite de planches remarquai’ dédiées à madame de Pompadour. 

A l’armée, on s’en occupa aussi ; l* au douin, officier aux gardes 
françaises, dessinait des c« J,lus son r égimcnt et gravait des ba¬ 
tailles d'après Parrocel ; l uc t,e Chevreuse envoyait à Paris des ca¬ 
ricatures très-spirituelle Carmontelle a gravées. Plus tard, 
devenu gouverneur de‘ r * s > ^ eil goucment général le gagua, et il 
grava d’après Bouche 


INTERNET/ 








LA RENAISSANCE. 


47 



Comment ne pas admirer le cachet d'innocence de passe-temps i 
pareils, lorsqu'on les voit surtout profiter à un mari? 

l.a preuve 

Dans ces gravures je la treuve. 


UN* 


♦ 


Le procureur Lecomte avait une femme des plus jolies, il en était 
jaloux, et jaloux avec d’autant plus de raison que beaucoup de 
grands seigneurs inventaient des procès rien que pour avoir l’entrée 
de lu maison. Or la bourgeoise fut et resta une véritable Lucrèce ! 
On en parla à la cour, on fit des noëls, des vaudevilles, où ma¬ 
dame Lecomte fut surnommée la meunière du moulin Joly. Tous 
les matins, la bourgeoise partait suivie d’une vieille domestique, 
une façon de duègne inventée par la jalousie du procureur, pour 
une petite campagne aux environs de Paris. Dans celte propriété 
était un moulin peint en lilas tendre, un amour de moulin, un vrai 
moulin Pompadour. On avait découvert cette retraite, et ce fut ce 
qui motiva le surnom; mais que pouvait faire toute la journée la 
bourgeoise? — Les admirateurs avaient essayé de corrompre la 
duègne; ils avaient pris des informations dans le village. Rien; si ce 
n’est que le digne procureur venait tous les soirs quérir sa moitié et 
la ramenait à Paris. Rien ne coûtait alors pour satisfaire le moindre 
désir ; une nuit, les adorateurs de madame Lecomte escaladèrent les 
mursdela propriété du moulin Joly, forcèrentles portes et trouvèrent 
une petite salle, une table, des bouteilles, des burins, des pointes et 
un petit coffret soigneusement fermé. Quand on escalade des murs , 
on peut bien forcer un coffre. Le coffret renfermait une foule de 
papiers imprimés en couleur ; c’étaient des vers italiens, des sonnets, 
des concetti envoyés de tous les côtés de l’Italie à madame Lecomte 
membre de Vacadémie de peinture et belles-lettres de Borne, Bologne, 
Florence, et autres sociétés savantes. —Il n’y a pas de rivalité possible 
avec ce grand tyran d’amour qu’on appelle l'art; les roués le com¬ 
prirent bien, et madame Lecomte désormais resta tranquille avec 
son époux, c’est a diré avec son amour pour l’art. Ses paysages valent 
mieux comme gravures que beaucoup de ceux qu’on a attribués à 
des maitres. 

Le sieur de la Ferlé, intendant des menus-plaisirs du roi, et Da- 
haincourt ont gravé d’après Boucher. Dahaincourt imitait avec bon¬ 
heur la manière de Demarteaux. 

Un conseiller de légation, à Dresde, de Lagerdron, a publié un 
recueil de gravures des plus remarquables rappelant beaucoup celles 
de Ruysdael. 

A l’âge de huit ans, Louis XV dessinait comme chacun a pu des¬ 
siner à cet âge, comme vous ou comme moi, comme un simple sujet, 
— des petits chiens, des petites maisons, des petits soldats, coloriés 
en vert tendre. Ces dessins furent conservés par l’abbé Pcrôt, son 
précepteur, qui les donna à l’abbé Déris, avocat au parlement. 

Il est à remarquer que les Bourbons avaient tous le goût du dessin; 
Louis XVI, Louis XVIII, Charles X dessinaient à la même époque, 
en 1769, des croquis à la plume. Je ne serai pas courtisan , les des¬ 
sins sont bien des dessins de princes; Louis XVI était un peu plus 
fort que scs deux frères. La bibliothèque possède une lettre du duc 
de La Vauguyon , adressée à M. Bignon, conseiller d’Ètat, prévôt des 
marchands, qui prouve que ces dessins ne sont pas apocryphes. 

Versailles, 21 novembre 1769. 

« On m’a dit, monsieur, qu’il y avait, à la bibliothèque du roy un 
» recueil des dessins de la main de tous les princes de la maison 
u royale depuis François I er . J’ai pensé que vous seriez bien aise de 
» joindre à cette collection un dessin de la maiii de monseigneur le 

• dauphin et de messeigneurs ses frères. Je les joins ici. 

m Le duc de la Vauguyon. 

» Je puis vous assurer, monsieur, que les dessins ci-joints sont bien 

• véritablement de la inain de nos princes. » 

N’oublions pas de mentionner Marie Leczinska, qui faisait de la 
peinture; on connaît d’elle une Vierge, copiée d’aprèsVien. La pau¬ 
vre reine, sans roi ni cour, cherchait ainsi des distractions dignes de 
•on rang et de son cœur, pendant que madame de Pompadour gra¬ 
vait à l’eau-forte, pour se distraire des ennuis du trône. 


I. EN TRAVERSANT LE VILLAGE DE ZANTVLIET*. 

Frais et calme séjour, village aux toits de chaume, 

Que I odeur des sapins et «les prés verts embaume, 

Et qui n’as, pour garder tes remparts écroulés, 

Rien que les lances d'or des épis de tes blés; 

Ici la solitude a placé son royaume, 

Ici la paix nous vient au cœur ainsi qu’un baume, 

Et Mai suspend les luths de ses chanteurs ailés 
À tes buissons en fleur, de roses constellés. 

Mais, si charmant â voir que soit ton paysage, 

Ce qui me plaît ici le mieux, ô frais village, 

C’est cette humble maison là-bas, près du chemin, 

D’où prit son vol un jour ton peintre souverain, 

Comme l’aigle, qui lutte au ciel avec l’orage, 

Sort d un œuf qu’un enfant tiendrait dans une main. 

IL L'ILLUSION. 

Oh! gardez-la toujours, enfant si bien aimée, 

La chaste illusion, cette rose embaumée, 

Qui s’entrouvre et déploie au souffle du matin 
Les plis vermeils que fait sa robe de satin. 

Sous son toit de feuillage et de verte ramée, 

Dans la mousse soyeuse et l’herbe parfumée, 

Fleurissant à l’écart des fanges du chemin, 

Que toujours pour mourir elle attende demain ! 

Gardez-la , gardez-la. Des pleurs de la rosée 
Qu’elle hrille , plus belle à chaque aube, arrosée, 

Mais que nul souffle humain ne la vienne ternir. 

Car au vent flétrissant du monde tout s’effeuille. 

L’illusion sc fane et tombe feuille à feuille, 

Et son printemps passé ne peut plus revenir. 

III. A PROSPER NOTER, auteur de JACQUELINE 

DE BAVIÈRE. 

C’est bien , Noyer, c’est bien. Qui dira maintenant 
Que l’art dans notre sol ne peut prendre racine? 

Car nous voici, païens qui niions Dieu, tenant 
Nos fronts courbés à terre autour de ta piscine, 

Comme, devant l’Apôtre au regard rayonnant, 

Le peuple qu’il semait de sa sainte doctrine, 

Sur les bords du Jourdain venait se prosternant 
Et, confessant le Christ, se battait la poitrine. 

C’est que toi le premier, venu dans nos déserts, 

Du Messie attendu peuplas nos cieux déserts; 

C’est que toi le premier nous versas le baptême. 

Aussi, le doute est mort dans notre âme à jamais. 

A l’avenir de l’art nous croyons désormais, 

Moi surtout qui du cœur t’applaudis et qui t’aime. 

A. Van Hasseit. 

* Zantvliet, Tillage de la province d’Anvers et lieu de naissance du peintre !)• 
Keyser. 


HE GETTY RESEARCH INSTITUTE 




















48 


LA RENAISSANCE. 


TAKIÉTÉS. 

Bruxelles. —Le musée royal de peinture et de sculpture s’est enri¬ 
chi de plusieurs tableau\ précieux dont la commission administrative 
vient de faire l'acquisition.!* On remarque parmi ceux-ci, dit un jour¬ 
nal, une Descente de MxparHemling; l’Assomption de la Vierge par 
Vandermcer, et un tableau allégorique de Jordaens, représentant les 
Vanités du monde . >» Cette Descente de Croix est-elle réellement de 
Ilemling? Quant à l’Assomption de la Vierge, elle n’est évidemment 
pas de Vandermcer (de Gand), contemporain et élève d’Hubert Van 
Eyck. Comme ces ouvrages proviennent des anciennes abbayes de 
Saint-Michel à Anvers et de Tongerloo , nous croyons que ce tableau 
est le même que celui mentionné par M. Ileylen, archiviste de cette 
dernière maison, dans ses Mémoires sur la Campinc. On lisait autre¬ 
fois sur un des volets les lignes suivantes : 

Opéra K. P. D. 

« Arkoldi Streytf.rh, hujus ecclcsiæ Abbalis, hanc depinxit pos- 
» teritatis monumentum tabulant Goswinus van der Weydcn, sep- 
» tuagenarius suâ canitie, quant infra ad vivum exprimit imaginent, 
n artcni sui avi Rogeri, nomen Apellis suo ævo sortiti, imitatus, re- 
» dempti orbis anno 1535. »> 

— M. Guillaume Geefs, dont le groupe de Geneviève de Brabant a 
obtenu un si beau et si légitime succès à la dernière exposition de 
Paris, vient d'être décoré de la croix de la Légion d’Honneur. 

Liège. — Notre exposition renferme plusieurs tableaux de mérite, 
parmi lesquels se distingue surtout une délicieuse production de 
M. \\ ierti. 

— M. Vieillcvoye, l’habile directeur de notre académie de pein¬ 
ture, vient de recevoir une marque de distinction des plus flatteuses 
de la part du jury de l’exposition de Paris et du gouvernement fran¬ 
çais. La médaille en or a été décernée à l’artiste liégeois, ce qui est 
d’autant plus honorable pour lui qu’il n’a dû trouver à Paris d’autre 
recommandation que celle de son mérite et de son talent. 

M. Vieillevoye avait envoyé trois tableaux, dont un seul avait déjà 
paru à la dernière exposition de Bruxelles. Les autres représentent, 
l’un une Famille juive pleurant sur les ruines de Jérusalem ; et l’autre 
une scène de Botresses, composée de dix figures. Ces deux tableaux 
sont de création récente. 

Anvers. — La Société pour l’encouragement des beaux-arts a dé¬ 
cidé, dans une de ses dernières réunions, qu’elle ouvrira un concours 
poétique, littéraire et musical. Elle vient de publier son programme, 
où nous ne remarquons pas sans quelque étonnement un morceau 
de poésie excessivement faible de Lefranc de Pontpignan, que l’on 
propose aux jeunes musiciens comme thème pour la composition 
musicale. 

Weslerloo. — Un monument va être érigé, par souscription, sur 
le tombeau de M. Pieters, bourgmestre de Westcrloo, membre de la 
chambre des représentants, ancien membre du congres national et 
du conseil provincial d’Anvers , décoré de la croix de fer. 

La commission déléguée par les premiers souscripteurs, pour régler 
cette affaire, se compose de MM. Dellafaille de Leverghem, membre 
de la députation permanente, Le Brasseur van den Bogaert, et le 
baron Eugène Van Ilaver. 

Le monument, dont le dessin est dû à M. Bcrckmans, sera en fer 
coulé et de style gothique. Il aura environ dix mètres d’élévation. 

Matines. — La commission royale des monuments s’est rendue de 
nouveau à Malines, à l’effet d’inspecter les travaux de restauration 
qui s’exécutent à la cathédrale de cette ville. Elle a examiné tous 
les détails des travaux qui sont conduits avec beaucoup d’intelligence 
par M. l’ingénieur Van de Velde. 

Paris. — M. Phil. Le Bas, membre de l’Institut (Académie des In¬ 
scriptions et Belles-Lettres), est arrivé à Athènes dans les derniers 
jours d’avril, venant de la Carie, où il a fait d’importantes décou¬ 
vertes archéologiques, telles que celle de la véritable position d’Ala- 
lianda, chef-lieu judiciaire de cette province, sous l’administration 
romaine, et d’Alinda, refuge de la reine Adda, alors qu’Alcxandre le 
Grand vint assiéger Halicarnasse; de cent cinquante inscriptions iné¬ 
dites et du plus haut intérêt, recueillies à Mylasa*; de la ville de 

# H. Le Bas a pris non-seulement des copies exactes et des estampages de ces 


Labranda et de son temple de Jupiter [Jupiter Labrandenus) l’un des 
sanctuaires les plus célèbres de l’Asie Mineure dans l’antiquité, et qui 
cependant s’était jusqu’à ce jour dérobé aux recherches des archéo¬ 
logues; enfin, d’un grand nombre d’inscriptions, jusqu’à ce jour 
jugées indéchiffrables, qu’il a cependant lues et estampées sur les 
ruines d’un théâtre de l’ancienne Jasos, et où il a trouvé plus d’un 
fait curieux pour l’histoire de l’art dramatique dans l’antiquité. 
Au 19 mai, date de ses dernières lettres, il était sur le point de partir 
pour la Phocide, et d’aller explorer les ruines de Delphes, où les dé¬ 
couvertes d’Oltfried-Muller, interrompues par le funeste accident qui 
a privé l’archéologie de l’un de ses plus savants interprètes, prouvent 
qu’il y a encore une abondante moisson à faire. 

M. Le Bas a fait mouler à Athènes, pour notre école des Beaux-Arts, 
les plus beaux morceaux de sculpture que renferme cette ville. Voici 
la liste des moulages qu’il a jusqu’à ce jour adressés à Paris : 

14 plaques de la frise du Parlhénon; 5 fragments de la barrière du 
temple de la Victoire sans ailes; 12 fragments de la frise du même 
monument; 1 Métope du Parlhénon ; G statues, statuettes, Hermès; 
10 bas-reliefs votifs, funèbres et autres; 3 têtes et bustes; 2 stiles fu¬ 
nèbres; 1 vase; 8 fragments d’architecture. 

Les travaux qui lui restent à exécuter sont : 

1° L’entablement complet du Parlhénon, avec la naissance du 
fronton et le retour d’angle; c’est une des plus grandes opérations de 
ce genre qui aient été exécutées jusqu’ici ; 

2° Une grande partie de l’ordre du temple d’Érechthée ; 

3° Quelques détails du temple de Minerve Poliade; 

4° L’entablement et le stylobatc du Pandrosium. 

Au moyen des envois déjà faits par M. Le Bas, et de ces travaux 
que le savant archéologue espère pouvoir achever d’ici au mois d’oc- 
lobre, terme assigné à sa mission par le gouvernement, on aura 
l’ordre complet des quatre plus beaux temples de l’antiquité, et notre 
école des Beaux-Arts sera dotée de modèles vraiment dignes de l’ad¬ 
miration des élèves et même des artistes. 

— Un journal de province qui enregistre a y t cc sollicitude toutes les 
découvertes archéologique du pays, le Journal de l'Aisne, rapporte 
qu’on vient de découvrir tout récemment, dans des terrassements qui 
se font à Viry, six squelettes humains de l’époque gallo-romaine, par¬ 
faitement conservés. L’un deux, plus grand que les autres, attire 
surtout l’attention des curieux ; il a entre les jambes un plat où fut 
servi un poulet, et dont le squelette est entier; il a de plus à scs 
côtés deux petites bouteilles de grès, et chacun se demande à cette 
occasion si c’est là un emblème de gastronomie, ou si ce sont les 
restes d’un sacrifice offert par la famille. 

Borne. — L’art musical, en Italie, vient de faire une grande perte. 
L’abbé Baini, directeur de la bibliothèqueetdelachapelle pontificale, 
est mort en cette ville dans le courant du mois de mai. Baini était né 
en 177G. Il était donc âgé de 77 ans. C’était un érudit des plus dis¬ 
tingués, et à la fois compositeur et écrivain remarquable. C’est sur¬ 
tout dans la musique d’église qu’il a excellé. Il a écrit pour la chapelle 
Sixtine un Miserere qui soutient avantageusement la comparaison 
avec les célèbres Miserere d’Allegri et de Baï. Il a écrit plusieurs bro¬ 
chures et livres très-recherchés sur la musique. Nous citerons entre 
autres VEssai sur l'identité du rhythme poétique et musical, et no¬ 
tamment les Mémoires historiques et critiques de la vie et des ouvrages 
de Jean-Pierre-Louis Palestrina, 2 vol. in-8°. On trouve dans ce 
beau travail l’histoire de la musique italienne aux xvi e et xvii® siècles, 
décrite avec la plus grande lucidité. Baini a consacré une partie de 
sa vie à mettre en ordre les compositions et les livres qui se trouvant 
dans la chapelle pontificale. Ses longs et pénibles travaux avaient peu 
à peu miné sa santé. Depuis longtemps déjà les fatigues avaient at¬ 
teint son corps, et il succomba entouré d’admiration et de respect. 
Le père Baini a été à la fois un digne prélat, un savant historien et 
un compositeur d’un mérite distingué. 

inscriptions ; il rapporte les marbres mêmes de trois des plus anciennes. Ce sont des 
décrets du temps d'Artaxercés Memnon et du satrape Mausole, le mari de la célèbre 
Artémise. Ces marbres seront assurémeut un des plus précieux ornements do notre 
Musée des Antiques. 


Les feuilles 6 et 6 de la Renaissance contiennent : 1® Le petit Savoyard, dessiné 
et lithographié par Sfl. Ghcmar; et 2® Tombeau à tabbaye de Cambron (llainaut}, 
dessiné et lithogrophié par M.P. Lauters. 











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LA RENAISSANCE. 


4!) 


Peintres 3lnctens. 


I. GUILLAUME VAN DE VELDE LE JEUNE. 

Il y a peu d’arlistes qui méritent mieux que le peintre 
étonnant dont nous venons d’écrire le nom, de prendre 
place dans la galerie des grands hommes auxquels la Re¬ 
naissance a promis de consacrer des notices. En effet, ses 
productions ont non-seulement fait l’admiration de l’époque 
où il vécut, mais à l’époque même où nous vivons, elles 
n’ont rien perdu de l’intérêt quelles excitent depuis 
quelles sont sorties du pinceau de ce maître célèbre.Elles 
sont toujours l’objet de l’admiration illimitée de tous les 
vrais juges en matière de peinture, d’après lesquels Van 
de Yelde est incontestablement l’artiste qui, dans le genre 
cultivé par lui, a touché le plus près à la perfection. 

A Amsterdam vivait un peintre de marines, né à Leyde 
en 1610 et nommé Guillaume Van de Yelde le Vieux. Il 
avait passé la première partie de sa vie au service maritime 
de la Hollande; mais, pendant ce temps, il avait cultivé, 
avec tant d’ardeur, pendant ses moments de loisir, le goût 
naturel qu’il avait pour le dessin, qu’il finit par acquérir 
dans cette branche une supériorité vraiment remarquable, 
bientôt il se vit l’objet de la faveur toute spéciale des États 
de Hollande, à cause de son talent. Par leurs ordres un 
batiment fut mis à sa disposition pour l’aider à se livrer aux 
études qu’il pouvait désirer de faire sur mer. Tel était son 
zèle pour l’art qu’il s’exposa fréquemment aux dangers des 
rencontres que les flottes hollandaises avaient avec celles de 
l’Angleterre, et qu’il se montra plus d’une fois au milieu de 
l’action et du feu,pour dessiner et représenter avec toute leur 
réalité ces furieuses batailles navales. Ainsi, il parut dans le 
combat acharné qui eut lieu entre le duc d’York et l’ami¬ 
ral hollandais Opdam en i 665 , et dans la lutte sanglante 
qui eut lieu, l’année suivante, entre Faillirai Monck, duc 
d’Albemarle , et l’amiral De Ruyter, et qui ne dura pas 
moins de trois jours. Aussi les Etats-Généraux de la ré¬ 
publique le chargèrent-ils de retracer ces grands événe¬ 
ments. 

Cependant, malgré la faveur dont il jouissait ainsi dans 
sa patrie, Van de Yelde se rendit aux sollicitations du roi 
Charles II qui l’invita à se rendre en Angleterre.Le peintre 
fit ce voyage en 1674 ou en 1675 et reçut l’accueil le plus 
bienveillant de ce prince, qui le prit à son service et lui 
assura une pension de cent livres sterling par an (environ 
2 , 5 oo francs). La plupart des ouvrages de ce maître sont 
dessinés à la plume ou légèrement peints en noir sur un 
fond blanc, et ils ressemblent assez à des gravures en ma¬ 
nière noire. Soit que la nouveauté de ce genre de dessins se 
fût bientôt usée, soit que l’artiste lui-même voulût s’ouvrir 
une voie nouvelle, on assure qu’il commença, vers cette 
époque de sa vie, à aborder la peinture à l’huile; mais nous 
croyons que ce dut être surtout grâce à l’exemple de son fils, 
qu’il assista fréquemment dans les grandes compositions 
que nous devons à ce dernier. Nous ne sommes pas sûr 
cependant que Van de Velde le Vieux ait réellement pro¬ 
duit des tableaux à l’huile , à moins qu’on ne doive lui attri¬ 
buer], comme quelques-uns le veulent, plusieurs peintures 

Là renaissance. 


médiocres signées du nom de Van de Velde et regardées 
comme trop mauvaises pour être dignes du fds. Toutefois 
nous devons dire que l’inscription tracée sur le tombeau 
de Van de Velde le Vieux lui attribue la qualité de peintre 
de batailles navales > Pointer of sea fights. Parmi les ta¬ 
bleaux dont nous parlions tout-à-l’heure, il se trouve une 
série de douze pièces représentant des combats et des 
ports de mer, qui sont placés aujourd’hui au palaisd’IIamp- 
toncourt. Ils sont d’une exécution rude, d’un faire sale et 
tourmenté , et d’un mérite de couleur fort inégal. Ils 
portent la même signature que les meilleurs ouvrages que 
le fils ait fournis dans le même genre de composition, et on 
y lit les millésimes 1676 et 1682. Ces peintures et d’autres 
du même genre pourraient bien provenir du pinceau de 
Vau de Velde le Vieux, qu’Horace Walpole nous repré¬ 
sente, du reste, comme ayant peint plusieurs tableaux pour 
le duc de Lauderdale, qui sont placés dans la collection 
de Ilamhouse. 

Cet artiste mourut a Londres, le 16 décembre 1690 et 
fut enterré dans l’église de Saint-Jacques. On traça sur la 
pierre tumulaire l’inscription suivante : 

« M r William Van de Velde, senior, late painter of sea 
» fights to their Majesties, king Charles II andking James IL 

» Died 1693. » 

On possède de lui un portrait gravé par Sibelinus d’a¬ 
près une peinture de sir Godfrey Kneller. 

Le fils de cet artiste, nommé, comme son père, Guillaume 
Van de Velde, et surnommé le Jeune, naquit à Amsterdam 
en l’an i 633 . Il reçut ses premières leçons de dessin de 
son père, qui cultiva avec un soin tout particulier les 
heureuses dispositions que son fils manifesta de bonne 
heure, et qui le plaça ensuite dans l’atelier de Simon De 
Vlieger, dont la réputation était telle à cette époque qu’011 
le citait en Hollande comme le premier peintre de ma¬ 
rines. Sous la direction de cet habile artiste, le jeune 
peintre eut les moyens de parvenir rapidement à la con¬ 
naissance pratique de l’art. Aussitôt qu’il fut maître de son 
pinceau et de sa palette, il donna des preuves irrécusables 
du génie supérieur et des études que révélèrent toujours 
à un degré de perfection plus complet les ouvrages qui , 
dès lors, sortirent de sa main. Ses progrès furent si ra¬ 
pides, que bientôt il surpassa son maître et qu’il fit même 
pressentir la haute supériorité qu’il était appelé à donner 
au genre qu’il cultivait. Aussi les connaisseurs apprécièrent 
à sa valeur un talent si rare et si extraordinaire, s’il faut en 
juger par les nombreuses productions de premier ordre 
qui, depuis longtemps, font l’ornement des collections 
hollandaises. 

La Hollande et l’Angleterre s’étaient pendant longtemps 
disputé le sceptre de la mer, et la suprématie était, après 
de rudes et sanglantes batailles, échue à la dernière de ces 
deux puissances. Van de Velde le Vieux résidait depuis 
plusieurs années en Angleterre, et l’heureux changement 
opéré dans les affaires maritimes de ce pays, inspira tout 
naturellement aux amateurs anglais le goût des tableaux de 
marines. Aussi cet artiste s’empressa, peut-être d’après le 
vœu du roi Charles qui aimait beaucoup ce genre de pein¬ 
ture, de faire venir son fils à Londres. L’arrivée du jeune 
peintre en cette capitale fit le plus grand plaisir à ce prince, 
comme nous le prouve une ordonnance datée du 20 fé¬ 
vrier 1677, dont nous reproduisons ici une traduction: 

« Charles II, par la grâce de Dieu , etc., etc., etc., à 

VU# FIIILLE. —6* VOLUME. 










50 


LA RENAISSANCE. 


» notre cher cousin le prince Rupert, et aux autres ineui- 
» bres de notre commission chargée de l'administration de la 

• charge de lord grand-amiral d’Angleterre, Salut. Attendu 
» qu’il nous a plu d’allouer une pension annuelle de cent livres 

• à Guillaume Van de Velde le Vieux, pour faire des des- 

• sins de combats sur mer, et une semblable pension de 

• cent livres à Guillaume Van de Velde le Jeune, pour re- 
» produire ces mêmes dessins en peinture, pour notre usage 

• particulier, — notre volonté et notre bon plaisir est, 

• comme nous vous en autorisons, et vous en requérons 

• par les présentes, que vous exécutiez nos ordres pour le 

• préseut et le futur établissement desdits salaires alloués 


» aux sus-nommés Guillaume Van de Velde le Vieux et Guil- 
» lautne Van de Velde le Jeune, et que vous les leur payiez 

• à tous deux ou à l’un d’eux, durant notre bon plaisir; et, 

• ce faisant, les présentes lettres vous serviront de suffisante 
» garantie et décharge. Donné sous notre sceau privé, dans 

• notre palais de Westminster, le 20 e jour de février, dans 

• la vingt-sixième année de notre règne. » 

Ce curieux document, outre qu’il nous apprend que ces 
deux artistes jouissaient d’une pension royale de cent livres 
par an , nous fait connaître aussi que Guillaume Van de 
Velde peignait d’après des dessins de son père. 

Le duc d’York, qui devint plus lard Jacques II, n’ai¬ 
mait pas moins que son frère les scènes maritimes. Car ce 
lut d’après son désir exprès que Van de Velde assista à 
la bataille de Solebay , et dans cette occasion on mil a sa 
disposition un batiment léger et fin voilier destiné à cir¬ 
culer entre les navires de la flotte pour prendre les diffé¬ 
rentes vues de l’action. Le catalogue de la collection de ce 


prince indique dix-huit tableaux des deux Vau de Velde. 

Cependant le goût des marines ne se borna pas au roi 
seulement ; car I bistoire des diflérentescollectionseonnues 
en Angleterre nous prouve que ces artistes furent fréquem¬ 
ment et libéralement employés par d’autres amateurs, at¬ 
tendu qu’on y trouve des tableaux dus à leur pinceau et 
qui sont restés dans les grandes familles depuis le moment 
ou ils furent peints jusqu’à nos jours. Horace Walpole 
nous rappelle même une anecdote, qui ne prouve pas, il 
est vrai, en faveur du goût et des connaissances des gen¬ 
tilshommes amateurs à cette époque, mais qui nous montre 
à quel point les seigneurs de la cour recherchaient les 
productions du maître dont nous nous occupons. 

« Van de Velde, dit-il, avait peint un tableau représen¬ 
tant la jonction des flottes anglaise et française à Nore, 

• au moment où le roi va les visiter. Ce prince y était re- 
» présenté montant à bord de son yacht. Deux commis- 

• saires de l’amirauté, désireux de posséder cette œuvre, se 

• concertèrent pour la demander au roi et pour couper le 

• tableau en deux afin d’en conserver chacun la moitié. Le 
r peintre, en présence duquel ce sage traité avait été con- 

• clu, emporta son tableau et le tint caché jusqu a la mort 

• du roi, après laquelle il l’offrit à liullliuch, marchand de 

• gravures (de qui Vertue tenait cette histoire), pour quatre- 
» vingts livres. Rullfinch demanda du temps pour songer à 

• ce marché. Mais, étant retourné chez l’artiste, il trouva 

• le tableau vendu pour cent trente livres. Cet ouvrage en- 
» tra plus tard dans la possession de SI. Stone, négociant 

• retiré dans l’Oxfordshire. » 

L’immense quantité de croquis, faits principalement à 
l’encre de Chine, que Van de Velde le Jeune a laissés, 
sont une preuve irrécusable de son infatigable activité. 


Toujours en éveil, toujours attentif, il saisissait, avec ce 
merveilleux esprit d’observation qu’il possédait, tout ce qui 
pouvait donner à ses tableaux de l’intérêt et de la variété, 
soit qu’il fît rouler sur l’immensité de la mer de vastes 
nuages ou des flots de lumière , soit qu’il fît bondir l’eau eu 
masses écumantes sur le sable des grèves, soit qu’il repré¬ 
sentât les premières lueurs de l’aurore, ou les teintes cré¬ 
pusculaires, tous les objets, tous les effets de la nature, il 
les saisissait et les traduisait par son pinceau facile avec 
une vérité presque désespérante et comme s’il collait la 
nature elle-même sur ses toiles et sur ses panneaux. 

Mais son génie n’était pas moins éminent dans les autres 
genres que dans celui des combats sur mer. Car Van de 
Velde est aussi brillant quand il représente les sublimes et 
terribles scènes de la mer bouleversée par les tempêtes, et les 
calmes sérieux où l’océan tranquille se montre à peine ridé 
par quelque léger souffle du vent. En un mot, sous quelque 
face qu’on examine son prodigieux talent, il montre tou¬ 
jours une science extraordinaire de composition, une pu¬ 
reté et une fidélité de couleur si rares, une dégradation de 
tons si admirables dans la perspective, une facilité si mer¬ 
veilleuse, un pinceau si moelleux, qu’on doit le regarder 
comme le peintre de marines le plus étonnaut qu’on ait vu. 

Les deux Van de Velde habitèrent pendant longtemps à 
Greenwich, et ils vécurent si heureux et si estimés en An¬ 
gleterre, qu’ils y finirent l’un et l’autre leurs jours. 

Guillaume Van de Velde le Jeune mourut en 1707, 
comme nous le voyons dans l’inscription tracée sur le por¬ 
trait de cet artiste gravé par John Smith , d’après le tableau 
de sir Godfrey Kneller ; * Guillelmus Van de Velde , ju- 

• nior, navium et prospectuum marilimarum pictor, et ob 

• siogularem in il la arle peritiam, à Carolo et Jacobo se- 
>cundo, magnæ Britanniæregibus, annuâ mercede donates. 
» Obiit 6 apr. A. D. 1707, et ætatis suæ 74. » 

On connaît de ce maître deux cent soixante-deux ta¬ 
bleaux. 

Les nombreux dessins qu’a laissés Van de Velde le Jeune 
et qui sont faits, soit au crayon noir rehaussé d’encre de 
Chine, ou au bistre , comme études pour ses tableaux , 
rendent un éclatant témoignage de la facilité et de la fé¬ 
condité peu communes de ce maître. Ces souvenirs , où 
l’on se plaît à étudier les premières idées de ses produc¬ 
tions immortelles, ne se trouvent plus que dans les col¬ 
lections des amateurs où ils sont disposés et conservés 
avec soin. 

Un dessin représentant des vaisseaux pris par un calme 
plat, et fait à l’encre de Chine, fut vendu en i 833 à la 
vente de la collection de M. Goll van Frankenstein , au 
prix de mille francs; un autre, représentant à peu près 
le même sujet, fut payé sept cents francs à la même vente. 

A la vente de M. De Vos, à Amsterdam, en iS 53 , parut 
un dessin d’une beauté supérieure, fait également à l’encre 
de Chine et représentant une vue prise sur les cotes du 
Texel, avec un nombre considérable de vaisseaux de guerre 
et de chaloupes. Il fut acheté au prix d’environ 3,4oo fr. 
Un autre représentant un calme, fut payé 800 francs. 

M. le baron Verstolk van Zoelen, de La Haye, possède 
dans sa riche collection une série «le grands dessins de Van 
de Velde, composée de neuf pièces qui représentent des 
batailles navales entre les Hollandais et les Anglais. Ce 
sont des étiules très-finies, faites à l’encre de Chine et 
dessinées d’après nature dans le bâtiment même sur lequel 









LA RENAISSANCE. 


51 


le peintre se rendait au milieu des scènes qu’il voulait re¬ 
présenter. Plusieurs notes écrites de sa propre main sur 
ces dessins, y donnent un intérêt tout particulier. Un 
dixième dessin du même maître se trouve dans le même 
portefeuille ; il représente le départ du prince d’Orange 
Guillaume III pour l’Angleterre. Cette composition com¬ 
prend plusieurs yachts de l’Etat, vaisseaux de guerre et 
batiments plus légers. La mer est très-caline. 

Cependant les belles productions de ce genre qu’a four¬ 
nies Van de Velde, ne se trouvent pas sur le continent seu¬ 
lement. On en rencontre aussi un certain nombre en An¬ 
gleterre, où il n’y a guère d’amateur un peu distingué qui 
n’en possède un ou deux échantillons. Les messieurs 
Woodburn, dont les portefeuilles, déjà si riches, renferment 
une partie des meilleurs dessins provenant de la collection 
de sir Thomas Lawrence , pourraient montrer plusieurs 
admirables spécimens de Guillaume Van de Velde. 


ÉLÈVES ET IMITATEURS DE GUILLAUME VAN DE VELDE LE JEUNE. 


L’opinion formulée sur ce maître célèbre par les juges 
les plus compétents et par les connaisseurs les plus dis¬ 
tingués, est que Van de Velde a topché dans son art les 
limites de la perfection autant qu’il est donné à un homme 
d’y atteindre. On ne peut douter de la justesse de cette 
opinion, quand on la juge d’après les meilleurs ouvrages 
de ce peintre. 

Walpole, dans sa biographie de Guillaume Van de Velde 
le Jeune, dit que ce maître laissa un fils, qui s’adonna au 
même genre de peinture et qui fit d’excellentes copies 
d’après les tableaux de son père, sans avoir rien produit 
de bien remarquable par lui-même ; il ajoute que ce 
peintre rentra en Hollande et y mourut. Nous ne savons 
à quelle source Walpole et Vertue ont puisé ces indica¬ 
tions, ni avec quel peintre ils peuvent l’avoir confondu. 

Parmi les élèves et les imitateurs de Van de Velde, il 
faut distinguer les suivants : 

Jules Parcelles , né à Leyderdorp en 1628. Il fut d’abord 
élève de son père Jean Parcelles, peintre de marines d’un 
talent assez médiocre. Il 11e tarda pas à surpasser son père, 
et atteignit bientôt une supériorité telle que quelques-unes 
d’entre ses productions présentent une affinité assez étroite 
avec celles de Van de Velde. 

Guillaume Uilringa. Bien que ce peintre passe pour avoir 
été élève de Backhuyzen, et soit regardé comme le meil¬ 
leur imitateur de ce maître , on remarque dans ses tableaux 
qui représentent des calmes un caractère de similitude si 
décidé avec les ouvrages de Van de Velde, que nous croyons 
pouvoir le ranger plutôt parmi les imitateurs du style et de 
la manière de ce dernier peintre. 

Abraham Storck, né à Amsterdam en i 65 o, était un 
peintre de marines fort habile, et plus d’une fois il a in¬ 
génieusement imité le style de Guillaume Van de Velde. 
Cependant son exécution est si inférieure à celle de ce 
maître, qu’il faut posséder une connaissance très-super¬ 
ficielle de la peinture, pour confondre ses œuvres avec 
celles du maître qui lui a servi de modèle. Il mourut à 
Amsterdam en 1708. 

Jean Van der Cape/le. Cet artiste de talent, sur lequel on 
ne possède guère de données, passe, selon quelques écri¬ 
vains hollandais, pour avoir vécu vers la fin du xvil* siècle. 
Il parait s’être consacré spécialement à la peinture des ma¬ 


rines , et il montre en ses productions une variété si 
grande dans le style et dans la couleur, qu’il rappelle tan¬ 
tôt le lairc de De Vlieger et de Dubbels, tantôt la cha¬ 
leur et les effets piquants de Cuvp. On y reconnaît fré¬ 
quemment les tons argentins de Van de Velde qu’il semble 
avoir surtout eu en vue d’imiter; aussi scs ouvrages pas¬ 
sent-ils quelquefois pour être de ce maître. 

Liévin V erse huer. Cet artiste était élève de Simon De 
Vlieger, peintre de marines d’un grand mérite. Il acquit, 
sons la discipline de ce maître, une connaissance parfaite 
des principes de son art, et parvint enfin à une haute ré¬ 
putation. Ses tableaux rappellent souvent le style de Van 
de Velde ; mais en général, ils ont plus de rapport avec 
ceux de Jean Van der Capelle. Il mourut en 1691. 

lirooking. Cet artiste vraiment habile est appelé à juste 
titre le Van de Velde anglais, car il paraît avoir étudié 
avec succès les tableaux de ce maître, dont il s’est souvent 
approprié avec bonheur les beautés et dont il reproduit 
fréquemment le style et la manière, comme s’il eut dérobé 
le secret de son art à Van de Velde, dont il imite parfois à 
s’y tromper les magiques effets de lumière. Il mourut 
en 1759, à l’âge de quarante ans. 

II. LUDOLF BACKHUYZEN. 

Cet admirable peintre de marines naquit à Embdcn 
en 1 63 1. Après avoir reçu une éducation assez lettrée, il 
entra dans les bureaux de son père qui était employé du 
gouvernement hollandais. Il y resta jusqu’à l’âge de dix- 
huit ans et n’en sortit que pour entrer dans un comptoir 
de marchand. On ignore combien de temps il demeura 
enfoui au milieu des registres et des chiffres, mais on sait 
qu’il consacrait depuis longtemps tous ses moments de 
loisir à s’exercer dans le dessin. Ses progrès dans cet art 
furent tels que bientôt il songea à entrer dans la carrière 
de la peinture et à s’y chercher un avenir. Ses goûts l’en¬ 
traînaient vers la peinture des marines, et précisément sa 
ville natale Embden, qui est un port de mer, lui offrait, 
pour les études de ce genre, une facilité toute particulière. 
Il écrivait avec une netteté merveilleuse et excellait dans la 
calligraphie. Aussi l’élégance de sa main lui procura un 
grand nombre de leçons qui, libéralement payées, lui pro¬ 
curèrent dans les premiers temps une honnête existence, et 
qu’il donnait le soir dans les maisons des plus riches mar¬ 
chands de la ville. Les études et les dessins qu’il fit à cette 
époque étaient la plupart faits à la plume, et il s’en trouve 
qui sont exécutés avec une telle finesse et en même temps 
empreints de tant d’esprit, qu’un seul de ces souvenirs de 
Backhuyzen se vend quelquefois cent florins des Pays-Bas. 

Quand Backhuvzen eut développé à un certain degré 
son talent et qu’il se fut acquis une certaine réputation par 
ces ouvrages, il reçut d’Albert Van Everdingen quelques 
leçons de peinture à l’huile. Niais ce fut surtout sous la 
discipline de Henri Dubbels qu’il apprit le maniement du 
pinceau. Ce maître, qui excellait de la peinture des mari¬ 
nes et qui était d’un caractère aussi doux que communi¬ 
catif, s’appliqua ardemment à développer les germes heu¬ 
reux que le jeune artiste révélait d’une manière si brillante. 
Ainsi, dans le fait, on peut dire que Dubbels a été le vé¬ 
ritable maître de Backhuyzen. Dès que celui-ci fut initié 
à la pratique du pinceau, il se trouva au bout du plus grand 
obstacle, et il ne prit plus pour guide que la nature. Con- 











52 


LA RENAISSANCE. 


vaincu de la nécessité d’étudier constamment ce modèle 
aussi varié qu’immense, il vivait pour ainsi dire au bord 
de la mer, étudiant sans cesse le magnifique tableau de cet 
élément, observant tous les phénomènes et leseffets variés 
et grandioses qu’il présente. Cependant il ne se contenta 
pas de l’observer du haut d’une côte lorsque les vents 
remuaient les vagues et que la tempête bouleversait les 
eaux ; il voulut en observer de plus près l’action et l'effet 
au milieu des périls et des tourmentes. Dans ce dessein il 
montait souvent sur une frêle embarcation et s’aventurait sur 
la mer quand la tempête agitait les Ilots. Il s’exaltait au 
milieu de cette scène terrible et pleine de dangers; et, 
quand il s’était suffisamment pénétré du grandiose et de 
la sublimité de ce spectacle, il luttait avec les vagues pour 
aborder au rivage et se hâter de jeter sur la toile les im¬ 
pressions poétiques qu’il avait reçues. Aussi, les mers ora¬ 
geuses qu’il a peintes présentent un cachet de grandeur et 
de vérité que l’on chercherait vainement dans les œuvres 
des autres artistes qui ont traité le même genre; et c’est à 
la même cause qu’il faut attribuer la variété infinie que 
l’on remarque dans les tableaux de cette catégorie qu’il a 
produits. En même temps il possédait des connaissances 
nautiques très-étendues, et par là il réussissait à représen¬ 
ter avec une admirable correction chaque genre et chaque 
forme de navires, dans toutes les positions variées qu’ils 
prennent, soit qu’ils cinglent à pleines voiles, soit qu’ils 
abordent, soit qu’ils se trouvent à l’ancre. Il ne montre pas 
moins d’art dans la disposition qu’il a su donner à ses di¬ 
verses compositions et dans l’arrangement judicieux des li¬ 
gnes qui concourent à la beauté pittoresque. La couleur de 
ses meilleurs ouvrages se distingue par une remarquable 
finesse ; les meilleurs sont ceux où les tons grisâtres prédo¬ 
minent. Dans quelques-uns on voit prédominer les tons 
verdâtres, et fréquemment ses nuages sont jaunâtres et dé¬ 
chiquetés ; mais toujours on distingue dans ses ouvrages une 
délicatesse et une pureté rares. Son pinceau est facile, 
léger, moelleux, et d’un coloris si exact et si vrai, que la 
transparence et le mouvement de l’eau, la texture des voi¬ 
les et des cordages des navires, et les formes tantôt lour¬ 
des, tantôt légères et vaporeuses des nuages, se montrent 
aux yeux avec toute la fidélité et la vérité de la nature. 

Heureux les artistes doués d’un talent aussi supérieur ! 
Leurs productions sont hautement appréciées de leur vi¬ 
vant ; et, non-seulement il leur procure l’honneur des vi¬ 
sites royales et des personnages distingués, mais plus que 
cela la faveur des connaisseurs et — l’amitié du bourgmestre 
de la ville d’Amsterdam. Pour ce dernier, Backhuyzen 
peignit une vue de la capitale maritime de la république, 
avec ses arsenaux et ses quais, prise de la rivière de l’Y. 

Legrand nombre de tableaux que produisit ce peintre 
prouve Tardent attachement qu’il avait pour son art, aussi 
bien que son habileté et son infatigable assiduité au tra¬ 
vail. Backhuyzen avait aussi le goût de la poésie, comme 
nous le prouvent quelques pièces fugitives que l’on con¬ 
naît de lui et dans lesquelles il exprime les sentiments qu’il 
a si souvent et si supérieurement reproduits dans ses tem¬ 
pêtes. 

Ce que nous allons raconter ici pourrait nous induire à 
croire qu’il ne détestait pas les plaisirs un peu positifs de la 
table. Après sa mort on trouva daus sa chambre un tiroir qui 
contenait autant de pièces d’un florin qu’il avait vécu d’an¬ 
nées. Il y avait joint une petite note dans laquelle il disait 


que sa dernière volonté était que cet argent fut distribué 
entre un certain nombre des peintres qui étaient désignés 
dans cette note et qui devaient être invités à ses funérail¬ 
les. Il avait également mis à part un nombre égal de bou¬ 
teilles de vin, destinées aussi à être distribuées aux invités 
et à être bues joyeusement à sa mémoire dans un repas, 
dont cet argent devait couvrir les frais. 

Backhuyzen mourut en 1709, à 1 Mge de 78 ans. 

O11 connaît de ce maître cent soixante-huit tableaux. 

Il a laissé, en outre, un nombre considérable de dessins 
faits à l’encre de Chine et au bistre. Ce sont pour la plu¬ 
part des études d’après nature, pleines d’expression et 
d’effet, et, à cause de cela, grandement estimées des con¬ 
naisseurs et payées à des prix élevés, lorsqu’elles paraisent 
dans des ventes publiques. 

Dans les ventes de M. Goll Van Frankenstein et de 
M. De Vos, qui eurent lieu à Amsterdam en i 833 , ou a 
vu vendre cinq dessins du maître aux prix suivants : 

Lne vue de Corée à 1,407 francs; deux marines à 
1,545 francs; une marine à 1,439 francs; une autre à 
740 francs. 

Backhuyzen a gravé treize eaux-fortes auxquelles il a 
habilement mêlé la sévérité du burin, grâce au léger con¬ 
cours d’un graveur. Ces magnifiques productions sont les 
fruits de sa vieillesse , car il avait soixante et onze ans 
lorsqu’il produisit ces planches. On y remarque une assez 
rare habileté et une étonnante délicatesse. Ce sont : 

i°Une marine avec plusieurs navires. A gauche 011 voit • 
Neptune et Amphitrite tenant les armes de la ville d’Am¬ 
sterdam. 

2° Lue vue de côtes. A gauche sur l’avant-plan on voit 
une femme de pêcheur entre deux marins qui sont assis 
et dont l’un a un verre à la main, tandis que l’autre tient 
un hareng. 

3 # Un navire cinglant à pleines voiles. A gauche sur l’a- 
vant-plan se trouvent trois hommes, une vache, une bre¬ 
bis et un chien. 

4 ° Vue de la rivière de l’Y, vers Amsterdam. Au centre 
sur l’avant-plan on voit une barque dans laquelle se trou¬ 
vent six hommes, et à droite un grand vaisseau voguant à 
toutes voiles. 

5 ° Vue de la rivière de TY. Amsterdam se montre à 
quelque distance. Au centre se trouve un grand navire 
qui s’approche du spectateur. 

6° Marins lançant un navire à l’eau. Parmi les person¬ 
nages placés sur l’avaul-plan on voit un gentilhomme à 
cheval. 

7 0 Marine. La mer est agitée par une légère brise. Parmi 
un grand nombre de vaisseaux, on distingue au centre de 
la composition un yacht qui porte un pavillon sur lequel 
est représenté un lion rampant. 

8° Marine. Dans la composition de cette planche , on 
remarque, à gauche, un bâtiment couché sur le flanc; 
plusieurs ouvriers sont occupés à le radouber. 

9 0 Port de mer. A gauche on voit une petite maison, 
derrière le toit de laquelle on aperçoit les mâts des vais- 
saux qui sont dans le port. 

io° Mer agitée par une forte brise. A gauche se voit un 
navire ayant toutes ses voiles ferlées, et de l’autre côté un 
rocher qui est couronné d’une tour et contre lequel la mer 
se brise avec violence. 

1 i° Port de mer. A droite se trouve un rocher surmonté 


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LA RENAISSANCE. 



d une tour, près duquel cingle un navire qui s’approche 
de l’avant-plan à droite, où I on voit un grand bâtiment, 
une petite barque et une chaloupe. 

12° Vue dune côte couverte de grands rochers. Sur 
l’avant-plan se voit une femme tenant un panier à la main; 
elle est accompaguée d’une autre femme qui porte un en¬ 
fant dans les bras. 

1 5 ° Portrait du peintre lui-même. Il est vu de face et 
coiffé d’ une grande perruque. 

ÉLÈVES ET IMITATEURS DE BACKHUYZEN. 

Jean Nicolas Ritschoof était élève de ce maître, dont il 
imitait le style et la manière avec beaucoup de succès. Il 
naquit à Hoorn en i 652 et mourut en 1719. 

Henri Ritschoof, fils et élève du précédent, fut, comme 
son père, un heureux imitateur de Backhuyzen, 

Les productions de ces deux peintres sont si habilement 
calquées sur le maître, que souvent elles trompent même 
les connaisseurs qui 11e sont pas suffisamment initiés aux 
œuvres de Backhuyzen lui-même. Ces imitationssontcepen- 
dant assez reconnaissables, pour l’œil exercé, à la prédo¬ 
minance des tons jaunâtres et surtout à l’absence de cette 
transparence de couleur et de cette légèreté du pinceau 
parlesquetlesse distinguent éminemment les œuvres mêmes 
du maître, qui sont des modèles sous ce rapport. 

Michel Maddersteg eut aussi l’avantage d’être compté 
parmi les élèves de Backhuyzen, et il se complut, à l’exem¬ 
ple de son maître, dans la représentation des tempêtes 
et des mers agitées. Uu grand nombre de ses tableaux de 
ce genre ont le cachet de grandeur que l’on remarque 
dans les productions de Backhuyzen. Son talent reçut les 
plus honorables encouragements à la cour de Berlin et 
des principaux connaisseurs d’Allemagne. In tableau ca¬ 
pital dû à sa main et représentant une tempête, se trouve 
au Musée de Berlin. Maddersteg naquit à Amsterdam 
en 1G59 et mourut en 1709. 

Jean Dubbels. On connaît si peu la biographie de cet 
excellent peintre que les auteurs l’ont fréquemment fait 
passer pour l’élève, et souvent pour le maître de Back- 
huyzen. Ce désaccord entre les opinions n’est pas encore 
suffisamment éclairci en ce moment pour que nous puis- 
sion avancer quelque chose de certain à ce sujet. Mais au 
fond ce n’est là qu’un point médiocrement important pour 
nous; les rapports étroits qui existent entre ses ouvrages 
et les productions de Backhuyzen nous paraissent un motif 
suffisant pour placer son nom dans la liste que nous dres¬ 
sons ici. Les meilleurs tableaux de Dubbels représentent 
des côtes de mer, et il y a peint avec une illusion saisis¬ 
sante l’effet du flux et du reflux sur le sable. Uu des meil¬ 
leurs échantillons de cette classe d’ouvrages se trouve à 
Amsterdam dans la collection de M. Van der Hoop. Ses 
vues de mer et ses tempêtes sont fréquemment regardées 
comme des productions de Backhuyzen. 

On suppose qu’il mourut peu de temps après l’an 1720. 

Pierre Coopsc. On rencontre assez fréquemment des ou¬ 
vrages signés de ce nom, et les rapports de style et de ma¬ 
nière qu’ils présentent avec les tableaux de Backhuyzen, 
nous autorisent, pensons-nous, à le placer au nombre des 
élèves ou au moins des imitateurs de ce maître. Il existe 
une œuvre capitale de sa main dans la galerie royale de 


Munich, dont le catalogue l’attribue par erreur à Back¬ 
huyzen. 

Guillaume Uitringa, On ne connaît pas plus de détails 
sur la biographie de ce peintre qu’on n’en possède sur 
celle des deux précédents. Tout ce que l’on sait par tra¬ 
dition c’est qu’il lut élève de Backhuyzen, dont il chercha 
à s approprier la manière. Un grand nombre de ses pein¬ 
tures ont poussé au noir par le temps, et dans beaucoup 
d’entre eux dominent les tons lourds et froids. 

Il vivait encore en 1 ^ 44 * 

Abraham Storck . Nous avons déjà parlé de ce peintre 
que nous avons rangé parmi les élèves de Guillaume Van 
de Velde ; mais nous croyons encore devoir le citer ici à 
propos de quelques-uns de ses tableaux, qui représentent 
des vues de la rivière de l’Y et ont des effets de coups de 
vent dans le style de Backhuyzen. 

III. JEAN VAN HUYSUM. 

Cet éminent artiste naquit à Amsterdam en 1662, et 
apprit les principes de la peinture chez son père Juste 
Van Huysum, qui était peintre décorateur et qui s’était 
lait daus son art une grande réputation par l’habileté avec 
laquelle il représentait tous les genres que le goût de cette 
époque réclamait pour l’ornement des appartements, tels 
que la figure, les animaux, le paysage, l’architecture, les 
fruits et les fleurs. Cet artiste eut d’abord pour aides ses lîls 
Jean, Juste et Jacques. 

Jean, qui était son fils aîné, se distingua de bonne heure 
par son extraordinaire facilité à peindre les fruits et les fleurs. 
Il s’était fait dans ce genre une habileté qui n’avait pas encore 
été atteinte jusqu’alors en Hollande, et il faisait l’admi¬ 
ration de tous ceux qui voyaient -ses ouvrages. Les en¬ 
couragements qu’il reçut de toutes parts, l’engagèrent à 
renoncer à la profession de son père, et à s’adonner exclu¬ 
sivement à la peinture à l’huile et au genre spécial auquel 
il était appelé à donner une si étonnante perfection. 

Jean Van Iluysum se maria et s’adonna plus que jamais 
à la peinture des fleurs. Il étudia d’abord les maîtres qui 
avaient le mieux cultivé ce genre : c’étaient Jean de Heem 
et Abraham Mignon. Son œil exercé devina aisément 
quels principes ils avaient suivis et quels procédés ils avaient 
adoptés. Mais, comme tous les vrais génies, il voulut se 
former un style à lui et acquérir une manière toute parti- 
ticulière, en cherchant à approcher davantage de la beauté 
et du brillant de la nature. Il devait ainsi surpasser tous les 
peintres qui l’avaient précédé. Pour atteindre le degré de 
perfection qu’il s’était représenté comme son idéal, il peignit 
chaque objet avec le soin le plus scrupuleux possible , 
toujours d’après nature et après avoir constamment eu soin 
de choisir les fleurs les plus parfaites. Plus tard il trouva 
cjue, bien que rendue avec toule la fidélité dont le pin¬ 
ceau est capable, chaque fleur en particulier ne concourt 
à faire un ensemble que sous certaines conditions d’har¬ 
monie et d’arrangement, de manière à rendre l’ensemble 
intéressant comme tableau. Partant de ces sages principes, 
il se perfectionna de plus en plus dans cette voie nouvelle ; 
et, grâce à une étude constante, il parvint à se faire une 
manière de composer toute particulière, au moyen de 
laquelle il produisit les plus beaux effets du clair-obscur 
sans altérer matériellement les tons naturels des fleurs. 
Son bon goût lui inspira l’idée de disposer ses splendides 













54 


LA RENAISSANCE. 


groupes clans des vases d une grande élégance, non-seule¬ 
ment de forme mais encore de couleur. Il trouva , pour 
atteindre ce but, un grand secours dans la connaissance 
qu il possédait des ornementations, et il parvint, par un 
judicieux emploi du beau style antique, à dessiner des 
vases admirablement adaptés au système de composition 
qu’il cherchait. Il les représente comme étant faits de terre 
cuite et magnifiquement ornés de bas-relifs représentant 
<les Amours, des nymphes, des satyres et d’autres orne¬ 
ments analogues. Ordinairement ces vases sont placés sur 
«les tables de marbre, sur lesquelles sont déposés des nids 
d’oiseaux où se trouvent des œufs, ou des oiselets sans 
plumes, et des fleurs qui ont l’air de s’être accidentelle¬ 
ment détachées du bouquet. 

D’après le système qu’il avait suivi d’abord, il peignit, 
pendant quelque temps, ses fleurs sur un fond noir et 
souvent aussi brun ou grisâtre. Mais l’expérience lui dé¬ 
montra bientôt le désavantage de cette méthode, qui non- 
seulement le forçait fréquemment à affaiblir le ton naturel 
des couleurs pour conserver l’harmonie dans l’ensemble 
de ses tableaux, mais qui offrait encore un autre défaut, 
celui de faire se perdre les fleurs de tons foncés dans la 
couleur de ses fonds, sur lesquels l’opposition des tons 
paraissait beaucoup trop artificielle et à cause de cela peu 
naturelle. C’est pourquoi il abandonna par degrés les fonds 
noirs, et représenta ses groupes de fleurs et de fruits en 
pleine lumière, tout ruisselants de gouttes de rosée et fré¬ 
missant dans un rayon de soleil qui s’y joue. Les objets 
plus foncés il les disposa avec un art infini et avec un sen¬ 
timent admirablement compris de la dégradation à l’extré¬ 
mité du groupe, dont ils servaient à faire ressortir la beauté. 
Les fonds de ce genre de tableaux sont fréquemment des 
perrons ornés de statues ou de vases de marbre. 

Dès les premiers temps qu’il s’adonna à la peinture à 
l’huile, Van lluysiim paraît avoir été pénétré de la grande 
importance qu’un peintre doit mettre à bien s’assurer de 
ia préparation et du choix de ses huiles et de ses couleurs, 
précaution qu’on néglige souvent et qui aurait sauvé tant 
fie chefs-d’œuvre que le temps a noircis et privés de leur 
fraîcheur et de leur éclat. Aussi il s’appliqua constamment 
à faire des recherches pour découvrir les couleurs les plus 
brillantes et les plus solides, et le moyen le plus propre 
de les combiner. Malheureusement le temps a prouvé qu’il 
n’y a pas toujours réussi, quelques-uns de ses tons jaunes 
et verts étant altérés et palis. À part ces exceptions, la 
beauté et l’éclat de ses couleurs se sont parfaitement main¬ 
tenus. La prudence avec laquelle il procéda au choix de 
ses couleurs, il l’étendait à sa manière même de travailler; 
car il couvrait toujours ses toiles excepté à l’endroit où il 
peignait. Cependant, malgré le soin minutieux et la pa¬ 
tience extraordinaire avec laquelle il travaillait ses ouvrages, 
ils ne se ressentent aucunement de ce labeur ; ils semblent 
au contraire, avoir été exécutés avec une grande franchise 
et une rare facilité de main, et présentent une largeur et une 
délicatesse de pinceau peu ordinaire et un riche empale¬ 
ment de couleur. 

Quant à ses tableaux de fruits on a souvent mis en doute 
la question tle savoir s’ils sont d’un mérite égal à ses ta¬ 
bleaux de fleurs, le grand fini qu’il a mis dans les premiers 
de ses ouvrages donnant à quelques-uns des objets qu’on 
y remarque l’apparence d’objets faits en cire. Quant à 
nous, nous avons vu des tableaux de fruits peints par ce 


maître qui ne le cèdent en aucune manière à ses tableaux 
de fleurs, et qui sont dignes d’une égale admiration. 

Les princes et les grands seigneurs recherchaient ardem¬ 
ment les productions de Van Iluysum. Il peignit deux ta¬ 
bleaux pour le comte de Merville, deux pour le duc d’Or¬ 
léans, quatre pour Walpole, six pour sir Gregory Page. Il 
fournit aussi plusieurs ouvrages au prince de Ilesse-Cassel, 
au roi de Pologne, à l’électeur de Saxe, au roi de Prusse, 
à l’électeur palatin, au stathouder des Provinces-Unies et 
aux principaux amateurs hollandais. Les prix auxquels ses 
peintures sont portées dans les ventes prouvent le cas qu’on 
en lait et la valeur qu’elles présentent. Celles qui sont 
exécutées sur des fonds clairs sont les plus estimées. 

A l’exemple de beaucoup de peintres anciens et moder¬ 
nes, Van Iluysum s’imaginait à tort qu’en tenant secrète 
sa manière de mélanger les couleurs et de peindre, il em¬ 
pêcherait d’autres artistes de lui faire concurrence et de lui 
nuire dans la route où il marchait. Aussi il ne permettait 
jamais qu’un peintre vînt le voir quand il travaillait dans 
son atelier, et le seul élève qu’il admît auprès de lui était 
mademoiselle Haverman, contre laquelle il conçut plus 
tard une grande envie et à laquelle il interdit à cause de 
cela, l’entrée de sa maison, s’il faut en croire les paroles 
un peu hasardées peut-être de Descamps, le seul écrivain 
qui rapporte ce fait. 

Van Huysum s’amusait quelquefois, par forme de dis¬ 
traction, à peindre des paysages. Ce sont ordinairement 
des sites italiens, dans lesquels figurent des ruines, des 
temples et des monuments classiques. Il sont exécutés en 
général avec une singulière délicatesse et avec une rare 
légèreté de pinceau. On y remarque une grande habileté 
dans la disposition des objets, des lignes et des accidents 
de terrain. Mais ce mérite est largement atténué par les 
tons verts qui y dominent et qui en diminuent tant la va¬ 
leur que les connaisseurs n’ont qu'une médiocre estime 
pour ces productions. Aussi s’élèvent-elles rarement à 600 
ou à 1,000 francs dans les ventes publiques. 

Les dernières années de Van Huysum furent, dit-on, 
troublées par de grandes calamités domestiques, et le pein¬ 
tre conçut une profonde aversion pour la société, et se tint 
de plus en plus cloîtré dans son atelier. Jusqu’à la fin de 
sa carrière, il peignit avec une extraordinaire persévérance, 
et ses dernières productions se font remarquer autant 
que celles qui appartiennent à la fleur de sa vie, par un 
art inouï, par une précieuse délicatesse de pinceau et par 
un fini prodigieux. 

Il mourut le 8 février 1749» âgé de 67 ans. 

On ne connaît de ce maître que cent dix tableaux, dont 
la plupart se voient dans les plus remarquables collections 
de l’Europe. 

On trouve assez fréquemment des esquisses et des études 
de groupes de fleurs et de fruits par Van Huysum ; mais 
ses dessins finis sont plus rares encore que ne le sont ses 
tableaux, et, à cause de cela, ils se vendent à des prix 
excessivement élevés. Voici les plus remarquables ouvra¬ 
ges de ce genre qui aient paru dans le commerce. 

i° Un bouquet composé de roses blanches et jaunes, de 
pavots doubles, d’anémones, de jacinthes, d’oreilles d’ours, 
fie lychnis rouges, et de tulipes, groupés dans un vase de 
terre cuite, orné d’un relief représentant des Amours, et 
placé sur une table de marbre sur laquelle on voit un nid 
contenant trois œufs, et quelques fleurs éparses. Ce des- 









LA RENAISSANCE. 




55 


sin est d’une couleur aussi brillante que d’un fini exquis. 11 
est aussi puissant d’effet que peut l’êlre une peinture à 
l’huile. Il est signé et daté de 1739. L’artiste en reçut le 
prix de 2,200 florins des Pays-Bas. Il fut acheté à la vente 
de M. Goll Van Frankenstein à Amsterdam, en i 835 , au 
prix d’environ 2,5oo francs. 

2° Le pendant. Il représente un groupe de fruits com¬ 
posé de raisins rouges et blancs, de melons, de prunes, etc., 
avec quelques fleurs. Il est disposé sur une table de mar¬ 
bre, sur lavant-plan de laquelle on voit une noisette cas¬ 
sée, une branche de framboisier, etc. Ce dessin porte la date 
de 1751. L’artiste en reçut le prix de 1,800 florins des 
Pays-Bas, d’après une quittance signée de sa main. Il pa¬ 
rut également à la vente de M. Goll Van Frankenstein et fut 
acheté pour environ i, 25 o francs. 

3 ° Un bouquet, groupé de la môme manière que le pré¬ 
cédent et d’un fini aussi admirable. Il parut à la vente de 
M. De Vos à Amsterdam eu i 853 et fut vendu au prix 
de 2,5oo francs. 

4 * Le pendant. Magnifique groupe de fruits d’une exécu¬ 
tion merveilleuse, Il parut également à la vente de M. De 
Vos, et fut acheté au prix de 1,900 francs parM. Verstoik 
Van Soelen. 

ÉLÈVES ET IMITATEURS DE VAN HUYSUM. 

Nous avons déjà fait observer que ce peintre extraor¬ 
dinaire atteignit, dans la représentation des fleurs et des 
fruits, un degré de perfection désespérant et jauiais artiste 
ne l’a égalé dans ce genre de peinture. C’est pourquoi cette 
perfection môme doit le mettre à l’abri de tous les efforts 
des copistes, et il n’est guère à craindre que l’esprit de 
fraude s’exerce sur ses œuvres. Toutefois, bien qu’il soit 
ainsi protégé contre les tentatives des marchands de con¬ 
trefaçons, nous ne pouvons admettre l’authenticité de'tous 
les ouvrages qui figurent sous le nom de Van Iluysum 
dans les collections inôme les plus distinguées, et nous sa¬ 
vons que, dans plus d’une galerie, des copies faites par 
des mains adroites ont occupé la place de peintures origi¬ 
nales. Parmi les peintres qui ont le mieux réussi à copier 
ou à imiter Jean Van Iluysum, citons les suivants : 

Jacques van Iluysum . Il était troisième fils de Juste van 
Iluysum et frère du grand artiste dont nous venons de re¬ 
tracer la biographie et avec lequel il aida son père à pein¬ 
dre des décorations d’appartements. Il s’adonna à copier 
et à imiter les tableaux de son frère et s’acquit dans cette 
branche une grande réputation. 

Il mourut à Londres en 1746* 

Herman Van der Myn . Il naquit à Amsterdam en 1 (> 84 » 
et eut, dit-on, pour maître, dans l’art de peindre les fleurs 
et les fruits, Ernest Steven. Mais, attiré plus tard par la 
supériorité des productions de Jean Van Iluysum, il prit 
ce maître pour modèle et en atteignit quelquefois le style 
et la couleur. S’il avait persévéré dans la culture de cette 
branche de peinture, il aurait, selon toutes les probabili¬ 
tés, approché beaucoup plus encore des beautés spéciales 
qui distinguent les œuvres de ce grand artiste. Mais, poussé 
par une louable ambition, il s'essaya dans l’histoire et dans 
le portrait, et il réussit assez dans ces deux genres pour 
mériter les encouragements les plus flatteurs. S’il avait été 
moins cupide et plus prudent, il aurait pu mener une vie 
aisée et respectée ; mais sou imprévoyance le conduisit 


dans de grands embarras et il mourut dans un grand dé¬ 
nuement à Londres en 1741* 

Jean Van Os. Il y a deux artistes de ce nom , le père 
et le fils, qui ont peint des fleurs. Tous deux se sont fait 
une belle réputation dans ce genre, et on remarque dans 
leurs ouvrages qu’ils ont étudié avec fruit les effets de lu¬ 
mière et le brillant coloris qui distinguent si éminemment 
les productions de Jean Van Iluysum. Jean Van Os, le fils, 
qui vit encore , a fourni plusieurs ouvrages dont la belle 
exécution , le brillant coloris et le puissant effet assurent 
solidement la réputation. On voit de lui deux remarquables 
tableaux au Musée roval de La Hâve. 

* J 

A la suite des artistes que nous venons de citer, nous 
placerons encore Wybrand Hendrickx , llerman Van Brus- 
sel, et Jean Linthorst, tous Hollandais, dont les peintures 
prouvent qu’ils se sont formés sur le style de Jean Van 
Iluysum. 

IV. RACHEL RUYSCII. 

Le talent extraordinaire que cette femme a montré dans 
ses tableaux de fleurs, lui mérite une place directement à la 
suite de Jean Van Huysum et lui assure un nom distingué 
dans l’histoire de l’art. Bien que ce genre de peinture soit 
fort déprécié aujourd’hui et que par conséquent ceux qui 
voudraient s’y adonner ne trouvent pas le moindre encou¬ 
ragement, on remarque cependant qu’à cause de leur 
beauté supérieure, les ouvrages de Rachel Ruysch, comme 
ceux de Jean Van Huysum, sont avidement recherchés 
quand ils paraissent dans les ventes et qu’ils atteignent des 
prix extrêmement élevés. 

C^ette femme remarquable naquit à Amsterdam en 1664- 
Elle était fille du célèbre anatomiste Frédéric Ruysch ; et, 
depuis sa plus tendre enfance, elle montra un goût si pro¬ 
noncé pour le dessin, qu’elle copiait tous les tableaux et 
toutes les gravures qui lui tombaient entre les mains, de 
sorte qu’il fut évident pour ses parents et pour ses amis 
que la nature elle-même l’avait destinée à la culture de 
l’art. Aussi, ne voulant pas contrarier un goût aussi décidé, 
son père la plaça sous la direction de Guillaume van Aelst, 
peintre de fleurs, de fruits et de nature morte fort estimé 
à cette époque. Ce maître, né à Amsterdam en 1620, 
exerça pendant longtemps son art en France et en Italie , 
se fixa définitivement à Amsterdam où il mourut en 1G79. 
Après avoir passé quelques années sous la discipline de cet 
artiste, la jeune Rachel se perfectionna par l’étude con¬ 
stante de la nature. 

A peine eut-elle atteint l’âge de quinze ans, quelle per¬ 
dit son maître, et elle se trouva dès-lors livrée à elle-même, 
n ayant plus pour maître que la nature seule, qu elle s’ap¬ 
pliqua à interroger avec une ardeur dont rien ne put la 
distraire. Les premières productions de son pinceau exci¬ 
tèrent une admiration générale et firent pressentir la haute 
perfection quelle était appelée à atteindre plus tard. 
Douée d’un génie extraordinaire, et passionnée pour son 
art, elle travailla, avec une patience et une persévérance 
que rien 11e put lasser, à se perfectionner de plus en plus. 
Jusqu’alors les artistes s’étaient bornés à 11e peindre que 
des fleurs indigènes, et Rachel réussissait à les repré¬ 
senter avec tant d’art qu elle n’avait pas de rival en Hol¬ 
lande dans ce genre. Alors elle voulut tenter ce qu’aucun 
autre peintre 11’avait encore essayé jusqu’alors. Le jardin 
botanique d’Anisterdam lui ouvrit ses trésors et sollicita les 














56 


LA RENAISSANCE. 


splendides pinceaux de l’artiste. Les admirateurs de l’art 
furent étonnés de la nouveauté que présentait cet éclatant 
assemblage des (leurs exotiques les plus rares à cette épo¬ 
que, disposées toutes avec tant de goût et d’esprit, que 
non-seulement chaque fleur prise isolément est rehaussée 
par une fleur voisine, mais encore que l’ensemble du 
groupe présente un tout d’une beauté et d’une largeur ex¬ 
traordinaire. Elle conçut aussi l’idée de peindre sur ces 
fleurs des insectes appartenant au pays dont elles étaient 
originaires , ou de disposer des coquillages sur les 
tables où les vases de fleurs étaient placés. L’habileté 
dont elle a fait preuve dans le choix de ses modèles, 
dans la composition de ses groupes et dans la correc¬ 
tion du dessin que l’on remarque dans les nombreux 
objets qui composent ses tableaux, est surpassé encore, si 
c’est possible par l’indicible beauté du fini et par la déli¬ 
catesse du pinceau. Tour ce qui concerne l’exécution, Ra- 
chel Ruysch y mettait une incroyable patience, et jamais 
elle ne croyait un de ses ouvrages terminé que lorsqu’elle 
avait atteint toute la délicatesse et l’exquise contexture de 
l’objet même quelle avait entrepris de reproduire. Scs ta- 
teaux de fruits, bien qu'ils soient Guis avec le même soin 
minutieux, et qu’ils révèlent le même art dans la composi¬ 
tion, sont un peu inférieurs à ses tableaux de fleurs, et on 
peut aisément se rendre compte de cette infériorité qu'on 
s’explique par le nombre plus rare de productions de ce 
genre qu elle a fournies. Mais dans tousses tableaux quoi¬ 
qu'ils soient, elle paraît s’être particulièrement complu à 
peindre des papillons et d’autres insectes ou reptiles, 
qu elle a représentés avec un art inûni et une vérité telle 
qu’on croirait les voir remuer et pouvoir les toucher. 

A l’Age de 3 i ans, c’est-à-dire en i 6 () 5 , elle se maria 
avec un jeune peintre, nommé Jurian Pool, qui était son 
parent. On dit que les soins du mariage ne l’empêchèrent 
point de se livrer avec la même ardeur à la culture de son 
art. A cette époque le goût de la peinture était très-déve- 
loppé,et presque partout les bons tableaux étaient avidement 
recherchés. Aussi il n’était pas surprenant que les magni¬ 
fiques productions de llachel fussent partout admirées et 
que les amateurs se les disputassent. Jean-Guillaume, élec¬ 
teur palatin de Bavière, qui était un généreux protecteur 
des arts, achetait tous les ouvrages de cet artiste qu’il pou¬ 
vait trouver. Non-seulement il le payait avec une générosité 
toute princière, mais encore, en considération du talent 
du peintre, il consentit à être parrain d‘un des enfants de 
Rachel. Il fit plusieurs riches cadeaux à notre artiste et lui 
conféra, le 7 août 1708 , le diplôme de peintre de la cour 
de Dusseldorf. 

Bien que Rachel Ruysch ait atteint l’Age de 86 ans, et 
qu elle ait continué de peindre jusqu’au terme de sa vie 
avec une ardeur infatigable, elle n’a produit qu’un nombre 
fort restreint de tableaux, qui, pour ce motif, sont aussi 
d’une valeur considérable. Elle joignait à toutes les belles 
qualités d’un grand artiste , les qualités non moins belles 
du cœur qui font le charme de la vie domestique. 

Elle mourut le 1 1 octobre 1750. 

On ne connaît d’elle que vingt-cinq tableaux. 

Bien quelle fût contemporaine de Jean Van IJuysuin, 
elle n’a évidemment cherché en aucune manière à imiter 
le style de ce maître. Au contraire, elle a un style tout 
particulier et une originalité tout individuelle qu elle dé¬ 
veloppa, grâce à son propre génie, d’après le principe de 


son maître Guillaume Van Aelst. De même que Van Huysuin, 
elle atteignit une si grande perfection et sut donner à ses 
œuvres un cachet si particulier, que jusqu'à ce jour aucun 
pinceau n’a réussi à copier ni à imiter ses bons ouvrages. 


LES AMATEURS D’AUTREFOIS. 

( Suite et fin. ) 

III. 

Madame de Pompadour. 

« Le marquis de Paulmy rerut un beau matin, à son lever, un 
superbe portefeuille de maroquin rouge, ornementé de dorures, avec 
attaches de soie bleu de ciel. Sans plus faire attention à ce que son 
laquais lui apportait : Cette Sylvie m’étouffe de cadeaux, dit-il d’un 
air passablement fat, en jetant le volume sur une élégante console. 
La curiosité le piquant, il ouvrit le portefeuille. Quel 11e fut pas son 
étonnement en lisant gravé sur le plat : 

EAUX-FORTES CE MADAME DE POIPADOCI. 

A 9. LE SARQU1SDE PAILBT. 

• — Peste, reprit-il, il faut avouer que je suis un heureux mortel. 
Voilà donc le secret de ces soirées mystérieuses passées avec Laurent 
Cars, ce petit graveur, que personne ne s’expliquait; la belle mar¬ 
quise apprenait la gravure. Allons vite faire notre cour à la Pompa- 
dour et la remercier de son royal cadeau. » 

Ces quelques lignes, que j’avais lues dans un volume de l’époque, 
m’inspirèrent un vif désir de connaître ces gravures. Un mien ami, 
presque aussi savant en matière de gravures que M. Duchêne, nie dit 
que je trouverais le volume à la Bibliothèque de l’Arsenal. — Aller à 
l’Arsenal! c’est presque un voyage, mais la curiosité me talonnait et 
je partis. — Tout près de moi était un brave prêtre, studieux comme 
un bénédictin, prenant des notes dans un immense in-folio, et qui, 
m’entendant demander Vœuvre de madame de Pompadour, s’empressa 
de s’abriter derrière son vaste manuscrit. — Le bon prêtre avait rai¬ 
son; qui dit Pompadour fait penser à de folles amours, à de petits 
vers licencieux, à Voltaire, aux bergerades, à Watteau, Boucher, 
Baudouin, Fragonard. Toute Cette époque de pompons, d’assassines, 
de fard et de mouches se déroule devant vous! — Qu’on juge de ma 
surprise en voyant le volume ; c’était celui du marquis de Paulmy. 
L’inscription est bien la même; seulement les rubans bleu tendre 
sont à peu près fanés, les dorures presque éraillées; mais n’est-ce pas 
là le sort de tout ce qui nous reste de ce siècle? 

Quant à l’historique de ces gravures, il y avait alors un célèbre 
ciseleur, Guay, chex qui toutes les belles dames se fournissaient. 
Boucher, Yien et les autres maîtres en vogue lui donnaient des des¬ 
sins qu’il mettait en relief sur des cornalines, agates et sardoines. 
C’est d’après ces onyx que madame de Pompadour a gravé a l’eau- 
forte, ce qui me désenchanta tout d abord. Je comptais sur des com¬ 
positions où l’artiste laisse toujours un peu de son esprit, de ses 
pensées, de ses goûts, de son époque! et rien qui rappelle ce xviu* 
siècle d’amours si faciles! Des gravures à mettre dans les mains de 
jeunes religieuses, des gravures que ne désavouerait pas Jeanne 
d’Arc, pas le plus petit voyage de Cythère. Ah! madame de Pompa¬ 
dour ! 

En revanche l’allégorie domine beaucoup; ainsi si potion couron¬ 
nant le génie de la sculpture et de la peinture ; V Amour se tranquilli¬ 
sant sur le règne de la Justice . Qu’a donc de commun l’Amour avec 
Théinis? le petit coquin est assis sur des balances, et pour montrer 
combien il est tranquille sur le règne «le la justice, il souffle de toutes 
ses forces dans une espèce de musette. Quelquefois la gravure re¬ 
produit les événements politiques, les guerres : ainsi la llataille de 
Lawfelt; Actions de grâces pour le rétablissement de monseigneur le 
dauphin; sllliance de l’Autriche et de la France ; Victoire de Lulzel- 
berg. 

Je me trompais en disant tout à l’heure que les gravures ne rap- 
































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LA RENAISSANCE. 


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pelaient pas le caractère du personnage. En lisant des lettres de ma¬ 
dame de Pompadour, je trouve celle ci, datée de 1752, adressée à la 
marquise de Boufflers : « Cela doit m’avertir que je deviens vieille. 
L’amitié est un plaisir dans tous les temps, mais c’est un besoin dans 
la vieillesse. Je sens ce besoin, et cela m’annonce que je suis sur la 
frontière.» Justement en 1752 les gravures ne parlent que d’amitié : 
VAmour et l’Amitié , l’Amour sacrifiant à l’Amitié, la fidèle Amitié . 

Pour tout le monde, madame de Pompadour renonce à l’amour, 
— dans ses gravures et ses lettres ; mais n’est-il pas permis de croire 
que dans le privé on babillait l'amitié d’un peu d'amour? Bouclier 
semble être de mon opinion , et s’est montré, dans ses compositions, 
des plus finement caustiques ; il a dessiné des amitiés — très-maigres ! 

On dira peut-être que j’accuse bien légèrement la marquise. J’a¬ 
voue que je ne comprends pas le juge Laubardemont faisant pendre 
des malheureux au simple vu de leur écriture; mais les faits sont là. 
Boucher, qui avait toute la confiance de la marquise, dessine, d’après 
ses ordres, un Temple de VAmitié. Ce temple est d'une laideur très- 
grecque, mais il y a de remarquable un large médaillon dans lequel 
sont entrelacés un P et un L. Ceci est assez clair ; évidemment cette 
gravure à l’adresse du royal bourbonien devait lui en dire assez. 

Or, en 1753, date de cette gravure, je trouve un certain portrait 
de Jacquot, tambour-major du régiment du roi. Le drôle, avec sa 
moustache retroussée, a l'air assez fripon et entreprenant, et je ne 
serais pas étonné que Louis XV ait eu une pointe de jalousie en pen¬ 
sant que ce croquis avait été fait d’après nature. Madame de Pompa* 
dour a eu grand tort, dans 1 intérêt de sa vertu posthume, d’insérer 
ce portrait dans son recueil. 

Ces 04 planches sont peu remarquables; cela est sec et froid comme 
tout ce qu’on grave en général d’après des camées. Pour mieux juger 
du talent du graveur, il faut examiner avec attention les trois pre¬ 
mières planches; ce sont des enfants d’après Boucher, de ces amours 
bouffis, ronds, très-bien portants, d’un dessin impossible, comme toute 
l’œuvre de ce maître. On trouve dans ces gravures une pointe capri¬ 
cieuse, folâtre, qui va de ci, de là, enfin une pointe digne d’Aveline, 
de Chédel ou lluquier. 

Madame de Pompadour ne se bornait pas à la gravure; elle faisait 
delà peinture; son cabinet était des mieux montés. Voltaire la sur¬ 
prenant dessinant une tète, improvisa ce quatrain en son honneur : 


Pompadour, ton crayon divin 
Devrait dessiner ton visage. 

Jamais une plus belle main 
N'aurait fait un plus bel ouvrage. 

Lequel quatrain valut à l’auteur un portrait en pied de la belle 
marquise, peint par elle-même, et qu’on voyait encore à Ferney 
quelque temps après la mort de Voltaire. 

IV. 

La petite académie de Grâces. — Les petits amateurs. 

II ne faut pas oublier les petits amateurs qui ne s’appellent pas 
Louis XV, Louis XVI, Louis XVIII. 

Le baron de Thiers, qui a copié du Boucher ; le marquis de Sour- 
ches, grand amateur de la race chevaline, si l'on s’en fie à ses gravu¬ 
res qui ne représentent que des chevaux, et qui inscrivait au-dessous 
des maximes chevalines en vers d'almanach ; la duchesse de Luynes; 
le Hardy «le Famars, copiant Wntteau ; M. de Niert, gouverneur du 
Louvre, qui avait commencé une suite d’illustrations pour les fables 
de Lafontaine; le comte de Breteuil, d’après Berghem; Carlin, l’ar¬ 
lequin de la comédie italienne, qui a laissé un petit bout de croquis. 

Un financier, Eberls, a gravé beaucoup d'après Boucher. La chose 
eut paru si plaisante alors, un financier artiste! que le malheureux 
faisait paraître ses gravures en secret, comme s’il eût écrit un pam¬ 
phlet contre la I)u Barry. Il n’osa jamais signer ses œuvres que par 
un E. 

De Fontaines, maître des requêtes, et le sieur llécises, contrôleur 
des bâtiments du roi, ont laissé quelques gravures. Mademoiselle Ucy, 
élève du graveur Daullé, faisait presque pâlir son maître par son ta¬ 
lent. M. de Cravelle, conseiller au parlement, gravait des bas-reliefs, 
le comte de Forbin des paysages, et le chevalier de Bicourt copiait 
Berghem. 

LA RENAISSANCE. 


Madame de Lormedu Bonseray, qui a gravé une grande partie des 
œuvres de MM. Pierre, Picart et Bouchnrdon, doit être séparée de ces 
amateurs par l’importance de ses dessins. 

Dans quelques maisons, on se réunissait pour dessiner comme au¬ 
trefois pour causer. Madame de Saincy, femme de l’économe séques* 
tre du clergé de France, avait fondé une académie de dessin qu’on 
appelait la Petite académie des Grâces ; c’était presque l’hôtel Ram¬ 
bouillet de la peinture. A huit heures du soiron crayonnait jusqu’au 
souper; après le souper venait la caragnol, jeu fort en mode. J’ai re • 
trouvé une invitation imprimée en rose, avec vignette allégorique 
gravée par un amateur, madame de Beauvarlct: 

ai* : Ah ! U n’est point de feste. 

Des grâces l'Académie 

Jeudv se rassemblera ; 

* . 

A cinq heures et demie 

Sache/ qu'on s'y trouvera. 

Il faut que chacun s'apprête 

A célébrer ce jour-là 

I Ah! 

Il n'est point de fête 

Quand vous n'en êtes pas. 

II est à présumer qu’il n’v avait point de poètes dans cette aimable 
coterie. 

A partir de 1772, la mode du dessin passe, cependant on remarque 
encore : Marie-Anne d’Autriche, qui a gravé des paysages et des ma¬ 
rines; Louise-Marie-Thérèse de Parme, fille de don Philippe, infant 
d’Espagne, et de Louise-Elisabeth, fille aînée de Louis XV; la com¬ 
tesse de llraschi, lors de l'ambassade de son mari à Venise, avait reçu 
de la mère de cette jeune princesse comme une marque de distinc¬ 
tion, un dessin à la plume, qu’elle déposa à la Bibliothèque. 

Les gravures de l’archiduchesse Charlotte d’Autriche ne sont rien 
moins que belles. La marquise de Belloy a gravé des ruines et des 
tombeaux avec une pointe qui rappelle la finesse d’exécution de 
Saint-Non. 

Les gravures de Foulquier, conseiller au parlement d'Aix, d’après 
Loutherbourg, sont admirables. 

Pendant la révolution, tous les nobles amateurs disparaissent, et le 
premier qui publie ensuite est le prince de Ligne : celui-là aurait pu 
devenir un grand artiste. II a gravé tous les tableaux de sa galerie. 
Il n’y a qu’un homme à qui on puisse le comparer, c’est le comte de 
Caylus. 

Ici s’arrête l’histoire des amateurs. Bien des noms, bien des gra¬ 
vures ont été rejetées. Est-il besoin de parler des amateurs d’aujour¬ 
d’hui? Dans notre époque vaniteuse, il n’y a plus d'amateurs. Parmi 
les gens qui exposent en public leurs œuvres, et qui s’intitulent or¬ 
gueilleusement artistes, combien y en a-t-il dont le nom survivra , et 
combien y en a-t-il qui valent la peine d’ètre classés même au rang 
des amateurs? 

J ILES Flecry. 



Les Turcs n’ont point de peinture, — au moins dans le vrai sens 
de ce mot. Cela tient, comme on sait, à un préjugé religieux que 
cependant les Persans et les autres mahométans de la secte d Ali ne 
paraissent pas partager. Les peintures persanes sont fort connues par 
des manuscrits, des boites de carton, de petits objets d ornement, et 
même des châles et des soieries, où l’on admire de fort jolis sujets , 
représentant en général des scènes de danse et de chasse. Les poi¬ 
gnées d’ivoire des sabres et des yatagans sont couvertes de sculptures 
compliquées et patientes, qui ressemblent exactement, souvent même 
par le costume, toujours par l’exécution, à nos sculptures naïves du 
moyen-âge, comme la peinture rappelle aussi les illustrations de nos 
anciens manuscrits. Le Shah Nome h et plusieurs autres poèmes his¬ 
toriques ou religieux sont ornés de petites gouaches représentant des 
scènes de bataille ou de cérémonies. Les portraits des prophètes se 
rencontrent souvent dans les livres de religion. 

Il n’existe donc aucun article du Coran qui prohibe absolument la 
représentation des figures d’hommes ou d’animaux, si ce n’est pour 

VIII» FEllLLE.-6* VOLUME. 


















58 


LA RENAISSANCE. 


en défendre l’adoration. La loi mosaïque était plus sévère encore, et 
ne permettait d’exécuter que des séraphins et certaines bêtes sacrées, 
toujours dans la crainte que le peuple ne fit une idole de telle ou telle 
image, füt-ee un veau ou bien un serpent, comme dans le désert. 

Il ne parait pas non plus que les Arabes aient toujours respecté ce 
scrupule religieux , puisque plusieurs califes ont fait graver leurs 
figures sur les monnaies ou fait décorer leurs palais de tapisseries à 
personnages. 

En voici un exemple frappant, que j’ai lu dans une histoire de ca¬ 
lifes, au règne du trente-deuxième calife, Mustanser : 

«Il fut calife le jour qu’il fit tuer son père, le Mutavacquel. Le 
peuple disait qu’il ne régnerait que peu, et cela arriva. L’histoire 
porte qu’après que Mustanser fut calife, on lui tendit une tapisserie 
figurée où il y avait le portrait d’un cheval et d’un homme dessus, 
portant en tète un turban environné d'un cercle fort grand, avec de 
l’écriture en persan. Le Mustanser fit venir un Persan pour la lui lire, 
qui changea aussitôt de visage : « Je suis, lui dit-il, Sirocs, fils de 
« Cosroès, qui ai tué mon père et n’ai joui du royaume que six mois.» 
Le Mustanser pâlit, se leva de son siège, et ne régna uon plus que 
six mois. » 

A PAlhambra de Grenade on peut aussi voir deux tableaux peints 
sur peau du temps des Arabes, et décorant le plafond d'une salle. 
L’un représente le jugement de la sultane adultère, l'autre le mas¬ 
sacre des Abencerrnges dans la cour des Lions. Théophile Gautier 
fait remarquer que la fontaine représentée sur cette dernière pein¬ 
ture et qui est toute dorée n’a pas la meme forme quecclle d’aujour¬ 
d’hui. 

Les Turcs ont beaucoup de préjugés particuliers à leur race ou 
aux diverses sectes religieuses établies dans leur sein. Tel est celui 
qui les porte à ne construire aucune maison de pierre, ni de briques, 
parce que, disent-ils, la maison d’un homme ne doit pas durer plus 
«pie lui. Constantinople est entièrement construite en bois, et les pa¬ 
lais même du sultan, les plus modernes, qui ont des colonnes de 
marbre par centaines, présentent partout des murailles de bois, ou 
la peinture seule imite le ton de la pierre ou du marbre. En Syrie, 
en Egypte, partout ailleurs où règne la loi musulmane, mais où les 
Turcs n’ont pourtant que la souveraineté politique, les villes sont 
bâties de matériaux solides, comme les nôtres; le Turc seul, pacha, 
bey ou simple particulier riche, en possession des plus beaux palais, 
ne peut se résoudre à habiter dans la pierre, et se fait construire à 
part des kiosques en bois de charpente, abandonnant le reste de l'é¬ 
difice aux esclaves et aux chevaux. 

Telle est la puissance de certaines idées sur le Turc de race; il n’a 
ni la préoccupation de l’avenir, ni le culte du passé. 11 est campé en 
Europe et en Asie, rien n’est plus vrai; toujours sauvage comme scs 
pères, Mongoles ou Kirguises, n’ayant besoin sur le sol que d’une 
tente et d’un cheval, jouissant du reste de ses biens sans désir de le 
transmettre, sans espoir de le garder. Le voyageur qui passe rapide¬ 
ment croit rencontrer chez eux des traces, des germes de sciences, 
d'art ou d’industrie; il se trompe. L'industrie des Turcs est celle des 
Arméniens, des Grecs, des Juifs, des Syriens, sujets de l'Empire ; les 
sciences viennent des Arabes ou des Persans, et les Turcs n’y ont ja¬ 
mais su rien ajouter. La littérature se borne à quelques documents 
diplomatiques, à quelques lourdes compilations historiques. 

Les poésies même, à part quelques pièces de poésie légère, ne sont 
guère que des traductions. L'architecture et l'ornementation, em¬ 
pruntée partie aux Byzantins et partie aux Arabes, n’a pas même 
gagné à ce mélange un cachet particulier et original. Ouant à la mu¬ 
sique, elle est valaquc, elle est grecque, quand elle est bonne; les 
airs spécialement turcs ne se composent que de phrases mélodiques 
empruntées en différents temps à divers peuples, et assimilées à la 
fantaisie turque par un rhythme et une instrumentation barbares. 

Revenons à la peinture, qui serait peut-être encore le plus beau 
titre des Turcs à l'estime des nations civilisées. Débarqué en Egypte 
avec le préjugé européen, qui ne suppose pas que les musulmans 
admettent la peinture d’aucun être vivant, je fus étonné d’abord de 
rencontrer dans les cafés des figures de léopard peintes à fresque et 
assez bien imitées. Mon étonnement augmenta en entrant dans le 
palais de Méhémet-Ali, et en trouvant tout d’abord le portrait de son 
petit-fils accroché à la muraille, peint à l’huile, et rendu avec tout 
l’art de l'Europe; ceci ne peut compter pour de la peiuture orientale, 
mais il eu reste démontré que rien ne repousse absolument chez les 


Turcs la représentation des figures. J’appris depuis qu’il existait à 
Constantinople une collection de tous les portraits des sultans, depuis 
Olhman et Orkhan I er *. Aucun de ces souverains n’a manqué au 
désir de transmettre ses traits à la postérité; ils sont tous peints à 
l’œuf sur carton fin avec des légendes de quatre à cinq vers au verso 
de chaque peinture. Le tout forme un volume in-4° relié; mais les 
souverains seuls jouissent du privilège de pouvoir livrer leur image à 
la reproduction, sans craindre qu’on en abuse pour diriger contre 
eux des conjurations cabalistiques; tel était le scrupule qui arrêtait 
beaucoup de musulmans autrefois. D'Ohsson rapporte que, vers la fin 
du siècle dernier, il n’existait pas deux Turcs, hors le sultan, qui 
eussent osé se faire peindre. Un personnage éminent, qui faisait col¬ 
lection de tableaux, mais de tableaux de paysage et de marine, et qui 
encore ne les montrait pas même à ses amis (voilà, certes, un singu¬ 
lier amateur! ), s’était décidé à faire faire son portrait et à le joindre 
aux autres tableaux. Mais, se sentant vieillir, il conçut des scrupu¬ 
les, cl se débarrassa de cette terrible image eit la donnant à un Eu¬ 
ropéen. 

Aujourd’hui, il est encore peu de Turcs qui fassent faire d’eux- 
memes leur portrait; mais on n’en voit aucun se refuser au désir des 
artistes qui veulent recueillir des physionomies ou des costumes; ils 
conservent même leur pose avec la patience la plus parfaite et une 
sorte de vanité. 

Les portraits des sultans, exécutes non-seulement dans le livre cité 
plus haut, mais encore sur une grande toile, en forme d’arbre gé¬ 
néalogique, qui peut se voir dans un des bâtiments du sérail, ont été 
peints par des Européens, des Vénitiens la plupart. Tout le monde 
connaît l'anecdote qui se rapportent à Gentile Bellini, peintre du 
xv e siècle, dont le muséede Paris possède plusieurs toiles représentant 
des scènes de cérémonies et réceptions de la Porte-Ottomane. Lesultan 
Mahomet II, voulant se faire peindre, demanda cet artiste à la répu¬ 
blique de Venise. Gentil Belin se rendit à Constantinople, fit le por¬ 
trait du sultan, et aussi plusieurs tableaux pour les églises chrétien¬ 
nes. C’est pour une de ces dernières qu’il avait peint une magnifique 
décollation de saint Jean. Le sultan voulut la voir, et se fit apporter 
le tableau dans le sérail. Ce fut alors qu'il engagea avec le peintre 
cette discussion célèbre dans les fastes de l'art, touchant la contrac¬ 
tion que devait éprouver la peau sur le cou d'une tète coupée, et fit 
trancher celle d’un esclave pour justifier sa critique. Gentil Belin 
conçut un tel effroi de cette expérience, qu’il se hâta de repartir pour 
Venise, et ne voulut jamais retourner à Constantinople, quoique le 
sultan l’eût redemandé à la Seigneurie de Venise par une lettre de 
sa main conçue dans les termes les plus flatteurs. On peut voir encore 
aujourd'hui dans les archives vénitiennes, celle qu’il écrivit à l’occa¬ 
sion du départ de Gentil Belin. 

Les portraits ou figures que l’on peut rencontrer à Constantinople 
n’ont donc jamais été exécutés par des peintres turcs; je doute même 
que Pon doive à ces derniers une miniature qui se trouve en tète du 
Voyage au ciel de Mahomet, et qui représente le prophète enlevé au 
milieu des flammes sur la célèbre jument liorak, laquelle n’est autre 
qu’un hippogriffe à tète de femme; quatre chérubins font partie de 
cette ascension, et voltigent autour de l’étrange cavalier, dont le 
visage est caché par une langue de flamme; car il n’est pas permis, 
même aux Persans, de représenter les traits du prophète. Cette mi¬ 
niature, reproduite sur tous les manuscrits du même ouvrage, et dont 
un exemplaire se trouve à Paris, doit avoir été originairement l’œu¬ 
vre d’un peintre persan. 

Je viens de dire ce que n’est pas la peinture des Turcs; voyons 
maintenant ce qu’elle est. J’en ai aperçu les premiers échantillons 
dans les palais de Méhémet-Ali, dont plusieurs salles offrent des pan¬ 
neaux peints à la colle avec un talent qui ne dépasse guère le mérite 
de nos tentures de salle à manger. Les sujets se divisent en trois gen¬ 
res; ce sont des paysages, des villes et des scènes de combats; mais, 
comme il serait dilficilc de représenter ces dernières sans figurer les 
combattants, on a donné la préférence aux combats maritimes et 
bombardements de villes; là , les vaisseaux semblent avoir déclaré la 
guerre aux maisons sans l’intervention de la race humaine; les ca¬ 
nons font feu, les bombes éclatent, les édifices flambent ou croulent, 
des flottes furieuses luttent sur les eaux, et toutes ces désolations n’ont 
pour témoins que d'énormes poissons, peints sur le premier plan, qui 
souillent l’eau par leurs narines sans s'inquiéter autrement des que¬ 
relles foudroyantes de tant d êtres moins vivants qu’eux. 









LA RENAISSANCE. 


59 


Il esl donc permis de peindre des poissons, des coquillages, et même 
certains animaux. Je n ai vu de ces derniers que des lions et des léo¬ 
pards. On a vendu, à Constantinople, une gouache fort bien faite, 
représentant un de ces animaux, pour 200 piastres (45 francs). Pen¬ 
dant tous le mois de Ramazan, en novembre dernier, j’ai vu exposée, 
à I entrée du pont de bois qui traverse la Cornc-d’Or, du côté de Ga* 
lata, toute une collection d’au moins trois cents tableaux encadrés et 
sous verre la plupart. Les sujets en étaient un peu monotones, mais 
lexécution très-variée. Les sujets religieux permis se bornent à deux, 
la vue à vol d oiseau de la Mecque et celle de Médine, les deux villes 
sacrées, toujours sans aucun personnage. On peut y ajouter quelques 
vues de mosquées. La seconde série se compose d’une quantité prodi¬ 
gieuse d’animaux à tètes de femmes; c’est la seule figure humaine qui 
puisse être représentée. La couleur des yeux, des cheveux, la coupe 
du visage sont abandonnées à la fantaisie de l’artiste. Ainsi, un Turc ne 
pourrait faire le portrait de sa maitresse sans lui donne le corps d’un 
monstre. D’ailleurs cette sorte de sphinx a le plus grand succès et se 
rencontre chez tous les barbiers. Les tableaux de genre se bornent à 
la reproduction des paysages et des vues. La perspective n’en est pas 
mauvaise quelquefois, et la couleur un peu plate se rapporte toujours 
à l’effet de nos papiers peints. Les sujets de marine sont encore les 
plus nombreux. Les vaisseaux de toutes les formes, de tous les pavil¬ 
lons, les escadres, les combats de mer, les poissons monstrueux nageant 
à fleur d’eau, voilà où s’épanouit l’école turque dans toute sa liberté. 
Je n’ai point vu de bateau à vapeur. Les peintres turcs n’ont peut- 
être pas encore la parfaite certitude que ce ne soit point un animal 
vivant. On remarquait aussi parfois la tue d’un bonnet de derviche posé 
sur un escabeau. Quelques tableaux, enfin, se bornaient à représenter 
le chiffre de la maison ottomane, dessiné en diverses couleurs ou 
doré, dans de grandes proportions. Tel était ce musée, le plus com¬ 
plet sans doute qu’on eut jamais rassemblé, exposé dans une galerie 
de bois, sous la protection de deux militaires, et devant lequel la 
foule s’extasiait du matin au soir. 

Dans le bazar des épices, toutes les boutiques des droguistes et des 
marchands de couleur sont décorées de tableaux semblables, qui ser¬ 
vent probablement d’enseignes, et dont plusieurs, exécutés dans le 
goût turc, sont dus pourtant à des peintres anglais. L’Angleterre ne 
néglige rien, et fait concurrence même à ces pauvres artistes turcs. 

\ r oyons maintenant ces derniers dans leur intérieur. Ils joignent en 
général à cette industrie celle de papetier, et occupent de petites bou¬ 
tiques situées la plupart sur la place du Séraskier , le long de laquelle 
règne une galerie où l’on circule à l’ombre. Les Turcs viennent dans 
ces boutiques faire peindre, à défaut de leur portrait, leur chiffre ac¬ 
compagné d’attributs relatifs à leur profession, ou demandent le des¬ 
sin d’une mosquée qui leur plaît particulièrement. Un peintre de mes 
amis, Camille Rogier, qu’un séjour de trois ans a familiarisé avec le turc, 
s’approche un jour d’un de ces artistes, qui, les jambes croisées sur 
l’estrade de sa boutique, dessinait pour un soldat la mosquée du sultan 
llayézid, située à l’autre bout de la place. Le peintre français s’aperçut 
que son confrère peignait en rouge le minaret de la mosquée, qui se 
trouve blanc dans la nature, et crut devoir le conseiller : — <« Péki! 
pèki! (très-bien ! très-bien!) lui dit-il; vous dessinez à merveille; 
mais pourquoi faites-vous le minaret rouge? — Désirez-vous un des¬ 
sin où le minaret soit bleu? lui répondit le Turc. — Non ; mais pour¬ 
quoi ne pas le faire comme il est? — Parce que ce soldat aime le 
rouge et me l’a demandé de cette couleur; chacun a une couleur fa¬ 
vorite, et moi je cherche à satisfaire tous les goûts. » 

Le choix des couleurs tient encore en effet à la superstition des 
Turcs, au point que la nuance des maisons fait reconnaître la secte 
à laquelle appartient chaque propriétaire. Les vrais croyants se ré¬ 
servent les couleurs claires, et abandonnent les teintes sombres aux 
Grecs, Juifs, Arméniens et autres rayas. 

Je viens de dire tout ce que je sais de la peinture chez les Turcs. 
Il serait difficile de tirer encore quelque détail intéressant d’un sujet 
si pauvre, qu’on n'avait pas songé encore à le traiter; j'ai voulu seu¬ 
lement rectifier quelques idées fausses répandues en France tou¬ 
chant l’horreur supposée des mahometans pour les images. On a vu 
déjà que ce préjugé ne devait être attribué qu’aux Turcs de race et 
qu’il est encore sujet chez eux à beaucoup d’exceptions. Mais il ne 
faut pas croire même que les Turcs mutilent les images par fana¬ 
tisme religieux : cela n’a pu arriver que dans les premiers temps de 
l’islamisme, lorsqu’il s’agissait d’extirper de l’Asie le culte encore 


vivace des idoles. Le sphinx de la plaine de Giseh, sculpture colos¬ 
sale d'une belle exécution, a subi la mutilation du nez, parce que 
longtemps encore après la conquête de l’Égypte par les mahométans, 
des sahéens se réunissaient à de certains jours devant cette figure 
pour lui sacrifier des coqs blancs. Au reste, tout en s’abstenant de 
sculpture plus sévèrement encore que de peinture, les Turcs ont fait 
souvent concourir des statues et des bas-reliefs à l’orneuieut de leurs 
places publiques, ('elle de l’Atiueidan, qui est l’ancien hippodrome 
des byzantins, fut ornée longtemps de trois statues de bronze prises 
à Ilude pendant une guerre avec la Hongrie. Aujourd’hui même on 
admire au centre de la place un piédestal de marbre couvert de bas- 
reliefs byzantins, qui sert de base à un obélisque et qui présente une 
cinquantaine de figures fort bien conservées. Je ne parle pas d'une 
colonne torse en bronze figurant trois serpents entrelacés, que l’on 
dit avoir servi de support au trépied d’Apollon à Delphes, et qui se 
voit sur la même place; d’ailleurs les tètes manquent. 

Quand on traverse pour la première fois les cimetières de Péra et 
de Scutari, l’on s’imagine voir de loin toute une armée de statues 
blanches ou peintes dispersées sur les gazons verts à l’ombre des cyprès 
énormes; les unes portent des turbans, d’autres des fez modernes 
peints en rouge et à glands dorés. C’est la hauteur d’un homme or¬ 
dinaire et la forme d’un corps sans bras; mais au-dessous de la coif¬ 
fure, la pierre est plate et découverte d’inscriptions; des couleurs vives 
et des dorures distinguent les plus modernes et les plus riches. Elles 
seules sont debout, celles des rayas et celles des francs, placées dans 
certains quartiers, sont couchées à terre. Ces pierres sont donc pres¬ 
que des images, au point qu’après le massacre et la proscription des 
janissaires sous le régne de Mahmoud, on fit tomber la tète ou plutôt 
le turban de toutes celles qui indiquaient les tombes des anciens 
soldats de ce corps. On les reconnaît aujourd’hui à cettte mutilation 
sacrilège. 

Pour tout dire et pour épuiser ce sujet, signalons encore la re¬ 
présentation d’une colombe dorée qui orne la proue du caïk de l’em¬ 
pereur. Du temps de d’Ohsson, c’était un aigle qui décorait la barque 
du sultan régnant ; peut-être chacun d’eux adopte-t-il un oiseau 
symbolique; en tous cas, c’est le seul qu’il soit permis de représen¬ 
ter. Maintenant comment expliquer encore l'existence permise des 
petites figures qui servent pendant le Ramazan aux spectacles de 
Karagcuse. Ce sont à la fois des marionnettes et des ombres chinoises. 
Leurs couleurs ressortent parfaitement derrière une toile fine très- 
éclairée, et tous les costumes des differents peuples et des différentes 
professions sont imités avec une perfection qui ajoute à l’attrait du 
spectacle; le principal personnage seul est comme notre Polichinelle, 
invariable dans sa forme... et dans sa difformité. 

Gérard De Nerval. 


TROIS ARTISTES DRAMATIQUES 

DU XVII e SIÈCLE. 


GAULTIER-GARGÜILLE, GROS-GUILLAUME ET TURLUPIN. 

J’ai toujours éprouvé un plaisir d’enfant à suivre, au milieu des 
troubles du moyen-âge, ces comédiens nomades, ces poètes en plein 
vent, qui, pendant que Louis XI enfermait à Cliinon, dans une cage 
de fer, le comte du Perche, cet infortuné fils du duc d’Alençon, pen¬ 
dant (pie François I er brisait à Marignan sa dernière épée, accordaient 
tranquillement leur téorbe, et parcouraient les manoirs en chantant 
aux hôtes étonnés quelque naïve histoire qui rompait un peu la mo¬ 
notonie de la vie de châtelains. J'aime les chants inconnus qui s’é¬ 
chappent de leur lyre et qu'ils laissent insoucieusement emporter 
par le vent, certains qu’ils sont d'en trouver de plus beaux dès que 
le vin sera meilleur; j’aime leurs courses au hasard et leur existence 
de bohémiens qui, pareille au printemps, fuit toujours la foudre et 
la tempête. Je les suis avec délices dans leurs moindres pèlerinages; 
j’inscris avec amour leurs noms dans mon cœur, depuis le Provençal 
Anselme Faydit, qui se fixa pendant quelque temps à la cour de Ri- 















GO 


LA RENAISSANCE. 


cliard Cœur-de-Lion, jusqu'à Kicartl de Noues, le gentilhomme, dont 
Nostradamus parle avec le plus grand éloge. 

Les troubadours, les trouvères et les poètes comiques, enfin tonte 
celte horde multicolore, premier essaim de la littérature, ne repa¬ 
raissent plus depuis les croisades où leur humeur inquiète les porta 
sans doute. Ils allèrent dans la Terre-Sainte, à Jérusalem, à Saint- 
Jacques-de-Compostelle, et en revinrent en composant des cantiques 
sur leurs voyages, sur la vie et la mort de Jésus-Christ. 

Ces pèlerins qui allaient par troupe et qui s’arrêtaient dans les 
rues et les places publiques, où ils chantaient, le bourdon à la main, 
le chapeau et le inantclct chargés de coquilles et d'images peintes, 
faisaient une espèce de spectacle qui plut tant aux bourgeois de Paris, 
qu'ils voulurent acheter un lieu propre à élever un théâtre où l’on 
représenterait ces mystères les jours de fête, autant, disaient-ils, pour 
( instruction du peuple que pour son divertissement. Leur premier 
essai se fit à Saint-Maur et bientôt, malgré le grand prévôt qui fulmi¬ 
nait contre eux, Charles VI leur accorda en 1402 des lettres patentes 
pour établir leur théâtre dans une des salles de l’hôpital de la Tri¬ 
nité, à la porte Saint-Denis, qu’ils désertèrent en 1548 pour con¬ 
struire un théâtre sur les restes de l'hôtel des ducs de Bourgogne. 

A cinquante ans de là, au milieu des luttes que 1 hôtel de Bour¬ 
gogne soutenait contre tous les comédiens nomades qui voulaient se 
fixer à Paris, il existe, enfouie dans les manuscrits, les lettres de char¬ 
tes, les procès et tout l’ennuyeux fatras des pièces relatives à la fon¬ 
dation du théâtre, une curieuse et touchante histoire d'un baladin 
que j’ai entrepris de raconter. 

Par une belle soirée d'hiver, un homme à peine vêtu marchait len¬ 
tement le long des quais devenus déserts et s’arrêtait parfois pour 
regarder la lune qui se mirait dans l’eau. C’était un pauvre diable 
nommé Fléchelles qui, ennuyé de boire en Bourgogne le vin que son 
père n’avait pas, était venu à Paris tenter la fortune. Jusque-là la 
déesse capricieuse ne l’avait gratifié que d'une place de garçon bou¬ 
langer, mais s’il voyait passer dans un brillant carrosse quelque noble 
duc, Fléchelles se disait : «La fortune est changeante. » et il attendait 
patiemment son tour. Esprit remuant et inventif, tète ardente, âme 
ambitieuse à laquelle il aurait fallu des luttes et des victoires, il cher¬ 
chait son centre et ne le trouvait pas, quand le hasard le conduisit 
à la Pointe-Saint-Eustache où l’on battait le tambour. Grande fut sa 
surprise en apprenant que c’étaient les comédiens de l'hôtel de Bour¬ 
gogne qui, déposant toute vergogne, avaient quitté leur hôtel de la 
rue Mauconseil pour parcourir ainsi les rues. Ils annonçaient au peu¬ 
ple charmé que le spectacle serait merveilleux cc soir-là : l'auteur, 
disaient-ils, avait travaillé sur un sujet excellent. On pense si F'Ié- 
chcllcs sc sentit alléché, lui, toujours à l'afTùt de toute nouveauté* Il 
entra donc fièrement au parterre pour plusieurs raisons : d’abord 
parce qu’on ne payait guère ou qu’on ne payait pas, ensuite parce 
que — comme la coutume s’en est fidèlement conservée en France— 
les habitués faisaient beaucoup de bruit, battaient les archers, sifflaient 
les acteurs et imposaient leur jugement au public. Ils avaient encore 
un autre genre de distraction. La pièce était-elle par trop monotone, 
ils mettaient l'épée à la main et sc battaient pour réchauffer l’action. 
Ceci me rappelle une assez naïve réflexion d'un auteur contempo¬ 
rain qui tonne de toute son éloquence contre ces combats où l’on se 
tuait souvent, parce que, dit-il, ils interrompent la comédie. 

Cependant Fléchelles regardait tout, admirait tout. Il enviait le 
sort du préposé aux chandelles fumeuses, et aurait donné la plus 
belle moitié de sa vie pour pouvoir endosser l’habit de nions arlequin. 
Son enthousiasme augmentait avec la pièce et, quand la tapisserie, 
s’abaissant pour la septième fois, annonça par son écriteau que le 
théâtre représentait une forêt, Fléchelles ne sc sentit plus d’aise et 
exprima son admiration par de tels cris qu’on le mit irrévérencieu¬ 
sement à la porte. 

11 ne se tint pas pour battu et alla se présenter le lendemain à 
l'hôtel de Bourgogne où il demanda à jouer tout ce qu’on voudrait et 
même à faire des personnages muets. La modestie de ses prétentions 
ne toucha pas les comédiens : Tu es trop laid, lui dit Guillot-Gorju. 
— Tant mieux, répliqua F'Iéchelles, trouvant dans cette apostrophe 
une planche de salut inespérée, on rira quand je me montrerai. — 
Trop mal bâti. — Cependant..., dit Fléchelles eu montrant ses jam¬ 
bes longues et minces comme des fuseaux, lin rire universel accueil¬ 
lit cette preuve irrécusable, et Fléchelles, sentant les larmes lui venir 
aux yeux, baissa la tète et sortit sans rien dire. 


C'est après cette triste visite qu’il se promenait sur le bord de la 
Seine en regardant la lune. Tout à coup il se heurta à quelque chose 
et, se baissant, reconnut son ami Gros-Guillaume qui dormait à la 
belle étoile sans souci des coupeurs de bourses. — Gros-Guillaume, 
dit Fléchelles en secouant le gros hommes qui ne répondit que par 
un ronflement prolongé. — Gros-Guillaume ! — Pardon, pardon, mon¬ 
seigneur, dit enfin le dormeur se réveillant en sursaut, ce sont vos 
laquais qui m’ont soûlé comme un bélitre. — Es-tu fou? Révcille- 
toi donc,Gros-Guillaume, c’est moi, Fléchelles. — Ah! c’est toi! tant 
mieux, je te prenais pour S. E. monseigneur le cardinal. 

Après avoir relevé le ventru Gros-Guillaume, Fléchelles lui raconta 
sa mésaventure. — Te voilà bien embarrassé, dit le gros homme après 
l'avoir écouté. On no veut pas te recevoir à l’hôtel de Bourgogne? 
Eh bien, faisons-leur pièce en formant un théâtre qui puisse rivaliser 
avec eux. Aussi bien j’ai un mien cousin à qui la chose sourirait as¬ 
sez. Allons le trouver. 

Le cousin n’était autre que Turlupin. Ils s’associèrent en effet tous 
trois, et voulurent jouer la comédie, ni plus ni moins que messieurs 
de l’hôtel de Bourgogne. A cet effet, ils louèrent un jeu de paume à 
la porte Saint-Jacques, bâtirent un théâtre avec quatre planches mal 
assorties, se confectionnèrent des décors avec une toile à bateau 
barbouillée tant bien que mal, et vogue la galère à la grâce de Dieu ! 
Chaque jour, depuis une heure jusqu’à deux, les écoliers venaient 
les applaudir pour deux sous et demi par tète, et bientôt les réputa¬ 
tions de Turtupin, de Gros-Guillaume et surtout celle du célèbre 
Gaultier-Garguille — qui avait changé son nom de Fléchelles — por¬ 
tèrent ombrage aux comédiens de l’hôtel de Bourgogne. 

Il existait entre ces trois hommes une union extraordinaire et toute 
fraternelle : plusieurs fois on leur proposa de leur associer des fem¬ 
mes pour jouer dans leurs pièces, et toujours ils refusèrent dans la 
crainte, disaient-ils, qu’en les admettant dans leur société elles ne 
parvinssent à les désunir. C’est pourquoi, quand un rôle de femme se 
présentait dans les créations bouffonnes et spontanées de Gaultier- 
Garguille, Gros-Guillaume s’en chargeait et, malgré son gros ventre, 
s’en acquittait, ma foi, aux applaudissements de toute la baude des 
écoles. 

J’ai dit que les comédiens de l'hôtel de Bourgogne étaient jaloux 
de la réputation toujours croissante de nos trois farceurs : ils se 
plaignirent en effet au cardinal de Richelieu qui ne dédaigna pas de 
juger par lui-même de leur mérite. 11 les fit venir dans son palais, où 
ils jouèrent dans une alcôve plusieurs scènes qui ne durèrent pas 
moins de trois heures et dont on a gardé quelques fragments. Je n’ai 
pas cru devoir les transcrire parce qu’il m’a semblé que ces frag¬ 
ments n’étaient pas dignes de la réputation que leur auteur s’était 
acquise. Mais il faut songer que ces scènes étaient improvisées sur un 
simple canevas préparé d'avance : d’ailleurs, elles tiraient tout leur 
attrait de la naïveté et du naturel de Gaultier-Garguille, de sa bonne 
tète qui, dès qu'il entrait en scène, soulevait l'hilarité de toute la 
salle, de sa posture, de ses gestes, de ses tons, enfin de la façon origi¬ 
nale dont il chantait des paroles ordinairement d’assez mauvais goût, 
car on sait que plus tard, quand il fut à l'hôtel de Bourgogne, la 
chanson de Gaultier-Garguille passa en proverbe. 

Ouoi qu'il en soit, le cardinal se déclara satisfait : il admira sur¬ 
tout le costume de Gaultier-Garguille qui était un composé de toutes 
les couleurs assorties de la façon la plus bizarre. Ce costume rappe¬ 
lait l’arlequin italien que Gaultier-Garguille avait pu voir dans sa 
jeunesse, quand Henri 111 fit venir en France les Gelai. Non content 
«le prouver sa gratitude aux baladins, le ministre ordonna aux comé¬ 
diens de l'hôtel de Bourgogne d'enrôler dans leur troupes les trois 
bateleurs de la porte Saint-Jacques. 

Je ne sais si tous trois se trouvèrent heureux de ce changement, 
mais j'en doute : artistes en plein vent, habitués à suivre l’inspira¬ 
tion du moment, qui est la bonne, comme dirait Figaro, il leur fallut 
charger leur mémoire de toutes les balivernes qu’inventaient les 
Pierre Gringoire qui précédèrent le grand Corneille. Pauvre Gaultier- 
Garguille! il fallut abandonner ses bons amis les écoliers qu’il aimait 
tant et dont il était tant aimé; pauvre, pauvre Gros-Guillaume! il 
fallut sc résoudre à ne plus soulever le rire homérique des specta¬ 
teurs, quand, la face enfarinée et rien qu’en ouvrant la bouche, il 
blanchissait son ami Turlupiu. Cependant rien ne put le faire renon¬ 
cer à cette bonne farce, car j'ai trouvé les vers suivants au bas de son 













LA RENAISSANCE. 


Cl 


portrait, gravé, je crois*, par Rousselet, ainsi que celui de Gaulticr- 

Garguille : 

Tri est dans l'hôtel de Bourgoigne 
Gros-Guillaume avecque sa troignc, 

Enfariné comme un meunier. 

Son minois et sa rhétorique 
Valent les bous mots de Régnier 
Contre l'humeur mélancolique. 

L’un de ces vers (son minois et sa rhétorique) me porterait même 
à croire que, comme le dit M. Lemazurier dans la Galerie des Jeteurs, 
Turlupin et Gros-Guillaume 11 e faisaient guère à l’Hôtel de Bourgo¬ 
gne que dcs'espèces d’intermèdes comiques entre les pièces sérieuses. 
Quant à Gaultier-Garguille, on sait que sous le nom de Fléchelles, et 
affublé d’une grande robe pour cacher l’exiguïté de ses jambes, il 
jouait fort convenablement les rois dans la tragédie. 

Gaultier-Garguille et Turlupin portaient des masques faits sur le 
modèle des anciens : quant à Gros-Guillaume, il se contentait de sa 
joyeuse face qu'il s’enfarinait comme je l’ai déjà dit. Ce pauvre 
homme n’était pas aussi heureux que sou iusouciance et scs chansons 
pourraient le faire croire ; il fut toute sa vie tourmenté de la pierre : 
la douleur lui arrachait des cris aigus et lui faisait verser d’abon¬ 
dantes larmes, ce qui faisait beaucoup rire le public; car il parait 
que sa physionomie prenait alors une expression excessivement co- 
inique. 

Ces trois joyeuses existences devaient finir d’une façon bien mal¬ 
heureuse. Gros-Guillaume avait atteint l’âge de quatre-vingts ans et 
n’en avait pas pour cela perdu sa bonne humeur dans les instants 
de relâche que la pierre lui laissait. Il lui vint un beau jour l’idée de 
contrefaire un magistrat dont le principal agrément était une gri¬ 
mace habituelle; il le contrefit, et si bien, qu’il fut décrété, ainsi que 
ses deux amis. Ceux-ci prirent la fuite et Gros-Guillaume seul fut ar¬ 
rêté et mis au cachot. Il en éprouva un tel saisissement qu’il mourut 
presque instantanément. La douleur qu’en ressentirent Gaultier-Gar¬ 
guille et Turlupin les emporta aussi dans la même semaine. 

Ici le sourire s’arrête sur nos lèvres. Quittons un moment l’histoire 
des comédiens, que nous reprendrons bientôt, pour jeter en passant 
une louange et un regret à la tombe ignorée et perdue de ces trois 
pauvres baladins morts du même coup qui frappait l’un deux. Ré¬ 
habilitons ces hommes que plusieurs chroniqueurs ont traités d’une 
rude et (qu’on nous pardonne cette faiblesse pour nos héros) peut- 
être un peu leste façon. Dans certaines annales dramatiques, après 
beaucoup de choses que je 11 c puis pas citer sur la moralité de Gros- 
Guillaume, il est dit que c’était un homme grossier qui ne retrouvait 
sa bonne humeur qu’au fond des bouteilles, après s’ètre enivré avec 
son compère le savetier. Il n’y a pas là grand mal, si le vin était bon 
et le savetier un drôle d’esprit. Dans la Galerie des acteurs on trouve 
que la veuve de Gaultier Garguille, qui était aussi la fille de Tabarin, 
épousa en secondes noces un gentilhomme de je ne sais quelle pro¬ 
vince. II fallait, ajoute M. Lemazurier, que ce gentilhomme fût le 
plus vil de tous les hommes pour épouser la fille d’un saltimbanque et 
la veuve d’un farceur. —Tout beau là, monsieur, s’il vous plait. Ce 
fareeur-là, tout farceur qu’il était, nous a donné à tous une grande 
leçon de confraternité dont on aurait besoin de se souvenir quelque¬ 
fois, par la guerre civile qui court dans le monde littéraire. 

Tous, tant que nous sommes, quand les mauvaises passions frappent 
à notre porte, pensons aux trois amis, Turlupin, Gros-Guillaume et 
Gaultier-Garguille. 

Eu. Didier. 


PAGES OUBLIÉES. 

1. 

L’esprit le plus profond et le plus ingénieux, selon moi, de la pre¬ 
mière partie du xvi® siècle, je vous étonnerai peut-être en le nom¬ 
mant, c’est Bonaventure Desperriers. Dans cette sublime facétie qu’il 
intitula Cymbalum tnundi, ou la Clochette du monde, et que les bi¬ 
bliographes placent tout près de Tabariu, il suppose que Mercure, 


après avoir montré la vérité aux hommes sous la figure de la pierre 
philosophale, se divertit à la réduire en poudre sur l’arène des thé⬠
tres en leur proposant comme le but d’une sage émulation, de re¬ 
cueillir ses débris et de la réintégrer en un seul corps. Là-dessus c’est 
à qui ramassera le plus des précieux fragments de ce bijou merveil¬ 
leux. On y court de génération en génération, et chacun en rapporte 
quelque pièce, ordinairement tout enveloppée encore du sable avec 
lequel elle était confondue. Les concurrents se montrent les uns aux 
autres cette vaine conquête en disputant sur le poids et le mérite de 
leur exploitation. Les habiles et les charlatans prétendent qu’ils ont 
tout, et insultent aux prétentions des autres. Quand il ont de l’audace 
et du génie, la foule finit par les croire sur parole, et par jeter son 
sable et ses vérités au vent. Le fait est que la vérité n’est à personne, 
et que Mercure lui-même aurait bien de la peine à la retrouver. 
C’est une fiction platonique, et dans le charmant style de Desperriers, 
elle a t,out l’attrait de Lucien. 

Je suis bien loin de blâmer les efforts de la pensée pour arriver à 
l’acquisition de la vérité. Ils sont impuissants, je le crois, mais ils 
sont naturels, et ils ont un air de générosité qui impose. Il y a d’ail¬ 
leurs des âmes ardentes pour lesquelles la possession de la vérité est 
un tel bien qu’il serait cruel de leur démontrer qu’elles n’y sont pas 
parvenues, et qu’elles n’y parviendront jamais. Ils faut les laisser 
faire et attendre, car on finit par se détromper de cette recherche 
comme de tout. Soyons bien convaincus en attendant que la vérité 
ne sera pas trouvée, tant que ce que l’on voudra nous donner pour 
elle sera contesté, car il n’y a pas un homme, si mal organisé qu’il 
soit, qui 11 e reconnaisse la vérité aussitôt qu'on la lui montrera. Ce qui 
n’est pas la vérité de tout le monde n’est pas du tout la vérité. Etes- 
vous dix? Triez dans le sable les parcelles de la vérité qui vous 
paraissent telles à tous, abandonnez le reste, ne contestez plus, et 
tâchez de vous aimer. Laissez surtout les autres s’amuser avec leur 
sable, car ils y voient peut-être ce que vous ne voyez pas, comme 
ils ne voient pas dans le vôtre ce que vous croyez y voir. La tolé¬ 
rance, voilà la sagesse. 

Il y a un des fragments de la 'vérité qui se trouve dans le sac de 
tous les hommes réfléchis, et je vous dirai ce qu’il leur apprend : 
c’est que, dans le sens général et absolu du mot, il n’y a point de 
vérité. 

IL 

J’ai vu beaucoup de révolutions, et je sais maintenant que penser 
de leur influence sur le développement social. Ce n’est pas le sceptre 
de la civilisation qu’elles portent à leur main; c’est la baguette de 
Circé qui change les hommes en bêtes féroces. 

III. 

J’ai parlé, dans l’/sjawien critique des Dictionnaires, de quelques 
mots redivives, c’est-à-dire qui ont repris tout à coup faveur, après 
avoir été longtemps en désuétude ou en oubli. Urbanité, qui est si 
bien naturalisé aujourd’hui, parait si hasardé à Balzac, qu’il n’ose 
l’employer sans précautions oratoires et sans réticence. « Quand 
» l’usage, dit-il, aura mûri pour nous un mot de si mauvais goût, et 
» corrigé l’amertume qui s’y trouve, nous nous y accoutumerons 
» comme aux autres que nous avons empruntés de la même langue. » 
De la Conversation des Domains, à madame de Rambouillet, OEu- 
r res diverses, Elzcvier, 1004, p. 20. 

Balzac oubliait peut-être qu’Oetavicn de Saint-Gelais s’était servi 
de cette expression, dès la huitième année du xvi® siècle, dans son 
Séjour d'honneur : 

C’est le fleuve d’aménité, 

Le torrent de toute lyesse, 

La source de félicité, 

Le cours d’eilréiuc urhaniii, 

La mer de fleurie jeunesse», 

C'est la rivière de promesse, etc. 

Le père Bouhours regarde urbanité comme un mot qui 11 e fait que de 
naître. Ces grands arbitres de la langue 110 lisaient pas les anciens 
écrivains. Ils ressemblaient aux feudistes qui ne consultent pas les 
titres. 


}CH INSTITUTE 











LA RENAISSANCE. 


(Ï2 


IV. 

Les portes français, si sévères sur le hiatus, n'ont jamais évité le 
hiatus nasal, quoiqu’il soit, à mon avis, bien plus disgracieux que 
l'autre, surtout quand les deux voyelles qui se heurtent sont nasales 
l’une et l’autre. Le jour est loin encore me parait intolérable. L'usage 
vulgaire, plus délicat que les versificateurs, a mieux aimé modifier 
l'articulation dans quelques mots qui se présentent souvent, que 
d admettre cette cacophonie, tant il l’a trouvée fâcheuse et barbare, 
même en prose. C'est pourquoi on dit mon père, avec une voyelle 
nasale, et mon ami, avec une voyelle orale appuyée sur une con¬ 
sonne. Méxcray voulait qu’on détachât la consonne en prononçant 
ce vers d'Octavien de Saint-Gelais : Bon à monter, bon à descendre. 
L’Académie décida que bon devait être vocalisé: le prosateur se trouva 
le seul de l’assemblée qui eût une oreille de poète. 

Les Latins avaient un sentiment plus juste de l’euphonie. Vous 
verrez dans le Gradus ad Parnassutn que la syllabe um, qui se pro¬ 
nonçait certainement on, s’élide comme les toyelles. Notre prosodiste 
a seulement oublié qu’il y a pour cela une excellente raison, une rai¬ 
son irrésistible. C’est que c’est une voyelle. 

V. 

J’ai entendu dire cent fois : « Cet homme est bon, sensible, géné- 
» reux, je n’hésiterais pas à lui confier ma bourse, ma maison, mon 
» secret, ma fille ; mais il ne pense pas comme moi, et je le tue... » 

Je conçois qu’il ne pense pas comme toi, car s’il pensait comme 
toi, l’exemple de deux ménechmes comme vous deux serait unique 
dans le monde intellectuel. 

Mais écoute. Il n’est pas que tu n’aies entendu parler de l’optique. 
Tu dois savoir qu’un verre concave ou convexe change la dimension 
des choses, qu’un verre nuancé change leurs couleurs, qu’un verre 
à facettes change leur nombre, qu’un verre cylindrique change leur 
forme, que deux verres opposés changent leur distance. Eh bien I il 
n'existe pas un homme qui n’ait un de ces verres magiques devant 
un de ces yeux do l’intelligence qui portent la pensée à l’âme. C’est 
leur combinaison qui fait la physionomie de l’esprit, comme la com¬ 
binaison des traits fait la physionomie du visage. Si tu es né avec une 
vue nette, pénétrante et étendue, je t’en félicite, mais ce n’est pas 
pour toi une raison de tuer le myope qui ne voit que de près, ou le 
presbyte qui ne voit que loin. Tue l’autre si tu l’oses ! 

Charles Nodier. 


Société Royale pour l'encouragement des Beaui-àrls é Anvers. 


CONCOURS DE COMPOSITIONS LITTÉRAIRES ET MUSICALE. 


PROGRAMME. 

La Société, considérant l’accroissement de ses ressources, se trouve 
aujourd’hui en état d’étendre le cercle de ses opérations et d’atteindre 
le but de sa première institution, en comprenant dans ses encoura¬ 
gements les trois branches des beaux-arts. 

Pendant la période écoulée de sa réorganisation, ses encourage¬ 
ments scsont bornés aux arts du dessin proprement dit. Un espace de 
trois ans séparait les concours et les expositions que la Société ouvrait 
en faveur des différentes branches du dessin. Elle s’efforcera désor¬ 
mais de rendre ce temps d’inaction moins long, en instituant des so¬ 
lennités consacrées particulièrement aux bel les-lettres et à la com¬ 
position musicale. 

Pour atteindre son but, et comme un essai de réaliser son projet, 
la Société ouvre les coucours suivants, auxquels les Belges seuls pour¬ 
ront prendre part. 


CONCOURS LITTÉRAIRES. 


LARGUE HASARDE. 

POÉSIE. 

Karel de Stoute. 5 januanj 1477. 

Uy droomt. — Ilet r erledene en zyne aenstaende dood kwellen den 
geest des Ilertogs. 

Le prix est une médaille d’honneur et une gratification de trois 
cents francs. 

L’obtention du prix sera constatée par une déclaration émanée de 
la commission administrative. 

PROSE. 

Lofrede van Otto r an Veen. Voorafgegaen door eene beknopte be- 
schryring ran dcnstaetder schilder-en letterkunde in de sestiendc ceutc. 

Le prix est une médaille d’honneur et une gratification de trois 
cents francs. 

L’obtention du prix sera constatée par une déclaration émanée de 
la commission administrative. 

LARGUE FRARÇAtSE. 

POÉSIE. 

Le Maître des pauvres. 

Le prix est une médaille d’honneur et une gratification de trois 
cents francs. 

L’obtention du prix sera constatée par une déclaration émanée de 
la commission administrative. 

PROSE. 

Indiquer les traits qui caractérisent le génie des Belges dans la cul¬ 
ture des arts et des sciences ; ainsi que les causes de leurs progrès plus 
marquants dans une branche que dans une autre . 

Le prix est une médaille d’honneur et une gratification de trois 
cents francs. 

L’obtention du prix sera constatée par une déclaration émanée de 
la commission administrative. 

Les ouvrages que la commission trouverait contraires à l’ordre ou 
aux mœurs, ne seront point admis aux concours. 

Les ouvrages couronnés seront imprimés par les soins de la com¬ 
mission et aux frais de la Société. 


CONCOURS DE COMPOSITION MUSICALE. 

Le sujet de la composition est une Cantate à grand orchestre, sur 
les paroles suivantes : 

LA NATIVITÉ DU SBIGNECB. 

Quelle clarté perçante 
Se répand dans les airs! 

La flamme des éclairs 
Est moins éblouissante. 

Quelle clarté perçante 
Se répand dans les airs ! 

Ne craignez rien, pasteurs : un enfant vient de naître. 

Concevez l’espoir le plus doux. 

C’est le Fils du Très-Haut, c’est Dieu, c’est votre maitre, 

Qui veut vivre, habiter, et mourir parmi vous. 

Dans sa cabane et sous ses langes 
Allez le révérer, 

Et partagez avec les anges 
L’honneur de l’adorer. 












LA RENAISSANCE. 


«3 


Gloire au Très-Haut, paix aux fidèles 
Qui serviront leur Créateur. 

Désespoir, larmes éternelles 
Aux ennemis du Dieu Sauveur. 

Éveillons l’écho des montagnes, 

Bergers, précipitons nos pas. 

Traversons nos froides campagnes 
Malgré la nuit et les frimas. 

Suspends tes ravages 
Hiver rigoureux. 

Aquilons fougueux, 

Fuyez ces rivages. 

Oiseaux qu’en nos bois 
Leur soufile intimide, 

Sur la branche humide 
Ranimez vos voix. 

Hâtez-vous d’éclore, 

Fleurs, parez nos champs; 

Ces heureux instants 
Valent bien l’aurore 
Du plus beau printemps. 

Lieu champêtre, crèche adorable, 

Tu nous remplis d’amour, de respect, et d’efiroi. 

Ah! quel mystère impénétrable! 

O précieux Enfant, nous espérons en toi. 

Oui, bergers, le maître suprême 
A daigné prendre un corps mortel. 

C’est lui dont les astres du ciel 
Sont le superbe diadème; 

Sous les traits d’un enfant vous voyez l’Eternel. 

♦ 

Sous ses pieds l’éclair brille, et le tonnerre gronde : 
Pour les siècles futurs il forme un nouveau monde, 
C’est le Dieu fort, le Dieu qui commande à jamais. 
Son trône est dans le ciel, son trône est sur la terre; 
C’est le Dieu de la guerre, 

Le prince de la paix. 

Du peuple saint auguste Reine, 

Sion, Dieu vient à ton secours; 

Triomphe, digne Souveraine, 

Il fait renaître tes beaux jours. 

Tu gémissais dans la poussière; 

Jusqu’au trône de la lumière 
Élève ton front radieux : 

Reprends le glaive et la couronne, 

Et ne crains plus de Babylone 
Les soldats, les rois, ni les dieux. 

Que nos voix, que nos cœurs bénissent 
L’heureux sort dont nous jouissons. 

Tels qu’à la fête des moissons 
Les laboureurs se réjouissent, 

Tels que les soldats s’applaudissent, 

Quand au bruit aigu des clairons 
Du butin partagé, vainqueurs ils s’enrichissent; 
Tels et plus satisfaits, grand Dieu, nous bénissons 
L’heureux sort dont nos cœurs jouissent. 


Nuit à jamais célèbre ! éclatante victoire ! 

La mort et le péché sont rentrés dans leurs fers. 

Honneur, triomphe, gloire, 

Au Dieu de l’univers. 

Le Franc de Pomptgnan . 

Il est loisible au concurrent de faire des coupures. 

La cantate renfermera des chœurs et au moins : 

ün récit, 

Un solo , 

Un duo, trio ou quatuor au choix du compositeur. Le tout avec ac¬ 
compagnement. 

Pour le surplus, il est laissé toute latitude au concurrent. 

Le prix est une médaille d’honneur et une gratification de trois 
cents francs. 

L’obtention du prix sera constatée par une déclaration émanée de 
la commission administrative. 

La société se réserve la faculté de donner telle publicité qu’elle 
jugera convenable à la composition musicale qui aura remporté le 
prix. 

DISPOSITIONS GÉNÉRALES. 


Les pièces envoyées aux Concours seront écrites d’une manière 
très-lisible et d’une autre main que celle de l’auteur; elles devront 
être remises franc de port, au plus tard le 28 février 1845, au domi¬ 
cile de M. P. J. Ter Bruggen, Secrétaire de la Société, à Anvers. 

Les ouvrages des concurrents devront porter une devise ou quelque 
marque, et être accompagnés d'un billet cacheté sur lequel la devise 
ou la marque de l’ouvrage sera répétée. Ce billet contiendra les nom, 
prénoms, domicilcct lieu de naissance de l'auteur, écrits de sa propre 
main. Si l’ouvrage exige quelque explication particulière, on pourra 
l’ajouter dans une lettre séparée, écrite de la même main que l’ou¬ 
vrage. 

Toutes les pièces envoyées aux concours resteront déposées aux 
archives de la Société; toutefois elle renonce au droit de publication 
des ouvrages non couronnés. 

La commission nommera pour chacun des concours un jury d’au 
moins trois membres; la majorité en sera composée de personnes 
étrangères à la ville d’Anvers. 

Les membres du jury ne sont pas admis à concourir. 

La Société ne laissera point adjuger le prix dans la division ou il 
y aura moins de trois œuvres concurrentes. 

Les billets des concurrents qui n’auront pas remporté de prix, se¬ 
ront anéantis. 

Les ouvrages littéraires qui auront été couronnés, seront proclamés 
dans une séance solennelle et pourront y être lus par les soins de 
leurs auteurs et à leur défaut par ceux de la commission. La compo¬ 
sition musicale qui aura remporté le prix y sera également exécutée 
par les soins et aux frais de la Société, pour autant que les moyens 
d’exécution dont la Société pourra disposer, le lui permettent. Les 
prix seront remis aux vainqueurs dans cette même séance qui aura 
lieu dans le courant du mois d’Aoùt 1845. 

Anvers, le 24 Mai 1844. 

Le Secrétaire, Le Président, 

P. J. Tta Breggen. F. A. Verdisses. 


VARIÉTÉS. 


Et vous, âmes des Saints, c’est trop longtemps souffrir; 
Courez, volez aux cieux occuper votre place. 

Pécheurs, recevez votre grâce, 

Dieu lui-même vient vous l'offrir. 

Esclaves de l’idolâtrie, 

Vous êtes, comme nous, I objet de son amour : 

De la mort passez à la vie, 

Ouvrez les yeux, voyez le jour. 

Honneur, triomphe, gloire 
Au Dieu de l’univers. 

Chantons, melons nos voix aux célestes coucerts. 


Bruxelles. — Le 1" juillet, M. Guillaume Geefc a reçu de M. l’am¬ 
bassadeur de France a Bruxelles, la croix delà Légion-d Honneur 
qui lui a été décernée à la dernière exposition des Beaux-Arts de 
Paris. 

A cette occasion les élèves du statuaire distingué se sont réunis 
pour féliciter leur habile professeur, et, le soir, la Société d'Harmo- 
nie de Schaerbeék lui a donné une brillante sérénade, que les élèves 
on fait suivre de quelques pièces d’artifice. 

— Les demoiselles Milanollo, après avoir donné un seul concert â 
Bruxelles, au bénéfice de la nouvelle église de Sainte-Marie, nous 
quitteront dans deux mois pour entreprendre leur voyage de Russie. 


\ IN5TITUTE 








04 


LA RENAISSANCE. 


Leurs quatre frères et sœurs demeureront à Schaerbeék, où M. Mi- 
lanollo a l’intention de fixer son domicile. 

— Gand. — L’administration communale et l’Académie de dessin 
de la ville de Gand viennent de faire frapper une médaille d'or en 
l’honneur de M. Gallait, auteur de Y Abdication de Charle$-Quint. 
Cette médaille porte sur la face l’effigie en relief du peintre, et sur le 
revers les armes de Charles-Quint, avec ces mots : Abdication de 
Charles Quint , et au-dessous, Témoignage d’admiration. Cette mé¬ 
daille, due au burin de M. Braemt, est une œuvre fort remarquable. 
La hardiesse de l’exécution s’y lie à l'élégance et à la pureté du dessin. 

— Dans un banquet qui a suivi la distribution des prix de notre 
Académie, M. l’échevin Rolin a proposé, dans un toast chaleureux 
d'ouvrir une souscription pour faire orner par les premiers artistes du 
pays, les panneaux de la grande salle du palais de justice. 

Le vœu exprimé par M. Itolin a été accueilli par «les applaudisse¬ 
ments unanimes. A l’instant même M. le bourgmestre a manifesté 
l’intention de souscrire pour 300 francs par an, pendant cinq années 
consécutives; chacun de MU. les échcvins pour 100 fr. pendant le 
même ternie; MM. les conseillers de régence pour diverses sommes 
au moins de 50 fr. par an. Un Gantois qui rehausse habituellement 
la noblesse de sa maison parle noble emploi de sa fortune souscrira 
tous les ans pour 1,000 fr. 

Gruges. — Le monument que la commune de Mcreken ( Flandre 
occidentale), secondée par l’intervention de M. le chevalier de Gi- 
ninck dcGand , a résolu de consacrer à la mémoire du plus célèbre «le 
ses enfants, du poète latin Sidronius llosschius, est achevé. L’exécu¬ 
tion en a été confiée au talent «le M. Pierre De Vigne, statuaire à 
Gand. La «lépense, évaluée à 8,250 francs, est supportée par la caisse 
communale avec le secours d’un subside de 1,200 fr. sur le trésor, 
de 728 fr. de la province et de 500 fr. de M. le chevalier de Coninck. 

Anvers. — M. Wappers vient de terminer un délicieux petit ta¬ 
bleau représentant Geneviève de Brabant dans la forêt. Nous ne 
croyons pas que cet artiste ait produit jusqu’à ce jour une œuvre aussi 
complète sous le rapport du dessin, delà couleur et du sentiment. Nous 
n’hésitons pas à la proclamer le chef-d’œuvre d’un inaitre auquel 
nous devons déjà tant de productions remarquables. 

— La grande page historique à laquelle M. de Keyser travailleen ce 
moment pour le roi de Hollande, la Bataille de iVieuport , est sur le 
point d’être terminée. Nous pouvons dire que cet ouvrage se placera 
avec avantage à côté des Batailles de Courtrai et de If oeringen qui 
ont fait un nom si grand et si bien mérité à ce peintre. Même dans ce 
dernier ouvrage on constatera un pinceau plus habile encore et en 
même temps plus de correction et de science que dans les deux pages 
dont nous venons de parler. 

Cologne. — Parmi les tableaux les plus intéressants que l’école 
belge ait fournis à notre salon, nous devons citer un ouvrage de 
M. Kremer, d’Anvers. Il représente Vne distribution de pain et de 
soupe à la porte d'un courent. Outre le mérite de la composition , du 
dessin et de la couleur, ce panneau se distingue par une élévation 
de sentiment que nous n'avons que rarement à constater dans les 
productions de l’école belge moderne. ( La Benaissance consacrera, 
dans sa prochaine livraison , un article spécial à ce tableau de 
M. Kremer, «|ue nous espérons pouvoir faire connaître par une eau- 
forte duc à M. Henri Brown. ) 

Paris. — La mort vient de frapper M. Fauriel, un de nos savants 
les plus distingués. Il a expiré dans la nuit du 14 au 15 juillet. Il était 
auteur du recueil si intéressant de Chansons populaires de la Grèce 
moderne , et de plusieurs travaux remarquables sur la littérature du 
moyen-âge et principalement sur la littérature provençale. 

— Meyerbeer, qui en sa qualité de grand artiste, peut se passer 
toutes les fantaisies, en a une qui n’est pas ruineuse, car il a l’idée 
fixe «le loger dans un grenier le piano sur lequel il compose toutes ses 
partitions, et il n’est jamais mieux inspiré que lorsque, par un temps 
effroyable, il entend siffler le vent à travers la fenêtre et bondir la 
grêle sur les ardoises. Si, par hasard, les cheminées sont culbutées et 
si les tuiles dégringolent avec fracas, son extase est au comble et alors 
il écrit une mélodie «jui est encore plus chef-d’œuvre que toutes ses 
autres compositions. Au reste, ce n’est que son piano que Meyerbeer 
loge ainsi dans un grenier. 

Quant à lui, il se réserve un appartement beaucoup plus conforta¬ 
ble, que lui rend d'ailleurs nécessaire l’état assez mauvais de sa santé. 
Si l’on savait plus généralement daus le public «juc le piano de 


Meyerbeer se trouve ainsi dans les combles de l’IIôtcl des Princes, les 
mansardes qui avoisinent ce grenier, se seraient louées à un prix 
fou pendant les semaines que le célèbre maestro habite à Paris. Qui 
ne paierait volontiers deux ou trois cents francs pour entendre les 
mélodies inédites du fameux prophète? 

Puisque nous en sommes aux fantaisies bizarres de l'illustre auteur 
du Prophète, parlons un peu de son antipathie pour les chats. Autant 
Meyerbeer adore les orages, autant il déteste les chats, et si la métem¬ 
psycose étaitdans nos croyances, on pourrait s’imaginer que Meyerbeer 
a été souris avant d’être compositeur. On ne peut se rendre compte 
de la répugnance que lui inspire la vue seule de cet animal. Il pousse 
si loin sa chattophobie, qu’un jour, ayant fait douze lieues pour aller 
passer une journée au château de Montalais, chez M. Scribe, Meyer¬ 
beer ayant aperçu deux chats dans l'antichambre, referma immédia¬ 
tement la porte, remonta en voiture et reprit la route de Paris! 

— On vient d’envoyer à Paris un précieux monument offert à M. le 
ministre de l’instruction publique, pour la Bibliothèque royale. Ce 
sont les bas-reliefs de la salle des ancêtres de Mœris, recueillis dans 
les ruines de Karnac par un Français, M. Prisse, qui habite lEgyte 
depuis plusieurs années. Ces bas-reliefs présentent, en deux compar¬ 
timents, environ soixante portraits d’anciens Pharaons, rangés dans 
leur ordre dynastique. M. Villemain n’a jamais vu de bon œil les étu¬ 
des des savants se diriger vers l’Egypte ancienne, qu’il estime peu, sans 
doute parce qu’elle n’a pas laissé parmi ses hiéroglyphes un seul 
traité de rhétorique. 

Colmar. — En creusant les fondations de la caserne de cavalerie, 
on a trouvé deux deniers d'argent de Charlemagne inédits : les piè¬ 
ces, de fabrique barbare, sont d’une parfaite conservation. Elles sont 
du module de IG millimètres, et contiennent la légende suivante : 
(Face) carl (Carolus) r. r. (Rex francorum); (revers) civi (civitas) akge 
(Argentina). 

Pèrigueux .— En creusant les fondements d’une maison, à la place 
des anciens remparts, on a découvert une pierre mutilée, mais facile 
à reconnaître pour un autel romain, sur lequel on lit l’inscription 
suivante : JOVL O. M. ET GENIO TI. A VG V STI SACRVM LANIONES; 
c'est-à-dire « A Jupiter très-bon, très-grand ( optirno , maximo) et au 
génie de Tibère-Auguste, les bouchers (de Yésone) ». On voit, par 
cette inscription, entière et bien lisible, que la corporation des bou¬ 
cliers de Yésone avait consacré un autel à Tibère. Peut-être cet em¬ 
pereur avait-il fait construire à Yésone quelque macellum (marché 
aux viandes). 

Londres .—On vient de vendre aux enchères le cabinet de tableaux de 
M. Peu rice. Il ne se composait que de dix pièces, «jui ont été ventlues 
300,000 francs. La Fuite en Égypte, paysage de Claude Lorrain , a 
été a«ljugée au prix de 20,000 fr. ; unTénicrsdc la galerie d'Orléans, 
«les Paysans devant un cabaret, 22,500 fr. j Lolh et ses filles guiitant 
Sodome , par le Guide , 40,000 fr. ; acquise par la National-Gallery ; 
Suzanne et les vieillards du palais Lancilloti à Rome, 22,024 fr. ; un 
Intérieur par Adrien Ostade, gravé dans la galerie de Lebrun , 
34,380 fr.; la Femme adultère du Titien, 10,000 fr. ; et enfin le 
Jugement de Paris par Rubens, gravé par Lommelin, Couché et par 
AYoodman, 105,000 fr., acquis parla National-Gallery. 

— On a enlevé les restes de Weber de la chapelle de Moorfields. 
Ces restes sont confiés au fils aine de Weber qui se trouve en ce mo¬ 
ment en Angleterre; il les portera à Hambourg, et de là, par l’Elbe, 
à Dresde. Une souscription est ouverte à Londres pour venir en aide 
à la souscription d’Allemagne , destinée à ériger un monument à l’il¬ 
lustre auteur à'Obèron, d ’Euryanthe et du Freyschütz. 

— Le 3 juillet ont eu lieu les funérailles du poète Thomas Camp¬ 
bell. Le corps a été conduit à l’abbaye de Westminster. Le cortège 
se composait des deux neveux du poète, de sir Robert Peel, comte 
Aberdeen, duc d’Argyle, lord Morpeth et un grand nombre de mem¬ 
bres du parlement. Lord Brougham, lord (Campbell, lord Dudhy- 
Cont-Stuart et lord Leigh tenaient les coins du poêle. Cette simple 
épitaphe a été placée sur le tombeau : A Thomas Campbell , auteur 
des Plaisirs de l’Espêrarck, mort le 15 juin 1844, âgé de 47 ans. 


Les feuilles 7 et 8 de fa Benaissance contiennent : 1 ° Le Fugitif, dessiné et li¬ 
thographié par M. P. Lauters ; et 2° Le Château etAtire (Hantant), dessiné et litho¬ 
graphié par 31. Bielski. 




































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THE GETTY RESEARCH INSTITUTE 



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THE GETTY RESEARCH INSTITUTE 





















LA RENAISSANCE. 


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0=1 !M©E ©I WALUEINISirEDN. 

CONTE HISTORIQUE. 

CHAPITRE PREMIER. 

LE BAL. 

Le son des trompettes et le roulement des timbales se 
mêlaient dans la grande salle du palais de Wallenstein à 
Prague. Tout ce que la capitale de la Bohême comptait 
de nobles seigneurs et de belles femmes s y pressait en 
groupes variés. Mille (lambeaux y éclairaient le luxe et l’a¬ 
bondance , comme si la misère publique eût cessé et que 
la lutte acharnée qui se démenait en Allemagne, eût pris 
fin après tous les désastres qu’elle avait produits. Des gar¬ 
des, vêtus de velours bleu et cousus dor, étaient postés 
avec leurs hallebardes près des hautes portes à deux bat¬ 
tants et sur les marches du grand escalier du palais. Des 
pages, vêtus plus richement encore, circulaient dans les 
salles toutes resplendissantes de lumières et s’empressaient 
d’exécuter les ordres de leur maître, tandis qu’une armée 
de serviteurs se tenait près d’une vasle table, chargée des 
dépouilles de l’Allemagne et s’efforcait de satisfaire tous les 
désirs des convives qui venaient précisément d’entrer dans 
la salle principale pour commencer la danse. 

En ce moment le comte de Harrach, grand chambellan 
du duc, donna le signal. Les trompettes et les timbales 
firent aussitôt silence, et l’orchestre des violons et des 
(lûtes se fil entendre. La danse commença, et les couples 
des danseurs se mirent à décrire, sur un mouvement lent 
et grave, la figure d’une gracieuse allemande. 

Vous eussiez vu , dans les groupes, plus d’une femme 
admirable, plus d’une ravissante jeune fille briller de l’éclat 
rayonnant de leur beauté. Mais entre toutes on remarquait 
la reine de cette fête, Mathilde, comtesse de Terzky, nièce 
du duc, qui, à la main du marquis Del Guasto, conduisait 
la ligne des danseurs. C’était le seizième anniversaire de 
sa nièce que célébrait le duc de Friedland. Outre sa propre 
fille, Marie-Élisabeth, alors âgée de treize ans, il n’y avait, 
parmi les membres de sa famille , que Mathilde et sa mère 
pour lesquelles il éprouvât quelque affection et avec qui 
il aimait parfois à se distraire pendant les rares moments 
de loisir que lui laissaient ses affaires. 

AVallenstein était assis avec sa femme au haut d’une 
estrade, placée au bout supérieur de la salle, sous un large 
dais de velours. Il était entouré des plus éminents d’entre 
ses compagnons d’armes, et des membres les plus considé¬ 
rables de la noblesse bohémienne, et il paraissait regarder 
avec intérêt les groupes variés de danseurs. Tout le monde 
se tenait en silence auprès de lui ; seulement par inter¬ 
valles la mère de Mathilde de Terzky échangeait quelques 
paroles avec lui. 

A l’autre extrémité de la salle, non loin de la cheminée, 
on apercevait deux personnages très-différents l’un de 
l’autre , mais qui cependant paraissaient également absor¬ 
bés dans leurs pensées. 

L’un était fort petit de taille et avait la tête presque en¬ 
tièrement chauve, hormis quelques mèches de cheveux 

LA RENAISSANCE. 


blancs qui s’allongeaient sur ses deux tempes. Armé d’une 
petite épée à fourreau d’argent, vêtu de velours noir et 
tenant à la main une barrette ornée de deux énormes 
plumes, il avait l’air singulièrement préoccupé; mais ses 
yeux s’allumaient d’un éclat vif et momentané chaque fois 
qu’un couple passait en dansant devant lui, et il paraissait 
le regarder avec une fixité extrême. Cependant il retom¬ 
bait presque aussitôt dans ses préoccupations, et ses yeux 
reprenaient, pour un instant, leur expression vague et 
indécise. Cet homme était le fameux astrologue Seni. 

O 

L’autre était un jeune homme d’environ vingt ans. A sou 
costume de velours bleu, brodé d’or, il était facile de re¬ 
connaître en lui un page du duc, et la chaîne d’or qu’il 
portait au cou prouvait qu’il était en faveur auprès de son 
maître et qu’il l’avait accompagné à la guerre. Il était d’une 
taille plus que moyenne. Ses longs cheveux blonds, sépa¬ 
rés au-dessus de sa tête , retombaient en boucles épaisses 
sur ses larges épaules. Il tenait ses yeux bleus fixés devant 
lui d’un air pensif, bien qu’il fût difficile de deviner si 
l’expression qu’offrait sa belle et presque virile figure était 
celle de la joie ou de la douleur. Seulement chaque fois 
que Mathilde de Terzky glissait en dansant près de lui, 
on voyait ses traits s’allumer et ses prunelles se remplir de 
feu; mais il les baissait aussitôt, et ne se hasardait pas 
de suivre du regard la ravissante jeune fille, qui, du reste, 
n’avait pas le moins du monde l’air de le remarquer. 

La belle comtesse venait précisément de repasser pour 
la troisième fois, quand tout à coup le petit homme en 
velours noir frappa doucement sur l’épaule du jeune homme. 
Le page se tourna brusquement vers son compagnon qui 
lui dit d’une voix pleine de douceur : 

— George , il m’a paru que la comtesse de Terzky te 
cherche des yeux. Va auprès d’elle; et, si elle te parle , 
dis-lui que je me suis éloigné, parce que cette nuit est 
d’une haute importance pour nous tous. Regarde, voilà 
qu’elle te fait signe de nouveau. 

— Et mon étoile, maître Seni ? demanda le jeune homme, 
immobile comme s’il eût été cloué au parquet. 

— Ton étoile, George? reprit le vieillard avec un léger 
sourire. Elle brille d’un plus vif éclat dans ton cœur que 
dans le ciel au bout de mon télescope. Or maintenant va, 
mon enfant. 

Georges Rolhkirch sortit aussitôt. En même temps la 
comtesse de Terzky se leva, quitta la grande salle et entra 
dans un salon latéral. Maître Seni avait bien vu , car la 
comtesse dit tout bas à l’oreille du page : 

— George, suis-moi. 

Il suivit la comtesse avec une vive émotion à travers une 
longue succession de pièces jusque dans l’intérieur de son 
appartement. Il ne songeait qu’à la ravissante danseuse, et 
tremblait que la dame de Terzky n’eût lu sur son front les 
pensées de son cœur. Aussi le cœur lui battait dans la poi¬ 
trine avec une indicible inquiétude. Cependant la comtesse 
s’approcha de son escriban, l’ouvrit, en tira une clef assez 
grosse et la remit au jeune homme, qui commença à res¬ 
pirer plus librement. 

_George, lui dit-elle avec douceur, dirige-toi vers la 

petite porte qui conduit au couvent des Capucins, et 
ouvre-la, mais ne laisse entrer personne, si ce n’est un ca¬ 
valier qui t’adressera ce mot d’ordre : Gitschin. Celui-là, 
tu le conduiras par l’escalier dérobé dans le salon vert du 
duc, mais après avoir soigneusement fermé la porte. En- 

IX« FEIILLE,—O VOLCME. 











LA RENAISSANCE. 



suite tu le laisseras seul et tu rentreras aussitôt dans la salle, 
de peur qu’on ne remarque ton absence. Et maintenant, 
mou enfant, fais ce que je viens de te recommander, con¬ 
tinua-t-elle avec une grande affabilité. Mais aie bien soin 
de te couvrir, car la nuit est glaciale et le vent souille avec 
violence. 

Le page se glissa aussitôt le long du mur du jardin, ou¬ 
vrit la porte et se posta en silence dans la rue. 

Le bruit de la musique arrivait jusqu’à lui de la partie 
antérieure du palais, et il pouvait entendre distinctement 
qu’une valse allait commencer. 

— Dansera-t-elle de nouveau avec ce damné Italien? 
murmura-t-il entre ses dents en s’enveloppant plus étroi¬ 
tement dans son manteau. 

Il s’était assis sur une pierre qui était placée au coin de 
la petite rue des Capucins. La lune se montrait au ciel , 
mais le ciel était orageux. Le vent souillait et les girouettes 
criaient aigrement sur les faîtes du palais ; mais le page 
n’entendait que les sons dç la musique qui chantait dans 
la grande salle de l’édifice. Les nuages couraient avec ra¬ 
pidité dans l’air et jetaient à tout moment de grandes 
masses d’ombre sur tout ce qui environnait George; mais 
lui ne voyait llottcr devant lui que la gracieuse figure de 
Mathilde. Les yeux fermés, il la suivait dans sa peusée et 
ne pouvait se lasser d’admirer celte forme brillante et ado¬ 
rée de ses rêves. 

Il resta pendant longtemps assis sur cette pierre, se 
créant une indicible félicité, quand tout à coup il entendit 
des pas venir du côté de I eglise des Capucins et entrer 
dans l’étroite ruelle. Il se leva aussitôt, tira son épée, et se 
plaça dans l’embrasure de la porte. Les pas se rapprochaient 
toujours. C’étaient deux hommes enveloppés d’épais man¬ 
teaux. Ils paraissaient vouloir passer , quand soudain ils 
s'arrêtèrent près de la porte. 

— Il est sans doute là-haut qui assiste à la fête du duc, 
dit l’un des inconnus. 

— Il est trop tard aujourd’hui, mon père, répondit 
l’autre dont la voix trahissait presque un enfant. Allons , 
retournons à notre hôtellerie. 

— I rop tard. 1 reprit le vieillard. Et pourquoi cela? Ne 
serions-nous pas les bienvenus à cette fête peut-être? 

\enez , je vous prie, mon père, reprit le jeune 
homme, sinon nous trouverons les portes de la Vigne d’Or 
fermées. Ne soyez pas si pressé, mon père. La vengeance 
ne manquera pas de l’atteindre. 

En ce moment, les nuages, s’étant écartés devant un 
coup de vent, laissèrent tomber un rayon de lune sur les 
voyageurs nocturnes, et George vit la figure d’un jeune 
homme à peine sorti de l’enfance, qui se serrait avec an¬ 
goisse contre la poitrine d’un vieillard. Peu de secondes après 
il les vit s'éloigner parle chemin par ou ils étaient venus. 

— Voilà deux malheureux, sans doute, se dit le page à 
part lui en se rasseyant sur la pierre. En quel lieu n'en 
trouve-t-on pas dans les temps où nous sommes? Ceux-ci 
parlent de vengeance et ils rôdent autour du palais; cela 
pourrait donner à penser... Mais non, continua-t-il après 
un moment de reflexion, cette menace ne s’adresse pas au 
duc, mon maître. Car j’ai entendu fort distinctement que 
celui qu’ils cherchent doit se trouver présent à la fête du 
duc; par conséquent ce n'est pas de lui-même qu’il s'agit. 
Dieu sait quel malheur a frappé ces infortunés , pour qu’ils 
viennent errer ainsi dans la nuit et dans les ténèbres. 


En disant ces mots, il referma les yeux, et vit repasser 
devant lui, comme une vague apparition, la tête blonde et 
le charmant visage de Mathilde. 

La musique avait cessé, mais son cœur parcourait tou¬ 
jours la salle où glissaient les couples de danseurs. Son 
imagination suivait partout la ravissante comtesse de Terzky. 
Il ne voyait qu’elle seule; tout disparaissait autour de lui 
comme dans un brouillard, au milieu duquel ne se mon¬ 
trait que Mathilde, resplendissante de lumière comme un 
de ces anges que rêvent les poètes. 

— Et il faut que je reste ici et que j’attende, pendant 
que là-haut elle est le but de tous les regards et l’objet de 
tous les hommages, murmura-t-il. Ah! s’il m’était donné 
de pouvoir seulement me dire : « Je puis l'aimer aux yeux 
du monde ! » 

Et en prononçant ces paroles à voix basse , comme s'il 
eut craint d’être trahi par lui-même, il secoua doulou¬ 
reusement la tête. Mais il reprit presque aussitôt en se 
levant : 

— Insensé que je suis! Ce que je désire c’est l'impos¬ 
sible. Ne vaudrait-il pas mille fois mieux que je fisse sortir 
cette pensée de mon esprit? 

Il se mit à marcher à grands pas devant la petite porte, 
s arrêtant par moments pour entendre la musique qui ve¬ 
nait de recommencer, et songeant, pour se distraire, au 
grand fait d’armes du pont de Dessau où il s'était distin gué 
pour la première fois et où il avait reçu des mains de 
\\ allenstein lui-inême la chaîne d’or qu’il portait au cou. 
Il faisait visiblement des efforts pour arracher son esprit à 
la pensée qui l’obsédait avec une incroyable tyrannie. Mais 
il luttait vainement ; Mathilde était toujours devant ses 
yeux, soit qu’il les tînt ouverts, soit qu’il les fermât pour 
échapper ainsi aux rêves de son imagination et de son 
cœur. 

En ce moment il fut brusquement réveillé de ses songes 
obstinés par le pas d’un cheval qui retentit dans la nielle. 
Il écouta attentivement et entendit un cavalier qui appro¬ 
chait au trot de son destrier. 

— Arrête, l’ami ! lui cria le page au moment où le che¬ 
val était prêt d’atteindre la porte. Le mot d’ordre? 

— Gitschiu ! répondit l’inconnu. 

Et il descendit des étriers et mit pied à terre. 

— George Rothkirch, continua-t-il, conduisez-moi tout 
de suite auprès de votre maître ; car j'estime que c’est 
pour cela que vous voici. J’apporte de bonnes nouvelles. 

— J'en suis tout réjoui, raessire Sesyna, repartit le page 
en l’introduisant dans le jardin. Vous le savez , je suis de 
ceux auxquels vous pouvez vous confier, et je suis dévoué 
à la maison de votre protecteur, qui est le mien aussi. 

Le cavalier sourit eu entendant le page parler ainsi. 

— Venez donc, monsieur George. Je ne mets nulle¬ 
ment en doute votre fidélité à la noble et illustre famille 
des comtes de Terzky. Nous nous connaissons. 

Puis il lui serra vivement la main. 

Si la lune n’avait pas été en ce moment voilée d’un 
nuage, messirc Sesyna eût vu sans doute une vive rou¬ 
geur couvrir le visage du jeune homme. 


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LA RENAISSANCE. 


07 


CHAPITRE IL 

LES DEUX ROSES. 

Quand le jeune page rentra dans la salle, la musique 
venait précisément de faire silence. Ses yeux échangèrent 
aussitôt un signe imperceptible pour la foule avec ceux de la 
mère de Mathilde, qui comprit à ce regard que l’étranger 
était arrivé, et se pencha au même instant à l’oreille du 
duc en lui disant quelques mots à voix basse. 

Wallenstein resta assis pendant quelques minutes encore 
sur son fauteuil avec un calme imperturbable et sans trahir 
la moindre émotion. Puis il échangea quelques paroles avec 
sa femme , se leva , fit signe au comte de Harrach et lui 
donna l’ordre de faire recommencer la danse. 

— Don Balthazar, dit-il en se tournant eusuite vers 
Maradas qui sortit respectueusement de la foule, n’avez-vous 
point de nouvelles de Tilly et du roi des neiges? Les deux 
armées se trouvent, si je ne me trompe, au cœur de la Saxe. 

— C’est vrai selon les nouvelles que votre altesse me 
communiqua il y a quelques jours, répondit Maradas d’un 
air significatif. 

— Et n’avez-vous pas reçu d’autres nouvelles depuis? 
demauda le duc en contractant ses lèvres en un léger sou¬ 
rire de mépris. Le généralissime des troupes impériales en 
Bohème doit, me semble-t-il, mieux savoir quelle est la 
position de l’armée ennemie , que moi qui vis en simple 
particulier au fond de ma retraite. 

Quand il eut dit ces mots, il se tourna vers le comte de 
Harrach et lui dit d’une voix assez forte pour quelle put 
être entendue de tous les assistants : 

— Je m’éloigne pour quelques minutes. Ayez soin que 
la fête continue en bon ordre et que mon absence n’y 
cause aucun trouble. 

Puis il lit un léger signe de tête, traversa seul les groupes 
des convives et sortit de la salle. 

Pendant ce temps, les yeux de George Rothkirch avaient 
avec une vive impatience parcouru tous les recoins de la 
vaste salle de danse, en cherchant Mathilde, mais sans 
pouvoir la trouver. Après l’avoir cherchée longtemps, il 
l’aperçut enfin dans l’embrasure d’une fenêtre, où elle pa¬ 
raissait enjja^ée dans une conversation assez animée avec 
le marquis Del Guasto. Il sentit son cœur battre avec une 
violence extrême, et il allait se diriger de leur côté, quand 
il vit aussitôt le vieux comte Adam Terzky sortir du fond 
de l’embrasure et conduire sa fille au milieu des danseurs, 
au moment même où le duc allait sortir de la salle. L’or¬ 
chestre recommença de jouer, et Mathilde se remit à 
tourbillonner dans la valse, mais cette fois à un autre bras 
que celui du marquis. Le page était là de nouveau plongé 
dans un ravissement plein de tristesse, ne quittant pas des 
yeux la charmante danseuse, quand la mère de Mathilde 
s’approcha de lui et lui dit : 

—• George, voulez-vous m’éclairer? 

Il prit un (lambeau et traversa, marchant devant la com¬ 
tesse , la vaste enfilade des salons d’apparat. Quand ils se 
trouvèrent devant la porte, la dame de Terzky dit d’une 
voix allectueuse au jeune homme : 

— George, ne soyez donc pas toujours aussi triste au 
milieu de nos fêtes. Les rêves, vous le savez, ne s’accom¬ 
plissent que rarement. 

Puis elle entra dans l’appartement de Wallenstein. 


— Les rêves ne s’accomplissent que rarement, murmura 
le jeune homme à voix basse en secouant la tête avec dou¬ 
leur. \ ous avez raison , madame , mes rêves sont de ceux 
dont la réalisation est impossible. 

Après s être arrêté quelques minutes immobile comme 
si ses propres paroles l’eussent pétrifié, il retourna à la 
salle de danse, prit place dans un des angles de la vaste 
cheminée et se livra au cours de ses tristes pensées, quand 
il vit soudain Mathilde glisser devant lui dans le mouve¬ 
ment circulaire de la valse. En ce moment deux roses se 
détachèrent du bouquet qu’elle tenait à la main. Le page 
s élança vers les fleurs, les ramassa et les offrit respectueu¬ 
sement a la belle danseuse, la valse étant précisément fi nie. 

— Je vous remercie, lui dit la jeune comtesse en pre¬ 
nant les roses. 

Ses doigts elïleurèrent légèrement ceux du jeune homme, 
mais elle les retira aussitôt en rougissant et en laissant une 
fleur dans la main du page. 

— Est-ce hasard? Est-ce intention? se demanda George 
en tressaillant d’une inexprimable émotion de bonheur. 

Il s’échappa aussitôt de la salle comme un insensé, et se mit 
à marcher à grands pas dans le jardin désert du palais pour 
rafraîchir son front brûlant au souffle frais de la nuit. Après 
avoir marché pendant quelques minutes eu se demandant 
compte à lui-même de ce qui se passait dans son cœur, il 
leva les yeux et aperçut la faible lueur d une lampe à l’une 
des fenêtres de la tourelle orientale du palais. 

— Aujourd’hui ou jamais, se dit-il en lui-même. 

Et, poussant de la main l’huis entre-bàillé de la tourelle, 
il se mit à monter les marches d’un escalier tournant. Il 
s’arrêta pendant quelques secondes devant une petite 
porte, puis il y irappa doucement trois coups. 

— Qui est là? demanda à l’intérieur une voix avec une 
expression d’impatience. 

— C’est moi, George Rothkirch, répondit le page. Ou¬ 
vrez-moi, s’il vous plaît, mon cher maître. 

— Attends un moment et modère ton impatience , ré¬ 
pliqua Seni. 

Lejeune homme resta devaut la porte, attendant qu’il 
plût au vieillard d’ouvrir. 

Le plus profond silence régnait autour de lui. Il s’assit 
sur une des marches de l’escalier et s’arma de patience et 
de résignation, car il connaissait trop bien le caractère de 
maître Seni pour oser songer à le brusquer. 

Mais les minutes s’écoulaient et d’autres minutes succé¬ 
dèrent à celles-là, de sorte que la cloche du couvent des 
Capucins sonna minuit. Cependant le vieillard ne faisait 
pas mine de bouger dans sa cellule, et il paraissait avoir ou¬ 
blié que le page attendait à sa porte. La cloche sonna bien¬ 
tôt une heure du matin, et rien ne remuait encore dans 
la chambre de l’aslrologue. La porte restait toujours close, 
et le jeune homme, la tête appuyée contre le mur, s’en¬ 
dormit. 

CHAPITRE III. 

LE MESSAGER. 

— Eh bien ! Sesyna, dit Wallenstein après avoir fermé 
les deux verrous de la porte de sa chambre, quelles nou¬ 
velles m’apportes-tu 0 









LA RENAISSANCE. 


i;s 



— D’excellentes nouvelles, monseigneur. Tilly a été 
battu de main de maître à Leipzig, et il a opéré sa retraite 
sur Iïalberstadt. Son armée est anéantie. 

— Rien ! s’écria le duc avec un mouvement de satisfac¬ 
tion. 

— Le feld-maréchal Arniin se recommande à votre al¬ 
tesse, continua Sesyna. Il m’a remis pour vous cette lettre 
qui ne contient sans doute, comme toujours, que des té¬ 
moignages de courtoisie... 

O O 

— Soyons brefs, interrompit Wallenstein. 

— Mais il m’a chargé verbalement.., continua le cavalier. 

— Et n’as-tu point de message du roi? interrompit de 
nouveau le duc. 

— Il m’a donné la lettre que voici. 

Et il remit un pli à son maître. 

— Pourquoi, au lieu de toutes ces paroles inutiles, ne 
pas m’avoir donné d’abord cette lettre? demanda Wallen- 
stein impatienté en parcourant le papier avec avidité. 

Pendant qu’il lisait, son visage rayonnait d’une joie in¬ 
dicible, et ses yeux s’animèrent comme s’il eût été assuré 
de la conquête d’un monde. 

— Le roi Gustave , dit-il en fixant ses prunelles ardentes 
sur Sesyna , promet de m’envoyer le comte de Thurn avec 
douze mille hommes. Alors... Mais il suffit. Sesyna, il faut 
que tu repartes cette nuit même. Où penses-tu que tu 
pourras retrouver le roi? 

— Sur la route de Franconie. 

— C’est bien, il veut mettre la griffe sur l’orgueilleux 
Maximilien et couper les bras au despote bavarois. Et Ar- 
nim , où pourras-tu le rejoindre ? 

— Sur la route de la Silésie. 

— Cela est impossible, impossible, repartit le duc avec 
vivacité. NIais cela est égal, nous saurons bien où il est. 

En ce moment vous eussiez entendu frapper trois légers 
coups à la porte. Wallenstein , qui connaissait ce signe , 
ouvrit aussitôt, et la comtesse de Terzky entra. 

— Vous faites bien de venir, comtesse, voici de grandes 
nouvelles, lui dit le duc en lui remettant les papiers que 
Sesyna avait apportés. 

— Arnim entrerait-il en Silésie ? demanda-t-elle avec 
une vive curiosité après avoir pris lecture des lettres. 

— Non, répondit Wallenstein après avoir réfléchi un mo¬ 
ment. U importe qu’il marche sur la Bohême. C’est lui que 
lu iras trouver d’abord, Sesyna. Dis-lui de ma part, qu’il 
se dirige vers Prague , qu’il ne trouvera pas un homme 
qui s’oppose à son passage et qu’il entrera dans la ville 
sans coup férir. Il faut que le roi lance en Silésie Thurn 
avec les douze mille hommes qu’il m’a promis; il y trou¬ 
vera Schafgotsch, Goetz, et j’y serai moi-même. 

Puis, s’approchant de la fenêtre : 

— Écoute, dit-il, il est important que le roi ne m’envoie 
pas seulement des troupes de Suède et de Weimar]; qu’il y 
joigne une couple de régiments saxons. De cette manière 
l’électeur sera pour toujours détaché de Vienne, car je n’ai 
point de confiance en lui. Après l’entrevue que tu auras 
avec Arnim, tu iras trouver le roi et tu lui diras que sa 
lettre m’a été fort agréable; donne-lui l’assurance qu’il 
pourra compter sur moi aussitôt qu’il m’aura envoyé Thurn 
avec son corps d’armée. Je ne lui pose qu’une seule con¬ 
dition, c’est qu’il ne marche avec ses Suédois ni en Silésie, 
ni en Bohème, ni en Moravie. Que pour cela il se repose 
sur moi et sur Arnim. 


— Votre Altesse ne me donnera-t-elle pas un mot d’é¬ 
criture pour sa majesté le roi? demanda Sesyna. 

— Oh! non, répondit Wallenstein d’une voix rude. Si 
les Impériaux t’interceptaient avec cet écrit, ils te pen¬ 
draient infailliblement. Moi-même et Terzky nous y ris¬ 
querions notre tête. La lettre que le roi m’a adressée n’est 
pas une preuve ; c’est tout au plus un motif de soupçon 
que l’on pourrait élever contre moi. Non, non, je n’écris 
point. 

— Mais, interrompit la comtesse, le roi ne sera-t-il pas 
en droit de se formaliser en vous voyant si peu observer 
les convenances? Il commence par vous écrire, et vous ne 
daignez pas lui répondre, ou vous n’en avez pas le courage. 

— Avoir le courage ? s’écria le duc en lançant à la com¬ 
tesse un regard de courroux. 

— Altesse! fit Sesyna en faisant un geste de supplication. 

— Messire Sesyna de Riescnburg , repartit Wallenstein 

d’un ton impératif, pendant que ses yeux flamboyaient de 
colère et que sa bouche se contractait en un sourire de 
mépris , je vous en prie , épargnez-moi vos observations. 
Vous savez que mes résolutions sont irrévocables, et je ne 
demande pas de conseils. Ainsi allez trouver d’abord le 
feld-maréchal Arnim, ensuite le roi. Vous savez mes pro¬ 
jets, vous me trouverez à Gitschin. Et maintenant je vous 
recommande à Dieu. 

Et à un signe du duc, la comtesse prit un flambeau et 
éclaira le messager jusqu’au milieu de l’escalier dérobé 
par lequel il était venu. 

— Faites agir Seni, murmura tout bas Sesyna à l’oreille 
de la comtesse. 

— Vous avez raison , répondit la mère de Mathilde ; 
mais cela ne peut aboutir à rien. N’essayons pas de lutter 
contre le torrent. Partez au plus vite, et revenez bientôt. 

Quand elle rentra dans le salon, elle trouva le duc assis 
à table, la tête appuyée dans sa main et plongé dans des 
pensées profondes. Aussi elle se tint debout près de la 
porte. Il leva lentement la tête et dit d’une voix sourde en 
se parlant à lui-même : 

— La science humaine n’est rien , notre volonté n’est 
rien. La destinée des hommes est gouvernée par des étoiles. 

Puis s’adressant à la comtesse qui se tenait toujours im¬ 
mobile près de la porte : 

— Ah! comtesse de Terzky, continua-t-il. Je n’aimerais 
pas appeler un domestique ni mettre en mouvement les 
cervelles curieuses qui peuplent mes salons. Car George , 
où pourrait-on le trouver ? Ayez donc la bonté de m’envoyer 
Seni. J’ai besoin de lui en ce moment important. Je sens 
que les astres cette nuit peuvent décider de ma destinée. 

— Que voulez-vous faire de Seni? répondit la comtesse. 
Car vous-même, n’avez-vous pas décidé déjà de votre ave¬ 
nir? Sesyna est parti, et vous ne pouvez plus changer votre 
résolutiou, quelle que soit la résolution des étoiles. 

Wallenstein ne répondit point et regardait tristement 
devant lui. 

— Enfin quand vous devriez de nouveau vous mettre en 
colère contre moi, reprit la comtesse, je dois vous supplier 
de nouveau de vous mettre sur vos gardes et de vous défier 
de cet Italien. C’est à la cour même de Ferdinand, au mi¬ 
lieu de vos ennemis, que vous avez trouvé ce Seni, et vous 
mettez en lui toute votre confiance. Vous suivez tous ses 
conseils et vous écoutez le langage menteur qu’il vous fait 
parler par les étoiles. 











LA RENAISSANCE. 


69 


Le duc en ce moment se leva de son siège. 

— Vous ajoutez foi à ses équivoques oracles, continua 
la comtesse. Sont-ils meilleurs que les conseils de votre 
propre intelligence ? Vous... 

— Ayez la bonté, madame, d’avertir Seni de venir me 
trouver, dit Wallenstein avec un calme et un sang-froid 
imperturbables. Allez, je vous prie , comtesse de Terzky. 

Elle sortit. Elle savait trop bien que le duc avait une 
volonté de fer, devant laquelle elle-même devait plier. 
Elle savait avec quel mystère il tenait ses conférences se¬ 
crètes avec Seni. Elle sortit donc pour appeler l’astro¬ 
logue. 

CHAPITRE IV. 

CE QUE DEVIENT Là ROSE PERDUE. 

# 

La comtesse, en magnifique robe de cour et une lan¬ 
terne sourde à la main, se glissa par un long corridor vers 
la tour qui servait d’habitation à maître Seni. Elle ne fut 
pas peu effrayée en trouvant un homme endormi sur le 
seuil même de la porte de l’astrologue, de ce sanctuaire 
où personne n’eut osé se hasarder sans y être appelé. 
Mais elle se rassura aussitôt en reconnaissant que cet 
homme était George Rothkirch. Elle prit doucement la 
rose qu’il tenait toujours à la main et qu’il avait serree sur 
ses lèvres. Puis elle frappa avec précaution à la porte de 
l’astrologue. 

O , 

— Me voici, jeune homme, répondit Seni qui ouvrit 
la porte et fut frappé de stupéfaction en se voyant lace à 
face avec la comtesse qui, en lui montrant le page tou¬ 
jours endormi , lui fit signe de ne pas le réveiller et lui 
transmit l’ordre du duc. 

Seni ferma la porte et suivit la comtesse. 

George ne cessait pas de dormir. 

— J’ai observé cette nuit d’heureuses constellations, dit 
le vieillard. Mars s’est trouvé en conjonction avec Jupiter. 
A deux heures celte nuit on verra quelque chose de grand. 

— Cela est bien possible, répondit la comtesse. 

— La résolution que mon gracieux seigneur et maître a 
prise aujourd’hui doit le conduire à l’apogée de sa fortune, 
continua Seni. 

— Je ne saurais le croire cependant, objecta la com¬ 
tesse en cédant presque involontairement au sentiment de 
défiance qu’elle éprouvait pour l’astrologue. 

— Vous, madame la comtesse, reprit le vieillard en 
marchant à grands pas dans la galerie de son observatoire, 
vous ne croyez pas à l’influence des astres, je le sais, et 
cependant j’ai, malgré vous, calculé votre horoscope. 

_Et quel en a été le résultat? demanda la dame de 

Terzky d’un ton moqueur. 

_Permettez-moi, madame, de garder le silence à ce 

sujet, répliqua Seni d’un air singulièrement sérieux. Sou¬ 
vent la destinée jette par pitié un voile sur l’avenir des 
hommes, et ne les révèle qu’aux yeux appelés à pénétrer 
ses mystères. 

Quand il eut dit ces mots, il s’engagea dans l’escalier 
dérobé qui conduisait à l’appartement du duc , pendant 
que la comtesse resta seule dans le corridor. 

_Chose étrange ! s’écria-t-elle. Les paroles de cette 

singulière créature , je ne les regarde que comme des 


tromperies et des mensonges, et cependant son langage 
me saisit le cœur d’une manière inexplicable. Oui! oui! 
quand on est placé, comme nous le sommes, au bord du 
cratère, on entend le moindre bruit, le moindre bouillon¬ 
nement qui remue le fond du volcan. Mais cette rose, con¬ 
tinua-t-elle, celte rose que je viens d’enlever à George 
endormi, serait-elle.••? Sans doute, sans doute, elle vient 
du bouquet que Del Guasto a envoyé aujourd’hui à ma 
fille. J eu suis certaine, car dans la saison où nous sommes, 
les roses sont rares. 

En se parlant ainsi, elle traversait les appartements vi¬ 
vement éclairés où se donnait la fête et entra dans la salle 
de danse, où l’orchestre faisait toujours retentir ses vives 
et sautillantes mélodies. La retraite du duc n’avait pas 
refroidi la joie des convives. On était habitué à le voir se 
retirer de bonne heure, et son départ n’avait étonné per¬ 
sonne. La curiosité n’avait pas été frappée davantage de 
l’absence de la comtesse. 

Quand elle rentra dans la grande salle, elle vit sa fille 
debout devant la duchesse et tenant la main de la jeune 
Marie-Élisabeth. Elle écoutait avec attention les paroles de 
la duchesse, tandis que Marie attendait le moment où sa 
mère aurait fini de parler, pour s’élancer de nouveau au 
bras d’un danseur dans le tourbillon de la danse. La com¬ 
tesse de Terzky s’approcha d’elle. Quand Mathilde aperçut 
la rose dans la main de sa mère, et que celle ci la lui ren¬ 
dit, elle devint aussi pourpre que la fleur elle-même. Elle 
baisa avec effusion la main maternelle et essaya de balbu¬ 
tier quelques paroles, quand le marquis Del Guasto vint 
se joindre au groupe des dames et demanda à la jeune fille 
avec uu accent amer et significatif : 

— Quelle main a été assez heureuse pour retrouver cette 
fleur perdue? 

— Celle de ma bonne mère, repartit Mathilde. Je me 
réjouis, monsieur le marquis, d’avoir reçu celte rose d’une 
main aussi chère. 

Et elle baisa de nouveau la main de la comtesse. Mais 
quand elle leva la tête, elle vit derrière sa mère le jeune 
page qui regardait avec des prunelles fixes et presque éga¬ 
rées la fleur quelle replaça, en baissant les yeux, dans le 
bouquet attaché à son corsage. 

CHAPITRE V. 

L’UOROSCOPE. 

Les convives s’étaient écoulés, la salle était vide, çà et 
là brûlaient encore quelques bougies , et le page, appuyé 
contre un pilier, tenait toujours les yeux fixés sur la porte 
par où Mathilde avait disparu en se retournant un instant, 
au moment où elle franchissait le seuil, et en lui jetant un 
regard d’adieu. 

En ce moment le maître d’hôtel entra dans la salle. 

— Mon cher monsieur George , n’allez-vous pas vous 
coucher? demanda-t-il au jeune homme. Il est temps que 
j’éteigne les bougies et que je ferme les appartements. 
Allez vous reposer des ialigues de cette journée, et dormez 
en paix. Bonne nuit. 

Quand il eut dit ces mots, le maître d’hôtel éteignit les 
lumières l’une après l’autre, et George descendit lente- 


H INSTITUTE 





70 


LA RENAISSANCE. 


ment les marches de l’escalier de marbre pour regagner sa 
chambre. Niais il lui était impossible de songer à prendre 
le moindre repos dans l’agitation fébrile qui faisait trem¬ 
bler tous ses membres. 

— Il faut que j’interroge de nouveau ma destinée qui m'a 
si étrangement enlevé le gage céleste que je tenais sur mon 
cœur, se dit-il en levant les yeux vers la fenêtre de la tou¬ 
relle qu’habitait l’astrologue. Peut-être Seni dort-il déjà, 
continua-t-il. Mais je saurai bien le réveiller. 

Il monta dans l’obscurité les marches de l’escalier , il 
frappa à la porte et frappa toujours plus fortement. Mais il 
n’entendit pas le moindre bruit, pas le moindre mouve¬ 
ment dans la chambre, quand tout à coup il vit une lu¬ 
mière briller dans la cage de l’escalier tournant. En même 
temps le bruit de deux pas retentit sur les marches, et il 
se vit face à face avec l’astrologue qui lui éclairait vivement 
le visage avec la lanterne sourde qu’il tenait à la main. 

— Ah ! c’est vous, jeune homme? Vous voilà donc en¬ 
core ici? Je vous croyais depuis longtemps couché. Vous 
avez bravement dormi là et pris des forces à l’avance. Et 
maintenant bonne nuit. 

— Non pas comme cela, maître, lui répondit le jeune 
page avec feu. Vous m’avez souvent promis de tirer mon 
horoscope. Je ne sais quelle voix me dit que le jour d’au¬ 
jourd’hui est d’une haute importance dans ma vie. Lue 
bonne fortune m’a donné le ciel ce soir, et une mauvaise 
fortune me l’a de nouveau enlevé. Tirez-moi donc mon 
horoscope, je vous prie. 

Maître Seni éclaira de nouveau le visage du jeune homme 
avec sa lanterne. Puis, en souriant, il tira une clef de sa 
ceinture et ouvrit la porte de sa chambre. 

— Eh bien 1 dit-il ensuite, vos désirs seront satisfaits. 

Il alluma aussitôt une grande lampe qui répandit dans la 
pièce une douce lumière crépusculaire. 

— Asseyez-vous, George, continua-t-il en lui désignant 
de la main une chaise dont le dossier élevé était couvert 
de mille scuptures fantastiques. 

Le page s’assit, et pendant que Seni entrait dans un pe¬ 
tit cabinet latéral, il put à loisir jeter un regard curieux 
sur tous les détails de ce sanctuaire où il n’avait jamais mis 
les pieds jusqu’alors. Des livres, des cartes de géographie, 
des instruments astronomiques, étaient posés sur plusieurs 
petites tables postées autour de la chambre. Un grand zo¬ 
diaque doré s’arrondissait au plafond, dans chaque angle 
de la pièce était disposé un énorme squelette humain, et 
sur le marbre de la cheminée on voyait une quantité de 
figurines étranges en bois. Du reste, comme dans toute 
chambre de savant, tout s’y trouvait dans le plus grand 
désordre et couvert de poussière. 

Après avoir passé quelques minutes dans le cabinet la¬ 
téral, le vieillard rentra, la tête nue, enveloppé d’une toge 
noire dont les plis coulaient le long de son corps jusqu’à 
terre et qui était retenue autour de la taille par une large 
ceinture d’or. Il tenait à la main une petite baguette 
blanche. S’étant porté en silence devant le page, il le con¬ 
sidéra pendant quelques minutes avec un regard scruta¬ 
teur ; puis il lui dit : 

— Jeune homme, sous la domination de la souveraine 
puissance qui gouverne le monde, deux esprits élémen¬ 
taires commandent notre destinée. L’un régit le cercle 
étroit de notre esprit, l’autre régit le inonde du corps et 
de la vie. Tous deux conduisent l liomme, par des routes 


diverses il est vrai, vers les deux fins de notre pèlerinage, 
vers le bonheur ou le malheur, vers le ciel ou l’enfer. 
George Rothkirch, qui es là devant moi pour apprendre 
les secrets de l avenir, parle, lequel des deux esprits veux- 
tu que j’interroge? Car tous deux obéissent à ma voix. 

— Celui qui domine mon cœur, répondit le page. 

Et à ces mots un frisson lui parcourut tout le corps. 

Un sourire de compassion contracta la figure de l’astro¬ 
logue, qui se retourna aussitôt et rentra de nouveau dans 
le petit cabinet latéral. Il en ressortit au bout de quelques 
minutes et reprit : 

— George Rothkirch, tu as voulu que j’évoquasse l’es¬ 
prit qui domine ton cœur, afin qu’il me révélât tes pen¬ 
sées. Et l’esprit m’a parlé. 

Le page fit en ce moment trois pas vers le vieillard. Mais 
Seni, le repoussant aussitôt dans le cercle magique au mi¬ 
lieu duquel il lui avait ordonné de se placer d’abord : 


— Arrière! arrière! lui dit-il. Arrière et écoute ! C’est 


la puissance souveraine qui lie mystérieusement l’homme à 
1 homme, c’est cette puissance par laquelle je me suis senti 
attiré vers toi dès le premier moment où je te vis, qui me 
force à lever le voile devant tes yeux. C’est pourquoi 
écoute-moi en silence. 

En ce moment il leva en l’air la verge blanche , puis il 
la tourna vers chaque partie du zodiaque et vers le sque¬ 
lette qui était placé du côté de l’orient, et , fixant ses 
grands yeux noirs et flamboyants sur le jeune homme , il 
dit d’une voix creuse et solennelle : 

— Cavalier qui cours, en avant! Gravis les montagnes et 
les rochers, précipite-toi dans les (lots du torrent des fo¬ 
rêts, lutte avec les géants et les dragons ! En avant ! Ne 
fais pas attention aux blessures que t’ont faites les épines 
et les rochers dressés devant toi par les géants ! Passe à 
travers le feu que les dragons te vomissent au visage! Va 
toujours , courageux cavalier ! Là-bas sur la montagne voilà 
que fleurit la rose à laquelle tu aspires. Un abîme t’en sé¬ 
pare encore, mais bondis par-dessus le précipice. Courage! 
tu l’as passé ! Elle s’incline vers toi ; tu tends la main pour 
la saisir... 

A ces mots le vieillard s’arrêta tout à coup et il se mit à 
regarder le jeune homme avec une expression de pitié. 

— Vous gardez le silence, maître; avez-vous peur? de¬ 
manda George. De grâce, levez le voile tout entier! 

Et il sentit son sang se précipiter dans ses veines avec 
une rapidité fiévreuse, et il tendit les deux mains vers l’as¬ 
trologue. 

Seni, presque épuisé, s’était laissé tomber sur un fau¬ 
teuil et se serrait le visage dans les deux mains. Puis, s’a¬ 
dressant au page qui attendait avec une anxiété dévo¬ 
rante la fin de l’oracle : 

— Jeune homme, lui dit-il d’une voix émue, ne m’in¬ 
terroge pas davantage aujourd’hui. Ce qui est resté caché 
derrière le voile est du domaine de l’autre esprit. La vie 
de ton cœur et la vie de ton corps se confondent, et sur 
celle-ci je dois garder le silence. Seulement laisse-moi en¬ 
core te dire ces quelques mots : Ce matin à neuf heures 
tu iras à l'hôtellerie de la Vigne d’Or, tu y trouveras une 
main amie qui t’aidera à t’approcher de la rose à laquelle 
tes vœux s’adressent. 

— A l’hôtellerie de la Vigne d’Or? s’écria George stu¬ 
péfait. 

Les deux figures masquées qu’il avait entrevues dans la 





LA RENAISSANCE. 


71 


ruelle des Capucios au milieu de cette nuit, apparurent 
aussitôt à son esprit. 

Mais Seni ne répondit point à cette question. Il se borna 
à lui dire : 

— Bonne nuit, George Rothkirch. 

Ensuite il lui serra la main, le tira doucement vers la porte, 
et la referma derrière lui. 

Le page descendit l’escalier en chancelant comme s’il 
eut été pris de vertige, et il regagna sa chambre en se di¬ 
sant d’une voix étranglée : 

— Et cette fleur ne sera point à moi ! 

Et il crut entendre retentir à son oreille comme un 
tonnerre sinistre et avec un accent sépulcral une autre voix 
qui lui répondait : 

— Jamais! jamais ! 

CHAPITRE VI. 

L’HOTELLERIE DE LA VIGNE D’OR. 

Le lendemain le soleil était depuis longtemps levé quand 
le maître d’hôtel tirait de leur sommeil tous les gens de 
la maison endormis encore. 

— Ne vous ai-je pas prévenu, monsieur George ?dit-il au 
jeune page d'un ton affectueux , que vous auriez mieux fait 
d’aller vous coucher que de rester dans la salle appuyé con¬ 
tre une colonne à regarder la lumière affaiblie des bougies à 
demi consumées? Maintenant vous n’avez pas assez dormi, 
et nous allons partir. 

— Partir? demanda Rothkirch avec un vif étonnement. 

— Cette après-dînée même nous allons à Gitschin. 
Ainsi voilà qu’un temps bien dur va commencer pour moi. 
Celui qui n’a, comme vous, qu’à fermer sa malle de voyage 
et à monter en selle sur un bon destrier, celui-là est bien 
heureux. 

— Toute la cour se rend donc à Gitschin? reprit le 
P a g e * 

— Toute la cour. Seulement la comtesse de Terzky... 

— La comtesse de Terzky? interrompit le jeune homme. 

— Ne partira que demain, répondit le maître d’hôtel. 
Et je suis chargé d’inviter le marquis Del Guasto à les ac¬ 
compagner. Or, comme j’ai beaucoup d’ouvrage pour faire 
nos apprêts de départ, n auriez-vous pas la complaisance, 
mon cher monsieur George, de faire cette commission en 
ma place? 

— Moi? s’écria le page avec colère en sautant à bas de 
son lit. Par l’épée de saint George ! envoyez le dernier des 
valets de l’hôtel; il sera bon assez pour faire votre message 
à cet Italien. Quant à moi, monsieur, je vous prie de m’eu 
dispenser. 

— Eh! ch ! murmura le vieillard entre ses dents et il 
sortit. 

— Ainsi nous partons pour Gitschin , se dit George en 
arpentant à grands pas le plancher de sa chambre. Pour 
Gitschin! Et lui, cet odieux Italien, partira avec elle! 
Mais pourtant n’ai-je pas entendu de la bouche même de 
maître Seni que je gravis ma montagne et que j’étends la 
main vers la rose de mes souhaits? Voici, il doit être près 
de neuf heures. Il est temps que je me rende à l’hôtellerie 
de la V igné d’Or. Allons. 

Il s’habilla à la hâte et se dirigea avec un battement de 


cœur inquiet vers cette hôtellerie qui n’était guère re¬ 
nommée à cette époque. Quand il fut entré et qu’il eut 
pris place a une table et demandé un flacon de vin et de 
quoi déjeuner, 1 hôte de la maison ne fut pas médiocre¬ 
ment étonné en voyant dans sa maison le plus beau et le 
plus élégant des pages de la cour du duc de Friedland. La 
nouvelle du brusque départ de AYallenstein avait déjà par¬ 
couru la ville, et Ion s’attendait à quelque important 
événement. L hôte curieux eût voulu obtenir quelques 
renseignements de Rothkirch et lui Ct plusieurs ques¬ 
tions au sujet de ce qui se passait. Mais le page resta muet 
comme un tombeau. Du reste il ne savait lui-même quoi 
repondre a I indiscret interrogateur. 11 resta assis en silence, 
regardant devant lui, vidant par moments un verre de vin 
et attendant avec une indicible impatience l’arrivée des in¬ 
connus que I astrologue lui avait annoncés et qui devaient 
lui oflrir une main secourable pour atteindre le but auquel 
il aspirait. 

Mais personne ne parut. Cependant le loquace hôtelier 
ne bougeait pas d’auprès le page et s’efforçait de pénétrer 
le secret du départ si promptement résolu par le duc de 
Friedland. Enfin Rothkirch, impatienté par les incessantes 
interrogations de son compagnon, lui demanda, pour cou¬ 
per court à cette intarissable curiosité : 

— N’est-il pas arrivé dans votre hôtellerie deux étran¬ 
gers, père et fils? 

— Oui, messire, répondit vivement le maître de la 
Vigne d’Or, deux meistersængers voyageurs. Ils viennent 
de Nuremberg. Ce sont de pauvres diables qui ne boivent 
que le vin de leur pays et qui ne connaissent que l’or des 
rayons du soleil. Cette ville hérétique possède, dit-on, une 
bande tout entière de ces vagabonds dans ses murs. 

— Et quand sont-ils descendus dans votre hôtellerie? 
demanda George. 

— Hier au soir, repartit l’hôtelier. Mais à peine eurent- 
ils dépêché leur maigre souper, qu’ils sortirent de la mai¬ 
son, et Dieu sait en quel endroit ils ont chanté ou fait je 
ne sais quoi. Ils ne sont rentrés que fort avant dans la 
nuit. Tenez, voyez-vous? les voilà précisément tous deux 
dans le vestibule. Vous pouvez les voir parfaitement bien 
par celle petite feuêIre. 

Rothkirch se leva, s’approcha de la petite fenêtre, et 
remarqua un homme, déjà âgé, mais encore vigoureux. Ses 
yeux étaient vifs et regardaient fièrement autour de lui, 
bien qu’ils parussent un peu soucieux. Son compagnon était 
beaucoup plus jeune ; il était à peine sorti de l’adolescence. 
Ses yeux pleins de douceur brillaient avec une expression 
de tristesse sous les grandes boucles blondes de sa cheve¬ 
lure, tandis qu’un sourire pénible contractait scs lèvres 
roses. Il était vêtu d’un habit long de drap brun, qui ser¬ 
rait sa taille svelte et parfaitement formée , tandis qu’un 
petit manteau bleu, signe des compagnons des meister¬ 
sængers, lui couvrait les épaules. 

George se sentit attiré par une attraction dont il ne pou¬ 
vait se rendre compte, vers le jeune homme, qui, appuyé 
sur sa harpe, regardait fixement la tour de l’église des Jé¬ 
suites. Il s’approcha d’eux, les salua avec courtoisie et les 
pria d’entrer pour venir boire un verre de vin avec lui. Il 
les engagea avec tant d’instance et de cordialité, que le 
vieillard ne put résister. 

— Viens, Rodolphe, dit-il au plus jeune; acceptons 
l’invitation de monsieur. Buvons un verre devin avec lui, 









72 


LA RENAISSANCE. 


ensuite nous lui paierons sa courtoisie par une petite chan¬ 
son, et nous serons quittes. 

Ils entrèrent. L'hôtelier remplit trois grands verres de 
vin de Hongrie, les présenta à ses hôtes et se relira, en 
prêtant attentivement l'oreille , dans le fond de la salle. 
George , s’apercevant de la manœuvre de l’homme de la 
Vigue d’Or, lui dit aussitôt : 

— Holà ! maître hôtelier, quand le page du duc de Fried¬ 
land aura besoin de vous, il vous appellera. Votre vin nous 
suffit, vos oreilles sont de trop. 

L’hôte se retira en grommelant. 

— A votre bonheur, dit en ce moment George en heur¬ 
tant son verre contre celui du jeune homme. 

— Mon bonheur, messire, a cessé de fleurir, répondit le 
jeune homme. Je bois donc à l’espérance; elle me suffit. 

— A moi aussi, repartit le page en soupirant. 

— Quel meilleur toast pourrais-je vous porter à l’un et à 
l’autre, dit le meistersænger en élevant son verre, si ce 
n’est l’accomplissement des rêves de votre cœur? Ainsi au 
bonheur que vous attendez de l’avenir! 

Rothkirch choqua son verre contre celui du vieillard 
en rougissant jusqu’au blanc des yeux, car il songeait à Ma¬ 
thilde. 

Mais le jeune musicien posa le sien sur la table en disant 
«l une voix suppliante : 

— Epargnez-moi, mon père, je vous en supplie. 

Sans porter le verre à ses lèvres, le vieillard le posa éga¬ 
lement sur la table. 

Le page, étonné du mouvement de ses convives, les re¬ 
garda tous deux avec une singulière curiosité. Une expression 
de colère se peignit dans les yeux du vieillard. Une larme 
brilla dans les yeux du jeune homme. Alors il songea à ce 
qui s’était passé pendant la nuit précédente. Il voulait avoir 
la certitude que ses convives étaient les étrangers qu’il avait 
aperçus dans la rue des Capucins. C’est pourquoi il éleva 
son verre à la hauteur de sa tête 2 

— Buvons à la vengeance, dit-il. 

El tous deux du même mouvement saisirent leurs ver¬ 
res, mais les replacèrent presque au même instant sur la 
table. 

— Que voulez-vous dire par les paroles que vous venez 
de proférer, messire? demanda le vieillard en regardant 
fixement le page. C’est en effet un singulier toast que ce¬ 
lui que vous nous proposez-là ! 

— Ne me l’avez-vous pas vous-même inspiré, repartit 
George, au moment où vous approchâtes, la nuit dernière, 
du palais du duc, mon gracieux seigneur, dans l’espoir d’y 
trouver l’objet de votre vengeance? 

— Messire, qui donc êtes-vous? demanda vivement le 
vieillard dont les yeux flamboyaient d’une manière sinistre, 
pendant que son jeune compagnon rougissait jusqu’aux 
oreilles et regardait son père avec inquiétude. 

— Je suis Rothkirch, gentilhomme silésien, page du 
duc de Friedland, et prêt à vous servir en quelque lieu et 
de quelque manière que ce soit, pourvu toutefois que vous 
n’ayez aucun projet hostile contre mon seigneur ou contre 
son illustre maison. 

— Non certainement, répondit le vieillard, nous n’avons 
aucun projet contre AN allenslein ni contre les siens, je vous 
le jure. 

— Et vous gardez le silence? dit George en s’adressant 
au jeune ménétrier dont il saisit la main fébrile qu’il sen¬ 


tit tressaillir dans la sienne. Vous vous taisez? Eh bien! 
ai-je touché juste? Sinon pardonnez-moi et oubliez ce que 
je viens de vous dire. 

— Mon cher monsieur, dit le vieillard pendant que son 
jeune compagnon cherchait à se remettre de son trouble, 
la seule chose que nous vous prions de faire, c'est que 
nous puissions être admis en présence de votre maître pour 
l’égayer par notre musique. Nous sommes quelque peu 
entendus dans l’art. La nature a doué le jeune homme que 
voici d’une voix admirable, et il joue bien, parfaitement 
bien de la harpe. Si vous parvenez à nous faire ouvrir l’en¬ 
trée du palais , nous vous en serons bien reconnaissants. 

— Cela serait facile si le duc ne quittait Prague aujour¬ 
d’hui même et ne se rendait à Gitschin, répondit George. 

— Ah! voilà qui est malheureux, murmura le vieillard 
en lui-même. 

— Mais parbleu ! suivez-nous à Gitschin, repartit le page. 
Bien que monseigneur ne s’inquiète que médiocrement de 
poésie et de musique, les dames en sont grands amateurs 
et même elles s’entendent fort bien à jouer du luth. 

— Et quels sont ceux d’entre ses hôtes étrangers qui 
suivent le duc? demanda Je vieillard avec vivacité. 

— Je crois qu’il les emmène tous, répliqua le page. II 

est vrai, je ne le sais pas au juste, mais ce qui est certain 
c’est que Colalto, Furstenberg, le marquis Del Guasto et 
le jeune Diedrichstein. 

— Bien, interrompit le vieillard avec vivacité. Je vous 
suivrai. Mais à présent pardonnez-moi, une affaire impor¬ 
tante me réclame, et à Gitschin je vous témoignerai ma re¬ 
connaissance de votre affectueux régal. Viens, Rodolphe, 
allons. 

Son jeune ami se leva, et serrant affectueusement la 
main de George : 

— Moi aussi je vous remercie, mon cher monsieur, lui 
dit-il avec émotion. 

En proférant ces mots il regarda le page d’un air si triste 
et si mélancolique, que celui-ci se sentit entraîné vers le 
jeune chanteur par une sorte de sympathie dont il ne put 
se rendre compte, et qu’il le serra avec effusion sur son 
cœur. Niais l’étranger, confus et tremblant, se dégagea 
presque au même instant de cet embrassement inattendu. 

— Après-demain nous nous reverrons, dit le vieillard 
en souriant. 

A ces mots il sortit. Son jeune compagnon le suivit le 
visage couvert d’une vive rougeur. 

O O 

Quand Rothkirch entra dans la cour du palais, maître 
Seni se trouvait sur le seuil de la porte de sa tourelle et se 
disposait à monter dans une litière qui était préparée pour 
lui. Il s’arrêta tout à coup, fit signe au page et lui dit en 
souriant : 

— As-tu trouvé la main propice qui doit t’aider à saisir 
la rose que le ciel a fait fleurir pour toi? 

— Je n’ai trouvé à la Vigne d’Or qu’un meistersænger 
et son fils. Ils désirent de se faire entendre à la cour du 
duc. Aidez-moi, s’il vous plaît, à les faire réussir dans leur 
projet. 

— Bien volontiers, jeune homme, répondit le vieillard. 
Pour le moment hâte-toi de te rendre à l’antichambre du 
duc. On t’y attend depuis longtemps. 

Ensuite il salua affectueusement le page et entra dans la 
litière, pendant que George se hâta vers l'antichambre de 
Wallenstein. 





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4 












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LA RENAISSANCE. 


73 


CHAPITRE VII. 

LE CABINET DE WALLENSTEIN. I 

i 

Au moment où Rothkirch entra, un des chambellans le 
pria de se rendre tout de suite auprès du duc. 

Lejeune homme sentit son cœur battre avec violence en 
franchissant le seuil du cabinet de Wallenstein, tant il 
craignait une de ces explosions de colère que son maître 
n'épargnait pas même a la plus légère négligence qui se 
commettait à son service. Le duc élait debout près d’une 
table sur laquelle il appuyait sa main droite, et il avait les 
yeux tournés vers la porte. 

— Rothkirch, dit-il avec douceur au jeune homme, où 
as-tu été aujourd’hui de si bonne heure? Tu m’as laissé 
attendre bien longtemps. 

— Maître Seni...., balbutia le page embarrassé. 

— Je sais déjà de quoi il s’agit, interrompit le duc. Ap¬ 
proche-toi, mon Gis. 

George s’approcha de son maître. 

Wallenstein ne lui avait pas encore jusqu’alors parlé 
d’un ton aussi affectueux, bien qu’il employât constam¬ 
ment le jeune homme dans les missions les plus impor¬ 
tantes et qu’il le préférât à tous les autres pages de sa 
maison. 

— Rothkirch, dit le duc en lui posant presque familiè¬ 
rement la main sur l’épaule et en le regardant dans le blanc 
des yeux, tu es né sous une heureuse constellation. Tes 
idées et tes désirs tendent à un but élevé ; je t’en loue. 

Tu m’es fidèle jusqu’à me sacrifier ta vie, s’il le fallait, j’en 
suis certain ; c’est pourquoi je t’ai choisi et te préfère 
entre tous les serviteurs qui m’entourent. Je crois pouvoir 
te confier un secret dont la comtesse de Terzky et Seni 
sont seuls dépositaires. 

— Altes.se, repartit le page en s’inclinant et en posant 
la main sur son cœur. 

— 11 n’est pas nécessaire que tu m’assures de ton dévoue¬ 
ment, interrompit Wallenstein, et je suis convaincu que 
mon secret restera fidèlement caché dans ton cœur. Le 
marquis Del Guasto, continua-t-il après un moment de si¬ 
lence, est l’époux que je destine à ma nièce. Il y a des 
motifs qui me font désirer celte union. Seulement la com¬ 
tesse Mathilde paraît éprouver une grande aversion pour le 
marquis. Sa mère craint qu’une inclination secrète l’éloigne 
de l’homme que je lui destine. Observe-la donc, épie ses 
démarches, et cherche à savoir quel est l’audacieux, l’in¬ 
sensé qui, sans mon consentement, ose élever les yeux jus¬ 
qu'à elle. Je me fie à toi, car tu as l’œil exercé et tu dé¬ 
couvriras le téméraire que ma colère cherche à atteindre. 

Tu t’assureras par là les bonnes grâces de la comtesse ma 
sœur qui est instruite de la mission dont je te charge. Va 
maintenant. A Gitschin je t’en dirai davantage. 

Rothkirch s’inclina profondément pour cacher la vive 
rougeur qui lui couvrait les joues. 11 voulait s’éloigner, 
mais le duc le rappela. 

— Seni est ton ami, dit-il en regardant le jeune homme 
avec une attention étrange. Sache apprécier son affection , 
et suis ses bons conseils. 

Puis il fit signe au page qui se retira aussitôt. 


CHAPITRE VIII. 

UNE GRANDE RÉSOLUTION. 

Dans les hautes galeries qui entouraient le jardin du 
château de Gitschin vous eussiez vu, quelques jours après, 
se promener George Rothkirch rêvant et songeant aux 
paroles que le duc lui avait dites. Celte espèce de confiance 
était tout à fait nouvelle pour lui. Il avait mission, lui, de 
surveiller les actions de la jeune comtesse de Terzky et 
d’épier les profondeurs les plus secrètes de son cœur. 
Comment pouvait-il se charger de remplir ce rôle? Le lan¬ 
gage du duc avait été pour lui celui d’un bon maître, qui 
l’avait pénétré et qui était entré jusque dans les plus inti¬ 
mes replis de son âme. Il n’avait plus d’autre alternative 
que de renoncer à ses illusions les plus chères ou de 
lutter avec Wallenstein pour sa propre destinée. 11 frémit 
à cette pensée, d’autant plus qu’il n’avait pas lui-même 
la certitude d'être pour quelque chose dans les préoccu¬ 
pations de Mathilde. Car il se croyait par moments victime 
de sa propre vanité, bien qu’il tremblât de s’être trompe 
quand il pensait avoir aperçu dans les regards de la jeune 
fille des marques d’intérêt et d’affection qui au tond pou¬ 
vaient n’être que de la bienveillance. 

— Sois homme! Sois reconnaissant envers ton bienfai¬ 
teur, qui est descendu vers toi, vers toi seul peut-être, des 
hauteurs de sa fierté, qui te traite comme son fils et t'aver¬ 
tit avec douceur que tu cours à la perte, quand il aurait à 
coup sur depuis longtemps brisé un autre sous le poids de 
sa juste colère ! Sois homme ! 

Ainsi se parlait George Rothkirch à voix haute en se 
promenant à grands pas sous la galerie. 

— Tu fais bien si tu fais cela, dit en ce moment une 
voix qui se fit entendre derrière un bouquet d arbres. Oui 
sois homme, mon cher enfant, gagne tes éperons, il est 
temps que tu songes à sortir du cercle des serviteurs. 

Le page se retourna et tressaillit en se voyant face a lace 
avec Seni. Car c’était la voix de l’astrologue qui avait parlé 
ainsi. 

_Celui qui est placé aussi près que nous le sommes 

du cœur de celui qui est notre maître, de cette citadelle 
au seuil de laquelle veillent tant d’épees et de lances, 
celui-là doit aussi sentir en lui-même la (orce de montei 

plus haut.... 

_Maître, interrompit le page en se faisant violence, je 

me contenterai d'être ce que mon seigneur voudra que je 
sois. Je ne me sens pas l’ambition qui porte aux grandes 

choses. 

_Enfant! s'écria l’astrologue dont la figure s’illumina sou¬ 
dain d’une clarté intérieure qui y donnait une expression 
presque surnaturelle. Quoi que tu dises, tu tends vers un 
"rand but. La victoire ne couronne que l’audace, la for¬ 
tune n’est qu'à celui qui veut la saisir, et le destin ne plie 
que devant une volonté de ter. Tes étoiles montent splen¬ 
didement vers leur zénith; et, quand Mars et Venus se 
rencontrent, Jupiter baisse et perd son empire. 

Après avoir dit ces mots il s’éloigna lentement et rentra 
dans le bosquet, laissant le jeune homme abandonné à ses 

réflexions. 


LA RENAISSANCE. 


x« ririiLE.— 6* von ie. 













74 


LA RENAISSANCE. 


En ce moment Rothkirch entendit le roulement d’une 
voiture qui ébranla le pavé de la cour du château. Il se 
précipita aussitôt au-devant d’elle. Mais à l’entrée de la 
cour il s’arrêta brusquement comme si ses pieds eussent 
été cloués au sol. 

— C’est elle ! s’écria-t-il, elle et le marquis Del Guasto! 

( La suite à la prochaine livraison. ) 


THEORIE DE L'ARCHITECTURE mil 


Dans l’Inde antique comme en Égypte, où les prêtres étaient les 
seuls dépositaires de la science et exerçaient un pouvoir sans bornes, 
tout était basé sur la religion, tout était soumis à des lois immuables 
qui se sont perpétuées de siècle en siècle. C’est là un fait qu’il a été 
facile de constater pour la contrée dont nous nous occupons. La con¬ 
formité que l’on remarque dans les monuments de I Indoustau ne 
tient pas seulement, en effet, à une identité de goût entre les divers 
peuples qui les ont élevés, mais elle a aussi sa raison dans les précep¬ 
tes enseignés par les livres sacrés. 

Les règles de l’arcbitecture étaient rédigées en sanscrit, et ignorées 
des gens du peuple qui travaillaient sous la direction des prêtres. 
On est bien loin de les posséder toutes, et ce qui en reste a été re¬ 
trouvé par fragments dans plusieurs livres religieux dont la connais¬ 
sance exige une grande érudition philologique*. Un habitant de 
lindoustan, Knni-Haz, a rassemblé, dans un ouvrage spécial, toutes 
les notions qu il a pu recueillir sur ce sujet**. Nous allons, d’après 
cet auteur, exposer les règles qu’il donne de l’art de bâtir les pagodes. 
Vour son travail, il s’est servi surtout du Manasnra (l’essence de la 
proportion), qui a toujours joui d une très-grande célébrité auprès 
des artistes indous, et qui indique le lieu propre pour élever les cités 
et les bourgs j qui détermine leur configuration, le place que doivent 
occuper les palais et les temples ; qui donne enfin les proportions des 
colonnes et décrit les formes sous lesquelles on doit représenter les 
divinités avec leurs attributs et même leurs véhicules. Après le filana- 
sara, qu’on fait remonter, avec les autres écrits sacrés, à une anti¬ 
quité extravagante, nous trouvons d’abord le Mayaniata, puis le 
Casyapa , et enfin le t'ayg/ianasa, 11 est question des deux premiers 
traités dans les Pourana ***. Presque tous ont d’ailleurs été composés 
dans l’Inde méridionale. Il parait qu’il y avait de plus un livre trai¬ 
tant de l’architecture militaire, attribué à Chanacya, ministre du roi 
(jhandragapta. Ce prince, qui régnait à Palulipatra, est connu chez 
les Grecs sous le nom de Sandracotus. 

Tous les architectes descendent de Piswacarma, le constructeur 
du ciel. De ses quatre fils, l’un fut charpentier, l autrc arpenteur, le 
troisième menuisier, et le dernier architecte ou stapathi. L architecte 
doit avoir étudié la mythologie et l’astrologie, savoir rarithméthique, 


la géométrie et le dessin, et connaître la pratique de la sculpture. 
Parmi la foule des qualités qu’on exige de lui, on lui recommande 
surtout la sincérité, qui est une vertu dont manquent la plupart des 
Iudous. Il faut que le charpentier soit instruit dans les arts mécani¬ 
ques. Les livres saints veulent qu’il soit d’une humeur gaie. Ils exi¬ 
gent au contraire que le menuisier soit d’un caractère calme et 
posé; on lui enseigne, à lui, le dessin et la perspective. Pour l’arpen¬ 
teur, il sait les mathématiques. Ces quatre classes d’homme sont fort 
respectées. Toute maison qui n’est pas bâtie sur les proportions re¬ 
çues est vouée, avec ceux qui l’habitent, à une éternelle malédic¬ 
tion. 

Quand il s’agit d’édifier une pagode, on apporte le plus grand soin 
dans le choix de l’emplacement sur lequel on doit bâtir; on recherche 
surtout un terrain de forme quadrangulaire, incliné de l’ouest à l’est 
avec un ruisseau coulant de gauche à droite. Le sol doit être fertile 
et abonder en arbres à fleur.; et à fruits. Il faut que, en creusant à 
une certaine profondeur, on trouve de l’eau. On évite la configura¬ 
tion du sol qui se rapproche du cercle ou du demi-cercle, qui a trois, 
cinq ou six angles, et qui ressseiuble à un trident, à la queue d’un 
poisson, au dos d’un éléphant, à une tortue, ou à la face d une va¬ 
che. On fuit enfin avec horreur les lieux où il y a des pourritures et 
des détritus végétaux ou animaux * . 

Quand le terrain est choisi, le stapathi, dans un moment favorable, 
fait faire les cérémonies de purification, les offrandes prescrites, et des 
invocations en faveur de la personne qui fait bâtir. Après cela, on 
laboure le sol, dans une direction voulue, avec une charrue conduite 
par deux bœufs d’égale taille cl de même couleur. Ils doivent être 
forts et d’âge moyen. On recherche surtout ceux qui ont une tache 
blanche à la jambe et au front, et dont les yeux ressemblent aux pé¬ 
tales du lotus. On les décore de bandelettes, et on leur adapte des 
anneaux d’or ou d’argent aux cornes et à l’articulation des pieds**. 
Le stapathi, vêtu de ses habits de cérémonie et couronné de fleurs, 
trace le premier sillon en présence des prêtres, et livre ensuite la 
charrue aux Indra» ou homme de la quatrième classe, qui terminent 
le travail***. Après que le terrain a été labouré, on y sème du sé¬ 
same, des haricots et d’autres légumes en chantant des hymnes. 
Quand ces plantes sont en fleur, on les fait manger par le bétail; on 
laisse de plus paître les vaches dans le champ pendant deux nuits. 
Le terrain est alors purifié, et l’on peut commencer à bâtir. 

L’architecture des Indous, comme celle des Grecs et des Homains, 
a ses règles, scs canons. Dans chaque ordre, on distingue quatre 
parties : 1° le piédestal ( upapitha ), 2° la base (athistaua), 3° le pilier 
(stamba) t 4° l’entablement ( prastara ), Les proportions de ces ordres, 
la dispositon des moulures qui les décorent, leur épaisseur et leur 
projection sont arrêtées d’après une base invariable. Le nombre des 
moulures est assez considérable; elles sont carrées ou rondes comme 
dans l’architecture occidentale, et ne diffèrent entre elles que dans 
leurs degrés de hauteur et de projection. Le lotus, qui est notre ci¬ 
maise droite ou renversée, est très-employé dans les ordres de l’Inde, 
auxquels il donne un caractère tout particulier. Ou le place sou¬ 
vent à l’extrémité inférieure du fût des colonnes. Nous devons no¬ 
ter encore le capota , moulure que les Indous comparent à une tète 
de pigeon, et qui fait l’office de corniche pour lécouleiucnt des 
eaux ****. 


* Les Indous ont possédé de nombreux traités d’architecture et de sculpture, 
treute-deux ou soixante-quatre livres, qui étaient appelés collectivement SUpa-Sas- 
tra , science de l’art manuel. De ces traités on ne confiait guère plus que les titres. 

** Ram-Rat, Essay on the Architect. of the Iiindu». Londres, 1834, in-4°. Ram- 
Rat est né à Tjnjaour, en 1790 : son nom donne à penser qu’il appartenait à une 
caste élevée. Il fut pendant longtemps un des magistrats les plus vénérés de Banga¬ 
lore, et employa tous ses loisirs à la composition de l’ouvrage dont nous venons de 
donner le titre. Il nous iudiqoe lui-même les livres qu’il a dû consulter, livres ilout 
l’obscurité désespérante eut découragé un homme moins enthousiaste que lui. Il fut 
reçu membre de la Société asiatique de Londres, qui a publié depuis su mort le cu¬ 
rieux traité à la composition duquel il avait consacré une grande partie de sa vie. 

*** Il y a dix-neuf pouranas qui renferment la théogonie et lu cosmogonie des In¬ 

dous, et sont les compléments des quatre vedas, le plus ancien ouvrage écrit en 
langue sanscrite. Ces derniers sont regardés comme l’œuvre de Brahma lui-même. 
On ignore l’époque ou out été écrits les pourunus, mais il est prouvé que le sage 
Duapayatia, surnommé Vyaça ou le compilateur, les a recueillis et rédigés vers le 
quinzième ou seizième siècle avant notre ère. C’est l’opinion de Gœrres, de Creuzer, 
de llolwcll et d’Alex. Dovv. D’après lleeren ( Id. t l. e., p. 413 et sq.), qui se rauge de 
l’avis des savants anglais de Calcutta, les pouranas seraient une compilation plus ou 
moins réceute, dont plusieurs parties pourraient bien être postérieures à notre ère. 


* La Casyapa donne plusieurs régies à suivre pour qu’on puisse s’assurer si le sol 
olTre toutes les conditions exigées. 

** Le quatrième chapitre du ülansaara recommande encore de ne pas se servir 
de bœufs faibles, maigres, édentés ou boiteux, et aussi de ceux qui out les cornes 
penchées. 

Quelque barbare que paraisse maintenant la charrue des Iudous, on juge ce¬ 
pendant qu’elle est conçue d après une connaissance assez parfuite des lois de la mé¬ 
canique. 

****Nous allons entrer dans quelques détails sur les proportions des ordres in¬ 
dous : ces détails, bien qu’ils soient arides, peuvent cependant intéresser vivement 
les personnes qui voudraient se rendre compte du style architectural qui nous oc¬ 
cupe. Les renseignements que nous allons consigner sont empruntés au trentième 
et au quarantième livre du Manasara, et à quelques autres écrits non moins impor¬ 
tants. 

D après le Manasara, il y a trois genres de piédestaux : les règles pour les compo¬ 
ser sont très-nombreuses, et Raui-Raz avoue ne les avoir pas bien comprises; il 
constate seulement que ces trois genres se subdivisent chacun en quatre espèces, 
qui out chacune leurs formes et leurs ornements. Il en donne des dessins et indique 
même les fleurs et les animaux qui doivent les décorer. Il cite un fragment d un ma¬ 
nuscrit tamoul, qui parait être traduit du Alayamato, où il est dit : « La hauteur du 








LA RENAISSANCE. 


75 


En considérant les monuments de l'Indnustan, on remarque que, 
malgré la variété de leur décoration, ils ont entre eux la plus grande 
affinité, et qu'ils ont un caractère d'originalité tout à fait national. 
Dans les proportions que comportent les ordres de l’architecture in- 
douc, il y en a qui sont à peu près les mêmes que celles qu’on retrouve 
dans les ordres grecs ou romains*; cette analogie est même si frap¬ 
pante qu’on pourrait la regarder comme n'étant pas seulement l’ef¬ 
fet du hasard, il n’y avait pas chez les Indous des espèces de colonnes 
les unes plus trapues que le toscan, les autres plus élancées que le 
composite. La forme des colonnes est toujours ronde chez les Grecs ; 
elle est souvent carrée et à pans coupés chez les Indous. Les premiè¬ 
res ne peuvent être décorées que de cannelures, les secondes sont 
quelquefois surchargées d’ornements, à ce point même que la co¬ 
lonne offre des sculptures gigantesques en ronde-bosse, représentant 
des personnages ou des figures symboliques. Il ne faut pas perdre de 
vue, non plus, que , si la loi des entre-colonnemcnts est à peu près 
identique chez les deux peuples, les rapports qui existent entre les 
diamètres inférieur et supérieur des fûts, ne sont pas du tout établis 
d’après la même loi. En Occident, la base et le piédestal des ordres 
ont une forme et des proportions presque immuables. Leur disposi¬ 
tion n’est pas moins fixe chez les Indous, mais ils comportent une 
décoration très-variée. On connait la forme des chapiteaux grecs et 
romains. Dans les temples de l’Inde, les chapiteaux sont en général 
si surchargés de figures, de bas-reliefs, qu’il semblent des œuvres de 
pure fantaisie. Enfin l’entablement, dans les monuments de l’antiquité 
occidentale, varie suivant chaque ordre et est beaucoup moins riche 
que celui des Indous, qui est à peu près le même dans tous les édifi¬ 
ces. Ces quelques observations suffisent, il nous semble, pour établir 

fût ou pilier doit être partagée en quatre parties : une de ces parties doit être donnée 
à la base, qui peut être ou ne pas être accompagnée d'un piédestal. S’il y a un 
piédestal, on lui donne ou une fois, ou deux fois, ou trois fois la hauteur de la base. » 
Lés piédestaux les plus hauts étaient réservés pour les temples et pour l'habitution 
des brahmanes. Les bases ont une hauteur égale nu diamètre du fut, ou à la moitié, 
ou au tiers de ce diamètre. Si elles ne sont pus accompagnées de piédestal, on leur 
donne, en hauteur, le quart ou le tiers du pilier entier. Le Munasnra indique douze 
proportions différentes pour les hases dont Rain-Raz présente le dessin. 

Le quinzième chapitre du IHunasara et la neuvième section de Casyapa traitent des 
formes et des proportions des piliers. La hauteur d'un pilier, soit avec sa base seu¬ 
lement, soit avec base et piédestal, est mesurée depuis la base jusqu'au chapiteau 
inclusivement. On divise la hauteur du piédestal en douze, onze, dix, neuf ou huit 
parties égales, et on donne une de ces parties au diamètre inférieur du fût. On divise 
ensuite ce diamètre en autant de parties qu'on a divisé la hauteur totale du fût, et 
l’on diminue d'une de ces parties le diamètre supérieur de la colonne. Suivant le 
Casyapa, la longueur du pilier peut être le sixième, le septième, le huitième, le neu¬ 
vième ou le dixième de sa hauteur. 11 y a des piliers carrés, il y en a à cinq, six, 
huit et seize pans, et chacun d’eux reçoit une décoration particulière. 

On compte généralement sept espèces de piliers : dans la première espèce, la co¬ 
lonne a six diamètres, avec une base et un piédestal. L'entablement doit uvoir plus 
delà moitié de la hauteur delà colonne. L’cntrecolonnemcnt est de quatre diamè¬ 
tres. On donne au chapiteau une hauteur et une projection égales, qui sont mesu¬ 
rées par le diamètre supérieur du fût. 

Dans la deuxième espèce, la colonne â sept diamètres, la base deux diamètres de 
hauteur, et le piédestal les trois quarts de la base. La hauteur et la projection du 
chapiteau sont d'un diamètre, et l'entablement de plus d'un diamére. 

La troisième espèce de colonne, uvcc base et piédestal, présente huit diamètres 
de hauteur, avec une diminution de son diamètre supérieur égale à la huitième par¬ 
tie du diamètre inférieur de la colonne. La hase, qui doit être décorée de figures de 
démons et de lions, a un demi-diamètre. On donne au chapiteau les trois quarts du 
diamètre inférieur de la colonne, et à l'entablement le quart de la hauteur de la co¬ 
lonne. 

Le pilier de la quatrième espèce a neuf diamètres; sa base présente un diamè¬ 
tre : il n'a pas de piédestal. Quant au chapiteau, on lui donne trois quarts de dia¬ 
mètre. 

Nous avons dix diamètres pour la cinquième espèce, avec la base qui a trois quarts 
de diamètre, et qui quelquefois s'appuie sur un piédestal ayant le tiers de la hauteur 
du pilier. Le chapiteuu reçoit en hauteur et en projection le diamètre supérieur du 
pilier ; ses faces sont décorées de feuilles de lotus. Les entre-colonnements des porti¬ 
ques sont d'un diamètre et demi ou deux diamètres. 

Ou donne onze diamètres à lu sixième espèce de colonnes, et un diamètre à leur 
base. 

La septième espèce a doute diamètres de hauteur. On sculpte, au bas du fût, des 
divinités et divers ornements. Au dessus, il est taillé a huit pans et orné de pierres 
enfilées et pendues. 

Telles sont les proportions principales des ordres indous. Nous devons dire cepen¬ 
dant quo certaines parties reçoivent uue hauteur différente, suivant l'étage auquel 
l'ordre est appliqué. 

* La deuxième espèce de colonnes des ordres indous pourrait correspondre au tos¬ 
can, la troisième espèce au dorique, la quatrième à 1‘ionique, la cinquième au co¬ 
rinthien ou au eouiposite. 


h difiérence qu’il y a entre leslyle architectural des peuples de l’in- 
doustan et celui des anciens habitants de la Grèce et de 1 Italie. 

Les livres sacrés que nous avons cités ne se bornent pas à donner 
les principes d après lesquels doivent être conçus les édifices. Ils en- 
tient aussi dans des détails circonstanciés, relatifs aux plans sur les¬ 
quels il faut bâtir les villes et les bourgs, et aux lieux où il convient 
d élever les temples des divinités * . Ainsi ils nous apprennent qu’il 
y a quarante espèces de cités, et qu’on les distingue entre elles en 
raison de leur étendue et de leur configuration : parmi celles-ci, 
nous distigucrons seulement la disposition de Madyavartha, qui est 
une ville dont le plan est carré. On partage le sol en autant de par¬ 
ties égales qu’il y en a dans le figure mystique appelée chandita, la¬ 
quelle est le carré de huit et présente, par conséquent, soixante-quatre 
compartiments. Les quatre parties du milieu sont appelées Urahtnya, 
ou de Brahma, et réservées aux choses sacrées. Autour de ces quatre 
divisions, on en prend douze qu’on appelle Detya ou de Déva; au¬ 
tour de celles-ci, on en prend vingt, les Manhusya , qui appartiennent 
aux mortels; enfin il en reste autour de ces dernières vingt-huit, 
désignées par le mot Paysacha , c’est-à-dire qui revient au démon. 
Chacun de ces quatre espaces est habité par une caste : les premiers 
espaces, ceux du milieu, par les Brahmanes; tandis que la dernière 
caste est confinée à la circonférence **. Les villes et les bourgs pré¬ 
sentent ordinairement plusieurs rues qui se coupent à angles droits; 
ils sont entourés d’un mur d’enceinte percé d’une porte à chacune 
de ses quatre faces et a chacun de ses angles, comme dans l’espèce 
de ville appelée Dandaca *** . Aux angles, dans l’intérieur de la cité, 
sont disposés les halles, les marchés, les collèges et les autres édifices 
publics. Les temples des grands dieux ont leur place désignée au sein 
de la ville, tandis que les chapelles des petites divinités sont hors des 
murs. Enfin, certains villages ne peuvent rendre un culte qu’à cer¬ 
taines divinités. 

Les maisons privées, toutes très-régulièrement alignées, sont plus 
ou moins hautes, suivant le rang des personnes qui les font élever; 
celles des basses castes ne peuvent, sous aucun prétexte, avoir plus 
d'un étage ou même d’un rez-de-chaussée. La porte n’est jamais au 
milieu de l’édifice : ainsi, si la façade a dix pieds de long, on fait la 
porte entre cinq pieds sur la droite et quatre sur la gauche. Cette 
loi s'applique également aux temples. La largeur et la hauteur que 
doivent avoir les portes et les fenêtres sont aussi fixées. Cette régu¬ 
larité dans la disposition parallèle des rues s’observe encore mainte¬ 
nant dans la plupart des anciennes villes de l’Indoustan. Du reste, 
un passage du premier livre du Hamayana peut nous donner une 
idée de ces vieilles cités. Voici en substance ce qu’on y lit : « Sur les 
bords du Saraya s’étend une contrée vaste, fertile et délicieuse, ap¬ 
pelée Cas’ala : elle abonde en blé et en richesses de toutes sortes. Là 
s’élève Ayod hya, cité très-célèbre dans ce monde, et bâtie par Menou 
lui-même, le seigneur des hommes. Elle a douze yojanas de longueur 
sur trois de large ****. Les rues et les ruelles sont parfaitement dispo¬ 
sées, et leurs chaussées toujours arrosées d’eau vive. C’est là que ré¬ 
sidait Dasarat’ha, le plus puissant des monarques même lorsque Indra 
vivait à Maravati. Elle est fermée de murs élevés, flanquée de hautes 
tours ornées de bannières et pleines d’armes incendiaires, entourée 
de fossés infranchissables et percée de portes magnifiques à arcades. 
Tous ces travaux et les nombreuses machines de guerre qu’elle ren¬ 
ferme la mettent à l’abri des attaques des rois étrangers. Elle est ha¬ 
bitée par un peuple de poètes et de musiciens, par toute sorte d’ou¬ 
vriers habiles et une foule de danseuses. Il y arrive sans cesse un 
grand nombre de princes tributaires et de marchands de toutes les 
nations. On y voit une quantité énorme de bétail, de chèvres, de 
mules, de chameaux et d'éléphants. Elle est belle par ses jardins et 
par scs bosquets de mango, et par ses palais d'un travail exquis, qui 
sont rehaussés de bijoux et hauts comme des montagnes*****. On cite 

* Les notions sur ce sujet se trouvent dans le neuvième chapitre du Manasara. 

** Il y a des cités dont la configuration est ovale : l'une d'elles représente la 
figure paramtuayica ou le nombre quatre-vingt-un, qui est le carré de neuf. Ces 
quatre-vingt-une parties sc distribuent, comme dans la Madyavaitlia, aux différentes 
castes. 

*** Le Dandaca est particulièrement réservé aux brahmanes : il se compose de 
douze, vingt-quatre, cinquante, cent huit ou trois cents maisons au plus. 

♦♦*♦ l’n yojana est égal à neuf milles anglais, d’où l'on doit conclure que cette 
ville était comparable, pour ses dimensions, aux plus vastes cités de l'antiquité. 

***** Quelques lignes du huitième livre de Quinte Cure» nous donnent une idée de 




70 


LA RENAISSANCE. 


ses rangées de riches boutiques, ses superbes maisons élevées de plu¬ 
sieurs étages, et scs magnifiques édifices. En un mot, son aspect est 
enchanteur, et elle brille d’un merveilleux éclat comme le ciel d In¬ 
dra. La cité tout entière est peinte de diverses couleurs; tousse» b⬠
timents, qui sont construits les uns près des autres, sans vide inter¬ 
médiaire et sur un terrain doucement nivelé, sont décorés d’avenues 
d’arbres. Elle est célèbre aussi par ses fêtes délicieuses; on y entend 
constamment le bruit des cymbales, des tambours et des luths. En 
vérité, cette cité surpasse toutes celles qu'on a jamais vues sur la 
terre; les maisons qu’elle renferme ressemblent aux demeures céles¬ 
tes que les Sidd’has obtiennent par la vertu de leur austérité. » Cette 
description, qui rappelle celle qu’on lit dans les contes orientaux, 
renferme plusieurs traits curieux et caractéristiques, et confirme 
1 antiquité de la civilisation des peuples qui habitent l’Inde méridio¬ 
nale. 

La partie des livres sacrés qui renferme les notions que nous ve¬ 
nons de consigner sur l’art indou, se termine par un chapitre indi¬ 
quant les dons que les personnes qui ont fait bâtir un édifice sont 
tenues de faire aux artistes, et les malheurs qui leur sont réservés si 
elles ne remplissent pas cette obligation. L’auteur déclare d'ailleurs 
que l'observation de ces règles assure le vrai bonheur. 

Telles sont les lois d'apres lesquelles ont été édifiés les temples de 
l’indoustan. Il est probable que les plus anciens ont été détruits, et 
que ceux que nous voyons aujourd'hui, sauf peut-être les pagodes de 
Syringam et de Chalembroii, ne remontent pas à une très- haute an¬ 
tiquité; il y eu a beaucoup même qui ne datent que des deux derniers 
siècles. Les Musulmans et les Mongols, dans leurs invasions, auront 
démoli les anciens temples pour élever, à leur place, des mosquées. 
Celles-ci sont très-nombreuses et très-magnifiques ; elles se compo¬ 
sent, comme les mosquées d’Égypte et de Turquie,'de portiques, de 
piscines, de minarets et de coupoles surmontées du croissant. La ma¬ 
jeure partie de ces constructions appartient au style ogival. 

Il nous semble qu’il n’y a pas eu de nation qui ait légué à la cu¬ 
riosité du voyageur et à la sagacité du savant un aussi grand nombre 
de monuments extraordinaires que ceux élevés par les peuples de la 
péninsule indienne et des îles qui la voisinent. Ouand on considère ces 
innombrables temples souterrains creusés de main d’homme et taillés 
au ciseau dans le rocher le plus dur, qu’on examine ces gigantesques 
pyramides qui paraissent animées, pour ainsi dire, par les sculptures 
qui couvrent toutes leurs surfaces, l’esprit demeure confondu d éton¬ 
nement et d admiration. On comprend qu’un pays qui renferme tant 
de merveilles a dû jouir, dès les temps les plus reculés de l’histoire, 
d’une civilisation puissante, et être animé d'une foi religieuse ardente 
et inébranlable. Les générations s’y sont succédé, poursuivant avec 
patience et amour les œuvres prodigieuses commencées par leurs 
pères. A la vue de ce travail infini, on ne peut s’empêcher de croire 
au récit que nous font les historiens des gigantesques constructions 
et des richesses incalculables que renfermaient la Médie, la Perse et 
la Babylouie. 

L ancienne Egypte nous étonne moins, et nous avouons que les 
domains, devenus maîtres du monde, n’ont pas eu des conceptions 
plus hardies, et n'ont pas laissé des monuments aussi durables et plus 
grandioses de leur pouvoir et de leur génie. 

L. bvrissitn. 


PROMENADE AU SALON DE GAND. 

On Ta dit avec raison, nous n’avons jamais vu d’exposi- 
tion dans une salle aussi somptueuse que celle du palais de 
Justice, où la ville de Gand a tenu cette année son exposi¬ 
tion triennale des beaux-arts. iNous ajouterons qu’un grand 
nombre de soi-disant tableaux ont considérablement perdu 
à se trouver enchâssés dans ce magnifique cadre de stuc, 

1j splendrur des palais de l’Inde. « Le palais du roi, dit-il, est décoré de colonnes 
dorées autour desquelles serpentent des ceps de vigne ciselés en or, et ce riche 
travail est eucore embelli par l'image eu argeut des oiseaux qui flattent le plus les 
yeux. »» 


de moulures et de colonnes, bien qu’en général l’exposition 
gantoise n’ait peut-être jamais été aussi brillante dans son 
ensemble qu’elle l’a été cette année. 

En effet, ce n’a plus été cette fois un salon composé en 
grande partie de productions locales. Presque tous nos ar¬ 
tistes les plus éminents ont tenu à y prendre part, et plusieurs 
d’entre les meilleurs peintres français y ont fait Ggurer de 
leurs ouvrages. 

L’école de Gand elle-même nous a révélé lin progrès 
remarquable : elle se montre disposée à abandonner les 
motifs vulgaires et populaires dans lesquels elle s’est long¬ 
temps complu, et elle lend â les remplacer par des sujets 
mieux choisis et plus pensés. 

A la tête des artistes de celte ville et parmi les meilleurs 
maîtres exposants s’est placé M. Yander Ilaert, auquel 
nous devons deux excellents portraits, ou se révèlent le 
grand dessinateur que nous connaissons depuis longtemps 
et l’excellent peintre que uous applaudissons depuis quel¬ 
ques années seulement. On lui doit un troisième por¬ 
trait au pastel , qui est aussi vigoureux qu’une peinture à 
l’huile. 

M. Geirnaert a reproduit au salon un charmant tableau 
que nous avons déjà vu à Bruxelles en 1842 ; c’est la Li¬ 
quidation apres décès . La Consultation , du même artiste, 
est une belle composition. Scs Deux Baigneuses sont un 
ouvrage d’un joli effet. 

Nous avons vu trois ouvrages de M. Aug. Yander Berghe, 
dont le meilleur est un portrait de jeune fille qui est réel¬ 
lement une production délicieuse. 

31. 3\auters de Malines a fourni un pendant à son Dante, 
exposé à Anvers en i8^3; c’est Pétrarque et Laure . La 
composition de cet ouvrage, comme celle du précédent, 
rappelle un peu Irop le Décaméron de Winterhalter. Du 
reste, cet ouvrage est d’un beau style, d’une couleur éner¬ 
gique, et offre plusieurs figures admirables. 

Des deux tableaux de bestiaux de M ,u Knip, le n° 49 
(Intérieur de bercail) est plein de mérite. 

M. Jones continue à se distinguer dans le même genre 
de peinture. Nous reprochons cependant à la vache rousse 
qu’il a introduite dans son intérieur d’étable à vaches 
(n° 52), d’être un peu trop découpée sur le fond. 

Parmi les trois marines de Francia, d’ailleurs pleines de 
mérite, il en est une que nous avons surtout remarquée ; 
c’est le n° 55. C’est là uu très-joli effet de soleil. 

La Confidence par 31. Alaes-Canini, de Gand , est un 
fort bon petit tableau, piquant et sage de couleur, et des¬ 
siné avec un goût choisi. 

L'Offrande de feurs à li Vierge, par M n * Féron , de 
Bruxelles, mérite des éloges. 

Charlcs-Quint en admiration devant le traite d'anatomie 
d'André Vcsale, par 31. Cautaerts, est bien, quoique nous 
eussions à conseiller à cet artiste de soiguer davantage sou 
dessin. 

31. Deloose s’expose un peu au même reproche. 3Iais, 
en revanche, il se distingue par la vérité rare avec laquelle 
il rend les étoffes. 

11 y a de l’élévation et de la grandeur de style dans le 
Christ au tombeau, par 31. Jean Van Eycken. Cet artiste 
révèle de bonnes éludes et de la pensée. 

31. Van Schendel est un magicien incroyable. Ses effets 
de lune et de lumière sont d’une vérité rare. 

31. Yerheyden, auquel le salon d’Anvers dut, l’année der- 







LA RENAISSANCE. 


77 


% 

nière, cette jolie Danse à la corde, dont nous avons parlé, 
a exposé à Gand trois ouvrages pleins de mérite. La Courte - 
Paille, est délicieuse. Il y a là de la couleur, du dessin, 
de la distinction et de l’élégance. Mous craignons seulement 
que cet artiste ne tombe un jour dans une coquetterie de 
style qui serait à déplorer. Ses paysannes sout des daines 
vêtues en robe de bure. 

La Vue prise dans la partie achevée de la cathédrale de 
Cologne, par M. Genisson, est un bon tableau. 

Al. Van Yzendyck adonné une Assomption, qui est bien 
composée et bien dessinée, mais dont la peinture manque 
un peu d’énergie et de force. 

Les paysages de Al. Du Corron sont distingués. Ses deux 
vues prises dans le Luxembourg sont remarquables par la 
poésie et par l’harmonie. 

Les Fruits sur une terrasse , par AI" 10 Yervloet, de Alalines, 
méritent de grands éloges. 

h'Intérieur de iéglise de Dominicains à Anvers , par 
M. Keyt, révèle un coloriste. 

'L'Aumône , par AI. Jules De Haussy, de Paris, est un 
joli tableau. Finesse, expression, couleur, il réunit toutes 
les qualités. 

Les Laveuses à la fontaine, par AI. Armand Leleux, nous 
sont déjà connues par la gravure. La peinture en est large 
et solide. 

Nous aimons beaucoup la Dame caressant son chien , par 
AL Dénoter. 

AI. Jacob-Jacobs a fourni deux vues prises en Orient. 
Elles sont remarquables par la poésie et par la richesse de 
couleur dont l’artiste a fait preuve dans ces deux petits 
cadres distingués. 

AL Rosenboom est un paysagiste plein de mérite. Sa 
Vue d'un bois est surtout fort belle. 

Nous connaissons AI. Bosboom comme un excellent 
peintre d’intérieurs. Celui qu’il nous montre aujourd’hui 
de l’ancienne église de Delft est d une grande vérité et 
d’une riche couleur. 

AI. Yerlat a exposé une petite composition qui a enlevé 
tous les suffrages. C’est le Tintoret , peintre vénitien , donnant 
une leçon de dessin à sa fille . 

AL Canneel, de Gand, s’est montré avec beaucoup d’a- 
vantage. Son tableau Charlcs-Quint et Jeanne Van Geest 
près du berceau de leur enfant, est plein d’avenir et d’étude ; 
cependant nous reprochons un défaut de dessin au pied 
gauche de la jeune femme. 

Le portrait exposé sous le n° 188, par AI. De Nobele se¬ 
rait excellent s’il ne manquait un peu de flou. 

11 y a du progrès dans la Confession par AI. F. Daems. 

Al. Decaisne est une ancienne connaissance qu’on aime 
à revoir. Depuis quelque temps il a abandonné la peinture 
d’histoire proprement dite pour s’adonner exclusivement à la 
peinture religieuse. Son carton représentant le moment où 
le Christ prononce ces paroles mémorables: « Laissez venir 
à moi les petits enfants », est d’une belle composition. Ou 
y remarque plusieurs personnages d’un style élevé et drapés 
largement. Son tableau, l'Éducation du Christ, est bien 
dessiné et d’une bonne peinture. Cependant on y voudrait 
un peu plus de caractère religieux. Le salon possède un 
troisième ouvrage du même maître, une Mère priant près 
de son enfant. Cet ouvrage est d un excellent sentiment et 
empreint d’une grande poésie. Ou y reconnaît le pinceau 
habile de AI. Decaisne. 


Les intérieurs d’églises par AI. Ange de Baets, de Gand, 
obicnnent des éloges mérités. 

AL Papelen est un peintre amateur fort distingué. Élève 
de AI. Jacob-Jacobs qu’il a accompagné dans le voyage 
que cet artiste a fait dans l’Orient, il traite les mêmes su¬ 
jets que son maître. Sa Vtte de la vallée de Zahle entre le 
Liban et l 'A M i-Liban est d’une belle couleur. 

AI. Delvaux, aujourd’hui fixé à Spa, nous a fourni une 
belle vue d’hiver, représentant la Promenade de sept heures 
dans cette ville. Cette toile ne nous a point paru bien pla¬ 
cée ; mais, malgré ce désavantage, on doit y reconnaître 
l’artiste. 

Le Thé, de AI. Godinau , a du mérite. Aluis on y vou¬ 
drait un peu plus de grâce dans les mouvements, et on 
serait tenté d’y voir une scène inspirée par une des plan¬ 
ches de la Physionomie de la Société en Europe par 
Aiadou. 

On doit à AI. Robbc plusieurs tableaux représentant des 
animaux. Ses Moutons, nous les avons vus il y a deux ans 
à Bruxelles. La composition qui porte le n° 2 56 serait 
charmante, si on n’y remarquait pas un peu de dureté de 
couleur. 

Le Bouquet à maman, fait par AI. Linnig, annonce un 
louable sentiment coloriste. 

L'Intérieur avec figures, par AI. Augus, est d’un effet de 
lumière charmant et vrai. 

AI. Eeckhout, qui nous est revenu de la Hollande, a 
exposé deux beaux tableaux. L’un représente Y Heureux Mc- 
nage, costumes du xvii* siècle ; l’autre, Antoine Van Dyck 
chez Frans liais . On y retrouve la finesse de couleur et 
l’habile exécution de ce maître qui nous est cher. 

Nous voudrions que la composition de Al. AYitlkamp , 
représentant Félix Peretti demandant à un franciscain d’être 
admis dans son couvent , fût d’un caractère un peu plus 
italien. Cet ouvrage, du reste, annonce un véritable talent. 

Iai Di me au Château , par AI. Adolphe Dillens, est une 
jolie production. 

Le trait de Charles-Quint par AI. Henri Dillens est aussi 
fort bien ; mais en revanche Charles-Quint et le Bûcheron 
n’est rien moins qu’heureux. 

Ou regrette que Y Hiver (n° 340 P ar AL Duwée, soit un 
peu dur. Cet artiste a fait et est capable de faire beaucoup 
mieux. 

Le Bénédicité de AI. Adrien de Braeckeleer est, croyons- 
nous , un début. Cela est vigoureux et d’un bel effet. 

Il y a de la poésie dans tes Ruines de AI. Tavernier. 

Nous aimons beaucoup YËpisode historique des guerres 
de la Réformation que nous a fourni AI. Opsomer. Cet ou¬ 
vrage est bien composé et bien dessiné. La couleur est 
harmonieuse , mais rappelle un peu trop la palette de 
AI. de Keyscr. 

Le salon doit à AI. AA’iertz plusieurs tableaux. L'Age d'or 
est beau d’eflet, et d une remarquable finesse de tons. Un 
rideau d'alcôve est un ouvrage fort original de pensée et 
exécuté avec le pinceau large et savant que cet artiste nous 
a montré dans plusieurs de ses ouvrages. 

On doit des éloges à Y Hiver exposé par AI. Pieterszen 

d’Anvers. 

L'Hiver dù à Al. Spohler, est une belle production. Cet 
artiste est plus fort de couleur que son maître , mais il de¬ 
vrait viser davantage à être lui. 

Al. Verveer est un paysagiste d’un grand mérite. Sa A 'tic 







78 


LA RENAISSANCE. 


prise en Hollande est un délicieux tableau. L’effet en est 
ravissant, et on doit louer la couleur autant que le choix 
distingué du site. 

Les deux intérieurs de M. Van Hove sont d’une vérité 
à faire illusion. L’effet de perspective et la couleur sont 
dignes des maîtres anciens qui ont traité ce genre. 

M. Waldorp, compatriote de M. Van Ilove, est un 
peintre de marines fort estimé en Belgique et en Hollaude. 
Le salon possède de lui plusieurs tableaux. Celui qui porte 
le n° 4*8 > serait un chef-d’œuvre si le ciel était un peu 
plus tranquille. La Vue prise dans un village de la Hol¬ 
lande nous plaît moins. Mais en revanche la Vue prise à 
Woordrichcm est un ouvrage charmant, et YEau agitée, 
prise sur le JVafial, est la nature même. 

L Effet de lumière, par M. A. de W ilde , est fort bien. 

La V ue de T Escaut * de M. Florent Berré , est dune 
peinture harmonieuse. 

Il règne une vérité sinistre et effrayante dans le Nau¬ 
frage que nous devons à M. Gudin. La scène se passe dans 
la nuit, par un effet de lune et par un ciel étoilé. L 'In¬ 
cendie à Péra, du même artiste , est une œuvre capitale. 
L’effet du feu est rendu avec une vérité terrible , et l’ac¬ 
tion est d’une incroyable animation. La Plage de la côte 
d'Afrique est d’une rare chaleur. On dirait que l’artiste 
y a introduit un rayon du soleil même. 

Dans le n° 435 M. Troyon a révélé un paysagiste du plus 
haut mérite. Cet ouvrage est conçu dans le sentiment 
d’Hobbema. La couleur en est vigoureuse et l’eau est d’une 
transparence à faire illusion. 

Nous aimons assez la Surprise et la Cachette découverte, 
par M. Carton. 

M. J. Quinaux, qui débute par deux paysages, annonce 
un peintre. Les Deux Amis, parM. Serrure, sontd’une jolie 
couleur ; cependant nous aurions voulu que cet artiste 
eut soigné davantage le chat qui figure dans son tableau. 

C’est une composition charmante que celle dans laquelle 
M. Ilamman, représente les Deux Ecoliers de Salamanque . 
Nous en dirons autant du Retour de la Palestine* par 
M. Buschmann d’Anvers. 

La Vue prise aux environs de Némi , par M. Lapito, est 
fort belle. 

Que dirons-nous de YHérodias de M. Paul Delaroche , 
que toute la presse n’ait dit avant nous déjà ? Cette toile 
est admirable. Dessin, couleur, expression, tout y est d’un 
charme et d’une beauté rares. La figure de celte esclave 
qui éprouve une horreur profonde devant la tête coupée 
de saint Jean , contraste de la manière la plus poétique 
avec la contenance fière et orgueilleuse de la jeune Héro- 
dias, qui exprime avec une vérité effrayante le triomphe 
de la beauté, dont celte tête est le prix. 

A plusieurs reprises déjà, nous avons rencontré M. Ro- 
queplan dans les expositions belges. Cette fois il figure à 
Gand avec un tableau intitulé le Troubadour. Cet ouvrage 
est peint comme une bonne production ancienne. 

Nous avons à signaler plusieurs petits panneaux d’Eu¬ 
gène Verboeckhoven qui sont d’une exécution merveil¬ 
leuse et que nous regardons comme des perles. 

Le Paysage de Koekkoek est fort remarquable, et Y Hi¬ 
ver de Schelfhoul est plein des admirables qualités que 
l’on trouve dans les bonnes compositions de ce maître. 

Le Passage de Cavaliers , par M. Tschaggeny, dénote un 
nouveau progrès dans le talent de cet artiste. 


Les /leurs et fruits de M. Reekers sont rendus avec un 
art précieux. 

M. de Keyser a exposé un Turc , qui est d’une grande 
puissance de couleur et d’une exécution grasse et large. 

Nous connaissons déjà le Domino noir exposé par SI. Gal- 
lait à Bruxelles en 1836. A coté de cet ouvrage cet artiste 
a placé plusieurs aquarelles touchées «avec un esprit rare, 
et un petit tableau non moins exquis, représentant le 
Départ d'un Croisé. 

M. de Braeckeleer figure aussi avec éclat au salon où il 
a envoyé un de ses ouvrages charmants et naïfs comme lui 
seul sait les faire. 

Un élève de ce maître, M. Yenneman, s’est signalé par 
un Concert burlesque , qui est d’une grande énergie de cou¬ 
leur et d’une finesse de tons à laquelle on doit les plus 
grands éloges. La scène en outre est composée avec goût. 

L Effet de Crépuscule * par M. Joseph Jacobs, est plein 
de poésie et dispose à la rêverie. Seulement nous craignons 
qu’on n’y trouve trop de rapports avec les Marais-Pontins 
de M. Gudin, que nous avons vus à Bruxelles en i833. 

Les Portraits en pied de M . V.... et de son fils* par 
M. W appers, sont d’une grande puissance de pinceau. Cet 
artiste a rarement produit des portraits d’un faire aussi 
beau et d’une couleur aussi riche. On lui a reproché d’a¬ 
voir donné à M. Y.... de grandes bottes de chasse qui 
raccourcissent un peu la partie supérieure des jambes. Ce 
reproche porte, selon nous, sur un défaut plus apparent 
que réel, et nous regardons cette toile comme une des 
meilleures de ce maître. 

Le paysage peint à l’aquarelle par M. Lauters est fort 
beau. Cet artiste rivalise dans ce genre avec les meilleurs 
dessinateurs contemporains. Une autre aquarelle attire 
aussi l’attention ; c’est celle de M. Billoin; elle est une re¬ 
production de Y Invention de la Croix* que nous regardons 
comme un des plus beaux ouvrages de feu AI. Paelinck et 
de l’école moderne eu Belgique. 


CONTES ET HISTOIRES DE MADEIM 

Par M me Marie Joly, i volume m-18. Bruxelles, 

A. Jamar, 1844. 

La Renaissance n’a pas l’habitude de s’occuper des pro¬ 
ductions romanesques dont chaque jour nous inonde. 
Aussi bien elle rougirait d’introduire ses lecteurs dans le 
cloaque de la littérature contemporaine, d’étaler devant eux 
toutes les hideuses plaies sociales que le roman moderne 
met à nu dans chacune de ses pages, et de les initier aux 
immoralités et aux turpitudes de tout genre où des écri¬ 
vains, doués d’ailleurs d’une riche imagination, vont puiser 
les moyens de corrompre ce que le siècle a laissé debout 
dans le domaine de nos croyances et de nos sentiments. 

Aujourd’hui toutefois nous sommes heureux de pouvoir 
faire une exception à nos habitudes, en faveur d’un petit 
livre, dont l’apparition a été pour nous une véritable 
bonne fortune : nous voulons parler des Contes et Histoi¬ 
res de Madelon. Celui qui écrit ces lignes en fait ici l’aveu ; 
à la première lecture de ce petit recueil, il s’est obstiné à 






LA RENAISSANCE. 


70 


le regarder comme quelque production posthume de Char¬ 
les Nodier, ou de Henri Zschokke, le naïf et gracieux au¬ 
teur des Contes Suisses et des Soirées d'Aarau. Il nous a 
fallu la parole même de I éditeur des Contes et Histoires de 
Madelon, pour ne pas persister à voir un pseudonyme sous 
le nom de M°* e Marie Joly. Car, nous devons le dire, l’ap¬ 
parition de ce talent inconnu n’a pas été pour nous l’objet 
d’un médiocre étonnement. 

Et cet étonnement n’est-il pas fondé? Habitués que 
nous sommes à nous traîner dans toutes les ornières que 
la littérature française nous creuse, et à ne pas vouloir être 
autre chose à Bruxelles que ce qu’on est à Paris, nous nous 
familiarisons malheureusement avec les drames impossi¬ 
bles, avec les sentiments outrés et faux, avec les horreurs 
de toute nature que la presse d’outre-Quiévrain nous envoie 
chaque matin par le chemin de fer. Et voilà que tout à 
coup, au milieu des Juifs-Errants, des Mystères de Paris , 
même des Mystères de Bruxelles , et de toutes ces produc¬ 
tions aussi détestables au point de vue moral qu’au point de 
vue littéraire , arrive l’auteur des Contes et Histoires de 
Madc lon j avec un petit volume de récits sans recherche, 
sans prétention , et écrits de ce style naïf et simple dont 
on semble depuis longtemps avoir perdu le secret. On s’at¬ 
tache à ce petit livre; on ne le quitte qu’après l’avoir lu 
jusqu’à la dernière page, et on s’y repose du dégoût que 
les ouvrages à la mode inspirent à si juste titre. 

Certes le moment ne pouvait être mieux choisi pour 
ouvrir aux lecteurs belges un autre inonde que celui où le 
goût corrompu des écrivains français, même des plus fêtés, 
nous a introduits depuis quelques années. Nous nous féli¬ 
citons de voir que ce moment a été saisi par un écrivain 
belge, et surtout par un écrivain qui révèle tout d’un coup 
un talent aussi remarquable que celui de l’auteur du livre 
qui nous occupe. 

En effet, ce n’est dans aucun de ces bouges sociaux 
où nous sommes habitués de descendre , que sont puisés 
les éléments des Contes et Histoires de Madclon . Dans ces 
petits récits, point d’intrigue forcée , point de sentiments 
exagérés, point de passions violentes, rien de tourmenté 
ni de faux. Tantôt c’est l’histoire de quelque pauvre cani¬ 
che mort de phthisie, de quelque pie étranglée par un 
chien jaloux, ou de quelque corbeau malencontreux, placé 
comme une barrière entre les cœurs de deux amoureux de 
village. Tantôt ce sont les souffrances d’un bossu que son 
infirmité fait repousser partout et qui trouve, pour se con¬ 
soler de son infortune, un cœur bon, naïf et tendre comme 
le sien ; ou les déceptions d’un malheureux peintre qui 
compte sur le succès d’un tableau pour donner du pain à 
sa mère, et qui voit son ouvrage refusé par la commission 
directrice d’un salon d’exposition. Parfois l’auteur entre 
dans le domaine d’Hoffmann et, s'emparant de quelque 
tradition populaire, nous raconte l’aventure d’une vieille 
sorcière tuée sous la forme d’un chat. Ou, s’élevant jusqu’à 
des conceptions plus dramatiques, elle nous émeut par les 
touchantes histoires de Lucie-la-Blonde, de J.ise, et de 
ces pauvres Lionel et Hélène dont le mariage n’eut lieu 
que dans le ciel. 

Sans avoir lu ce petit livre, il est impossible de com¬ 
prendre comment avec des données aussi simples l’auteur 
a pu réussir à intéresser aussi vivement le lecteur. Il a fallu 
pour cela tout le charme de son style, toute la candide naï¬ 
veté de son esprit, toute cette poésie enfin quelle fait jail¬ 


lir des événements les plus simples et les plus ordinaires. 
Ce style cependant ne sent aucunement l’effort ni la re¬ 
cherche, cette naïveté ne touche jamais au commun ni au 
vulgaire, et cette poésie consiste moins dans l’emploi des 
images que dans les pensées elles-mêmes. Dans le déve¬ 
loppement des dillérentes scènes dont se compose son re¬ 
cueil, l’auteur des Contes et Histoires de Madclon révèle un 
talent de conteur non moins remarquable. Sans recourir 
aux artifices de l’agencement dramatique, ni aux coups de 
théâtre, elle prend toujours son histoire au début, la con¬ 
duit franchement et sans détour jusqu’à sa péripétie, et 
elle est toujours sûre de l’effet qu’elle veut produire. Si sa 
phrase est limpide, claire, naturelle, son récit ne l’est pas 
moins. Et c'est là un mérite que deux grands écrivains mo¬ 
dernes ont seuls possédé, Nodier et Zschokke. 

Ce petit volume échappe à l’analyse. Aussi nous n’en¬ 
treprendrons pas de donner ici un squelette de chacun de 
ces petits contes si frais, si gentils et ciselés avec tant d’art 
que le travail ne s’y montre pas et qu’on les dirait tous 
écrits de verve et d’inspiration. Nous ferons mieux, nous 
renverrons nos lecteurs au livre lui-même, qu’ils liront, 
nous en sommes sûr, avec tout le plaisir que nous y avons 
trouvé. 


Concours Littéraire Flamand, à Gond. 

La Société Littéraire Flamande Broedermin en Taeltjter , établie à 
Garni, a résolu, dans sa séance du 5 août 1844, d’ouvrir un concours 
littéraire pour l’année prochaine. Elle accordera 1° une médaille d’or 
de la valeur de 100 fr. et une somme de 300 fr. en argent à Fauteur 
de la meilleure tragédie ou du meilleur drame en trois ou en cinq 
actes; le sujet de la pièce doit être tiré de l’histoire de Belgique. 

2* Une médaille d’or de 50 fr. et une somme de 150 fr. à Fauteur 
du drame ou de la tragédie qui aura mérité le second rang. 

3° Une médaille d’or de 50 fr. et une somme de 150 fr. à Fauteur 
du meilleur vaudeville ou de la meilleure comédie avec chant. Le 
nombre des actes est indéterminé et le sujet est laissé au choix des 
auteurs. 

Les pièces devront être écrites en flamand et dans l’orthographe du 
congrès linguistique de Garni. 

Elles doivent être originales, et ne peuvent rien contenir qui soit 
contraire à la morale, à la religion ou au gouvernement. 

Les pièces couronnées seront représentées avec toute la pompe 
dramatique au grand théâtre de Gaïul pendant la fête communale de 
cette ville au mois de juin 1845. 

Tous les manuscrits envoyés au concours doivent être remis avant 
le I er mai 1845 à l’adresse de AL Van Peene, secrétaire de la société, 
rue de Poivre, n° 3, à Gand. 

On n’admettra au concours que des écrivains belges, 



I. A 1 IEKRI LE Y S. 

O! le vieux moyen-âge et ses hommes dantesques, 

Et scs grands coups d’épée et ses belles amours ! 

O ! 1 âge fortuné des combats gigantesques, 

Où jamais les tocsins ne dormaient daus les tours ! 

Quand donc reviendront-ils ces temps chevaleresques, 
Où qui disait : « Je Faillie a, aimait bien pour toujours, 
Où poêle et guerrier sous les balcons moresques 
Chantaient toutes les nuits et passaient tous les jours? 












80 


LA RENAISSANCE. 


Ce beau temps ne vit plus que sur tes belles toiles, 

Mon peintre. Les soleils sont changés en étoiles. 

Tout est dégénéré dans ce monde chrétien. 

Les aigles ont laissé le ciel aux hirondelles. 

Plus d'homme aux bras de fer, — et plus de cœurs fidèles , 
A moins que ce ne soit, ô mon ami, le tien. 


V. II. 


VARIÉTÉS. 


Bruxelles —M. Navez vient de terminer un grand tableau qu il a 
offert à l’église de la ville de Charleroi, sa ville natale. Cet ouvrage, 
que nous regardons comme une des plus remarquables productions 
de ce maître, représente la Vierge consolatrice des affligés. La mère 
du Sauveur est assise sur un trône dans les nuages et tient 1 enfant 
placé debout devant elle sur un piédestal, orné des insignes de la 
Passion. A ses pieds sont disposés deux groupes habilement reliés et 
représentant l’un un vieillard malade soutenu par sa fille, l autre 
une mère qui invoque la Vierge en faveur de son enfant. Derrière cha¬ 
cun de ces groupes sont disposés un saint dont l’un est le patron 
du peintre, l’autre le patron sous l’invocation duquel est placée 
l’église de Charleroi. Nous ne croyons pas que M. Navex ait produit 
beaucoup de tableaux supérieurs à celui-ci, aussi bien sous le rapport 
du sentiment religieux qui y rayonne que sous le rapport de la 
grandeur de style qu’on y remarque. L’Enfant-Jésus est tout à fait 
conçu dans le style de Ira Bartolomeo. La \ ierge est d un ca¬ 
ractère admirable, et drapée avec une entente peu commune. L’ex¬ 
pression de chacune des figures est profondément sentie et rendue 
avec bonheur. Enfin, la science du dessin et la solidité delà peinture 
qui se manifestent dans toutes les parties de cette toile, en font un 
des chefs-d’œuvre de M. Navez. 

— La médaille que la ville de Gand a fait graver en l’honneur de 
M. Gai lait en souvenir du tableau de l’ Abdication de Charles-Quint 
que cet artiste exposa dans celte ville il y a trois ans, vient enfin 
d’étre terminée. Elle est due au burin de M. Braemt et présente d’un 
côté la tète de 31. Galîait, et de l’autre un cartouche composé avec 
un goût et une originalité rare. 

— Louis llhland, le plus célèbre et le plus populaire des poètes 
contemporains de l’ÂUeinagne, est arrivé à Bruxelles et descendu à 
Vhôtel de VEurope . 

Les pays do langue française connaissent IJhland d’après Victor 
llugo, Alexandre Dumas, Lherminier, Quinet, etc. Comme poète, les 
Français caractérisent très-bien llhland en l’appelant le Béranger de 
l’Allemagne. Il ressemble au reste aussi sous d’autres rapports au cé¬ 
lèbre chantre français. Ainsi que Béranger, llhland est avancé en âge, 
d’une grande simplicité dans ses manières et il ne craint pas moins 
que lui les ovations tumultueuses d’une jeunesse enthousiaste qui ré¬ 
vère en lui I opère des hardes germaniques. Depuis plusieurs années la 
lyre d’Uhland est devenue muette; il rassemble maintenant les chants 
populaires de toutes les populations d’origine tcutonique, et déjà il 
est parvenu à en former une collection très-considérable. Il possède 
plusieurs de ces chants en sept ou huit différents dialectes. C’est pour 
compléter scs recherches qu’il est venu en Belgique. 

_Nous constatons avec plaisir ce jugement porté par M. Hector 

Berlioz sur les productions d un de nos compatiotes, 31. Louis Messe- 
înaeckers, de Bruxelles, compositeur distingué, qui en esta sa 45 e œu¬ 
vre. « Les amateurs veulent que la musique écrite par eux, soit chan¬ 
tante, harmonieuse, variée, riche, originale; mais ils veulent en même 
temps et avant tout qu’elle soit aisée; ils s’irritent si elle présente 
quelques difficultés, soit parce qu’elle humilie ainsi leur amour-pro¬ 
pre, soit parce qu’elle exige une étude incompatible avec le temps et 
l’attention qu’ils veulent accorder à l’art musical. Ces exigences des 
acheteurs, devenues par suite celles des éditeurs, ont naturellement 
amené la fabrication d’une foule d’œuvres d’un style coulant, mais 


fade, incolore, trop souvent même d’une platitude parfaite, style que 
les virtuoses des salons goûtent avidement, parce qu il permet à leur 
amour-propre de se satisfaire à peu de frais. La question était donc, 
tout en restant dans les conditions de facilité exigées par les mar¬ 
chands et les acheteurs, de produire néanmoins une œuvre d art 
avouable, intéressante et d’un caractère distingué. Tel est le but que 
s’est proposé 31. Louis 31esseniaeckers, et qu’il a su atteindre en com¬ 
posant vingt-cinq études spécialement destinées aux jeunes pianistes 
pour les former graduellement et les élever peu à peu jusqu’aux œu¬ 
vres des grands maîtres ( Introduction aux Etudes des grands maîtres; 
vingt-cinq études pour le piano, par Louis Messemaeckers ; op. 42). Cet 
ouvrage est bien écrit. La mélodie y revet des formes élégantes, et 
l’harmonie en est d’une rare pureté. De sorte qu’à tout prendre, ces 
vingt-cinq études, ou tout au moins un grand nombre d’entre elles, 
seront jouées par les petits et par les grands pianistes, qui tous y 
trouveront un charme réel et indépendant de la facilité de leur exé¬ 
cution. » 

Anvers. — M. Gustaf Wappers, de notre Académie, vient d'être 
nomme par S. 31. le Roi des Français chevalier de la légion d’Hon- 
neur. Non content d’avoir accordé à 31. Wappers la décoration de la 
Légion d honneur, S. 31. le roi des Français vient de lui commander 
un grand tableau , qui représentera la Défense de Vile de Ilhodes 
contre les Musulmans, à laquelle les chevaliers français prirent une si 
grande part. Ce tableau sera un des plus grands qui aient été faits 
pour la galerie de Versailles. 

Mercketn. — L’inauguration du monument qu’on a érigé ici à la 
mémoire du célèbre poète Ilosschius, a eu lieu le mardi 20 août, à 
11 heures du matin, avec une pompe extraordinaire. La régence, de 
concert avec 31. le chevalier De Couinck, ont arrêté et distribué le 
programme des fêtes qui ont été données à cette occasion. Il y a eu 
des prix nombreux pour les mâts de cocagne, les courses, le jeu de 
boules et autres exercices. Ou a remarqué surtout un magnifique 
tir-à-l'arc qui a duré deux jours et dont les trois premiers prix, 
donnés par 31. De Coninck, consistaient, savoir : le maitre-oiseau en 
douze couverts et une louche, et les deux suivants chacun en une 
douzaine de couteaux avec manches en argent, le tout d'une magni¬ 
ficence vraiment royale. 

L’inauguration a été suivie d'un splendide banquet, donné par 
31. De Coninck dans sa belle et vaste orangerie qu’on a transformée 
en salle de festin, auquel ont assisté de hauts fonctionnaires, des dépu¬ 
tés, de nombreux littérateurs, l'autorité civile et ecclésiastique, et une 
foule d’autres invités. Le soir, il y a eu un beau feu d’artifice tiré 
dans le magnifique enclos du château de 31. le chevalier De (Aniinck 
et illumination générale. 

Les habitants de 3Ierckem ont contribué en leur particulier à 
l’éclat des fêtes. Toutes les rues ont été plantées de jeunes sapins, 
ornées et décorées avec le goût qui distingue les populations fla¬ 
mandes. 

Munich. — La statue colossale de Gœthe, coulée en bronze dans 
noire fonderie royale, d’après le modèle de Schwanthaler, estache- 
vée et exposée depuis quelques jours aux regards des connaisseurs. 
Celte statue, comme on sait, est destinée à orner une des places de 
Francfort-sur-31ein, ville natale du poète. Gœthe est représenté vêtu 
d’un manteau, mais ayant les bras libres. Il porte le costume simple 
de l’époque actuelle; son bras droit est appuyé sur un tronc de chêne, 
et de la main gauche, qui est baissée, il tient une couronne de lau¬ 
rier. Ses regards sonl tournés vers le ciel. 

Les sujets des bas reliefs du piédestal sont empruntés aux ouvrages 
de Gœthe. Sur le devant trois figures de femmes représentent les 
sciences naturelles, la poésie dramatique et la poésie lyrique. Sur le 
côté opposé, on voit à droite Goctz de Berlichingcn, Eginont, le 
Tasse et un faune; à gauche la Fiancée de Corinthe, Prométhée et le 
roi des aunes; l’une des faces latérales représente Iphigénie, Oreste, 
Thoas, Faust et 31éphistophélès; et l’autre, 31iguon, Wilhelm 3Icister. 
le harpiste, Herman et Dorothée. 


Les feuilles 9 et 10 de la Renaissance contiennent : I® Costume de Procida (golfe 
de Naples), dessiné sur les lieui d'après nature par J. Portât! s, et lithographié par 
M. Stroobant; et 2 W Le Château de Gaesbeek dessiné et lithographié par M. La ut ers. 

































Original from 

THE GETTY RESEARCH INSTITUTE 



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LA RENAISSANCE. 


81 


Q.H ©Il WÂLLEN8YEIIN. 

CO.NTE IIISTORIQVE. 

( Suite. ) 

-Tl . s n CHAPITRE IX. 

LE DUC ET SA SOEUR. 

La comtesse de Terzky était arrivée au château de Gît— 
schin avec le marquis Del Guasto et plusieurs autres sei¬ 
gneurs de la cour du duc. Tous ces hôtes donnèrent je ne 
sais quel aspect d’allégresse et de vie au sombre et austère 
palais. 

La nouvelle de la perte de la bataille de Leipzig avait 
déterminé Wallenstein à quitter pour quelque temps le 
séjour de Prague, et à se retirer à Gitschin, pour laisser 
passer la première impression de terreur qu’avait produite 
ce désastre subi par les armes impériales. Il était fort éloi¬ 
gné , il est vrai, de déplorer cet échec de Tilly, le rival 
détesté de sa gloire; mais il crut prudent de cacher la 
joie qu’il en ressentait. Il voulut donc se soustraire par 
une absence à l’inquisition des espions impériaux, et il 
n’avait invité que les plus intimes de ses confidents a l’ac¬ 
compagner dans sa retraite. 

La comtesse de Terzky , qui était initiée à ses plans les 
plus secrets, il l’avait laissée à Prague pour quelques 
jours, dans le dessein de faire étudier et d’apprendre par 
elle l’effet que la bataille perdue avait nécessairement du 
produire sur les Bohémiens. Il mettait une grande impor¬ 
tance à s’assurer des dispositions du peuple, et il avait dis¬ 
posé partout ses agents jusqu’aux frontières de la Saxe , 
pour recevoir au plus vite la nouvelle de Centrée d’Arnim 
dansce pays et apprendre la disposition des gens de Bohême. 

Aussi, à peine la comtesse fut-elle arrivée à Gitschin 
quelle s’empressa de se rendre auprès du duc et l’instrui¬ 
sit de tout ce qui s’était passé à Prague depuis deux jours. 
Wallenstein éprouva une vive satisfaction en apprenant 
l'abattement de don Balthasar et la joie que la catastrophe 
de Leipzig avait causée aux Bohémiens toujours attachés 
en secret à la doctrine de IIuss. Son départ avait encore 
augmenté la terreur des impériaux. 

— Mais, ajouta la comtesse en terminant, j’ai encore à 
vous instruire de deux événements assez singuliers. Un 
aflidé du prince d’Eggenberg est venu de Vienne trouver 
maître Seni et il doit l’avoir accompagné ici... 

— Le prince est mon ami, et je suis sûr de Seni, inter¬ 
rompit le duc. Qui peut savoir quelle question d’avenir 
Eggenberg a fait proposer à mon astrologue? En tout cas 
je voudrais pouvoir compter sur tout le monde avec autant 
d’assurance que sur ces deux hommes-là. 

— Ensuite, reprit la comtesse, j’ai appris que George 
Rothkirch , — vous savez combien je l’ai aimé... 

— Eli bien! interrompit de nouveau Wallenstein. 

— J’ai appris que George Rothkirch a eu, le matin 
même de votre départ, une conférence secrète avec un 
meistersænger de Nuremberg daus l’auberge de la Vigne 
d’Or. 

Le duc sourit à ces mots. 


— Ce meistersænger est, dit-on, un singulier person¬ 
nage qui se soustrait à tous les regards. Le soir du jour où 
il est arrivé à Prague, il a rôdé mystérieusement dans la 
ville jusque fort avant daus la nuit. Et lui aussi doit se 
trouver à Gitschin avec un jeune homme qui l’accompagne. 

— Comment? Gt Wallenstein dont le visage s’assombrit 

O 

et dont les yeux regardèrent fixement la comtesse. 

Puis, après un silence de quelques secondes, il reprit : 

— Si virile que soit votre tête, vous avez toujours le 
cœur d’une femme pour qui les petites choses ont souvent 
une importance souveraine. Vous possédez ma conûance , 
et à vous seule je puis ouvrir mon cœur ; mais cela ne vous 
sulht pas. Vous voulez éloigner de moi tous ceux à qui je 
veux du bien. Vous haïssez maître Seni, parce que vous 
mettez votre vanité à vouloir me faire lire l’avenir par 
votre propre cerveau. La volonté du destin ou, si vous 
l’aimez mieux, le hasard m’a fait naître sous les mêmes con¬ 
stellations que ce jeune homme , mon page Rothkirch , 
auquel les astres, comme mon astrologue me l’a assuré il y a 
quelques jours, prédisent un avenir pareil au mien , — et 
vous lui enviez la place que je lui donne dans mon affec¬ 
tion. Une imprudente et enfantine fantaisie d’enfant excite 
en vous des préventions contre lui. Vous iriez jusqu’à le 
sacriGer à votre amour-propre, si je ne le tenais sous ma 
protection. J’ai cependant tenu compte de vos conseils, et 
je l’ai averti ; car la nièce du duc de Friedland ne peut 
descendre vers le gentilhomme silésien qui est mon ser¬ 
viteur , à moins que la fortune du page ne le veuille et 
que son étoile ne monte au même zénith que la mienne. 
Il en a le pressentiment sans doute , et nous devons lui 
pardonner s’il obéit à cette grande voix intérieure que le 
ciel fait parler en lui et s’il veut suivre la route sublime que 
les astres éclairent devant ses pas. J’ai fait comme lui; j’ai 
écouté la même voix et suivi la même route. Je dois toute 
ma fortune à moi-même, et j’ai tissu de mes propres mains 
le manteau ducal qui flotte autour de mon blason. Le con¬ 
damner, c’est me condamner, moi. 

Quand il eut dit ces mots, il se retira en silence dans 
son cabinet, pendant que la comtesse, un moment atterrée 
par ces paroles, sortit à pas lents de la salle. 

L’esprit juste de la comtesse de Terzky voyait plus clair 
dans l’avenir et il se livrait moins aux séductions trom¬ 
peuses de l’imagination que celui de son frère, quelque 
éminent qu’il fût dans la sphère des choses de la guerre. 
Elle se défiait de Seni et des relations que l’astrologue en¬ 
tretenait avec Vienne ; elle éprouvait pour lui une grande 
aversion qu’elle ne s’expliquait point, et elle avait la con¬ 
viction qu’il n’agissait que dans des vues d’intérêt per¬ 
sonnel. Quant à George Rothkirch , elle avait toujours été 
bonne pour lui comme une mère pour son fils; mais deux 
motifs l’avaient amenée à changer entièrement à l’égard du 
jeune homme. Elle avait remarqué à plusieurs reprises que 
sa fille Mathilde regardait le page avec intérêt, et que lui- 
même paraissait répondre à cette affection mal déguisée , 
qui avait eu pour résultat d’augmenter encore l’éloignement 
que la jeune comtesse éprouvait pour le marquis Del Guaslo. 
Elle s’était dit qu’il eût été facile de rompre ce penchant 
dès son origine en éloignant le page de la cour du duc ; 
mais elle avait vu que son frère s’obstinait à garder auprès 
de lui son serviteur. Dès ce moment elle conçut les plus 
vives inquiétudes, d’autant plus que l’astrologue avait fait 
accroire au duc que la destinée de Rothkirch était étroile- 


la renaissance. 


XI* PECULE. —6* YOLÜME. 










8-2 


LA RENAISSANCE. 


ment lice à la sienne. Ses craintes cependant étaient très- 
vagues encore; car elle ne put deviner quel était au lond 
le motif qui guidait Seni. 

* 

CHAPITRE X. 

§ » 

LES DEUX MÉNÉTRIERS. 

• 

Depuis l’arrivée des hôtes nouveaux du duc , le vieux 
manoir de Gilschin avait pris un aspect inaccoutumé de 
gaieté. Wallenstein continuait de faire semblant de ne pas 
vouloir ajouter foi à la défaite de Tilly, et les fêtes succédè¬ 
rent aux fêtes. Personne cependant au milieu de tous ces 
bruits n’était plus heureux que George; car le soir même 
de ce jour-là il lui était arrivé un bonheur inespéré. Assis 
au fond du jardin sous une tonnelle écartée, il avait été tiré 
de ses réflexions par un frémissement inattendu qu’il avait 
entendu dans le feuillage. L’approche de plusieurs femmes 
lui avait fait prendre le parti de se retirer et il s’était réfugié 
dans un massif de verdure. Il croyait n’avoir pas étéaperçu ; 
mais il avait été vu par Mathilde, qui entra, quelques se¬ 
condes après, avec ses compagnes sous la tonnelle isolée. 
Plusieurs minutes s’élaient écoulées, pleines d’anxiété, et le 
page n’avait osé respirer derrière la masse de feuillage qui 
le séparait de la jeune fille. Mais la comtesse s’était levée 
presque aussitôt et avait continué sa promenade avec ses 
compagnes. Le page alors était sorti de sa retraite sur la 
pointe des pieds , et, s’étant approché du banc de la ton¬ 
nelle, il avait poussé un cri de joie. En effet, il avait vu, 
sur le siège où Mathilde avait été assise, la rose qu’il avait 
portée quelques jours auparavant sur son cœur et qu’il avait 
si mystérieusement perdue, pour la revoir dans les mains 
de la comtesse de Terzky au bal du duc à Prague. La fleur 
était fanée, il est vrai, mais il l’avait bien reconnue, et au¬ 
tour de la tige se trouvait tournée une branche de myo¬ 
sotis. George avait failli perdre la raison en reconnaissant 
ce gage d’une affection dont il avait douté jusqu’alors, mais 
dont il acquit la certitude complète, grâce à cette humble 
fleur des poètes qui était nouée autour de la rose. 

— Elle m’aime donc, union Dieu ! s’écria-t-il en serrant 
les deux fleurs sur ses lèvres. 

— Seigneur, lui dit au même instant une voix qu’il ne 
reconnut pas d’abord. 

11 se retourna brusquement et vit devant lui le mcister- 
sænger de la Vigne d’Or. 

— Seigneur, reprit le musicien, je venais vous rappe¬ 
ler la promesse que vous m’avez faite. Pardonnez-moi ; 
mais je vous trouve si joyeux que j’ose espérer de la voir 
se réaliser. Donc procurez-nous l’occasion de nous faire 
entendre devant le seigneur votre maître, à la fête qui 
aura lieu ce soir. 

Lejeune compagnon du ménétrier avait gardé le silence, 
el il attendait avec une visible anxiété la réponse du page 
qui d’abord n’avait paru prêter qu’une médiocre attention 
aux paroles du vieillard, mais qui, prenant tout à coup 
l’expression d’un homme lequel se croit heureux et veut 
que tout soit heureux autour de lui, répoudit aussitôt : 

— Venez avec moi. 

Et il traversa avec eux le jardin eu se dirigeant vers 


l’habitation ducale. Quand il fut parvenu au bout de la 
grande allée, il s’arrêta et leur dit : 

— Attendez-moi ici, je reviendrai dans un moment. 

Et il s’élança sur les marches du palais. 

La compagnie des convives était réunie dans la grande 
salle pour entendre la musique du duc qui s’était déjà re¬ 
tiré dans son appartement, au moment où le page entra. 
George s’inclina respectueusement devant la duchesse et 
lui dit qu’un meistersænger de Nuremberg et son com¬ 
pagnon demandaient la permission de se faire entendre de¬ 
vant Son Altesse. 

— Demandez cela à ma sœur; c’est à elle que l’ordon¬ 
nance de la fête appartient, répondit la duchesse avec une 
froideur glaciale. 

Le page s’approcha de la comtesse. 

— Ils sont donc ici vos anciens amis de l’hôtellerie de 
la Vigne d’Or? demanda la comtesse d’un air significatif. 
Ils se sont bien fait attendre. 

— Vous savez, madame ,... répondit George. 

— Plus que vous ne pensez , interrompit vivement la 
comtesse de Terzky à demi-voix. Allez chez le duc; peut- 
être vous recevra-t-il. S’il consent à vous accorder ce que 
vous demandez, je devrai garder le silence. 

Rolhkirch, qui n’était pas habitué à s’entendre parler 
sur ce ton, salua respectueusement la comtesse et sortit. 

Devant la porte du cabinet de Wallenstein il trouva Seni 
qui paraissait l’attendre. Avant que le page eût eu le temps 
d’ouvrir la bouche , l’astrologue vint au-devant de lui et 
lui dit d’un accent presque impératif : 

— Jeune homme , introduisez les pèlerins de Nurem¬ 
berg, je répondrai des suites de la permission que je vous 
accorde, devant le duc à qui vous ne pouvez parler en ce 
moment. Faites ce que je viens de vous dire. 

Le page hésita un moment encore , car il songeait à la 
manière étrange dont la comtesse lui avait parlé. Puis des¬ 
cendant dans le jardin , il alla rejoindre les deux méné¬ 
triers qu’il introduisit dans la grande salle du château. 

Dès qu’ils eurent franchi le seuil, ils s’inclinèrent pro¬ 
fondément. Tous les yeux étaient Gxéssur eux. Le vieillard 
portait le costume simple et modeste des bourgeois de 
Nuremberg, et son manteau bleu annonçait qu’il appar¬ 
tenait à la corporation des meistersængers de la ville im¬ 
périale, comme sa barbe blanche indiquait son âge. Son 
jeune compagnon, qui, au grand étonnement de George, 
avait garni cette fois son menton d’une petite impériale et 
ses lèvres de deux moustaches noires, était vêtu en cava¬ 
lier : son justaucorps était de velours bleu et un man¬ 
teau espagnol de même couleur était placé sur son épaule 
gauche. Ses longs cheveux noirs descendaient en boucles 
épaisses sur ses épaules, et ses yeux, en se tournant vive¬ 
ment autour d’eux, semblaient chercher quelqu’un. Per¬ 
sonne ne fut plus étonné de tout ce manège que George, 
qui, le voyant faire ce mouvement, ne cessait de le regar¬ 
der avec inquiétude. La barbe que portait le jeune homme 
le rendait entièrement méconnaissable sans toutefois le dé¬ 
parer. Rothkirch crut aussi lui avoir vu à Prague une che¬ 
velure blonde. 

— Qu’est-ce que tout cela signifie? pensa-t-il en lui- 
même en se rappelant la mystérieuse rencontre qu’il avait 
faite dans la rue des Capucins et le langage incompréhen¬ 
sible de la comtesse. 

En ce moment le vieillard s’avança vers la duchesse et 












LA RENAISSANCE. 


83 


lui demanda la permisson de faire chanter par son fils une 
chanson en s accompagnant de la harpe. 

La dame de Gitschin lui répondit par lin signe de tète 
affirmatif. 

— Quelle sorte de chanson votre Altesse veut-elle que 
mon fils lui chante? demanda le musicien. 

— Mathilde, dit la duchesse en s’adressant à sa nièce, 
détermine toi-même la chanson. La musique n’est faite 
que pour la jeunesse. 

— Que votre fils, répondit Mathilde d’une voix toute 
troublée, nous chante une chanson sur l’amour discret. 

Le ménétrier s’inclina devant les dames et se replaça à 
côté de son fils. 

La comtesse de Terzky avait de la peine à cacher son 
dépit. Elle lança un coup d’œil de mauvaise humeur à sa 
lille et jeta uu regard scrutateur sur le page qui, s’avan¬ 
çant vers le jeune étranger, le conduisit au milieu de la salle 
et se tint debout derrière lui. 

En vérité, c elait une charmante apparition que celle 
de ce jeuue homme gracieusement posé au milieu de la 
salle, la tête légèrement penchée et appuyant sur sa harpe 
ses mains aussi blanches que celles d’une femme. Il resta 
quelques moments immobile comme s’il se fût recueilli 
dans l’inspiration ; puis tout à coup il fit courir ses doigts 
sur les cordes de l’instrument et chanta d’une voix émue : 

0 tiède brise, au fond des bois, 

Si tou haleine, qui soupire, 

Dans l’ombre à son oreille expire, 

Comme une voix ; 

Tout bas, tout bas dis à ma belle : 

« Je sais un cœur tout plein de toi, 

» Enfant dont fœil vif étincelle. » 

Mais ne lui dis pas que c'est moi. 

O doux écho, dont le soupir 
S’éteint dans l’ombre parfumée, 

Où sa fauvette bien-aimée 
Va s’assoupir, 

Tout bas, tout bas dis à ma belle : 

« Je sais un cœur tout plein de toi, 
m Je sais au inonde un cœur fidèle, n 
Mais ne lui dis pas que c’est moi. 

0 rossignol, dans ta chanson, 

Sous ses fenêtres demi-closes, 

Où monte le parfum des roses 
De ton buisson, 

Tout bas, tout bas dis à ma belle : 

<( Je sais un cœur tout plein de toi, 

» Un cœur qui souff re et qui t’appelle. » 

Mais ne lui dis pas que c’est moi. 

Quand le jeune musicien eut chanté ce dernier vers, il 
laissa tomber sa main le long de la harpe comme s’il eût 
été épuisé par l’effort qu’il venait de faire, et il regarda 
fixement le plancher. 11 resta pendant quelques secondes 
dans cette pose; puis, relevant tout à coup la tête, il s’in¬ 
clina profondément et Rothkirch le ramena vers l’entrée 
de la salle. 

Pendant tout le temps que la musique avait duré, le 
page n’avait cessé de teuir les regards fixés sur le jeune 
homme. Mais, quand il entendit ce vers : 

Je sais au monde un cœur fidèle, 


il avait tourné les yeux vers Mathilde et tous deux avaient 
compris ce qui se passait dans leur cœur. . 

— Le meistersænger lui-même ne désire-l-il pas main¬ 
tenant de se faire entendre aussi? demanda la duchesse. 

Puis, s’adressant au marquis Del Guasto qui se tenait 
derrière le siège de Mathilde : 

— Monsieur le marquis, lui dit-elle, vous plairait-il 
d’inviter le meistersænger à nous chanter quelque chan¬ 
son ? 

Le marquis paraissait tellement absorbé en lui-même 
qu’il ne comprit pas d’abord ce que la duchesse venait de 
lui dire ; de sorte quelle fut forcée de répéter les paroles 
qu’elle lui avait adressées. Alors il descendit la salle, tan¬ 
dis que George le suivait constamment des yeux. Il s’ap¬ 
procha du musicien et lui fit entendre le vœu de la du¬ 
chesse. 

— Je me rends bien volontiers au désir de Votre Altesse, 
répondit le vieillard, et je vous chanterai une chanson. 

— A moi? demanda le marquis étonné en regardant le 
vieillard avec des yeux tout larges ouverts. 

— Oui, à vous, monsieur le marquis Del Guasto, ré¬ 
pondit le musicien en le mesurant avec des prunelles flam¬ 
boyantes. 

Puis il prit la harpe des mains de son jeune compagnon 
et s’avança d’un pas ferme vers la duchesse. Le jeune 
homme resta près de la porte de la salle, et le marquis 
retourna à sa place derrière le fauteuil de Mathilde. 

Le meistersænger fit courir ses mains exercées sur les 
cordes de l'instrument, et, après un court prélude, il chanta 
d’une voix énergique et mâle : 

Près du ruisseau la jeune fille blonde 

Rêve, un bouquet de roses à la main. 

Elle effeuille, en rêvant, ses fleurs au cours de l’onde, 

Qui vont suivant les eaux dans leur flottant chemin. 

Et tu souris toujours, ô jeune fille blonde! 

Voila qu’arrive auprès de l’enfant blonde 

Un chevalier qui lui dit : « Par ma foi ! 
n De ces charmantes fleurs que tu sèmes dans fonde, 

» Fais ton chapel de noce, enfant, et sois à moi. » 

Hélas et tu le crus, ô jeune fille blonde ! 

Mais il trompa la jeune fille blonde, 

11 s’eu alla pour ne plus la revoir; 

Et les roses en fleur qu elle sauva de fonde, 

Se flétrirent ainsi que ton charmant espoir 
Et ton bel avenir, ô jeune fille blonde! 

Tout à coup le musicien s’arrêta et regarda fixement 
devant lui. Il semblait qu’une émotion profonde se fût 
emparée de son cœur et qu il eut besoin de se recueillir et 
de se calmer. Sa main tremblait sur les cordes de la harpe 
d’un frémissement convulsif. En ce moment son compa¬ 
gnon saisit avec vivacité la main de George et détourna le 
visage. 

Mais le vieillard leva presque au même instant la tête, 
jeta un regard terrible à Mathilde et continua ainsi sa 

chanson : 

L’espoir est mort, ô jeune fille blonde ! 

Mais la vengeance aura bientôt son tour. 

Il n’est plus rien pour toi désormais qu’elle au monde. 

Aussi du noir félon voici le dernier jour. 

Voici, voici qu’il sonne, ô jeune fille blonde. 















84 


LA RENAISSANCE. 


Les dernières paroles du chanteur retentirent comme un 
bruit sinistre dans la salle et émurent profondément tout 
l’auditoire. 

Les femmes étaient prises d’une terreur qu’elles ne pou¬ 
vait s’expliquer, et tous les yeux étaient Gxés sur le vieillard 
comme sur le génie de la vengeance qu’il venait d’évoquer, 
tandis qu’il tenait lui-mème les prunelles clouées sur le 
marquis Del Guasto. Il resta un moment immobile; mais 
tout à coup, après avoir secoué ses cheveux blancs, il s’a¬ 
vança vers les femmes. 

— Qu’on fasse sortir cet homme frappé de folie ! s’écria 
la duchesse en voyant l’étranger se diriger droit vers Ma¬ 
thilde. 

Plusieurs seigneurs se précipitèrent vers le musicien , 
s’emparèrent de lui et l’emmenèrent hors de la salle. 

Tous les assistants étaient dans une visible agitation. 
Mathilde seule était calme et froide. 

— Connaissez-vous cet homme, monsieur le marquis? 
demanda-t-elle à Del Guasto d’un ton significatif. 

— Non, belle comtesse, je ne le connais point, répon¬ 
dit-il. 

— Comment! Vous ne le connaissez aucunement? re¬ 
prit Mathilde avec une expression de mépris. Cela me pa¬ 
raît étrange. 

Puis elle lui tourna le dos et suivit sa mère qui sortit 
de la salle avec la duchesse. * 

CHAPITRE XI. 

MYSTÈRE. 

Au moment où le vieillard avait achevé le dernier cou¬ 
plet de sa chanson, son jeune compagnon était tombé sans 
connaissance dans les bras de George en murmurant : 

— Ah ! mon Dieu ! Cela est trop pour mes forces! 

Le page ne comprit rien à ces paroles; et, tandis que 
tous les regards étaient tournés vers le vieillard, il em¬ 
porta le jeune homme hors de la salle, sans que personne 
l’eut vu, à l’exception de Mathilde. Tenant l’inconnu dans 
ses bras énergiques et vigoureux, il traversa le long corri¬ 
dor du château et monta les marches du grand escalier. 
Parvenu dans sa chambre, il le déposa sur son lit, chercha 
de l’eau, et lui en frotta les tempes pour le faire revenir à 
lui. Mais rien ne put aider à lui faire reprendre connais¬ 
sance. Rothkirch était au désespoir, quand tout à coup il 
avisa maître Seni sur le seuil de la chambre. 

— Au nom du ciel, aidez-moi, maître, à rappeler à la 
vie ce pauvre jeune homme, dit-il à l’astrologue d’une 
voix presque égarée. 

— Ce jeune homme? Gt le vieillard. Dis plutôt cette 
jeune fille. 

— Comment? reprit le page en ouvrant des yeux tout 
étonnés. 

— Je dis cette jeune Glle, repartit l’astrologue. 

Et en disant ces mots il s’avança vers le lit et posa ses 
deux mains sur les yeux du jeune meistersænger, qui 
commeuça aussitôt à tressaillir et souleva avec effort ses 
paupières. 

— Où suis-je? s’écria-t-il en regardant autour de lui 


d’un air égaré. Où est mon père? Oh ! de grâce, condui- 
scz-moi auprès de mon père. 

— Votre père, mademoiselle, répondit le vieillard, on 
l’a mis en sûreté, car il a tiré le poignard contre le marquis 
Del Guasto. 

— Que la Vierge me soit en aide ! s’écria la jeune Glle 
en se cachant le visage dans ses deux mains. 

— Il n’y a pas de temps à perdre, reprit l’astrologue. 
Hâte-toi, George. Va trouver le duc au plus vite, de peur 
qu’il ne soit trop tard. 

Le page s’élança hors de la chambre et monta dans l’an¬ 
tichambre de Wallenstein. Le premier chambellan, comte 
de Ilarrach, était en ce moment en conférence avec le 
duc. Pendant ce temps George attendit avec une impa¬ 
tience impossible à dépeindre. Après quelques minutes 
qui lui parurent aussi longues que des jours, il vit s’ouvrir 
la porte. Ilarrach sortit du cabinet et Wallenstein lui di¬ 
sait : 

— Faites de cet homme ce que je viens de vous or¬ 
donner. 

— Oh ! je vous en supplie, monsieur le comte, ne faites 
rien avant que j’aie vu son altesse, dit le page à Harrach. 

En ce moment la porte du cabinet s’ouvrit de nouveau; 
le duc était sur le seuil. Après avoir promené un rapide 
coup d’œil dans l’antichambre, il dit au page : 

— Viens un moment ici, George. 

Rothkirch suivit son maître qui, l’ayant observé pendant 
quelques secondes dans le blanc des yeux, lui dit : 

— Monsieur le page, quels sont ces gens que vous avez 
introduits aujourd’hui dans ma maison? 

— Altesse, ils sont de Nuremberg, répondit le jeune 
homme non sans être un peu troublé par le regard Gxe 
que son maître tenait toujours attaché sur lui. Ils exercent 
le métier de meistersængers. 

— Les as-tu connus auparavant? interrompit Wallen- 
stein avec vivacité. 

— Je les ai vus deux fois à Prague. 

— Deux fois? demanda le duc. Et en quel endroit? 

— La première, ce fut dans la ruelle des Capucins , au 
moment où j’attendais Sesyna â la petite porte du jardin. 

— Et quel fut l’objet de votre entretien? 

— Je ne leur ai point parlé. Je les ai vus enveloppés de 
leurs manteaux et échangeant quelques paroles à voix 
basse. 

— Et tu n’as pas compris ce qu’ils disaient? demanda le 
duc en tenant toujours son regard perçaut Gxé sur le 

P a g e - 

— Altesse, je n’ai point entendu le sens de leurs pa¬ 
roles. Le lendemain je les ai revus dans l’hôtellerie de la 
Vigne d’Or. 

— Et comment savais-tu qu’ils y avaient leur logement? 

Rothkirch voulut d’abord répondre : 

— Par Seni. 

Mais il sentait qu’il ne pouvait mêler l’astrologue à cette 
affaire. C’est pourquoi il répondit aussitôt : 

— J’ai cru le démêler dans leur conversation, et j’ai 
pensé qu’il était de mon devoir de m’informer de ce qu’é¬ 
taient ces gens. 

— Et pourquoi as-tu introduit ces insensés dans ma 
maison ? 

— Altesse , repartit le jeune homme en s’approchant du 
duc. Altesse*.• 





LA RENAISSANCE. 


85 


— Eh bien, parle. 

— Ayez compassion de ce pauvre vieillard, fit le page 
d’un ton suppliant. Ce malheureux n avait aucun mauvais 
dessein contre vous. Avant de le juger, écoutez-le du moins. 

Wallenstein était irrésolu, il garda un moment le silence. 
Puis, mettant la main sur l’épaule du jeune homme : 

— Me répondras-tu de lui ? 

— Oui, Altesse, je réponds de lui sur ina tête. 

— En ce cas, va dire à llarrach qu’il fasse amener au¬ 
jourd’hui cet homme devant moi, et, quand tu auras fait 
ce message, reviens me trouver. 

Le page se précipita d’un seul bond hors de la chambre, 
dans la crainte où il était qu’il ne fut trop tard pour sau¬ 
ver le vieux musicien. Quand il rentra, il trouva le duc 
assis dans un fauteuil comme s’il l’attendait. 

— Approche, Rothkirch, lui dit son maître d’un ton 
affectueux , et raconte-moi ce que c’est que cet homme 
mystérieux dont tu prends si chaudement la défense, et 
qui cependant paraît avoir eu le dessein de porter la main 
sur ma nièce, la comtesse Mathilde. 

— Altesse, cela est impossible, répondit vivement le 
jeune homme. Comment peut-on croire cela d’un homme 
qui... 

— Eh bien ? 

— Votre Altesse peut-elle croire que je viendrais inter¬ 
céder pour un homme qui aurait des projets aussi crimi¬ 
nels contre un membre de votre illustre famille? 

— A qui donc était destiné le poignard qu’il tenait à la 
main ? 

— S’il a eu de mauvais desseins, ce n’a pu être que 
contre le marquis Del Guasto. 

— Ah ! s’écria le duc en se soulevant à demi, mais en se 
laissant retomber presque aussitôt dans son fauteuil. Ainsi 
c’est au marquis Del Guasto , au fiancé de ma nièce, qu’il 
en veut? Te souvient-il encore de ce que je te disais il y a 
quelques jours à Prague? 

— Oui, Altesse, je m’en souviens non-seulement par la 
tête, mais encore par le cœur. 

— Comment donc as-tu pu ouvrir l’entrée de ma maisou 
à cet homme ? 

— J’ignorais quels rapports il y avait entre lui et le mar¬ 
quis. Et je regardais son compagnon comme son fils; je 
ne savais pas que ce fût sa fille. 

— Sa fille? demanda Wallenstein. 

— Oui, Altesse. Le compagnon du vieillard est sa fille. 

— Comment? fit le duc après une courte pause. Ah! 
maintenant je vois , ou plutôt je soupçonne pourquoi tu 
as pris ces deux étrangers sous ta protection. 

— Protéger une femme sans défense est le devoir d uu 
homme de cœur, et ce devoir, je l’ai rempli. 

— Et tu as osé faire cela sans en demander à personne 
la permission ? 

Le page ne répondit point et baissa les yeux. 

— Je t’avertis comme un ami, reprit Wallenstein en se 
levant et en prenant la main du jeune homme. Je t’avertis 
comme un père. Dans d’autres circonstances le duc pourra 
se trouver dans l’impossibilité de ne pas punir de pareilles 
infractions à l’ordre de ma maison et à ton devoir. Et 
maintenant, George, tu peux te retirer. 

A un signe de son maître, le jeune homme se disposait 
à sortir du cabinet ; mais Wallenstein le rappela aussitôt 
en lui demandant : 


— La tille du meistersængcr de Nuremberg, où est- 
elle? 

— Je r ai mise sous la garde de Seni, repartit le page. 

— Conduis-le auprès de la comtesse de Terzky. Je m’en¬ 
tretiendrai moi-môme avec le père. 


CHAPITRE XII. 

CHEZ LA COMTESSE DE TERZKY. 

Quand Rothkirch rentra dans sa chambre, il retrouva la 
jeune fille telle qu’il l’avait vue dans l'hôtellerie de la Vigne 
d’Or. Sa barbe avait disparu et ses cheveux blonds rou¬ 
laient en boucles épaisses sur ses épaules, cependant elle 
semblait en proie à une inquiétude mortelle. 

— Mademoiselle, lui dit George, j’ai ordre de vous 
conduire auprès de la comtesse de Terzky. 

— Et pas auprès de mon père ? demanda-t-elle en joi¬ 
gnant les mains. 

— Le duc mon maître m’a ordonné de vous conduire 
auprès de la comtesse, répondit le page. 

En entendant ces mots elle éclata en sanglots. 

— Ne craignez rien, repartit Rothkirch, votre père n’est 
plus en danger. 

— En ce cas conduisez-moi chez la comtesse, reprit- 
elle. 

Et tous deux se dirigèrent vers l’appartement de la belle- 
sœur de Wallenstein. 

Ce ne fut pas sans une vive émotion que le page en 
franchit le seuil après qu’il se fut fait annoncer. 

— J’ai reçu de monseigneur le duc l’ordre de conduire 
cette jeune personne chez vous, madame, lui dit-il. 

— Chez moi? fit la comtesse décontenancée. Que vou¬ 
lez-vous que je fasse de ce musicien ambulant. 

Mais, se reprenant presque aussitôt, avant que le page 
eût eu le temps de lui répondre : 

— Les désirs du duc, mon beau-frère, sont des ordres 
pour moi, continua-t-elle. Mais dites-moi, Rothkirch , 
que veut-il que ce jeune homme fasse ici? 

— Son altesse veut le placer sous votre protection, ma¬ 
dame. 

— Sous ma protection? Mais est-il personne ici qui ait 
besoin d’une autre protection que celle du duc de Fried¬ 
land? demanda la comtesse. 

— Madame, je laisse à vos soins cette jeune fille qui ne 
peut avoir ici d’autre protectrice que vous-même, répondit 
le page. 

La dame de Terzky ouvrit des yeux énormes et recula 
de trois pas. 

_Uue jeune fille? demanda-t-elle avec un vif étonne¬ 
ment. 

_Que je recommande doublement à vos soins, ma¬ 
dame, parce quelle m’a accepté pour son chevalier. 

Sans adresser une seule syllabe à la pauvre enfant qui 
s’était discrètement retirée en arrière dans un angle de la 
chambre, la comtesse tira le cordon d’une sonnette. Une 
de ses suivantes entra un moment après : 

_Appelez ma fille, lui dit-elle en souriant d’un sou¬ 
rire de mépris qui contracta péniblement ses lèvres. 

Puis elle jeta un regard perçant à la jeune étrangère, 





LA RENAISSANCE. 


80 


qui cl abord baissa les yeux, mais qui bientôt regarda la 
comtesse avec une fierté pleine de calme et de dignité. 
.Mathilde entra en ce moment. 

— Ma Glle, lui dit la comtesse de Terzky, voilà devant 
toi une jeune personne que le duc m envoie pour que je 
la prenne sous ma protection. Et voilà le chevalier qu’elle 
a daigné accepter pour la défendre. Aie la bonté de te char¬ 
ger d’elle jusqu’à ce que nous ayons reçu des ordres ulté¬ 
rieurs du duc. 

Mathilde rougit jusqu’au blanc des yeux. Elle jeta un 
regard rapide et étonné à George, qui s’avança résolument 
vers elle et lui dit du tou du plus profond respect : 

— Mademoiselle, comme madame votre noble mère me 
nomme le chevalier de cette dame, je crois avoir le droit 
de vous supplier, en cette qualité, de vouloir protéger 
celte pauvre enfant contre toute insulte. Je suis convaincu 
que, si vous daignez satisfaire à ma prière, votre bonté 
sera réellement de la reconnaissance. 

— Je ne vous comprends pas, lui répondit Mathilde 
toute troublée. 

— Je vous comprends moins encore, interrompit la com¬ 
tesse en s’adressant au page. Mais n’importe ; vous avez 
exécuté l’ordre du duc, et vous pouvez vous retirer. 

Après avoir dit ces mots, elle lui tourna le dos et s’avança 
vers sa fille. 

— Madame, reprit George en saisissant la main de la 
comtesse et en la serrant avec effusion sur ses lèvres ; ma¬ 
dame, c’est la première fois que vous me congédiez ainsi. 
Naguère vous étiez pour moi une bonne protectrice et j’é¬ 
tais heureux des bontés que vous daigniez me témoigner. 
Ne me renvoyez donc pas aussi durement. Vous ne savez 
quel mal vous me faites ; car personne ne vous est aussi 
dévoué que je le suis. 

— George, dit la comtesse en l’interrompant avec viva¬ 
cité et en se faisant visiblement violence ; George, je n’ai 
pas besoin de votre dévouement; il me pèse plus qu’il ne 
m’est agréable. Quand vous viendrez à l’avenir m’apporter 
un ordre de votre maître , gardez-vous, je vous prie , de 
passer les bornes qui nous séparent. 

Le page s’inclina avec la fierté de l’amour-propre blessé 
et sortit. 

CHAPITRE XIII. 

EXPLICATIONS. 

— Avant que nous nous séparions, dit alors la comtesse 
à sa fille, nous devrions bien savoir quelle est la protégée 
que son chevalier vient de te recommander aussi instam¬ 
ment. 

Puis, s’adressant à la jeune étrangère : 

— C’est pourquoi, mademoiselle , ayez la bonté de nous 
dire qui vous êtes, quel motif vous a amenée à Gitscliin , 
et ce qui pu porter votre père à tirer le poignard contre un 
des hôtes du duc mon frère. 

— Noble dame, repartit la jeune fille en s’inclinant, 
permettez que mademoiselle votre fille se retire avant que 
je vous réponde. 

— Votre histoire est-elle donc de nature à ne pas être 
entendue par une jeune fille bien élevée? demanda la com¬ 
tesse. 


L’étrangère rougit et garda le silence , mais la noble 
fierté qui illumina tout à coup ses traits laissait voir suffi¬ 
samment combien ces paroles insultantes avaient blessé 
son cœur. 

— Eh bien ! commencez donc, reprit la comtesse en 
rompant tout à coup le silence , pour donner le change 
au trouble où la contenance de la jeune fille l’avait jetée. 

— Sachez avant tout, madame , que le passé de ma vie 
touche de bien près à l’avenir de celle de votre Glle. 

— Pour cela qu’avez-vous de commun avec la famille 
de Terzky? demanda la mère de Mathilde avec un accent 
où il y avait autant d’ironie que d’insulte. 

— Le fiancé à qui vous avez promis la main de votre 
fille, repartit l’inconnue avec un imperturbable sang-froid 
et en regardant fixement son interlocutrice. 

— Comment? exclama la comtesse pendant que Ma¬ 
thilde écoutait de toutes ses oreilles. 

— Le marquis Del Guasto nous appartient à toutes 
deux, répondit l’étrangère. Mais, comme il me vaut trop 
peu de chose, je vous l’abandonne bien volontiers. 

— Misérable ! s’écria la comtesse irritée , tandis que 
Mathilde, pour la calmer, se jeta dans les bras de sa mère. 
Misérable ! tu as le courage de me parler de la sorte à 
moi, la belle-sœur du duc de Wallenstein? 

— Je suis une misérable, répondit la jeune Glle, Dieu 
lésait; mais je ne le suis pas de la manière que vous le 
pensez, pas assez du moins pour subir les insultes que 
vous vous croyez en droit de me faire. 

— Sors d’ici! s’écria la comtesse exaspérée. Retire-toi 
de mes yeux, orgueilleuse insensée qui n’as su retenir par 
tes artifices celui que tu avais soumis par la fraude et le 
mal... 

— C’en est trop, madame! exclama l’étrangère en s’a¬ 
vançant d’un pas résolu vers son interlocutrice. 

Cependant elle s’arrêta aussitôt, jeta un regard de mé¬ 
pris à la comtesse et se dirigea vers la porte de la chambre. 

Mais au même instant la porte s’ouvrit, et le duc se 
montra sur le seuil. 

— Eh bien! mademoiselle, où donc allez-vous? de¬ 
manda-t-il à l’inconnue qui s’inclina respectueusement 
devant lui. Restez, je vous prie. 

Un regard rapide qu’il jeta sur la comtesse et sur sa fille 
lui fit comprendre ce qui s’était passé entre elles. Mais, 
sans paraître y faire attention : 

— Restez, je vous prie, répéta-t-il à l’étrangère qui parut 
s’être remise presque aussitôt du trouble que sa présence 
inattendue lui avait inspirée. 

— Quant à vous, ma nièce, continua-t-il en s’adressant 
à Mathilde, éloignez-vous pour quelques minutes. 

Quand Mathilde eut quitté la chambre, le duc dit à la 
comtesse avec une gravité presque terrible : 

— L’union de votre fille avec le marquis Del Guasto est 
rompue; elle est désormais impossible. Je me suis entre¬ 
tenu avec le père de cette jeune fille et j'ai eu entre les 
mains les preuves irrécusables de la vérité de ses paroles. 
C’est un gentilhomme du Palatinat. Le marquis, ayant été 
blessé dans une escarmouche contre Mansfeld, a trouvé 
dans le château de cet homme les soins que réclamait sa 
position. Mais les Italiens ne cessent pas d’être Italiens. 
Del Guasto paya d’ingratitude l’hospitalité que la bonne 
foi allemande lui avait accordée. Il parvint à se faire aimer 
de la fille ; mais, la veille de leur union, il fit enlever de 




LA RENAISSANCE. 


87 


force par des hommes masqués sa future épouse, après avoir 
fait garrotter le père. La malheureuse, il la renvoya à la 
maison paternelle huit jours après. Depuis, le brave Alle¬ 
mand poursuit son ennemi de pays en pays. Il apprend que 
le marquis est à Prague ; il accourt, et trouve le moment 
venu de se venger. Il a eu tort seulement de vouloir faire 
justice du misérable dans mon propre palais. Aussi je viens 
d’ordonner qu’il sera retenu ici en prison courtoise , pen¬ 
dant quelques jours encore, pour sa propre sûreté et pour 
ma satisfaction personnelle. Et maintenant je veux parler 
au marquis... 

— Seigneur, relâchez mon père, je vous en supplie, 
s’écria en ce moment la jeune fille en se jetant aux pieds du 
duc. Relâchez mon père, et laissez-nous partir en paix. 

— Oh! non, répondit Wallenstein d’un ton sévère. Je 
veux d’abord que cette affaire soit entièrement tirée au 
clair. Votre père est confié à la garde de votre chevalier. 
Il ne lui sera fait aucun mal, il est mon hôte; ainsi ne vous 
inquiétez pas de lui. Relevez-vous, mademoiselle; car 
tout finira peut-être encore d’une manière qui ne vous dé¬ 
plaira pas. 

— Cela est impossible, s’écria l’inconnue en se relevant 
avec dignité. Impossible ! 

Et elle se cacha le visage dans ses deux mains. 

— Vous avez raison, reprit le duc après un moment de 
silence et de réflexion. Le marquis, qui est de sang royal, 
ne peut réparer le mal qu’il a fait, car ce mal ne se répare 
point avec de l’or. J’ai pitié de vous, pauvre enfant. 
Cependant n’abandonnez ni l’espoir ni la confiance. La 
destinée des hommes dépend de la constellation sous la¬ 
quelle ils sont nés. Et la vôtre doit être heureuse, puis¬ 
qu’elle vous a sauvée aussi miraculeusement pure et in¬ 
tacte des mains du marquis. 

Puis s’adressant à sa belle sœur : 

— Comtesse de Terzky, lui dit-il, ayez soin de cette 
jeune fille. Je me chargerai du reste. 

— Altesse, reprit l’étrangère, je dois être pour la com¬ 
tesse un douloureux présage ; aussi daiguez me confier aux 
soins d’une autre dame de votre cour, qui me verra avec 
moins de déplaisir. 

Le duc, en entendant ces paroles, jeta un regard de cour¬ 
roux à sa belle-sœur. 

— La personne que je recommande à quelqu’un de ma 
maison, dit-il d’une voix ferme et d’un ton impératif, doit 
être la bienvenue et traitée comme je le veux. Demain 
je vous reverrai. 

Et il sortit, pendant que l’inconnue suivait la comtesse 
dans son appartement. 

CHAPITRE XIV. 

LE DÉFI. 

George avait passé la majeure partie de la nuit dans la 
chambre du prisonnier qui était située dans une aile laté¬ 
rale du château. Là le vieillard lui avait raconté la malheu¬ 
reuse liaison qui s’était établie entre sa Allé et le marquis 
Del Guasto. 

Profondément ému par ce récit, le page se promena 
pendant quelques minutes à pas mesurés daus la vaste 


pièce où le captif était établi ; puis il entra dans sa cham¬ 
bre qui n’en était séparée que par une simple cloison. 

Quand le jour arriva, il tira de son armoire ses plus beaux 
vêtements, (pii étaient de satin blanc et bleu. Il ne mit 
lui-même que l’écharpe aux couleurs du duc de Friedland. 
Portant sur son bras son costume d’apparat, il descendit 
l’escalier et traversa en silence la foule étonnée des servi¬ 
teurs de la maison, qui ne comprenaient pas le motif que 
le page du duc pouvait avoir de ne pas paraître, dans le 
palais même du duc, revêtu du costume de la cour. 

Le marquis Del Guasto dormait encore. L’événement 
extraordinaire de la veille l’avait profondément inquiété ; 
car il n’avait reconnu ni le gentilhomme palatin ni sa fille 
sous le déguisement de meistersængers dont ils s’étaient 
affublés. Il faut le dire cependant, l’accent de ces voix 
l’avait frappé; mais, il n’avait pas vu clair dans ce mystère 
étrange, et ses souvenirs ne lui avaient dévoilé que d’une 
manière vague et incomplète l’horrible secret qu’il croyait 
pour jamais enseveli dans l’oubli. Aussi George attendit 
longtemps dans l’antichambre du marquis, plus longtemps 
même que son impatience Feut désiré, bien que Del Guasto 
se hâtât de se lever quand il eut appris que le page venait 
au nom du duc* Rothkirch fut donc introduit. 

— Quel ordre de son altesse êtes-vous chargé de me 
transmettre? lui demanda le marquis dès qu’il eut franchi 
le seuil de la chambre. 

— Aucun, répondit le jeune homme. Je ne viens ici 
que vous apporter un message de la dame de vos pensées. 

— De la comtesse Mathilde? demanda Del Guasto avec 
une indicible expression d’étonnement. 

— Non, répliqua le page d’une voix brève et sèche. 

— En ce cas veuillez me dire, jeune homme, qui vous 
tenez pour la dame de mes pensées, reprit l’Italien en 
souriant. 

Sans répondre à cette interpellation faite avec une iro¬ 
nie insultante, George tira son gant droit, et, le jetant aux 
pieds du marquis : 

— Son altesse, mon gracieux maître, duc de Friedland, 
m’a permis d’être le chevalier de votre dame. C’est pour¬ 
quoi je ne doute pas que vous ne releviez, selou l’usage 
des chevaliers, le gant que voici. 

Del Guasto poussa un nouvel éclat de rire. Puis , croi¬ 
sant ses bras en ramenant son buste en arrière : 

— Pour le coup, veuillez, s’il vous plaît, me dire, mon¬ 
sieur le page , ce que signifie la comédie que vous venez 
jouer ici? A moins que je ne me trompe et que ce ne soit 
pas vous que j’ai là devant les yeux ; car je ne vois pas que 
vous portiez en ce moment la livrée du duc dans laquelle 
je suis habitué de vous voir. 

— Ceci vous montre, monsieur le marquis, interrompit 
le jeune homme en lançant un regard plein de haine à 
l’Italien, que ce n’est pas un serviteur du duc de Friedland, 
mais un franc gentilhomme allemand qui vous a jeté le gant 
et qui est un noble de l’empire d’Allemagne tout comme 
vous êtes marquis du royaume de Naples. 

Le marquis se fâcha tout rouge et, après avoir serré avec 
force ses dents sur ses lèvres : 

— Jeune homme, Gnissez cette farce, je vous le con¬ 
seille. Soyez bref et dites-moi ce qui vous amène ici. 

_Ce qui m’amène ici ? fit George. Monsieur le mar¬ 
quis Del Guasto, c’est Jeanne, fille de Conrad de Wan- 
gen, noble palatin, que vous connaissez, sans doute. 







88 


LA RENAISSANCE. 


L’Italien pâlit un moment, mais il se remit presque aus¬ 
sitôt. 

— Son père m’a donné cet anneau et ces papiers, con¬ 
tinua le page. Choisissez. Exécutez la promesse qu’on 
trouve écrite dans ces lettres ou relevez mon gant. 

Le marquis lança au jeune homme un regard furieux. 
Une lutte effroyable sembla se passer en lui-même ; car 
son visage devenait tour à tour rouge et pâle. Il vit claire¬ 
ment que le duc devait être instruit de tout ce qui s’était 
passé. Il détestait profondément George, car il avait plus 
d’une fois surpris les regards que Mathilde échangeait avec 
le jeune homme, et son cœur italien avait accumulé dans 
ses plus secrets replis mille motifs de haine contre un rival 
qu’il pouvait à peine croire possible. Cette haine le déter¬ 
mina à relever le gant. Il le ramassa en disant avec une 
insulte nouvelle : 

— Eh bien! le chevalier errant d’une fille perdue sera 
satisfait. Je suis à vos ordres. J’oublierai pour un moment 
que vous n’êtes qu’un valet et que vous vous seriez estimé 
bien heureux de me donner de l’eau bénite à l’église, si je 
l’avais voulu. 

— Moi à vous? interrompit George en bondissant de 
colère. Sachez que je ne suis que le serviteur du duc, 
c’est-à-dire d’un homme devant lequel vous vous inclinez 
plus bas que je ne le fais moi-même et dont je suis plus 
proche par ma foi, par ma patrie et par ma naissance, que 
vous ne l’êtes, vous, dont les ancêtres n’ont pas encore 
essuyé de leurs souliers la boue qu’ils ramassaient dans les 
rues de Païenne en y conduisant leurs mulets.... 

— Jeune homme! s’écria le marquis en se dressant de 
toute sa hauteur, ne m’irrite pas, je te le conseille. 

— Vous, marquis Del Guasto, ne m’irritez pas non plus, 
repartit le page; et songez que je suis un gentilhomme 
allemand si vous êtes un gentilhomme italien. D’ailleurs , 
nous avons à nous parler d’une manière trop sérieuse pour 
que nous perdions notre temps à nous occuper d’autre 
chose. Derrière la chapelle de saint Antoine vous trouverez 
un chemin qui conduit dans la forêt. C’est là que je vous 
attendrai dans une heure avec votre témoin. Vous ne par¬ 
lerez à personne, si ce n’est à lui, de la rencontre que 
nous allons avoir. De mon côté, je ne m’en suis ouvert 
qu’à mon témoin, qui un est gentilhomme allemand, fidèle 
et discret. Ainsi, si le duc en est instruit, ce ne pourra 
être que par vous. 

— N’ayez pas peur, répondit Del Guasto d’une voix 
stridente. Il me tarde trop d’en finir avec vous, pour que 
vous ayez rien à redouter de ce côté. Mais, avant tout, 
songez bien que pour moi le combat que nous allons nous 
livrer, je ne l’entreprends point pour la folle dont vous 
vous êtes fait l’humble chevalier errant. 

— Je vous comprends, répliqua George en tendant la 
main à son adversaire. Je vous comprends. Ainsi au re¬ 
voir. 

Et il quitta la chambre du marquis. 

CHAPITRE XV. 

FIN DO DUEL. 

— Votre Altesse m’a fait demander, dit Seni en entrant 
dans le cabinet du duc et en le saluant profondément. 


— Avez-vous interrogé les étoiles cette nuit comme je 
vous en ai prié hier? 

— J’ai exécuté les ordres de votre altesse. 

— Et que vous ont dit les étoiles? 

— Elles m’ont dit, reprit l’astrologue, qu’aujourd’hui est 
un jour où il faut se garder de prendre des résolutions 
précipitées. Un nuage de malheur passe dans l’air. Laissez- 
le se dissiper. Demain la constellation de Mars dominera, 
et quand le soleil sera au zénith, le règne de Vénus com¬ 
mencera. Mais, dès que l’étoile du soir luira au ciel, Ju¬ 
piter reprendra sa puissance. 

Le duc avait écouté les paroles du vieillard avec une 
attention profonde. Il devint tout à coup singulièrement 
pensif. Mais, après un court silence, il reprit : 

— J’attends aujourd’hui le retour de Sesyna. 

— Déjà? exclama l’astrologue avec étonnement. Mais 
cet homme a donc des ailes? 

— Arnim est entré en Bohême, le saviez-vous? dit Wal- 
lenstein. 

— Non, seigneur, je l’ignorais, répondit le vieillard. 
Votre Altesse sait que le passé et le présent appartient à 
tout le monde, et nous ne nous en occupons guère. Toute 
bouche de la terre les proclame, et ils sont ouverts à tous 
les yeux comme un livre où le vulgaire peut lire à son aise. 
Nous ne nous préoccupons que de l’avenir et nos yeux ne 
lisent clair que dans les mystères que le temps prépare 
pour les autres hommes. 

En ce moment Wallenstein , qui se tenait près de la fe¬ 
nêtre, fixa avec un mouvement indéfinissable d’attention 
ses yeux sur la porte d’entrée de la cour du château. 

— Dieu me soit en aide ! s’écria-t-il. N’est-ce pas un 
homme blessé qu’on apporte sur cette civière? 

En disant ces mots, il avait entraîné le vieillard vers la fe¬ 
nêtre, comme pour acquérir par lui une certitude déplus. 

Au même instant il tira avec violence le cordon d’une 
sonnette. 

— Va, cria-t-il à un domestique qui entra aussitôt. Va, 
demande quel est cet homme blessé, et viens me dire à 
l’instant ce qui s’est passé. 

— C’est le marquis Del Guasto, si mes yeux ne se trom¬ 
pent, dit Seni en regardant le duc avec une inquiétude 
extraordinaire. 

— Le marquis? fit le duc. En effet, il était déjà sorti ce 
matin de bonne heure quand j’ai envoyé chez lui. 

A peine eut-il dit ces mots, que Rothkirch entra dans le 
cabinet du duc. Il portait un costume de ville et n’avait 
comme signe distinctif de la maison de son maître, que l’é¬ 
charpe aux couleurs de Friedland. Il s’avança vers le duc 
et , s’agenouillant devant lui : 

— Altesse, lui dit-il, vous m’avez permis d’être le che¬ 
valier de l’infortunée que vous avez mise sous la garde de 
la comtesse de Terzky. Seigneur, si j’ai mal compris cette 
permission, si j’ai été trop loin dans mon devoir de che¬ 
valier, pardonnez-moi. 

Ouand il eut parlé ainsi, il leva vers son maître ses yeux 
qu’il avait tenus abaissés jusqu’alors. 

— Et tu oses te présenter dans un pareil costume devant 
moi ! s’écria le duc en se levant de son fauteuil avec un 
mouvement de grande colère. 

— Altesse, je porte l’écharpe de votre maison, répondit 
le page ; et un chevalier ne peut se présenter au combat 
qu’avec les couleurs de sa dame. 
























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LA RENAISSANCE. 


89 


— La couleur de sa dame ! s’écria le duc de plus en 
plus furieux. Il me semble que celle de Jeanne Van ^an- 
gen doit être celle du deuil, le noir. Mais, drôle... 

Ici AYallenstein s’arrêta brusquement, tandis que le page 
se leva sans se laisser intimider par le regard foudroyant 
que son maître tenait fixé sur lui. 

— Je supplie votre Altesse de me donner mon congé et 
de permettre que je me retire de son service. 

Le duc, surpris de ce langage, regardait le jeune homme 
avec un mélange de surprise et de courroux. Mais il ne 
répondit point. 

— Je supplie Votre Altesse de me donner mon congé, 
répéta George d’nn ton ferme, mais respectueux. 

— A toi? s’écria YVallenstein. Te donner ton congé à 
toi? 

— Le duc de Friedland ne peut avoir des drôles a son 
service, reprit le page, et George Rotbkirch n’est point fait 
pour être compté parmi eux. 

A ces mots le duc leva sa canne pour frapper le jeune 
homme. Mais au même instant George ouvrit la fenêtre en 
disant à Walleosleio : 

— Messire, j’aime mieux mourir que de subir l’outrage 
que vous voulez me faire. 

Et il monta sur le marbre de la fenêtre, s’apprêtant à 
sauter dans la cour. 

— Altesse, dit en ce moment l’astrologue tout bas à 
l’oreille du duc, songez à la constellation sous laquelle 
vous êtes né. 

Wallenstein s’arrêta aussitôt comme si une voix magique 
l’eut pétrifié. Car, au moindre mouvement, le page roulait 
dans la cour et se broyait sur le pavé. Il paraissait résolu à 
mourir plutôt qu’à se voir déshonoré. 

— George, dit le duc après quelques secondes de si¬ 
lence, descends de là. Je suis toujours le bon maître que 
tu as toujours trouvé en moi, et je n’ai pas cessé de t’ai¬ 
mer comme si tu étais mon fils. Approche-toi de moi. 

Le page descendit dans la chambre et serra avec effu¬ 
sion sur ses lèvres la main que Wallenstein lui tendit avec 
une bonté aflectueuse, en lui disant : 

— Rotbkirch, j’ai blessé ton amour-propre par des pa¬ 
roles, presque par des faits. Tu as mieux aimé mourir que 
d’être maltraité. Tu as bien fait, mon Gis. Mais si tu avais 
tiré l'épée, c’en était fait de toi. Et maintenant dis-nous 
ce qui est arrivé. 

— J’ai eu un duel avec le marquis Del Guasto, répon¬ 
dit le page, et je crains qu’il ne soit grièvement blessé. 

— Ah! je comprends, interrompit le duc sans témoigner 
le moindre déplaisir. Va, mon ami, et appelle le capitaine 
du château avec quelques hommes de ma garde. 

Quatre ou cinq minutes après, George rentra avec le ca¬ 
pitaine. 

— Capitaine , dit Wallenstein à l’homme d’armes, le 
page Rotbkirch est votre prisonnier. Couduisez-le dans la 
chambre voisine de celle du gentilhomme palatin. Sa pa¬ 
role d’honneur vous suGira pour lui faire tenir ses arrêts. 

George remit aussitôt son épée au capitaine et le suivit. 

(La fin à la prochaine livraison . ) 


ÉGLISE SAINT-VINCENT-DE-PAUL A PARIS. 

ha pose de la première pierre de Saint-Vincent-de-Paul eut lieu au 
mois d’août 1824; c’est à la fin d’aout 1844 que cette nouvelle basili¬ 
que devait être consacrée. Elle aura été construite en moins d’un quart 
de siècle, remarquable résultat dont il faut faire honneur, en grande 
partie, aux elForls et aux progrès réunis des arts et de l’induslrie. 

La situation de celle église est des plus heureuses. Bâtie sur une 
hauteur à l’extrémité d’une longue et belle rue, elle domine le quar¬ 
tier dont elle a mission de protéger les fidèles, et les deux grandes 
tours carrées qui s’élèvent de chaque côté de la façade la font con¬ 
naître au loin d’une manière aussi grandiose que pittoresque. 

Son extérieur annonce un édifice moderne. C’est un carré long avec 
deux avant-corps. Celui de devant se compose d’un péristyle orné de 
douze colonnes, supportant un fronton au-dessus duquel s’étend 
une espèce de terrasse qui réunit les tours oû les cloches seront pla¬ 
cées; celui de l’autre extrémité forme la cage de la chapelle de la 
Vierge. 

L’intérieur est d’un bon et bel effet. Placé sous la tribune que 
l’orgue doit occuper, nous avons pu embrasser d’un coup d’œil tout 
l’ensemble de l œuvre, et ce premier regard a été favorable aux tra¬ 
vaux de l’architecte. 

Devant nous s’élevait d’abord l’autel surmonté d'un arc triomphal 
éblouissant de dorures, qui s’élance, grâce à ses colonnes légères, 
vers une voûte en forme d’hémicycle destinée à recevoir l'apothéose 
de l’apôtre de la bienfaisance ; ensuite le sanctuaire et le chœur, iso¬ 
lés par un rang de stalles ornées de sculptures et de statuettes élé¬ 
gantes; puis la chaire de vérité avec ses statues et ses bas-reliefs; le 
banc d’œuvre qui se distingue par des ornements et des moulures 
d’un heureux goût, et tout cela encadré d’un double rang de colon¬ 
nes aux chapiteaux dorés, qui soutiennent un autre rang de colonnes 
d’ordre corinthien montant jusqu’au sommet de l’édifice et allant se 
confondre avec la riche et sévère décoration du faite. 

Tout autour de la nef et du sanctuaire circule une large voie qui 
permet de parvenir à toutes les parties de l’église sans troubler en 
rien les exercices religieux. Les chapelles latérales, au nombre de 
huit, sont séparées entre elles ainsi que de la voie commune par de 
magnifiques grilles bronzées. C’est une innovation qui nous a paru 
heureuse. 

Les sacristies sont de chaque côté de la chapelle de la Vierge dans 
les angles du monument. Elles fournissent au clergé officiant les 
moyens de se rendre au chœur et dans les chapelles latérales sans 
avoir à traverser la foule, sans être forcé, comme il arrive dans pres¬ 
que toutes les églises, de se mêler aux assistants. 

Ce n’est pas ici le lieu de recommencer une discussion déjà épuisée 
sur le meilleur système à suivre dans la construction des édifices re¬ 
ligieux, et encore moins de rappeler ce qui a été dit tant de fois 
sur la préférence à donner au style grec, gothique, roman ou de la 
renaissance ; il nous semble plus juste de juger ce temple unique¬ 
ment sur ce qu’il est, et de ne point égarer notre plume dans le 
champ des fictions quand une réalité aussi importante appelle de 
notre part l'expression d’une opinion consciencieuse. 

L’architecte avait de grandes difficultés à vaincre, et nous com¬ 
prenons qu’il a dû hésiter longtemps en face de sa pensée. Mais cette 
longue méditation a porté ses fruits : à chaque pas, une occasion se 
présente de convenir qu’il a traité son sujet en homme pénétré de 
I importance de la lâche qui lui était imposée. 

Il y a d’abord à considérer ce qu’on peut appeler I économie inté¬ 
rieure de l’édifice. Nous trouvons là des eflets ménagés avec autant 
d’adresse que de bonheur, des communications sagement établies, des 
places réservées à l’enfance, loin de toutes distractions, pour ses 
jours d’études et d’exercices religieux, toutes les précautions prises 
afin d’assurer au culte la majeté, le calme qui lui conviennent, et au 
clergé les facilités de mouvement dont il jouit si peu dans la plupart 
des temples catholiques. Certes, c’est quelque chose que ce résultat, 
surtout si l’on considère combien les exigences de nos mœurs et de 
nos habitudes sont difficiles à concilier aujourd'hui avec des obliga¬ 
tions plus austères. 

Vue dans son ensemble, la question d’art nous parait ici résolue 
avec assez de franchise. C’est une église véritablement catholique; 
l’architecture n’y révèle rien de païen, et nous ne blâmons pas ce 

X1I« PtlILLE.-6« VOLtVE. 


LA RESAISSAStfi. 






90 


LA RENAISSANCE. 


parti pris. Nous n’avons jamais beaucoup goûté les transactions en¬ 
tre le style et la pensée. Ce temple-ci n est ni grec, ni romain, ni 
moyen-âge, il se borne tout uniment à être chrétien; pourquoi pas? 
— Après cela, on y reconnaît bien çà et là quelques ligues et quel¬ 
ques effets empruntés à des inspirations étrangères, mais l’appropria¬ 
tion en est heureuse et l’ensemble y profite. On a dit que l’intérieur 
de Saint-Vincent-de-Paul rappelait I idée de Saint-Paul de Rome. Il 
y a du vrai dans celte observation et, bien que I église de Paris offre 
des différences notables avec 1a basilique italienne, celte critique 
doit être enregistrée. 

L’on pénètre dans l’église par trois portes : l’une principale, deux 
latérales. La première est en bronze. Jésus-Christ y figure avec les 
vertus théologales et les apôtres, tous le front ceint d’auréole. Ces 
figures, en pied, sont de M. Farochon. 

Le jour qui règne continuellement dans l'église offre des tons 
chauds, aussi riches que s’ils étaient dus à un soleil d Orient. Cette 
lumière, en même temps splendide et grave, provient des vitraux qui 
ornent les croisées des chapelles, travaux exécutés par M. Maréchal, 
de Metz, avec un rare bonheur. Leurs couleurs brillantes tamisent les 
rayons lumineux et les divisent en mille reflets charmants qui se ré¬ 
pandent sur les colonnes, les frises et les murailles. Chacune de ces 
verrières est une sorte de biographie du saint qu’elle représente et 
dont la figure resplendit au centre du tableau. 

L’église est achevée; il est probable qu’elle sera livrée au culte 
avant peu de jours, mais beaucoup de travaux resteront à faire : 
d abord le fronton, dont l’exécution est confiée à M. Nanteuil; puis 
quatre statues d'évangélistes exécutées par MM. Valois, Foyatier, 
Rarre et Criant; puis les statues de saint Paul et de saint Pierre, par 
M. Kamey ; puis une page colossale de peinture religieuse dont la toile 
ne sera autre chose que la pierre du péristyle. 

Cette peinture monumentale, dont M. Jollivet doit faire la première 
partie, sera exécutée sur lave, et doit offrir une immense personnifi¬ 
cation de tous les mystères de la religion catholique. 

C’est là une innovation d’une grande portée, et dont nous atten¬ 
dons la réalisation avec impatience. Espérons que le peintre justifiera 
la eoufiance que la Ville a mise en lui, et qu’il ouvrira avec éclat une 
voie nouvelle aux artistes français. 

T 

Une autre innovation, non moins sérieuse, selon nous, ce sont les 
peintures, dans I hémicycle, de la frise principale qui a pour déve¬ 
loppement toute l étendue de l’édifice, des parois et des chapelles. Ces 
pages seront exécutées sur les murailles, et c’est là une idée que nous 
applaudissons. Les tableaux, en effet, ne se lient point assez, pour la 
plupart du temps, au système décoratif des monuments religieux. Ils 
en détruisent l’unité en obéissant d’ordinaire à des pensées trop di¬ 
verses. Souvent leur genre est tellement capricieux, tellement à part, 
qu’ils provoquent l’attention du spectateur aux dépens de l’architec¬ 
ture, inconvénient fâcheux qui met I accessoire à la place du princi¬ 
pal, et détruit l’effet promis en nuisant à la pensée générale. 

L'architecte de Saint-Vincent-de-Paul est M. Ililtorf, qui a com¬ 
mencé cet important travail avec sou beau-père, le vénérable M. Le- 
père, mort il y a peu de temps. C’est une œuvre remarquable qui 
ajoutera aux titres nombreux que cet artiste doit déjà à d’universels 
suffrages. 

Terminons cet aperçu rapide par un éloge à la pensée heureuse 
qui a mis l'une des églises de Paris sous l’invocation du nom le plus 
populaire, comme de l’âme la plus belle dont il soit donné au catho¬ 
licisme d'adorer la mémoire. 

Vincent de Paul, le fondateur en France, pour ainsi dire, de la 
charité nationale, le père des deux plus belles institutions, les Enfants 
trouvés et les Sœurs de Charité, a vécu longtemps à Saint-Lazare à 
Paris. Cest dans cette pieuse demeure, dont les vestiges couvrent en¬ 
core les faubourgs Saint-Denis et Poissonnière, et des lambeaux de 
laquelle on a bâti une prison, qu’il rendit le dernier soupir après 
plus de quatre-vingts années de nobles travaux et de dévouements 
angéliques. Ce fut donc une belle pensée que celle d'élever, près du 
tombeau qui reçut sa dépouille, le temple qui va rendre hommage à 
saint Vincent de Paul, béatifié dans les souvenirs du peuple bien 
avant qu’une bulle du pape l’eut mis au rang des élus. 


DE LA PEINTURE ALLEMANDE CONTEMPORAINE. 

Dans la dissertation sur les origines traditionnelles de la peinture 
moderne, qu sert d’introduction aux Musées d’Italie, j’ai tâché de 
faire voir par quelle filiation interrompue l’art des anciens Grecs, 
étendu sur tout l’empire romain, et conservé surtout à Byzance, jus¬ 
qu’à la fin du moyen-âge, avait, dans le temps appelé la renaissance, 
donné la première élincelle de vie à l’art de tous les peuples moder¬ 
nes. J’ai montré ailleurs la primitive école allemande, sœur jumelle 
des anciennes écoles d'Italie, naissant aussi de l imitation des Byzan¬ 
tins, puis se développant avec indépendance par ses seules forces et 
dans sa propre voie. Mais on a pu voir qu'a près cette première res¬ 
semblance, une différence radicale séparait l’école allemande des 
autres grandes écoles européennes. Tandis que Dante et Pétrarque, 
émancipant l’idiome populaire de la suprématie des langues mortes, 
créaient la poésie nationale, Giotto et ses disciples faisaient sortir 
aussi de l'art longtemps immobilisé par les Byzantins un art nouveau, 
qu’il émancipaient, sinon de la foi, au moins du dogme; et, gran¬ 
dissant par la liberté, cet art national s’élevait successivement de 
Giotto à Fra Angelico, puis à Masaccio, puisa Léonard, à Raphaël, à 
Titien, qui le couronnaient magnifiquement dans les grandes capita¬ 
les d’écoles. En Espagne, après les premiers essais propres au pays, 
venait l’imitation des Italiens par Berruguete, Becerra , Joanès, Na- 
varrete, Vargas, Cespedès; puis, avec Moralès, Tristan, Las Roelas, un 
second art national, enté de I Italie sur le tronc espagnol, qui pro¬ 
duisait Velasquez, Cano, Murillo. La Flandre avait aussi ses trois 
phases, ses trois époques : l'art national primitif, comprenant maître 
Wilhem de Cologne, Van Eyck et llemling; l’art imitateur de l'Italie, 
avec Jean de Maubeuge, Van Orley, Frans Floris, Otto Venius; le 
second art flamand, né d'un compromis entre le Midi et le Nord, 
produisant Rubens, Van Dyck et Rembrandt. Parti du Rhin, comme 
celui des Flandres, l’art de T Allemagne parcourut bien sa première 
période, que couronna, dans la Franeonie, Albert Durer, dans la Saxe, 
Lucas Cranach ; mais il fut étouffé par l’imitation de ( Italie, qui avait 
rajeuni les autres, et, depuis le commencement du xvi* siècle, tous 
les artistes Allemands d’origine, se sont faits Italiens ou Flamands. 
On rapporte que l’illustre auteur de Faust, conduit devant la collec¬ 
tion des frères Boisserce, et pressé de dire son avis sur ces échantillons 
des débuts de l’art allemand , s’écria avec un soupir : « Je vois bien 
le bouton, mais où est la fleur? » Ce mot de Gœthe est juste et pro¬ 
fond. L’art allemand n'a pas eu de fleur, ou du moins, s’il a fleuri, 
c’est dans les Flandres. Là, Rubens a été le suprême épanouissement 
de l'art du Nord, modifié par l'Italie, comme Murillo de l'art espa¬ 
gnol, emprunté à 1 Italie, comme Raphaël l'avait été de l’art italien, 
sorti primitivement des Byzantins, et, par tradition, des anciens 
Grecs. 

Ces diverses écoles ont subi la loi fatale imposée à toutes les choses 
de ce monde. Après avoir grandi et monté jusqu’au faite, elles ont 
dû décroître et tomber; apres leur apogée est venue leur décadence. 
Passant de Florence à Rome, à Venise, à Bologne, Part a fini par 
s'éteindre en Italie. Il a péri brusquement dans les Flandres après 
Rubens, en Espagne après Murillo, et il s’est fait alors dans l'Europe 
entière un vide immense, qui comprend à peu près tout le xvm* siè¬ 
cle. Eu vain, par la création d’académies et d’écoles gratuites, les 
gouvernements voulurent-ils rallumer le feu sacré, qu’entretenaient 
loin du temple quelques prêtres de Part, pieux, mais impuissants; 
l'on peut dire que le vide fut complet et la nuit profonde. 

C’est à la fin de ce xvm* siècle, après le triomphe de la philosophie, 
et pendant la terrible secousse imprimée par la révolution française 
que Part semble renaître d’une nouvelle émancipation de l’esprit hu¬ 
main. Cest la France, jusque-la dépourvue d'une école, puisque 
Poussin et Claude, ayant travaillé eu Italie et en Italiens, ne lui avaient 
guère laissé, sauf Lesueur, que des artistes secondaires, Lebrun , Mi¬ 
gnard , Jouvenet ou Greuze; c’est la France qui donne l'exemple, 
et qui ramasse le sceptre de Part, tombé successivement des mains 
de PItalie, de la Flandre et de I Espagne. Oticlque avenir qui soit 
réservé à l'école française actuelle, et quelque jugement définitif que 
porte la postérité sur David et ses successeurs, ils auront du moins, 
comme les Carrache et les Bolonais, 1 honneur d’une tentative utile, 
la gloire d’un succès brillant. Si, par une réaction naturelle contre le 







LA RENAISSANCE. 


91 


genre futile et misérable de* Vanloo, des Watteau, des Bouclier, le 
répuhlieian David retourna jusqu'à la statuaire grecque, on vit, de 
son temps même, s’élever d’autres styleset d’autres systèmes. Prud’hon, 
notre Corrége, protestait pour la grâce contre la raideur de l’antique 
modernisé, et Gros protestait pour la couleur contre la ligne. Puis, 
après le règne un peu tyrannique de l'école impériale, vint, avec les 
querelles littéraires de la restauration et l'intronisation du roman¬ 
tisme, la plus complète indépendance de Part. 

(diaque artiste put s'abandonner librement à ses goûts, à ses pen¬ 
chants, à sa nature, et se créer pour son usage propre une poétique 
individuelle. Tandis que M. Ingres, aussi bien élève de Haphaël que 
Jules Uoiuain, et de Poussin que Sébastien Bourdon, remet en hon¬ 
neur le culte de la forme et de la pensée, M. Delacroix, héritier de 
Rubens, lève contre lui le brillant étendard de la couleur; et taudis 
queM. Horace Vernei, retraçant d’un infatigable pinceau les histoi¬ 
res contemporaines, élève aux proportions des grands cadres la pein¬ 
ture anecdotique, M. Schett’er, unissant la poésie rêveuse de la Ger¬ 
manie à la liberté française, retrempe et rajeunit la peinture religieuse 
dans la philosophie. Ces maîtres, et d’autres encore que je ne [mis 
nommer, luttent avec courage, persévérance et bonheur contre 
l’indifférence des uns et le mauvais goût des autres, contre l’in¬ 
dustrie, celte reine du siècle, ennemie de l'art plus encore que sa 
rivale, contre la multitude «le tableaux anciens qui remplissent les 
galeries publiques et les cabinets des amateurs, contre la foule plus 
grande encore des gravures, lithographies, estampes de toutes sortes, 
moins chères que la peinture et suffisantes pour décorer les salons de 
la bourgeoisie ; enfin contre les immenses obstacles qu’opposent à la 
complète régénération de Part une époque livrée au doute, une so¬ 
ciété livrée à l’égoïsme des intérêts. Depuis cinquante ans, le travail 
commencé par David se poursuit avec une activité toujours croissante, 
et, loin de descendre ou de s’éteindre, l’école française grandit et 
s’élargit toujours. 

Entrés vingt ans plus tard que les Français dans l’œuvre euro¬ 
péenne d'une nouvelle renaissance, les Allemands ont compris leur 
mission d une manière entièrement opposée. Au lieu de faire marcher 
l’art en avant comme les idées, ils sont retournés en arrière, et, plu¬ 
tôt que d'aller résolûment à la découverte de l’avenir, de l’inconnu, 
ils ont cru plus prudent de revenir au passé et de se réfugier dans 
l’archaïsme. Il y a trois siècles que l’Allemagne artiste s’est endormie 
dans la caverne d Kpiménide. Réveillée au bruit de la résurrection 
des arts en France, elle a repris sa tâche, mais oû elle l'avait laissée; 
elle s'est retrouvée à la fin du xv e siècle. Ce n’est pas lorsque le sen¬ 
timent national, longtemps froissé, ameutait contre nous, les armes à 
la main, toutes les races germaines, que l’Allemagne pouvait, mémo 
pour les complètes de Part, s’enrôler sous nos bannières et fraterniser 
avec l’ennemi. Aussi est-ce à Rome, parmi les ruines du christianisme 
et de la papauté, qu’elle est allée rallumer son flambeau. On connait 
l’histoire de cette petite colonie allemande, qui, vers 1810, passa les 
monts sous la conduite de M. Frédéric Overbeck, et établit à Rome 
un couvent «Partistes où vinrent se former successivement tons les 
chef des écoles actuelles, MM. Pierre Cornélius, Wilhelm Schadow, 
Philippe Veit, Jules Schorr, Charles Vogel, Henri Hess, etc. Leur 
enthousiasme pour ce «[u'ils nommaient l’idéal chrétien, pour Part 
antérieur à la réforme religieuse, les porta jusqu'à l’abjuration de 
leurs croyances paternelles ; presque tous les protestants se tirent ca¬ 
tholiques; et M. Overbeck, cjui avait donné l’exemple de I abjuration 
après celui de l’exil, et qui est le vrai David de Pécule allemande 
restaurée en pays étranger, M. Overbeck ne se contenta point de re¬ 
tourner au siècle de Léon X; il essaya d’accommoder les types de 
Raphaël, où avait revécu la beauté grecque, avec le style mystique 
du bienheureux Fra Angclico. La réaction il libérale et dévote qui sui¬ 
vit le succès des coalitions contre la France, aidée par le goût natu¬ 
rel des Allemands pour la science du passé, entraînèrent dans celte 
voie, et les souverains pour leurs encouragements, et les peuples 
pour leur estime. Voilà sous quelle influence la rénovation s’accom¬ 
plit. 

L’art allemand moderne me semble donc entaché de deux vices 
capitaux, irrémédiables : il est pris à un autre temps, il est pris à un 
autre pays. 

Ou’on me permette, sans entrer aucunement dans le détail des 
œuvres, et raisonnant toujours en général, d’expliquer la portée de 
ces deux vices originels. Emprunter l’art d’un autre temps me parait, 


«lans le fond et dans la forme, également périlleux et funeste. Pour 
le fond, je veux dire pour mettre «l'accord l'art et la société qui doi¬ 
vent être contemporains, et dont l’un est une forme de l’autre, il fau¬ 
drait ressusciter aussi les croyances et les mœurs de ce temps-là , il 
faudrait, dans I ’espèce, que la Divine comédie , la trilogie chrétienne 
de l’enfer, du purgatoire et «lu paradis, fût encore le poème popu¬ 
laire; il faudrait ranimer la foi vivante, naïve, du moyen-âge, et le 
goût général pour «les sujets qui, loin d’ètre épuisés comme ils le 
s«mt de nos j«>urs, fussent encore «lans leur primeur et leur nouveauté. 
Je ne prétends pas, en parlant ainsi, que Raphaël fût très-dévot, ni 
Giotto meme, eux qui ont émancipé l art du dogme, l'un aux dé¬ 
buts, l’autre à la fin «le cette grande tâche; et j’accorde volontiers que 
M. Overbeck, nouveau converti au catholicisme, était plus pieux que 
le Pérugin, compté par bien des gens parmi les athées. Je parle de la 
société en général, du public, «le la masse; je parle de ses croyances, 
de ses mœurs, de ses goûts ; et j’affirme que, depuis trois siècles, tout 
a changé, même en Allemagne, après Luther et la réforme, après 
Leibnitz, Spiqosa , Kant, Ficlite, Hegel, tous les libres penseurs qui 
ont sondé les abîmes de l’esprit humain. Nul ne peut remonter le 
cours du temps. 

Gela s’applique au fond des sujets. Pour la forme, il faudrait re¬ 
trouver aussi la simplicité naturelle, et non pas étudiée, la naïveté 
de I invention et du premier jet, les mérites enfin de l’originalité na¬ 
tive. On ne peut être imitateur sans tomber dans les défauts de l imi¬ 
tation. On est roide et guindé «lans le style qui veut rester simple et 
naïf, on trouve I emphase et l’exagération, <}uan«l «m cherche la no¬ 
blesse et la force. Au lieu de cette sainte et charmante ignorance «jue 
montre l'art, enfant nouveau-né, dans les écoles marchant au pro¬ 
grès, il se fait érudit, comme les vieillards, et porte le signe infailli¬ 
ble d’une prompte et prochaine décadence. C’est le temps des com¬ 
mentaires dans la littérature; c’est le temps où l’on raisonne beaucoup 
sur l’art, en cessant de le pratiquer, où l’on sait merveilleusement 
pour«[uoi et comment il y eut de grands maîtres, après avoir perdu 
le secret de le devenir. Et puis, quami nous admirons une ancienne 
peinture, il y a dans notre admiration un sentiment de respect et 
d'amour tout personnel à l'artiste; nous adorons la trace des mains 
de Giotto, d’Angclico, de Léonard, de Raphaël. Ce sont des reliques 
saintes aussi bien que de belles œuvres. Un moderne fit-il comme eux, 
aussi bien qu’eux de tout point, ses ouvrages manqueraient de cet 
attrait tout-puissant, «jui complète la supériorité des originaux sur 
les imitations. En retournant au xv« siècle, dans le xix c , les Allemands 
ne peuvent faire que des copies. 

Si transporter la peinture d'une époque dans une autre est une 
faute capitale pour le succès d'une fondation d école; transporter la 
peinture d un pays dans un autre n’est pas une moindre erreur. On ne 
comprend, on n’apprécie pleinement les maîtres italiens qu’en Italie, 
les espagnols qu’en Espagne, les flamands qu’en Flandre. Il faut avoir 
sous les yeux la nature où ils ont vécu , les types vivants qui leur 
servaient de modèles, les mœurs, les habitudes qu’ils partageaient 
avec leurs concitoyens, pour s’expliquer le choix «les sujets, le style, 
la manière, la forme, la couleur, enfin tout ce «jui les compose. I n 
exemple éclaircira ma pensée. Claude et Ruysdael sont bien, il me 
semble, les deux plus grands portraitistes de la nature, les deux plus 
grands peintres de paysages. D'où vient la dittérence profonde qui les 
sépare? D'un côté, lors«]u’on a vu lever et coucher le soleil en Italie, 
dans une chaude et lumineuse atmosphère, sur les mers «pii entou¬ 
rent la péninsule ou derrière les monts «pii la couronnent, et lorsqu’on 
a parcouru les campagnes unies et verdoyantes «les Fays-Bas, sous un 
ciel plus pâle et plus brumeux; — d’un autre côté, lorsqu’on a re- 
connu, dans toutes les productions de l’art, \ idéalisme des Italiens et 
le naturalisme des lbdlandais, — Claude et Ruys«lael sont expliqués. 
Changez-les de contrées; de vrais qu’ils étaient, ils deviennent faux 
tous les deux. La peinture, en un mot, est une forme des idées, mo¬ 
difiées par les choses, par le milieu où l'homme exerce son intelli¬ 
gence. Elle s’explique surtout, comme la littérature, comme les i«lécs 
mêmes, par l’époque et par le pays ; et, [dus que la littérature même, 
par le pays, puisqu’elle en reproduit objectivement les choses visi¬ 
bles. Faire de l’art italien en Allemagne est donc un second contre¬ 
sens, égal à celui de faire, au xi\ e siècle, de l’art emprunté à la pri¬ 
mitive renaissance. 

Sans doute, on a déjà imité les Italiens, en Espagne, en Flandre, 
en Allemagne même, et j'ai maintes fois signalé ces heureuses impur- 








92 


LA RENAISSANCE. 


talions du style et des procédés de l’école-raère, qui ont partout ra¬ 
jeuni et complété les autres écoles. Mais, d’abord, c’était à des époques 
plus voisines, plus rapprochées ou plutôt immédiates, et limitation se 
faisait au temps même des modèles. Ainsi, Juan de Joanès et bernard 
Van Orley sortaient tous deux des ateliers de Kaphaël ; lleemskerck 
avait étudié sous Michel-Ange, et Navarrete sous Titien. De quel maî¬ 
tre actuel M. Overbeck et ses compagnons ont-ils pris les leçons en 
Italie? Ce n’est pas tout : lorsqu'on transportait, à ces époques con¬ 
temporaines, lart italien dans d autres contrées, disposées par cela 
même à le recevoir, il était aussitôt modifié, transformé, suivant la 
nature, les types, les mœurs, les idées et les choses de ces contrées. 
Kubens et Murillo sortent tous deux de l ltalic par leurs maîtres et 
prédécesseurs; en sont-ils moins, l’un Flamand, l'autre Espagnol ! 
Le tort des Allemands-Romains, ce n’est pas assurément d’avoir étu¬ 
dié l’art de l’Italie, même l’art primitif, si digue de respect, d’admi¬ 
ration et d’étude; c’est d’avoir importé en Allemagne, sans modifica¬ 
tion de temps et de lieu, l’art italien du xv° siècle. Ils ont commis, 
en peinture, la faute où sont tombés les architectes anglais lorsqu’ils 
ont introduit, sous le ciel humide et froid de leur ile, les formes ar¬ 
chitecturales de l'Orient, des contrées chaudes où la vie se passe en 
plein air. Eu abandonnant l’architecture du Nord pour celle du Midi, 
les Anglais ont tout gâté, jusqu’à la colonne. 

Winckclmann (je suis ravi de m’appuyer, en cette matière, sur 
l’opinion d'un Allemand) explique avec beaucoup de sens pourquoi, 
après la décadence de l’art ancien, les tentatives de régénération, 
faites sous les Antonins, demeurèrent vaines et stériles. C’est que les 
artistes de ce temps, bien intentionnés, comme il les appelle, essayè¬ 
rent de ranimer l’art par l’imitation, et qu’ils retournèrent jusqu’aux 
origines, jusqu’au style hiératique des Egyptiens et des Etrusques; 
c’est que, voués surtout à la science, et tombés dans le défaut que 
Winckelmann nomme le pédantisme, ils sacrifièrent l’essentiel à la 
recherche minutieuse des accessoires, négligés dans les grandes épo¬ 
ques. Déjà Pétrone, arbiter e/egantiarum, comme disait Néron, en 
persiflant les orateurs de son temps, avait aussi plaint le sort de l’art, 
gâté par un style maigre et resserré; et Quintilicn faisait une criti¬ 
que aussi fine que juste des artistes ses contemporains, en disant 
qu’ils auraieut mieux travaillé les ornements du Jupiter de Phidias 
que Phidias lui-mème. «Les dieux et les héros, dit Winckelmann, 
» avaient été représentés sous toutes les attitudes possibles; la somme 
» des formes était pour ainsi dire épuisée : circonstances qui ouvrit 
n la carrière de l imitation... Comme il semblait impossible de sur- 
» passer un Praxitèles ou un Apclles, on s’efforçait de les égaler, et 
» l’on restait ainsi sous le joug de l imitation. L’art eut le même sort 
» que la philosophie. Il y eut alors dans le premier, comme dans la 
» dernière, des éclectiques qui, manquant de force et de génie pour 
» inventer, se bornèrent à rassembler plusieurs beautés dispersées 
»» pour en former un beau unique. Comme les éclectiques ne peuvent 
» être estimés que les copistes des philosophes, u’ayant rien produit 
» d’original ; de même ceux qui suivirent la même méthode dans 
» l’étude de l'art, ne furent que des imitateurs serviles qui ne produi- 
« sirent rien d original et de parfait. Les extraits que les éclectiques 
» firent des ouvrages des anciens furent cause que ceux-ci furent 
» négligés et se perdirent. 11 en arriva autant aux ouvrages originaux 
» de l’art qu’on négligea pour les copies que les imitateurs en 
m avaient faites, et où ils croyaient bonnement en avoir rassemblé les 
m beautés. » 

N’y a-t-il pas une évidente ressemblance entre ces artistes romains, 
au temps d Adrien, allant demander à la vieille Egypte une nouvelle 
jeunesse de la statuaire épuisée, et les artistes allemands de nos jours, 
bien intentionnés aussi, demandant à la Rome du XV e siècle une 
nouvelle peinture pour leur pays? Les modernes éclectiques de l’art, 
car ils mêlent Raphaël à Fra Angelico, et prennent çà et là quelque 
chose à tous les vieux maîtres, suivant leurs goûts et leurs sujets), 
seront-ils plus heureux dans la tentative actuelle que les éclectiques 
ne l’avaient été dans celle des Antouins? 11 est vraiment plus permis 
de le souhaiter que de le croire. J’ai peur que cette école d’imitation 
rétrospective, éclose au souffle d'un enthousiasme momentané chez 
de nouveaux convertis, et soutenue d’abord par la réaction contre 
les doctrines de la France, suite naturelle de la coalition contre ses ar¬ 
mes, ne survive pas longtemps aux circonstances qui l’ont vue naître; 
j’ai peur qu à moins de se transformer rapidement, délaisser le passé 
pour l’avenir, et le style étranger pour le sentiment natioual, elle ne 


s’éteigne bientôt faute d’aliment. Les Carrache avaient été plus grands 
dans leurs élèves que dans leurs œuvres, et l’école de David en France, 
d’abord entachée, par une autre espèce de réaction, d’archaïsme païen, 
s’est bien vite ouverte à toutes les idées, à toutes les formes que pro¬ 
duit la parfaite liberté de croyance et de discussion. Où sont, en Al¬ 
lemagne, les disciples d’Overbeck, de Cornélius, de Hess, deSchnorr, 
de Schadow, de Lcssing, supérieurs à leurs maîtres? qui les surpasse, 
qui les continue, qui les transforme? qui va poursuivre après eux 
l’œuvre de la régénération? Jusqu’à présent (sauf M. Wilhelm Kaul- 
bach, qui compose et qui dessine comme M. Girnélius, mais qui ne 
peint pas plus que lui) jusqu’à présent, je n’ai entendu citer personne. 
L’exaltation religieuse est refroidie, ainsi que l’ardeur guerrière; les 
encouragements des souverains s’arrêtent; ceux du public sont rares 
et impuissants, à ce point que beaucoup de jeunes artistes se rejettent, 
par nécessité, dans des carrières plus lucratives et mieux honorées. 
Pour se convaincre, hélas! du triste état de langueur et d’abandon 
où est déjà touillée l’école allemande, si jeune encore, et naguère si 
pleine d’activité, d’ardeur, de vie, il suffit de voir, de Vienne à Dus¬ 
seldorf, ses plus récents ouvrages, il suffit d'assister à une exposition 
de peinture. J’en ai une sous les yeux, en écrivant ces lignes, et dans 
la plus grande cité de l’Allemagne. Qu’y rencontre-t-on? des cadres 
très-peu nombreux, quoiqu’on reçoive tout ce qui se présente, et qui 
seraient réduits des deux tiers, si un jury d’admission, même le plus 
indulgent, le plus débonnaire, les eût contrôlés à la porte; quelques 
jolis paysages, quelques petits tableaux de genre, bien simples,bien 
innocents; quelques portraits auxquels on ne demande qu’une res¬ 
semblance superficielle; pas un échantillon de grande peinture, pas 
un tableau d'histoire. Qu’admire-t-on dans cette exposition alle¬ 
mande? Deux tableaux belges, que nous avons vus à Paris, avec 
plaisir, j’en conviens, mais sans étonnement, et qui passent ici pour 
d’incomparables chefs-d’œuvre. Sont-ce là les brillants symptômes 
d'un art qui se ranime, fort et puissant, d’une école qui se développe, 
qui grandit, qui repose sur des fondements solides, et qui marche à 
de glorieuses destinées? 

Louis Viaidot. 


MUSIQUE. 

Disons-le hautement, le règne des faiseurs de notes est passé. II se 
manifeste dans le goût musical de notre époque le symptôme d’une 
révolution prochaineque les bons esprits appellent de tous leurs vœux 
et qu’ils doivent seconder de tous leurs efforts. 

L’art, en effet, n’est point un exercice de prestidigitation , comme 
l’enteudent certains littérateurs, certains peintres et certains musi¬ 
ciens de notre temps. Un équilibriste habile peut bien surprendre 
un instant l’admiration irréfléchie du public, mais il laisse le cœur 
vide et impassible; peu à peu on s’habitue à ses tours de force ou 
d’adresse. Il a beau se livrer aux sauts les plus périlleux, courir sans 
balancier sur les sept octaves d’un piano à queue, sur la touche glis¬ 
sante d’un violon ou d'une basse, s’élancer nu milieu des fusées de la 
flûte ou du cornet à pistons, poursuivre à tort et à travers les bonnes 
et les mauvaises passions dans le dédale d'un roman humanitaire, 
couvrir de bitume, de vert de mer, de sépia ou de pastel mille ou 
douze cents pieds carrés de toile, dans l’intervalle d’une exposition à 
l’autre; il arrive un jour où l’enthousiasme de ses séides les plus dé¬ 
voués se refroidit, où l’indifférence succède au fanatisme, où la vo¬ 
gue fait place à la satiété et au dégoût. C’est un moment de rénova¬ 
tion pour l’art : alors on fait table rase, les faux dieux sont détrônés, 
les idoles sont abattues, on date d’une ère nouvelle. 

Nul doute que ce moment ne soit venu pour la littérature, pour la 
peinture, la statuaire et tous les arts plastiques; il en est de même 
pour la musique; seulement la tendance nouvelle est peut-être ici 
moins sensible. 

La fin du siècle dernier et le commencement de celui-ci ont vu 
brûleries plus grands génies de la musique moderne: 3Iozart, Gluck, 
Haydn, Beethoven, Weber, Rossini , Méhul, Boieldieu. — On voit 
que notre éclectisme admet tous les noms, toutes les écoles ; c’est la 






LA RENAISSANCE. 


95 


position la plus favorable pour juger les hommes et leurs œuvres 
avec impartialité. 

Rien n’est parfait ici-bas : le génie même a scs inconvénients. Si les 
grands hommes ont la gloire de créer les chefs-d’œuvre, ils ont le 
. malheur d’enfanter les imitateurs et les copistes. Chaque génie traîne 
à sa suite un Sosie qui lui emprunte sa forme, sa physionomie, son 
langage, faute de pouvoir lui dérober son originalité, sa puissance, 
son âme en un mot : espèce de satellite fatal et nécessaire qui 
gravite autour de l’astre lumineux pour s’échauffer de ses rayons et 
intercepter quelque parcelle de son éclat. Ainsi Beethoven, la plus 
haute expression de l’école allemande, a occasionné MM. Halévy et 
Berlioz. Rossini, le chef de l’école italienne, a fait pulluler autour de 
lui une tourbe de maestri sans nom dont les œuvres avortées n’ont 
jamais pu franchir la barrière des Alpes ; Rossini a de plus engendré 
le plus grand faiseur de nos jours, 31. Donizctli. Les maîtres de l’école 
française enfin ont donné naissance à 31. Adolphe Adam, et à cette 
pléiade de lauréats, météores éphémères qui s’éteignent modestement 
après une ou deux apparitions. Ce n’est pas à dire que quelques-uns 
de ces imitateurs n’aient produit aucune œuvre d’un vrai et solide 
mérite: 31. Halévy a fait la Juive et VÉclair , mais il a fait aussi Guido 
et Ginevra, le Drapier, les Treize, etc; 31. Berlioz a fait la Symphonie 
fantastique y la 3/arche des Pèlerins et l’ouverture des Francs-Juges, 
mais il a fait aussi Roméo et Juliette, Renrenuto Cellini , etc., etc. ; 
M. Adam a fait le Chalet , et plusieurs ballets gracieux, mais il a fait 
aussi le Postillon de Longjumeau, le Roi d’Yvetot, etc., etc., etc.; 
31. Donizetti a fait Lncia di Lammermoor , Anna Bolena ; mais il a 
fait aussi les Martyrs, Don Sebastien et... toujours et cœtera! Ce sont 
gens de grand talent, sans doute; mais voilà tout. Ils ont eu un début 
brillant; à leur entrée dans la carrière, leur course a été rapide, mais 
elle les a essoufflés : l’haleine leur a manqué pour atteindre le but. 
Un des signes caractéristiques du génie, c’est la fécondité, mais l’heu¬ 
reuse fécondité. Voyez tous les maitres : Raphaël, 3Iichel-Ange, Cor¬ 
neille, 31olière, 31ozart, Beethoven, Rossini. Ceux-là ont un souffle 
puissant : un chef-d’œuvre ne les énerve pas. 

Quelques artistes éminents ont pourtant surgi à l’ombre des grands 
modèles; mais ils n’ont pas assez vécu pour dominer leur époque et 
mener à fin la révolution qu’ils ont préparée : Je veux parler de Bel- 
lini dans l’école italienne, de Schubert et de Fesca dans l’école alle¬ 
mande, d’Hérold dans l’école française. Je devrais citer peut-être 
31. Auber, le plus renommé et le plus heureusement fécond de nos 
compositeurs; mais 31. Auber , malgré son originalité, sacrifie trop à 
la mode; or, la mode d’aujourd’hui ne sera pas la mode de demain. 
Malgré cette imprudente concession au goût du jour, les ouvrages de 
M. Auber resteront, et c’est ce qui prouve leur vitalité et leur mérite 
supérieur. 31. Auber s’est peu soucié d’être un réformateur célèbre; 
il s’est complaisamment laissé entraîner par le courant. 

31. 31eyerbecr, par ses premiers ouvrages, il Crociato et Marguerite 
d* Anjou, faisait entrevoir une tendance nouvelle, un louable retour 
vers la simplicité; mais il a quitté cette voie, et dans ses derniers 
opéras, Robert le Diable et les Uuguenots, — œuvres magnifiques, il 
est vrai —il a exagéré encore et porté à son plus haut paroxysme 
l’abus de l’instrumentation et de la facture. Il ne fit ut donc plus 
compter sur lui pour diriger la réaction* B ailleurs, 31. 31eyerbeer 
produit peu : est-ce impuissance? est-ce calcul? En tout cas cette 
conduite peu compromettante parait lui avoir réussi jusqu’à préseut; 
il doit à sa sobriété de voir son nom rester à l’ordre du jour. 11 est 
quelquefois prudent de tenir son public en haleine. 

Quoi qu’il en soit, nous ne ferons pas retentir, comme tant d'au¬ 
tres, ce cri de désespoir : La musique est perdue ! L’art ne se perd 
point, il se transforme. Nous ne sommes plus au temps où il suffisait 
d’une invasion de barbares pour anéantir, dans son passage dévasta¬ 
teur, jusqu'aux dernières traces de la civilisation. Nous sommes sim¬ 
plement dans un moment de crise. De nouveaux besoins se font sen* 
tir et il est certain qu’ils recevront satisfaction. L'humanité procède 
toujours ainsi : quand une révolution est nécessaire, elle se fait. Au 
jour fatal, il se trouve un homme qui comprend les passions de la 
multitude, qui résume en lui ses instincts et qui se sent la force de 
les satisfaire, parce qu’il peut compter sur la sympathie de tous. S’il 
succombe à la peine, un autre reprend son œuvre, la continue et 
l’achève. 

Il appartenait aux grands musiciens de ce siècle d étendre et d'en¬ 
richir l’art : ils ont perfectionné l'instrumentation, créé des effets 


nouveaux, développé la science de l’harmonie, amplifié la forme des 
compositions lyriques, agrandi lorchcstre. Comparez nos formidables 
opéras, tout hérissés de chœurs et de morceaux d’ensemble, que ren¬ 
forcent encore nos bruyants accompagnements, avec les draines de 
Scarlatti, composés d airs et de récitatifs, qui s’accompagnaient par 
deux violons et une basse. Comparez les gracieuses cantilcnes de 
1 ergolèse, de Durante et de Léo avec les cavalines scabreuses de nos 
chanteurs. Les unes se distinguaient par la suavité du chant et le 
naturel de I expression ; les autres se font remarquer surtout par la 
recherche de combinaisons scientifiques dont on ne pouvait se faire 
aucune idée au dix-huitième siècle. On allait du simple au composé : 
c’est la marche naturelle des choses. Jusqu’à ce qu’on fut arrivé à la 
limite extrême de nos facultés sensitives et intellectuelles, chaque pas 
était une conquête, car on ajoutait chaque jour une richesse au tré¬ 
sor de la veille. C est ainsi que tous les degrés ont été successivement 
franchis, en Italie, depuis Carissuui jusqu au maître de Pcsaro, en 
Allemagne depuis Keiser jusqu'à Beethoven, en France depuis (.Lam¬ 
bert jusqu’à I illustre directeur de notre Conservatoire. 

Les grands génies savent toujours se défendre contre l’excès même 
de leurs qualités. Ils trouvent eu eux tant de ressources que la va¬ 
riété des inspirations les protège contre l’exagération de la forme. 
31ais, par cela seul qu’ils ont donné à leurs œuvres des proportions 
colossales auxquelles le public s’est habitué peu à peu, leurs succes¬ 
seurs immédiats sont forcés de les suivre dans cette route dangereuse 
pour répondre aux exigences de la foule, et quand le génie leur 
manque, la forme emporte le fond. Nous sommes arrivés à cette épo¬ 
que de décadence. Désormais il faut renoncer aux moyens artificiels, 
à l affclci ie du style, à l’exubérance des effets, aux laborieuses com¬ 
binaisons. Tout a été dit en ce sens : pour faire plus, il faudrait d’a¬ 
bord augmenter la puissance physique de nos orgaues qui se refu¬ 
sent à des sensations plus complexes. 

Ce qu’il y a d’heureux dans la situation actuelle, c’est que tout le 
inonde rcoonnait cette vérité. On retourne franchement et avec plai¬ 
sir aux émotions douces et simples; on revient aux anciens maîtres : 
au Conservatoire, on se repose des compositions fantastiques en écou¬ 
tant une symphonie d’Haydn; à l’Opéra on oublie le fracas de la 
Retne de Chypre et de la Favorite en applaudissant Don Juan; à 
l’Opéra-Comique, le Déserteur, Gulistan et Richard-Cœur-de-Lion 
nous consolent de la Reine d'un jour, du Guitarrero et de Régine . 

Une réaction est donc imminente, et, par exception à la règle gé¬ 
nérale, la réaction sera ici un progrès. 

Qui aura la gloire de l’accomplir? Le nouveau messie n’est pas 
venu ; mais il viendra. Parmi les compositeurs vivants, un seul pou¬ 
vait se mettre à la tète du mouvement, et — singularité remarquable! 
— c’était précisément celui-là dont les admirables compositions ont 
le plus contribué à pervertir ses continuateurs; c’était celui qui a le 
plus abusé de la forme, et qui, néanmoins, a mis le sceau à sa re¬ 
nommée par un immortel chef-d'œuvre, preuve éclatante de la sou¬ 
plesse de son talent; c’était Rossini. L’homme qui, après avoir fait 
Moïse ci le Siège de Corinthe, a produit Guillaume Tell; qui, après 
avoir étonné le monde par ses intarissables et merveilleuses fantaisies, 
témoigne d une conversion si sincère au naturel et au pur seutiment, 
cet homme pouvait opérer la transformation complète de l’art. Mal¬ 
heureusement, Rossini oublie sa gloire dans les délices de Capoue. 

H ne s’agit pas, du reste, de répudier les belles conquêtes de nos 
devanciers. Nous devons, au contraire, nous faire honueur d un pa¬ 
trimoine si laborieusement acquis; niais tâchons de le dépenser 
dignement, sans prodigalité comme sans parcimonie, au lieu de le 
gaspiller en folles débauches. 

Cette modération, au milieu des richesses, est saus doute une vertu 
difficile; et d’un autre cûté, il faut plus de talent peut-être pour ar¬ 
river à la grandeur par la simplicité, que par la complication des 
moyens et l’exagération des effets; mais il y a la de quoi tenter de 
nobles ambitions. 

Ce qui est vrai pour les compositeurs est encore plus évident pour 
les instrumentistes. Les bornes de l’art, sous ce rapport, ne peuvent 
plus être reculées. Qui jouera mieux du violon que Paganini, et du 
violoncelle que Servais? Qui touchera mieux le piano que Listz et 
Thalberg? Un inventera peut-être des pianos à dix octaves et des 
violons à huit cordes; mais 1 homme n'aura jamais que cinq doigts à 
chaque main, et Dieu ne créera pas des monstres exprès pour appren¬ 
dre les instruments diaboliques qu'il plaira à notre imagination dé- 








94 


LA RENAISSANCE. 


vergondée de produire. Il est vrai qu’un de mes amis prétend chanter 
à lui seul des morceaux à deux et à trois parties, comme ce virtuose 
qui exécute sur le cor des quintettes et des ouvertures à grand or¬ 
chestre. Qu’est-ce que cela prouve? Est-ce qu’il faut de toute néces¬ 
sité être doué de ces qualités excentriques et quasi fabuleuses pour 
se permettre de cultiver la musique? Est-ce qu’on ne joue plus du 
violon depuis que l’aganini est mort? Est-ce qu’on ne touchera plus 
le piano quand Liszt et Thalberg iront donner concert en paradis? 
— Encore une fois l’art n’est pas là. Pour être artiste, on n’a pas be¬ 
soin d’être jongleur ni acrobate: car autant vaudrait alors suivre des 
exercices de gymnastique que les cours du Conservatoire. Où est le 
temps où I on disait : Gare à l’ut! 

Sacrifier le chant aux difficultés de l’exécution, c’est réduire l’in¬ 
strumentiste au rôle d’un automate perfectionné. Moi, je préférerais 
tnéme entendre l’automate : il me laisserait plus tranquille, tandis 
que les tours de force de certains artistes me glacent d’effroi : j’ai 
toujours peur qu’ils ne se rompent les membres. 

Qu’on ne s’y méprenne pas, les virtuoses qui n’ont que de l’adresse 
sont promptement éclipsés. Ce qui fait le succès constant des vrais 
artistes, ce qui leur assure la faveur populaire, c’est qu’ils ont avant 
tout le feu sacré, et que chez eux l’exécution, quelque prodigieuse 
quelle soit, n’est que l’accessoire du sentiment. Croyez-vous que 
Paganini eût fait courir tout Paris dix fois de suite à l’Opéra, si son 
jeu n’eùt excité que l’étonnement et la stupéfaction? Croyez-vous 
que Liszt pourrait jouer douze morceaux de piano dans une seule 
soirée, s’il ne se recommandait que par l'habileté de ses doigts? Si 
vous croyez cela, comment sc fait-il que dans les concerts vous ap¬ 
plaudissiez précisément a*ec le plus d’enthousiasme les phrases les 
plus touchantes, les mélodies les plus passionnées? Ne confondez donc 
pas la rhétorique avec l’éloquence : la rhétorique n’est que l’art de 
bien dire; l’éloquence est l’art de bien penser. 

Et voilà ce qui rend si ridicule la vanité de M. Listz qui fait mou¬ 
ler sa main et l’offre comme une idole à l’adoration publique. M. Listz 
est dupe de son organisation et méconnaît son véritable talent : il fait 
honneur à sa main des triomphes de son intelligence. Ce n’est là 
qu’un matérialisme grossier. 

Un grand artiste est mort il y a deux ans, qui savait mieux appré¬ 
cier son art et qui se rendait plus de justice; c’est liaiIlot. Comme 
soliste, lia illot avait de dignes émules : beaucoup de ses élèves fai¬ 
saient même plus d’effet que lui dans les concerts. Mais il fallait l’en¬ 
tendre interpréter les maîtres, il fallait assister à ces mémorables 
séances où il passait en revue les œuvres de Mozart, d’Haydn, de 
Beethoven, voire même de Boccherini. Comme il conservait à cha¬ 
que auteur son caractère! quelle suavité douce et touchante quand 
il jouait Haydn ou Mozart ! quelle verve entraînante quand il 
jouait Beethoven ! quelle bonhomie, quelle limpidité quand il jouait 
Boccherini! Baillot sacrifiait peu à l’air rariê et à la fantaisie, et 
quand cela lui arrivait, il avait soin de choisir des morceaux d’un 


style soutenu et distingué, malgré la futilité de la forme et du genre, 
et il les relevait encore par la délicatesse du jeu et la grandeur de 
l’expression. Baillot, cependant, n’a jamais fait mouler sa main. 

Duprez, notre célèbre chanteur, est encore un modèle à citer. 
Certes voilà un talent noble et pur; voilà un artiste qui ne doit pas 
sa brillante réputation au charlatanisme. Ce n’est pas un musicien à 
roulades et à fioritures: rien de plus simple que son chant, rien de 
plus grave et de plus sévère que sa méthode. Quelle admirable dic¬ 
tion ! quelle expression pathétique; mais surtout quelle simplicité! 

Je connais d’autres artistes moins renommés qui gardent aussi les 
saines doctrines dans toute leur pureté. Ceux-là n’ambitionnent pas 
la réputation des Sivori, des Panoflca, des Sowinski, etc.; mais dans 
leur sphère étroite , ils rendent plus de services à la musique cjue 
tous ces virtuoses tant vantés. Pour eux l’art est une religion et non 
une idolâtrie. Si jamais ils deviennent illustres à leur tour, ce qui 
pourrait bien être, ils devront leur gloire à leur abnégation et à leur 
courage : en tout cas, ils auront travaillé à la régénération de leur 
siècle et préparé le triomphe des vrais principes. 


Le public, a son insu peut-être, mais par un secret instinct, sc fa¬ 
tigue et se dégoûte de cette exhibition obstinée de jongleries et de 
pasquinades. Il hésité encore entre l’indulgence et la sévérité; mais 
bientôt il punira rudement ceux qui ont surpris sa faveur. 

Le règne des faiseurs de notes est passé! Sunt rerba etroces, prœ- 
tereàque nihil. J.-L. Belis. 


Nous nous faisons un devoir de communiquer à nos lec¬ 
teurs le prospectus d’une entreprise à laquelle doivent ap¬ 
plaudir tous les amis du pays, c’est-à-dire celle d’une série 
de médailles qui représentent tous les grands hommes que 
la Belgique a vus naître. Le Lut de ce travail et le talent 
de l’habile artiste qui s’y consacre méritent les encourage¬ 
ments de tous ceux qui prennent à cœur les intérêts de 
notre nationalité et qui savent apprécier les productions 
de la gravure en médailles, le plus monumental de tous les 
arts. 


HISTOIRE POPULAIRE ET MÉTALLIQUE 

DES 

GRANDS HOMMES DE LA BELGIQUE, 


00 

COLLECTION DE MÉDAILLES 

Représentant leurs portraits, exéeutées d’après les monuments les plus 
authentiques , et enrichies d’instructions historiques sur leur vie, leur 
caractère, leurs actions ou leurs ouvrages; gravées et éditées par 
Ad. Joüve.nel , graveur en médailles du Roi. 

L’idée de faire servir la numismatique à perpétuer la gloire des 
grands hommes et des grands événements n’est point nouvelle : elle 
date en quelque sorte de 1 invention même de la gravure en médail¬ 
les. Ce n'est pourtant que de nos jours qu’on a essayé de la popula¬ 
riser en lui demandant tous les services qu’elle était appelée à rendre 
par sa nature. 

La numismatique, si vous la retenez captive dans les cabinets de 
quelques amateurs, n’est en effet qu’un délassement de grand sei¬ 
gneur. Une collection de médailles, est-ceautre chose qu’une espèce 
de catacombe formée à grands frais, où les savants et les archéologues 
vont rechercher la suite des monarques grecs et assyriens, des consuls 
ou des empereurs romains, des chefs gaulois, etc.? Nous nous incli¬ 
nons avec respect devant la science, mais nous croyons qu’elle doit 
être vulgarisée davantage. 

C’est pour atteindre ce but que nous avons entrepris Vhistoire po¬ 
pulaire et métallique des grands hommes de la Belgique. Il nous a 
semblé que les nations ne pouvaient se montrer trop fières des hommes 
de bien ou des hommes do génie qu’elles ont produits, et que le 
culte qu’on leur voue est la meilleure école de morale et la base la plus 
sure de toute nationalité. Répandez donc, autant que vous le pourrez, 
la connaissance de nos grands hommes ; que l’enseignement de notre 
histoire sc donne au peuple dans tous les lieux et sous toutes les for¬ 
mes; qu’on rende les grands noms de notre Belgique populaires dans 
les écoles, et l’on aura obtenu un immense, un précieux résultat pour 
l’avenir du pays. 

Notre Histoire métallique des grands hommes n’est qu’un auxiliaire 
de plus pour accomplir l’œuvre à laquelle travaille depuis bientôt 
quinze ans la Belgique contemporaine. Homme politiques, magistrats, 
guerriers, industriels, artistes, littérateurs, tous ne tendent-ils pas au 
même but, la consolidation et la gloire de la patrie? Nous avons 
voulu, pour notre part et selon la mesure de nos forces, coopérer à 
ce grand travail. Nous n’avons pas cru que ce fût un mal «le multi¬ 
plier le culte des grands hommes et de répéter leurs noms au peuple 
une fois de plus. Laissez nos peintres décorer nos musées et nos mo¬ 
numents publics de ces tableaux brillants où ils font revivre les hé¬ 
ros; laissez nos sculpteurs élever sur les places de nos cités les statues 
colossales de ces mêmes hommes; laissez nos écrivains raconter leurs 
actions; la Belgique entière y applaudit, parce «pie ces hommes nous 





LA RENAISSANCE. 


95 


rendent fiers de notre patrie, et qu’on ne se lasse ni d’entendre par¬ 
ler d’eux ni de voir représenter leurs images. Nous voulons, nous, 
rendre pour ainsi dire leur histoire mobile; nous voulons que ces mo¬ 
numents aillent trouver le citoyen dans sa demeure, aillent instruire 
Tentant à l’école, en leur présentant de nobles exemples à chaque 
pas et dans chaque lieu, et nous croyons qu’en faisant connaître au 
peuple nos grands hommes et en les lui faisant aimer, nous lui au¬ 
rons surtout fait aimer la patrie. 

Pour exécuter ce travail important, nous avons pensé que rien ne 
devait être négligé en premier lieu sous le rapport de l’art. Quant à 
la partie historique, c’est-à-dire les recherches nécessaires pour se 
procurer des portraits ou des documents authentiques, et pour rédi¬ 
ger les inscriptions que porteront les revers de chaque médaille, nous 
avons pris toutes les mesures afin qu’il soit en même temps satisfait 
à l'exactitude et à la clarté. Plusieurs savants qui s’occupent spéciale¬ 
ment de l’histoire de la Belgique nous ont assuré le concours de leurs 
lumières. 

cONniTtoas de la fcbiicatiox : 

Cette collection se composera d'une première série de vingt-cinq 
médailles. 

11 paraîtra chaque mois une médaille dont le module sera de 
45 millimètres, portant d’un côté Tctfigie d’un de nos hommes les 
plus célèbres et de l’autre une courte notice sur sa vie et ses œuvres. 

Le prix de chaque médaille en bronze sera de 4 francs. 

Les amateurs qui désireraient en obtenir soit en or soit en argent, 
sont priés d’en faire la demande expresse. 




I. SUR L^ALBUM DE MOSCHELÈS. 

Tout ce qu’on a senti dans son cœur en aimant, 
Quand fleurissait en nous le vert printemps de l’ame, 
Espérances, désirs, extase, élans de flamme, 

Tout ce qu’on a rêvé de doux et de charmant ; 

Et tout ce que, rempli d’un saint ravissement, 

On a lu de bonheur dans les yeux d’une femme, 

Tout cela, quand soudain la musique t’enflamme, 
Tout cela nous revient comme un enchantement. 

0 merci, Moschelès. Tu m’as refait ma vie, 

Ma blanche aurore, hélas! sitôt du soir suivie, 

Et ma blonde jeunesse et tout ce que j’aimais. 

Aussi je te bénis, toi dont la fantaisie 
M’a rendu ces beaux jours, dorés de poésie, 

Que personne après toi ne me rendra jamais. 

1835. 


II. SUR L’ALBUM DE MADAME... 

Ainsi vous voulez que j’écrive 
Auprès de ees grands noms mon nom? 
Bon Dieu ! près des aigles la grive ! 

Le pistolet près du canon ! 

Sunium voit-il de sa rive 
La hutte au pied du Parthénon? 

Au flanc du vaisseau qui dérive 
Aperçoit-on la barque? oh! non. 


0 madame, à chacun sa sphère. 

Ici mon nom qu’a-t-il à faire? 

11 se perdrait dans ce gand chœur. 

Donc dispensez-nous-en , de grâce , 

Et permettez que je le trace 

Dans le livre de votre cœur. V. 11. 


VARIÉTÉS. 


Bruxelles. — On devait naturellement s'attendre à voir dans ce 
petit monde, ou pour mieux dire, dans la coterie dont VArtiste de 
Paris s’est constitué l’organe, s'élever de vives colères contre la com¬ 
mande faite à M. NVappers pour la galerie de Versailles par le roi des 
Français. Le dernier numéro de ce journal contient, sous le titre de : 
Les Chefs d Ecole en Belgique, la sortie la plus passionnée et la plus 
violente contre les principaux artistes belges. Non-seulement M.W ap- 
pers y est jugé avec une suffisance ridicule et avec une fureur dont 
le motif perce à chaque ligne, mais encore MM. Navez, de Keyser, 
Wiertz, Verboeckhoven , Geefs et plusieurs autres y sont attaqués 
d une manière trop iudéceulc pour qu elle puisse porter coup. L/Ar¬ 
tiste de Paris craindrait-il, par hasard , pour les gens de sa coterie , 
que le roi Louis-Philippe ne fit également un jour quelque commande 
à un autre artiste belge que M. Wappcrs, et que ce ne fut autant de 
perdu pour la marmite des petits grands hommes que le journal pa¬ 
risien hisse sur seséchasses? Heureusement, à Paris, dans cette grande 
capitale du monde civilisé, comme on l’appelle, les hommes d’un 
véritable mérite entendent les choses d’une manière un peu plus 
large. Et puis, heureusement encore , l'article dont nous parlons no 
peut avoir la moindre portée pour ceux qui sauront qu’il est dû à la 
plume d’un homme, lequel, après avoir eu des malheurs dans la li¬ 
brairie parisienne, arriva , il y a quelques années, à Bruxelles sur 
l'impériale d’une diligence et se posa historien belge, comme aujour¬ 
d'hui il s’improvise juge eu matière d’art : cet homme est un certain 
M. Guenot-Lecointe. 

— Depuis quelque temps on pousse avec activité les travaux d'em¬ 
bellissement et de restauration de la porte de liai. Aux petites fenêtres 
carrées qu’on y avait pratiquées, sous le gouvernement hollandais , 
on a substitué six belles fenêtres à ogives, qui donnent déjà à ce mo¬ 
nument du xiv a siècle un tout autre aspect du côté de la rue Haute. 
On fera disparaitre le toit qui le couvre, pour y substituer une plate¬ 
forme, et on couronnera le sommet de l’édifice par des créneaux. 

— Notre excellent paysagiste M. J. De Joughe, dont 1 auteur de la 
Promenade au salon de Gand, insérée dans la dernière livraison de la 
Renaissance, a, par un inconcevable oubli, omis de noter la présence 
à cette exposition, a été dangereusement malade. Nous sommes à 
même de pouvoir rassurer aujourd hui sur l’état de ce peintre dont 
notre école s’honore, et ses nombreux amis et les nombreux admira¬ 
teurs de son beau talent. 

_ Depuis quinze jours on a découvert le portail de Saintc-Gudule. 
Voici ce que le public a pu voir des travaux commencés : 

Les douze apôtres sont placés au-dessus de la porte du milieu. Les 
trois uichcs qui surmontent cette porte, en se rapprochant le plus de 
la croix, sont remplies par l’ostensoir du Saint-Sacrement de miracle 
et deux anges adorateurs. Quatre saints, apôtres de la Belgique, saint 
Bombant, saint Liévin, saint Arnaud et saint Servais, sont placés dans 
les niches appuyées sur les deux pilastres qui séparent la porte du 
milieu des portes latérales. Seize statues plus petites représentent les 
ducs de Brabant, en commençant par Baldério, que Ton considère 
comme le fondateur ou le bienfaiteur de l église. Sauf une ou deux, 
les dernières des trente-huit statues dont nous venons de parler ont 
été placées pour les fêtes de septembre. Il est à regretter que les soins 
donnés aux nouvelles portes li aient pas permis de les achever pour 
la même époque. 

_Plusieurs artistes belges ont offert de contribuer, par des ouvra¬ 
ges de leurs mains, à l’oruement de la cathédrale de Cologne, entre 


r RESEARCH INSTITUTE 









LA RENAISSANCE. 


9(J 


autres MM. de Keyser, Bossuet, Geerts et une société de Gand qui vont 
orner le chœur d’un nouveau vitrage peint. 

— Le savant Lelewcl, qui occupe si dignement, à Bruxelles, par ses 
travaux littéraires, les tristes loisirs de l’exil, vient de publier une 
Histoire de Pologne en deux volumes, avec atlas. 

— M. Alexandre Schaepkens, jeune, dont nous avons déjà fait 
connaître à nos lecteurs le talent comme peintre de paysage, se 
propose de publier une série de vues du Limbourg hollandais. Les 
sites les plus remarquables de cette partie si intéressante des Pays- 
Bas méritaient d’être reproduits par la lithographie. Ils léseront avec 
la conscience et le sentiment pittoresque qui distinguent M. Schaep- 
Uens. La collection se composera de vingt planches, qui seront 
imprimées avec des teintes. 

Envers. — Le IG septembre, est parti pour la Hollande un de ces 
tableaux qui sont destinés à faire honneur à l’école d’Anvers, bien 
que, sous beaucoup de rapports, l’auteur de cette belle page ne s’as¬ 
treigne pas au genre de cette école. 

Il s’agit de la Mort de Claessens. L’artiste, M. Ernest Slingeneyer , 
a représenté le courageux amiral au moment suprême. Une plus 
longue défense est impossible; il faut se rendre à l’ennemi ou mou¬ 
rir. Claessens meurt et ne se rend pas. Il est debout sur le pout de son 
navire. Son attitude est magnifique. Elle est celle d’un homme ré¬ 
solu, avec énergie, mais aussi avec simplicité et sans fanfaronnade. Il 
a fini de parler, et ses paroles ont convaincu son équipage. Le sacri¬ 
fice de la vie est unanime. 

O tableau est un des plus beaux que notre jeune école ait pro¬ 
duits. Il est aussi remarquable sous le rapport du dessin que sous ce¬ 
lui de la couleur. Et ce n’est pas peu dire. 

— Depuis le 20 septembre, le grand tableau de M. de Keyser, re¬ 
présentant la Bataille de Nieuport, et destiné à orner le cabinet du 
roi de Hollande, est terminé et exposé dans l’atelier du peintre. 

Nous reparlerons de cette nouvelle production de M. de Keyser. 

Paris. — On fait des préparatifs pour couronner l’arc de triomphe 
de l’Etoile. Ce couronnement consistera en une grande statue repré¬ 
sentant la France, placée sur un quadrige. A l’entour du char, à 
pied, seront les génies de la nation française. Tous ces ouvrages se¬ 
ront en brome de grandeur colossale. Un spécimen en carton va être 
bientôt élevé. 

— Le roi a commandé à M. Horace Vernet trois nouveaux tableaux 
pour le Musée de Versailles. Les sujets sont l* Attaque de Tanger, la 
Prise de Mogadorei la Bataille d /sIg. On annonce comme prochain 
le départ de M. Horace Vernet pour le Maroc, où il va visiter les di¬ 
vers théâtres de ces beaux faits d’armes. Tout le monde connaît la 
facilité prodigieuse du peintre, et la rapidité avec laquelle il exécute 
ses tableaux : il ne serait donc pas impossible que ces nouvelles com¬ 
positions figurassent à la prochaine exposition. 

— M. Jacquet, mouleur du Musée de Paris, vient d’être envoyé en 
Bretagne avec mission de rechercher toutes les statues des anciens 
ducs ou autres personnages historiques de cette province, et d’en 
faire des empreintes en plâtre pour servir de types à des moulages 
destinés aux galeries de Versailles. 

— Nous lisons dans l ^/r/is/e de Paris les lignes suivantes qui ont 
presque l’air d’une facétie, mais qui donneront la mesure de la con¬ 
science que les écrivains parisiens mettent à leurs travaux : 

« M. Arsène lloussaye aime beaucoup la Hollande, la Hollande de 
Berghem et de Bembrandt ; il y étudie à cette heure pour son his¬ 
toire des peintres hollandais et flamands que publiera VArtiste. Il 
parlait d’abord de voir les musées après son histoire faite, mais, tout 
bien considéré, il a voulu voir avant d écrire. » 

— Les fouilles archéologiques faites à Vienne (Dauphiné), ont 
amené la découverte de deux bustes en brome, de 17 «à 20 centimè¬ 
tres de hauteur. L’un d’eux représente une Cybèle dont la tète est 
surmontée de tours. La tète de l'autre est ornée d’une coiffure tressée 
et attachée sur le derrière de la tète à la manière des femmes de la 
Syrie. Les draperies sont d’une belle exécution. 

— Les derniers travaux s’achèvent dans l’intérieur de l’église Saint* 

\ inccnt-de-Pau! avec la plus grande activité. On termine les peintu¬ 
res de détail, les dorures. Le maître-autel doit recevoir un groupe en 
marbre représentant la Descente de la Croix. En attendant qu’elle soit 
terminée, l’architecte, M. Uittorff, a chargé M. Gosse de peindre ce 
groupe en grisaille. Cette représentation, d’un grand effet, sera mise 
en place cette semaine. L’absence de M. l’archevêque de Paris a re- 


■ ■ ■ . . . . - " 

tardé la cérémonie de la dédicace du nouveau temple, maison pense 
qu’elle aura lieu dans les premiers jours d’octobre. 

— Les journaux judiciaires contenaient, il y a quelques jours, 
parmi leurs insertions légales l’extrait des statuts de la société for¬ 
mée pour l’exploitation de I Histoire du Consulat et de iEmpire, de 
M. Thiers. Il a été créé un fonds social de 525,000 fr. représenté par 
105 actions de 500 francs chacune, et destiné tant au paiement de 
l’ouvrage qu’aux frais et dépenses d’organisation. On lit dans cet acte 
que la Société provisoire, formée il y a quelques années pour l’ex¬ 
ploitation de \ Histoire de VEmpire devait être régularisée lorsque 
l’auteur aurait effectué la livraison complète de son manuscrit, et 
que, l'outrage de M. Thiers se trouvant fort avancé, les associés ont r#- 
connu qu'il était de leur intérêt d'en commencer la publication. 

Ce document officiel met ainsi un terme à toutes les incertitudes, et 
il est certain maintenant que les premiers volumes de Y Histoire du 
C onsulat et de l'Empire peuvent êtreinis très-prochainement en vente. 
250,000 fanes ont été déjà payés à l’auteur; ce serait un peu plus 
que le prix des six premiers volumes, les conditions étant de 40,000fr. 
par volume, jusqu’au dixième et dernier volume qui doit être paye 
140,000 fraucs. 

Soissons. — On vient de retrouver un curieux fragment de tapis¬ 
serie du xv* siècle, représentant trois actions des saints martyrs Ger- 
vais et Protais, patrons de l’église cathédrale de Soissons. Cette tapis¬ 
serie, qui a environ uu mètre 50 centimètres de hauteur, sur deux 
mètres de largeur, est, selon toute apparence, un reste de celle qui 
servait autrefois à couvrir les dossiers des stalles du chœur, avant b» 
embellissements faits dans cette partie de l’église, en 1707 : c’était 
un présent de l’illustre évêque Jean Millet, qui occupa le siège épi¬ 
scopal de 1443 à 1502; les calvinistes s’en emparèrent vers la fin 
du xvi* siècle, et la vendirent à un bourgeois de la ville qui, lorsque 
le calme fut rétabli, la rendit à l’église, d’où elle disparut encore par 
suite de la tourmente révolutionnaire. 

Le fragment dont il est ici question, vient d’ètre offert à la fabrique 
qui s’est empressée d’en faire l’acquisition ; voici ce qu’il représente : 

Sur la gauche : Saint Gervais et saint Protais, vêtus do robes blan¬ 
ches, la tète surmontée du nimbe circulaire simple, sont environnés 
de pauvres, auxquels ils distribuent des pièces de monnaie; au dessous 
on lit ces mots : 

Comment saint Gervais et saint Prolhais, après le décès de leuts 
père et mère, rendirent tous leurs biens, et en rechurent les deniers , 
lesquels ils donnèrent aux portes, puis se revestirent de robes blanches. 

Au milieu, sont agenouillés, devant ces deux saints, un homme et 
une femme qui paraissent jeunes l’un et l’autre, et du même âge, ce 
qui ne devrait pas être d’après l’inscription que voici : 

Comment saint Gervais et saint Prothais gettèrent le dyable hors du 
corps d'une ieule fille laquelle tantost après fut par ensuite baptisée 
avec son père. 

Le troisième sujet est plus compliqué que les autres : les person¬ 
nages qu’on y voit représentés ne concourent pas à la même ac¬ 
tion. Dans le fond sont des hommes chevauchant à travers le bois; 
sur le devant, les deux saints, qu’on reconnaît à leur robe blanche 
et à leur nimbe, sont occupés avec d'autres personnes à jeter les fon¬ 
dements d'un édifice pendant qu’un soldat romain s’approche pour 
les arrêter, comme l’indique l’inscription : 

Comment saint Lazare , accompagné de saint Gerçais et de saint Pro¬ 
thais, édifièrent une chapelle es bois et l'enfant Celse.... les pierres et 
bois. Néron de ce averty par Cornille envoya Deuto et Paulin pour les 
prendre. 

La découverte de cette tapisserie est doublement intéressante, en 
ce qu elle soustrait aux ravages du temps un objet qui peut n’ètrepas 
sans quelque importance pour l’histoire de l’art, et rend, pour la 
seconde fois, à la cathédrale de Soissons, un des restes de la munifi¬ 
cence d’un de ses plus glorieux prélats. 

Dieppe. — L’inauguration de la statue de l’amiral Duquesne 
s’est faite en notre ville, le 22 septembre, avec une solennité extraor¬ 
dinaire. 


Les feuilles 11 et 12 de la Renaissance contiennent : I® Costume de Aapolitoùt 
dessiné sur les lieui d'après nature par J. Portaels, et lithographié par M. Stroobant ; 
et 2* Le Château de Beùsil, dessiné et lithographié par Si. ttieitki. 







































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F Lauters dd et litK 


oocieie des Beaux Arts 



Kt • // AJ fl A *J 




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LA RENAISSANCE. 


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LU ®ÎE WÂUJSIN9YEIIVI. 

CONTE HISTORIQUE. 

( Suite et fin. ) 

CHAPITRE XVI. 

L’ANNEAU. 

A peine eut-il mis le pied dans sa nouvelle habitation , 
qu’une porte latérale s'ouvrit. Conrad de Wangen entra 
et serra le page dans ses bras avec line joie presque dé¬ 
lirante. 

— Jeune homme , vous avez été mon vengeur, lui dit-il. 
Merci! et que le ciel vous récompense de la bonne action 
que vous avez faite en vous armant pour le droit et pour 
la justice. C’est à vous que je dois aussi de pouvoir serrer 
encore mon eniant sur mon cœur. Vous êtes un noble et 
brave gentilhomme , et ma reconnaissance... 

— iNe parlons pas de cela , interrompit Rothkirch. 
Asseyez-vous là près de moi, et recevez de ma bouche 
l’assurance que vous serez bientôt remis en liberté et que 
vous pourrez retourner avec votre enfant dans votre pays. 

Le vieillard soupira profondément. 

— Mon pays! murmura-t-il. Ah ! quand je le quittai pour 
venir à Prague, j'avais l’espoir que le cœur de Del Guasto 
pourrait revenir à de meilleurs sentiments et qu’il réparerait 
le mal qu’il a fait à ma fdle. Mais je ne tardai pas à apprendre 
que le perfide était fiancé à la jeune comtesse de Terzky, 
et tout espoir fut perdu pour nous. Dès ce moment ma 
résolution était prise, et les prières seules de ma fille 
m’empêchèrent d’exécuter aussitôt les projets de vengeance 
que je nourrissais contre cet infâme Italien» Elle voulait 
voir Del Guasto une dernière fois, se convaincre par elle- 
même de son oubli, et puis s’en aller en silence. Mais, au 
moment où je me trouvai en face du traître, la colère 
s’empara de moi et je ne pus la maîtriser. Je crois que , 
si l’on ne m’avait retenu , je l'aurais immolé sous les yeux 
mêmes de sa fiancée. Mais je rends grâce au ciel qui 
n’a point permis que je me rendisse coupable d’un crime. 
Cependant, si la blessure que vous avez portée au mar¬ 
quis n’est pas mortelle, je continuerai votre œuvre, et 
je suivrai partout cet odieux Italien pour le forcer en 
homme d’honneur à rendre compte à un père de la honte 
qu’il a jetée sur sa fille. Je vengerai mon enfant, ou la 
laisserai orpheline sur la terre. 

En ce moment une rumeur se fit entendre dans l’anti¬ 
chambre et interrompit les paroles animées du vieillard. 
C’était sa fille elle-même. Elle se jeta dans les bras de son 
père, et sa bouche ne trouva pas de paroles pour exprimer 
toutes les pensées qui se heurtaient et se combattaient 
dans son cœur. Ils restèrent, pendant quelques minutes, 
muets dans les bras l’un de l’autre. Après celte première 
explosion de sentiments, la jeune fille s’arracha du cœur 
de son père et s’approcha de Rothkirch qui avait, avec une 
émotion profonde, assisté jusqu'alors à ce spectacle atten¬ 
drissant. 

— Brave gentilhomme, lui dit-elle, noble chevalier, 

LA RENAISSANCE. 


qui avez expose vos jours pour défendre l’honneur outragé 
d une pauvre femme, je ne puis récompenser votre géné¬ 
rosité. Le ciel seul le peut. Aussi recevez de ma bouche 
1 assurance que celle que vous aimez vous aime; elle m’a 
confié les secrets de son cœur, qui est tout entier à vous. 

Le page fut comme anéanti en entendant ces paroles, 
et clans son trouble il n’eut que la force de balbutier ces 
mots : 

— Serait-il possible ? 

\ oici la preuve de ce que je vous dis, reprit Jeanne 
en tirant de son sein un anneau d’or qu’elle remit au 
jeune homme. Reconnaissez-vous cet anneau? 

— Je le reconnais, répondit-il. C’est celui de... 

— De Mathilde de Terzky, continua la jeune fille. 

Rothkirch saisit l’anneau et le porta à ses lèvres. 

— Ah ! merci ! merci ! s’écria-t-il. Vous m’avez donné... 

— Ce que la fatalité m’a pris, ajouta Jeanne avec une 
indicible expression de tristesse. 

Le page tendit en silence la main à la jeune fille qui la 
serra en tremblant dans la sienne. Puis, il lui dit : 

— Merci encore une fois, et souvenez-vous parfois du 
pauvre George. 

Quand il eut prononcé ces paroles, le vieillard et sa fille 
rentrèrent dans l’appartement qui leur avait été assigné. 

CHAPITRE XVII. 

MINUIT. 

Le soir était venu, et George, seul dans sa chambre, 
rêvait avec joie à l’avenir et paraissait, quoique tout éveillé , 
plongé dans un songe délicieux et charmant. Tout à coup 
il aperçut sur le seuil la figure de maître Seni. L’astrologue 
entra, verrouilla soigneusement la porte et murmura à 
l’oreille du page : 

— Le marquis est mort. 

A cette nouvelle, le jeune homme parut comme frappé 
de la foudre. 

— Comment? s’écria-t-il. Que dites-vous? 

— Le marquis Del Guasto est mort, répéta le vieillard. 
Je viens t’annoncer de plus que tes arrêts sont levés, mais 
que tu dois partir de Gitschin cette nuit même. 

— Partir d’ici? exclama le page avec vivacité et avec une 
indicible expression d’étonnement. 

— Oui, mon fils, cette nuit même. Mais nous nous re¬ 
verrons à l’heure de minuit, et je te communiquerai les 
ordres ultérieurs du duc. Après cela, tu te hâteras de t’en 
aller au plus vite, de crainte qu’il ne change d’avis et que 
sa main ne te frappe malgré lui. 

— Mais cela est impossible, je ne puis partir, aujour¬ 
d'hui surtout... 

— Et sans l’avoir revue une dernière fois, ajouta Seni 
avec un sourire malin et significatif. Et cependant , il le 
faut. Ainsi à minuit, mon fils, dans la salle des chevaliers. 

Après qu’il eut dit ces mots, il voulut s’en aller. 

— Maître, reprit Rothkirch en rappelant le vieillard , 
j’ai donné ma parole... 

— Le duc t’en dégage, répondit l’astrologue en l’inter¬ 
rompant. Dès que l’horloge du château sonnera dix heures, 

XIU# Ftl'ILLE.—6« VOLIXE. 









98 


LA RENAISSANCE. 


tu ne seras plus lié par ta parole. A minuit nous nous 
reverrons. Adieu donc jusque-là. 

L’astrologue s’éloigna à pas lents. 

— Ah! mon Dieu î comme le temps s’écoule avec len¬ 
teur ! murmura en lui-même le page en attendant que 
l'horloge du château sonnât l’heure annoncée. 

Il allait tour à tour de son lit à sa fenêtre , de sa fe¬ 
nêtre à son lit, tantôt feuilletant un livre, tantôt regardant 
l’anneau de Mathilde qu’il avait mis à son doigt et qui était 
comme un talisman, par lequel la marche du teuips se 
précipitait au gré de son impatience. 

Enfin minuit était près de sonner. 

Enveloppé d’un long manteau, sous lequel il tenait ca¬ 
chée une lanterne sourde, le page descendit l’escalier et 
traversa le long corridor qui conduisait à la salle des che¬ 
valiers, située dans une aile latérale du château et décorée 
des portraits de tous les ancêtres de Wallenstein. 

Ses pas retentissaient sourdement dans cette galerie 
immense , et cette partie du palais de Gitscliin était en¬ 
tièrement abandonnée. Ce ne fut pas sans une éuiotion 
profonde que George ouvrit la grande porte de la salle et 
s’avança au milieu de la morne société des Wallenstein. Il 
tira la lanterne de dessous son manteau et regarda avec 
anxiété autour de lui. Mais il n’aperçut pas un être vivant; 
tout était silencieux et morne comme dans un tombeau. 
Çâ et là il vit la Ggure d’un chevalier le regarder du milieu 
du cadre où elle était peinte. Et chacune d’elles semblait 
lui demander : 


— Étranger, que viens-tu faire ici? 

Parlois aussi il crut remarquer quelque belle châtelaine 
qui fixait sur lui ses yeux immobiles et semblait lui faire 
signe avec le doigt comme pour lui reprocher son audace. 

Cependant il passa avec respect et à pas mesurés à tra¬ 
vers les rangs de ces nobles chevaliers et de ces belles 
dames, comme s il eût craint de les réveiller de leur som¬ 
meil, et il ne cessait de prêter attentivement l’oreille pour 
ecouter s il n entendait point s’approcher le bruit d’un pas. 
Mais tout demeurait plongé dans un silence de mort; car 
l’heure de minuit n était pas encore sonnée. 

Alors il s enveloppa de nouveau dans son manteau après 
avoir caché sa lanterne, et il s’appuya contre une des co¬ 
lonnes qui flanquaient les deux côtés de la porte en atten¬ 
dant avec une vive anxiété la venue de l’astrologue. 

En ce moment I horloge se mit en mouvement, et mi¬ 
nuit sonna. 

Presque en même temps un bruit de pas se Gt entendre 
dans la galerie. George tressaillit en remarquant que ce 
n étaient point ceux du vieillard. Peu de secondes après, 
la grande porte s’ouvrit et un homme entra. 

C’était Wallenstein. 

Il tenait a la main une bougie et s’arrêta brusquement 
en voyant une Ggure humaine enveloppée d’un manteau à 
cote de la porte. Il resta pendant quelques secondes im¬ 
mobile comme une statue à contempler cette Ggure in¬ 
connue et mystérieuse. Puis il se retourna brusquement, 
ressortit de la salle d un pas mesuré et solennel, et ferma 
la porte derrière lui. 

I ne sueur Iroide coulait le long du visage de George. 

Dieu soit loue ! s écria-t-il. Il m’a pris pour un spec¬ 
tre sans doute, mais que laire maintenant? 

En effet, le duc pouvait revenir accompagné de quelques 
hommes d armes. 11 y avait donc quelque danger à atten¬ 


dre l’arrivée de Seni. Aussi le page prit le parti de quitter 
la salle , et il s’engagea dans la vaste galerie , puis dans 
une galerie attenante , par laquelle l’astrologue devait ve¬ 
nir et qui se dirigeait du côté opposé à la partie du château 
qu’occupait Wallenstein lui-même. 

A peine eut-il fait quelques pas dans ce corridor, qu’il 
vit apparaître dans l’obscurité deux formes blanches qui 
s’approchaient de plus en plus et dont la forme se dessi¬ 
nait d’une manière de plus en plus distincte. 

C’étaient Mathilde de Terzky et Jeanne de Wangen. 

Il s’avança vers les jeunes filles au moment où elles se 
disposaient à glisser à côté de lui, et leur dit , en ouvrant 
au hasard une porte qui se trouvait à droite : 

— Entrez ici, mes demoiselles; car le duc a été dans 
la salle il y a quelques instants. 

— En ce cas, retournons sur nos pas, dit la comtesse 
avec une vive inquiétude. 

Mais George la supplia si instamment qu'elle consentit à 
suivre son conseil. 

Et toutes deux entrèrent dans une des salles d’apparat 
qui touchait à celle des chevaliers. Le jeune homme les y 
suivit. 

— llothkirch, lui dit alors Mathilde d’une voix émue en 
serrant la main de sa compagne comme pour se rassurer 
elle-même ; je n’ai pas voulu vous laisser partir sans vous 
voir une dernière fois. Le moment de nous séparer est 
venu. Le secret de nos cœurs est toujours resté profondé¬ 
ment caché à tous les yeux. Qu’il y reste scellé encore , 
jusqu’à ce que des jours meilleurs soient venus pour nous. 

Après avoir dit ces mots, elle lui tendit la main que le 
jeune homme serra avec effusion sur ses lèvres. 

— Ainsi donc il faut que je parle? demanda-t-il avec une 
angoisse profonde. Partir pour bien longtemps peut-être , 
quand vous m’avez laissé entrevoir un coin du ciel? 

— Oui, mon ami, il le faut ! repartit Mathilde d’une 
voix tremblante. Vous le savez maintenant, George , vous 
le savez par ma propre bouche, je vous aime. Que ce mot 
vous suffise. Dieu fera le reste, s’il est pour nous. 

— Ainsi donc, Mathilde, adieu ! reprit le page. Adieu! 
Votre souvenir m’accompagnera partout, et votre image 
sera toujours à mes côtés comme un ange gardien. Sou¬ 
venez-vous de moi. 

— Jésus! Marie ! s’écria au même instant la voix de 
Jeanne avec angoisse. 

-Qu ÿ a-t-il , au nom du ciel ? demanda George en 
mettant la main à son épée. 

— Là! regardez donc là! répondit la jeune étrangère 
en montrant du doigt une porte entrouverte qui donnait 
dans une salle latérale. 

George poussa la porte, et un spectacle lugubre s’offrit 
aux yeux des trois jeunes gens étonnés. 

La chambre était éclairée par une lueur faible et mate 
qui tombait d’une lampe d’argent suspendue au plafond. 
Au milieu était placé un cercueil couvert d’un drap mor¬ 
tuaire de velours semé de larmes d’or. C’était le cercueil 
du marquis del Guasto. 

Jeanne de Wangen tomba sans mouvement à côté du 
catafalque. 

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Mathilde eu voyant 
chanceler son amie. Voici deux malheurs peut-être ! une 
morte à côté du mort! et un présage funeste pour moi à 
l’heure de notre séparation ! 






LA RENAISSANCE. 


99 


En ce moment Jeanne souleva péniblement la tête, se 
redressa lentement sur les genoux, et joignit les mains 
comme pour prier pour celui par qui sa vie avait été 
brisée. 

George était aussi pâle qu’un linceul. Il prit la main de 
Mathilde et celle de Jeanne, et entraîna les deux jeunes 
filles hors de cette chambre fatale. 

— Venez, venez, dit-il. Sortons de ce séjour de 
mort ! 

Quand ils furent parvenus dans la galerie , l’étrangère 
regarda un instant le page et lui dit d une voix solennelle: 

— La foi c’est la vie. L’infidélité c’est la mort. 

Au même instant Mathilde tendit une dernière fois la 
main au jeune homme en murmurant: 

— Adieu ! 

Et elle disparut avec sa compagne au fond de la galerie. 

George resta pendant plusieurs minutes immobile , les 
yeux tournés vers l’endroit où les deux jeunes filles avaient 
disparu à ses regards. Il éprouvait à la fois un bonheur 
inexprimable et une angoisse déchirante, et il n’aurait pu 
croire à ce bonheur sans cette angoisse qui le navrait. 

Il était là encore, les yeux toujours tournés vers le fond 
de la galerie, lorsque tout à coup il sentit une main se 
poser sur ses épaules et entendit une voix lui dire : 

— George, calme-toi. Ferme une dernière fois les 
yeux et achève ton rêve de bonheur. Après cela , maître 
Seni aura un mot à te dire. 

C’était l’astrologue qui lui parlait ainsi. 

Le page saisit la main du vieillard et lui dit : 

— Merci, maître , merci. Comptez sur moi désormais 
à la vie, à la mort; car c’est à vous que je dois ce moment 
de bonheur... 

— Ne me remercie pas trop vite, interrompit Seni. Le 
calice que j’ai approché de tes lèvres, contenait de la tein¬ 
ture d’or, mais aussi du poison. Écoute d’abord le vieillard 
qui est ton ami, ensuite tu prêteras l’oreille au serviteur 
du duc. Tu aimes la nièce de \\ allenstein, et tu en es aimé. 
Mais un abîme infranchissable est entre vous; et il s’élargit 
à mesure que le téméraire qui est ton maître marche à 
plus grands pas vers l’accomplissement de sa destinée. Car 
il ne t’est pas donné de le suivre dans sa course furibonde. 
N’oublie pas ceci. 

Le page n’avait cessé de regarder fixement le vieillard 
en entendant ces paroles dont il comprit toute la terrible 
vérité. 

— Mais, reprit l’astrologue en observant attentivement 
le visage du jeune homme, il y a une condition à laquelle 
tu pourrais espérer d’atteindre le but où tu aspires. 

George ouvrit de grands yeux et écouta avec avidité ce 
qui allait sortir de la bouche du vieillard. 

— Celte condition, la voici, continua Seni : il faudrait 
(hélas! qui pourrait désirer cela?) que Wallestein tombât 
et que sa grandeur fût brisée, il faudrait qu’il n’y eut plus 
de rois pour prétendre à la main de sa fille, ni de princes 
pour aspirer à sa nièce. Alors le simple gentilhomme silé- 
sien pourrait se rapprocher de lui et lui demander hardi¬ 
ment la main de la comtesse de Terzky. 

11 s’arrêta à ces mots, pendant que Rolhkirch le regar¬ 
dait fixement. 

— Aussi longtemps que la fortune sera favorable à Wal- 
lenstein, continua le vieillard après une pause de quelques 
secondes, il n’y aura point de salut pour toi, infortuné 


dont la destinée est si étrangement liée à celle de cet 
homme. 

— Que signifie ce langage mystérieux ? demanda le page 
de plus en plus étonné de ces paroles énigmatiques. Cher¬ 
chez-vous à me décourager? Faut-il que j’abandonne le 
but de toute ma vie, parce que j’ignore encore le chemin 
que je dois prendre pour y atteindre? Non, maître Seni ; 
je n’y renonce pas. Je veux réussir ou mourir. Jamais au¬ 
cun péril ne sera assez grand pour ni'effrayer et me faire 
reculer. 

— Brave jeune homme! s’écria l’astrologue en saisissant 
la main du page. J’aime à t’entendre parler ainsi. Mais 
précisément parce que j’attendais de loi cette persévérance, 
et parce que je suis assuré de ta fidélité et de ton cou¬ 
rage, j’ai voulu te montrer les obstacles qui hérissent ta 
route, et contre lesquels tu te briseras si tu ne marches 
pas avec prudence. Une circonstance heureuse se présente 
en ce moment, et tu n’en trouveras jamais une semblable. 
Écoute-moi donc. Le duc m’a chargé de te remettre cette 
bourse qui contient cinquante florins d’or et de t’ordonner 
en son nom de rejoindre Arniin que tu connais de longue 
date. Tu resteras auprès de lui, tu instruiras le duc de 
tout ce qui se passera dans l’armée saxonne, et tu revien¬ 
dras ici lorsqu’Arnim aura passé quelques jours à Prague. 
Alors Del Guasto sera entièrement oublié et tout sera 
comme auparavant. 

— Et que faut-il que je fasse auprès du feld-maréchal 
saxon? demanda Rolhkirch avec étonnement. Le duc 
voudrait-il par hasard que je lui servisse d’espion? 

— Et cette commission ne te plairait-elle pas? objecta 
Seni. 

— Non, sans doute, répliqua le jeune homme d’une 
voix brève et résolue. 

— Je l’avais prévu , murmura le vieillard. Mais, reprit- 
il à voix haute, ce n’est point pour espionner Aruim, mais 
pour négocier avec lui, que tu vas partir; car... 

— Eh bien? interrompit le page. 

— Notre maître, tu suis comment il a été joué à la diète 
de Ratisbonne, continua Seni en attirant le jeune homme 
dans un coin de la galerie et en lui souillant dans l’oreille 
ces mots à voix plus basse : Aussi il se détache de l’em¬ 
pereur et il est disposé à passer du coté du roi de Suède. 

— Comment? Que dites-vous là? exclama le jeune 
homme stupéfait. 

— Oui, mon enfant, reprit l’astrologue à voix basse et 
du même air mystérieux, c’est comme je viens de te le 
dire. Le duc a de grands projets en tête. Il veut monter 
toujours plus haut. Il est assez ambitieux pour prétendre à 
un trône et puis... 

— Maître, interrompit le jeune homme, si vous dites la 
vérité, je dois vous avouer que l’état des choses ine dé¬ 
plaît autant que possible. 

— Il n’y a cependant que toi qui puisses y perdre , ré¬ 
pliqua Seni. Creuse le tombeau de ton amour, et donne 
ton sang, ta tête, par-dessus le marché. 

Après avoir dit ces mots il garda un silence profond. 

— Cela est étrange, étrange, en vérité, fit le page. Vous 
me conduisez daus les passages d’uu labyrinthe inextri- 
c able... 

— Mais dont il me sera facile de te faire sortir en te re¬ 
mettant le fil qui doit t’y guider, interrompit le vieillard 
en regardant fixement dans le blanc des yeux du page. 










100 


LA RENAISSANCE. 


Resle Gdèle à l’empereur, ton maître , fais connaître au 
cardinal Dietricbstein tout ce que tu apprendras d’Arnim, 
et Mathilde de Terzky sera ta femme. 

Le page tressaillit en entendant ces paroles. 

— Mathilde de Terzky sera ma femme? s’écria-t-il avec 
feu pendant que ses yeux s’allumaient d’une manière 
étrange. O maître Scni, une pareille conquête ne peut pas 
être le prix d’une trahison. Le duc a été un bon père pour 
moi, pauvre orphelin ; tout ce que je possède, tout ce que 
je suis, je le dois au duc ; et l’ingratitude est la plus grande 
infamie qui puisse peser sur un homme ! Me comprenez- 
vous, astrologue du duc de Wallenstein? L’ingratitude et la 
trahison sont des taches de sang sur le front d’un homme. 

Il avait prononcé ces mots avec une incroyable énergie. 
Cependant le vieillard en parut si peu troublé, qu’il serra 
le jeune homme dans ses bras en lui disant : 

— Noble cœur! Noble enfant! Que le ciel te bénisse , 
toi le fidèle serviteur du digne maître qui est le tien et le 
mien. Je n’oublierai jamais ce moment. Dès cette heure 
tu peux aussi compter sur moi à la vie, à la mort. 

Rolhkirch regarda l’astrologue avec une sorte de stupé¬ 
faction. Ce brusque revirement l’avait entièrement décon¬ 
certé. Mais l’expression de joie qui avait éclaté dans les 
dernières paroles de Seni, le mouvement que le vieillard 
avait fait en le serrant dans ses bras, la bénédiction du ciel 
qu’il avait appelée sur lui , touchèrent profondément le 
jeune homme. Aussi il lui pardonna bientôt d’avoir pu 
douter un instant de sa fidélité, et plus que jamais il sen¬ 
tit combien était grand le dévouement qu’il ressentait 
pour son vieil ami. 

— Et maintenant adieu, Rolhkirch, lui dit Seni. Nous 
devons nous séparer à présent. A la porte du jardin tu 
trouveras tes chevaux de voyage et un écuyer. Ton bagage 
est prêt. Va, et ne perds pas une minute. Tu trouveras 
Arnim à Leutineritz. Écris-moi souvent. Et, si tu as quel¬ 
que billet à faire remettre par une main sûre, dispose de 
moi. 

Et il embrassa de nouveau le jeune homme , qui sortit 
quelques moments après, monta à cheval et se dirigea 
vers Leutmeritz en jetant un dernier regard aux murailles 
de Gitschin. 

— Pauvre insensé! murmura en lui-même l’astrologue, 
lorsque le page eut quitté le château. Maintenant je vois 
ce qu’on peut faire de toi. Tu as refusé de mordre à l’ha¬ 
meçon auquel je voulais te prendre , et je n’ai fait que 
t’attacher davantage à la fortune de W allenstein. Quoi qu’il 
en soit, je veux du moins faire en sorte que tu ne puisses 
contrarier nos plans, chevalier de la fidélité. Car tu as été 
un poignard dans ma main. L’audacieux Del Guasto, dont 
la langue ne m’a pas toujours épargné, je l’ai brisé par toi. 
Par toi j’ai fait crouler les plans de l’orgueilleuse comtesse 
de Terzky, qui cherchait à pénétrer de son œil perçant ma 
pensée et à rompre le charme magique dans lequel je te¬ 
nais Wallenstein enfermé comme un simple enfant, lui 
devant lequel l’Allemagne et son empereur tremblent 
comme devant un génie infernal. Mais tout n’est pas fini 
encore, et il me reste encore d’autres choses à accomplir. 

En ce moment Gotthold Schmalenbach, chambellan du 
duc, vint interrompre le vieillard dans son monologue, et 
l’invita à se rendre incontinent auprès de Wallenstein. 

Seni trouva le duc tout habillé encore. Sa chambre était 
éclairée plus que de coutume, et il se tenait les mains sur 


le dos devant le foyer, regardant d’un œil fixe les flammes 
qui brûlaient dans Pâtre. 

— Je suis content de vous voir, maître, dit-il à l’astro¬ 
logue. 

Seni tressaillit en voyant le visage pâle et défait de son 
maître. 

— Il m’est arrivé quelque chose d’étrange, continua 
Wallenstein. 

♦ 

— Et quelle est cette chose? demanda le vieillard 
étonné. 

— Je n’ai pu dormir de toute cette nuit, reprit le duc. 
Pendant toute la soirée j’ai vu passer et repasser devant 
moi l’image de Del Guasto et surtout celle de George mon 
page. Ces apparitions obstinées se tenaient devant mes 
yeux comme si elles étaient clouées à tout ce qui m’en¬ 
tourait. Après avoir lutté longtemps pour essayer de m’y 
soustraire, j’ai pris un flambeau, et après avoir traversé la 
grande galerie verte, je me suis dirigé vers la salle des 
chevaliers. Niais , à peine entré dans la salle , j’aperçus à 
côté de la porte une grande figure enveloppée dans un 
manteau et la tête couverte d’un chapeau énorme de des¬ 
sous lequel deux yeux de feu se fixaient sur moi avec une 
obstination qui me fit peur. Je n’eus pas le courage de 
m’approcher de ce mystérieux personnage , que je pris 
pour l’ombre du marquis Del Guasto , dont le corps est 
exposé dans une salle voisine. Je restai quelques minutes 
en face de cette apparition dont les yeux ne se détachaient 
pas de moi. Alors un frisson me saisit, et je rentrai dans 
mon cabinet. 

Seni n’eut pas de peine à deviner quel avait été le per¬ 
sonnage que le duc avait vu dans la salle des chevaliers. 
Cependant il se garda de lui en dire le moindre mot. Il 
avait trop d’intérêt à entretenir dans Wallenstein la 
croyance qu’il avait aux choses surnaturelles, et rien ne 
lui eût coûté, pour laisser le duc de Friedland dans son 
erreur. Aussi il garda un silence complet de ce qu’il ve¬ 
nait d’entendre et il parut absorbé dans de profondes ré¬ 
flexions. 

— Eh bien! maître, que pensez-vous de cela? lui de¬ 
manda Wallenstein en interrompant le silence. 

— Je pense que cet être a été de vos amis , répondit 
l’astrologue, mais je pense aussi qu’il est l’ennemi de votre 
famille, parce qu’il vous a apparu au milieu de vos ancê¬ 
tres. Mais ne fit-il aucun signe? Ne prononça-t-il aucune 
parole? 

— Il est resté immobile et muet comme une statue, et 
sa forme avait des proportions gigantesques, répondit le 
duc. 

— Altesse, j’interrogerai les étoiles. Elles me diront si 
cette apparition vous sera funeste ou propice. 

— Faites cela, maître, repartit Wallenstein. Mon esprit 
me dit qu’il y a dans tout cela un présage de malheur pour 
moi. Mais les étoiles sont plus sûres que l’esprit de l ’homme. 
Allez donc les interroger. 

Seni voulut s’en aller, mais le duc le retint aussitôt et 
lui dit : 

— Maître, voyez aussi si je puis retourner demain à 
Prague sans danger, car je ne veux pas rester davantage à 
Gitschin. 

L’astrologue s’en alla; et, avant le matin, il annonça au 
duc que les étoiles lui permettaient de retournera Prague 
sans le moindre péril. 







LA RENAISSANCE. 


101 


CHAPITRE XVIII. 

LE CAMP D’ARNIM. 

Rothkirch joignit à Leutmeritz le maréchal Arniin qui 
s'y trouvait avec l'armée saxonne. Il connaissait depuis long¬ 
temps ce capitaine. Aussi fut-il accueilli avec une déférence 
qui était presque de l'amitié, bjen qu’il ne tut chargé 
d’aucune recommandation spéciale de Wallenstein. Le 
général crut d’abord que le page venait simplement lui 
apporter quelque message verbal du duc ; mais le jeune 
homme évitait de parler de tout ce qui pouvait se rappor¬ 
ter à une mission de cette nature, et de lui révéler ce que 
l’astrologue lui avait appris dans la dernière entrevue à 
Gitschin. Cependant il ne garda pas un silence aussi pro¬ 
fond sur les événements réels qui s'étaient passés au ch⬠
teau de Wallenstein , ni sur la part qu’il y avait prise. 
Toutes ces choses parurent si extraordinaires au feld-ma- 
réchal , qu'il crut remarquer un ton d’égarement dans les 
paroles et dans le maintien du jeune homme, et qu’il faillit 
le prendre pour un malheureux, coupable de quelque 
grand crime. 

Cependant Rothkirch s’approchait de plus en plus de la 
ville de Prague avec l’armée saxonne qui manœuvrait de 
ce côté. 

Un jour il vit arriver Sesyna dans le camp. Il remarqua 
que ce messager du duc se rendait en secret auprès d’Ar- 
nim.et qu’il se retirait avec le même mystère. Alors il crut 
voir clairement que Seni lui avait dépeint sous son vrai 
jour la position réelle que Wallenstein avait prise à l’égard 
de l’empereur, et que le vieillard avait voulu éprouver sa 
fidélité à la cause du duc. Plein de cette idée, il se glissa 
à la suite de Sesyna dont il se fit reconnaître, et le pria de 
se charger d’une lettre pour l’astrologue. Sesyna promit de 
la faire parvenir à son adresse. Avant la nuit suivante, il 
avait reçu une réponse à cet écrit; et , dès ce moment , 
Rothkirch ne put plus rester davantage dans l’armée d’Ar- 
nim. Il partit seul pour Gitschin. 

CHAPITRE XIX. 

ADIEUX. 

Tout était en mouvement dans la cour du palais ducal à 
Prague. Vous y eussiez compté près de cent chariots chargés 
et prêts à partir au premier signal. Les serviteurs couraient 
de tous côtés et se croisaient en tous sens, portant des 
malles et achevant d’encombrer les voitures. Les femmes 
elles-mêmes de la duchesse étaient occupées à faire les 
dernières dispositions et rangeaient les derniers meubles 
de vo\âge dans le carrosse de leur maîtresse, tout chargé 
de dorures et de blasons. 

En ce moment un homme déguisé se glissa avec précau¬ 
tion dans la cour à travers les chevaux , les hommes 
et les femmes , sans que personne eût l’air de faire at¬ 
tention à cet étranger, qui entra dans la tourelle orien¬ 
tale du palais , et , comme un habitué de la maison , 
s’engagea dans un grand escalier tournant et frappa légè¬ 


rement trois coups à la porte de la chambre occupée par 
maître Seni. 

La porte s’ouvrit et l’astrologue se trouva sur le seuil. 

— Eh! mon jeune ami, nous ne saurions être plus ponc¬ 
tuel, en vérité, s’écria-t-il. Tu devais être ici à onze heures 
précises, et il est onze heures moins quelques minutes. 
Mais un moment de patience, mon cher Rothkirch. Je vais 
donner le signal convenu, et m’assurer qu’il a été compris. 
Assieds-toi en attendant, bois un verre de vin , mange un 
morceau, et restaure-toi ; car tu dois en avoir besoin. 

Cependant le page (car l’homme mystérieux c’était lui)ne 
s’approcha point de la table qui paraissait dressée exprès 
pour lui. Car il était trop agité encore de la course furibonde 
qu’il venait de faire, pour pouvoir manger ni boire. Mais 
il embrassa cordialement le vieillard , le remercia de sa 
bonté, et se jeta ensuite sur un fauteuil, tandis que l’astro¬ 
logue alla poser une petite lampe allumée devant une fe¬ 
nêtre de l’antichambre, et rentra aussitôt. 

A toutes les questions que Seni lui adressa ensuite sur 
Arnim et sur la mission de Sesyna, le page répondit d’uue 
manière qui fut loin de satisfaire le vieillard. En effet il 
n’avait la pensée fixée que sur un seul objet, et il parut si 
distrait et si préoccupé, qu’il se leva au bout de quelques 
secondes et se dirigea vers l’antichambre , pour s’assurer 
que le signal avait été compris par la personne à laquelle il 
était fait. Bientôt il aperçut une lumière qui venait de pa¬ 
raître à une fenêtre d’une autre aile du château ; c’était là 
que se trouvait l’appartement de la comtesse. George sor¬ 
tit aussitôt, descendit un autre escalier que celui par le¬ 
quel il était venu, et se dirigea, par une infinité de corridors 
et de couloirs bien connus, vers l’aile du manoir où brillait 
la petite lumière qu'il venaitd’apercevoir. Il s’approcha avec 
précaution d’une porte qui s’ouvrit doucement devant lui. 
Une main saisit la sienne et l’entraîna dans une chambre 
obscure. 

— Où me conduisez-vous? demanda Rothkirch au per¬ 
sonnage mystérieux qui l’entraînait ainsi. 

— Silence , et suivez-moi , lui répondit une voix dans 
l’accent de laquelle il reconnut aussitôt celle de Jeanne de 
Wangen. 

Il marcha donc, traversa deux ou trois chambres et se 
trouva dans un cabinet où Mathilde était seule et paraissait 
l’attendre. 

Jeanne voulut s’éloigner. 

— Restez, lui dit la comtesse. Ce que nous avons à nous 
dire ne doit pas être un secret pour le cœur d’une amie. 

Puis, s’adressant au page : 

— George, lui dit-elle, une étrange destinée pèse sur 
nous. Le moment qui nous rapproche sera suivi du mo¬ 
ment qui doit nous séparer pour longtemps, pour tou¬ 
jours peut-être. C’est pourquoi occupons-nous d’abord de 
l’avenir. Écoulez-moi donc. Aussi longtemps que mon on¬ 
cle sera au faite des grandeurs, nous ne pourrons être l’un 
à l’autre, ni lui ni ma mère ne consentiront à bénir notre 
union. Ne perdez pas cela de vue. Un abîme se trouve 
entre nous, et Dieu seul peut nous le faire franchir. De¬ 
puis mou enfauce, mon cœur s’est senti entraîné vers vous, 
et j’étais sûre d’être aimée de vous. Pendant longtemps j’ai 
tenu mes sentiments cachés au fond de mon âme. Mais je 
n’ai pu résister davantage , et vous avez lu dans mon es¬ 
prit que je n’aimerai que vous au monde. Rien ne pourra 
séparer mon cœur du vôtre, ni ma pensée de votre pen- 






10-2 


LA RENAISSANCE. 


sée. Votre vie est ma vie et votre mort sera la mienne. 

Deux larmes coulèrent sur ses joues pendant qu’elle 
prononçait ces paroles, et George resta devant elle aussi 
défait et aussi pâle qu’un spectre. 

— Mais rassemblez vos forces, reprit-elle ; car il nous faut 
beaucoup de courage. Nous partons demain pour la Moravie, 
de là nous irons à Vienne, dit-on. C’est pour moi comme 
si je devais aller au tombeau , et comme si nous nous 
voyions aujourd’hui pour la dernière fois. Vous le com¬ 
prenez donc, George, il faut nous séparer. Mais une 
prière encore, et donnez-moi la main. 

Le jeune homme prit avec effusion la main que lui ten¬ 
dit Mathilde. 

— Mon oncle peut faire tout ce qu’il voudra contre 
vous et contre moi, continua-t-elle, promettez-moi que, 
quoi qu’il fasse, et toujours , vous lui garderez la Gdélilé 
que vous lui avez promise. 

— Toujours, répondit le page, je vous le jure. J’ai at¬ 
teint le but auquel j’aspirais. Je sais que vous m’aimez. 
Cela me suffit. Je puis mourir maintenant. Adieu donc, 
Mathilde. Adieu, jusque dans l’éternité. 

Quand il eut dît ces mots, suffoqué par des sanglots, le 
jeune homme serra la main de la comtesse sur ses lèvres 
et se dirigea lentement vers la porte. 

— Où vas-tu comme cela? s’écria en ce moment une 
voix formidable qui tonna aux oreilles de George comme 
la trompette du jugement dernier. 

Cette voix était celle de Wallenstein. 

Le page fut terrifié en se voyant en face du duc et se 
laissa tomber à deux genoux. 

— Est-ce là la récompense de tout ce que j’ai fait pour 
loi ? reprit le maître bouillant de colère et les yeux pleins 
d’éclairs. Misérable! Te voilà comme un esclave âmes 
pieds, et tu as eu l’audace d’élever tes vœux jusqu’à ma 
nièce. Sors d’ici! Sors à l'instant même, avant que ma 
colère ne me maîtrise ! 

Rothkirch s’était relevé et resta immobile sans pouvoir 
faire un pas. 

— Va , George, mon bien-aimé. Va et reste fidèle 
à la promesse que tu viens de me faire, lui dit Mathilde 
résignée. 

— Puisque vous me l’ordonnez, mademoiselle , je par¬ 
tirai, dit le page d’une voix triste et pleine d’émotion. 

Et il passa d’un pied ferme devant le duc qui, dans son 
impatience, mettait déjà la main à son épée. 

— Arrêtez, mon oncle! lui dit la jeune fille en lui rete¬ 
nant le bras avec force. 

— Et toi aussi? s’écria Wallenstein en tressaillant de 
rage. 

— Mon oncle , je n’ai plus rien à craindre; mon sort 
est jeté , répliqua-t-elle. 

— Eh bien, voici donc quelle sera ta couronne de noce, 
répondit le duc en arrachant de la tête de Jeanne de 
Wangen le voile de deuil qui la couvrait et en le jetant sur 
le front de sa nièce. 

— Merci, dit Mathilde, ce voile ne me quittera plus , 
pas même quand le moment sera venu de descendre au 
tombeau. 


CHAPITRE XX. 

PRAGUE ET ZNADl. 

Le lendemain la duchesse quitta Prague. Elle était ac¬ 
compagnée de la comtesse de Terzky et de sa fille, qui se 
sépara, en cette ville, de son amie Jeanne de Wangen. 

Le matin même du jour de leur départ, le duc avait 
instruit sa belle-sœur de tout ce qui s’était passé la nuit 
précédente, et lui avait fait connaître que sa volonté for¬ 
melle était que sa nièce ne se retirât point du monde , „ 
comme elle en manifestait depuis quelque temps le désir. 

Mathilde ne formait plus qu’un vœu, celui d’entrer dans 
un couvent. Elle voyait plus que jamais l’abîme qui la sé¬ 
parait de George Rothkirch, et elle n’aspirait qu’au mo¬ 
ment de le voir comblé par la prière ou par la mort. 

Pendant ce temps le page s’était retiré auprès de sa 
mère en Silésie. Il avait la conviction que Seni l’avait 
trahi, et que ce faux Italien avait miné son avenir et celui 
de Mathilde. Cependant rien ne put le retenir sous le toit 
paternel. Une force irrésistible l’entraînait vers Prague, ou 
plutôtversla nièce du duc. De Prague il se renditàVienne, 
où la duchesse était allée avec sa sœur et Mathilde. Tous 
les soirs un homme enveloppé d’un manteau rôdait mys¬ 
térieusement autour de l’habitation de la famille de Wal¬ 
lenstein. C’était George. Son cœur battait rien qu’à voir 
briller une lumière à la fenêtre de la chambre où il savait 
que logeait Mathilde. Il épiait tous les pas, toutes les dé¬ 
marches de sa bien-aimée, et vivait en quelque sorte par 
l’esprit autour d’elle. 

Un jour seulement il réussit à la voir. Ce fut dans la ca¬ 
thédrale de Saint-Étienne. Caché derrière un des énormes 
piliers de ce majestueux édifice, il la regarda pendant 
quelques minutes, avec des larmes dans les yeux et dans 
le cœur. Puis il se mit à genoux et pria avec effusion. 

Quand il se leva, Mathilde et sa mère étaient sorties de 
l’église; car l’office était depuis longtemps fini. 

— Maintenant ma vie est finie aussi, se dit le jeune 
homme en s’euveloppant plus étroitement de son man¬ 
teau. 

Cependant l’appel aux armes avait retenti de nouveau 
dans les provinces de l’empire, et la bannière de Wallen¬ 
stein avait été déroulée à Znaim. Bientôt le duc de Fried¬ 
land se trouva de nouveau à la tête d’une armée considé¬ 
rable qui était accourue à sa voix. On avait vu de toutes 
parts affluer, à l’appel du grand capitaine, une multitude 
de soldats habitués depuis longtemps par lui à la guerre et 
à la victoire. Car son nom était comme un talisman, et un 
prestige invincible s’attachait à ses drapeaux. 

George Rothkirck accourut aussi à Znaim, et demanda, 
par une supplique, à Wallenstein, d’être admis dans son 
armée, sinon auprès de sa personne, pour pouvoir sacrifier 
le reste de sa vie à la cause qu’il avait si longtemps défen¬ 
due. Mais le duc lui refusa cette prière avec une incroyable 
dureté. Car Seni, qui redoutait la colère du jeune page , 
employait tous les moyens pour achever de le bannir du 
cœur de son maître. 

Mais ni le refus insultant de Wallenstein , ni la défense 
expresse qu’il fit à George de reparaître devant ses veux , 
n’empêchèrent Rothkirch de suivre l’armée sous différents 
déguisements. Déjà le duc avait, au milieu du tumulte des 









LA RENAISSANCE. 


105 


armes, oublié son page, qu’il croyait bien loin de lui; mais 
après chaque rencontre avec l’ennemi, il recevait des rap¬ 
ports dans lesquels il trouvait des détails sur une nouvelle 
action d’éclat du jeune homme qui se montrait dans cha¬ 
que combat et qui se tenait particulièrement dans le corps 
d’Isolani et de ses Croates. Wallenstein parut n’y pas faire 
attention, et il garda le silence. Même il arriva qu’un jour 
dans un combat qui se livrait dans le llaut-Palatinat, le 
page passa devant le duc. On le fit remarquer à celui-ci ; 
mais Wallenstein fit semblant de ne pas le voir; de sorte 
que l’armée tout entière crut bientôt que George se trou¬ 
vait parmi les troupes parle consentement du chef et qu’il 
était chargé de quelque mission secrète. Cependant le 
silence du duc avait un tout autre motif. Il se rappelait la 
fidélité si souvent éprouvée de son page et l’affection toute 
filiale que celui-ci lui portait. Il se rappelait aussi qu’une 
folle passion avait été le seul crime du jeune homme. 
Aussi il ouvrit bientôt son cœur au pardon. Mais le langage 
astucieux de Seni lui inspira presque aussitôt des senti¬ 
ments tout opposés. D’ailleurs, en apprenant que Mathilde 
de Terzky continuait a refuser toutes les illustres alliances 
qu’on lui proposait, il sentit se réveiller en lui toute la 
répugnance que lui inspirait George. Cependant il conti¬ 
nuait à le tolérer parmi ses troupes. Même un jour que 
Rothkirch passa devant lui au détour d’un bois, il put à 
peine résister au désir de l’appeler; et, depuis ce temps , 
il parut ne plus éprouver autant de déplaisir en apprenant 
que le page se trouvait daus son voisinage. 

Eu ce moment le duc arrivait devant Nuremberg, en 
face de Gustave-Adolphe. Les deux armées prirent posi¬ 
tion et restèrent longtemps en observation l’une en pré¬ 
sence de l’autre. Après qu’elles se furent ainsi mesurées 
des yeux pendant quelques jours, Gustave résolut de for¬ 
cer les retranchements de Wallenstein, mais il fut repoussé 
avec une perte énorme sous le déluge de feu et de boulets 
que les canons du duc faisaient pleuvoir sur lui. 

CHAPITRE XXL 
SUR LA TOUR. 

Seni était placé sur la plate-forme d’une tour située à 
quelque distance du champ de bataille et observait tous 
les mouvements de l’action au moyen d’une luuette d’ap¬ 
proche. Le village où il se trouvait était couvert par une 
grosse troupe de cavalerie. L’astrologue suivait d’un œil 
inquiet toutes les phases de la lutte; car il connaissait 
l’importance de celte journée. Les braves Suédois s’avan¬ 
çaient sans relâche contre les terribles retranchements ; 
mais ils échouaient chaque fois contre les formidables 
batteries qui les décimaient à chaque décharge. Ils renou¬ 
velèrent six fois l’assaut, et six fois ils furent repoussés. 
Cependant en face du vieux château de Nuremberg, où 
commandait l’intrépide Bernard de Weimar, la victoire 
était balancée avec avantage ; car les Suédois étaient par¬ 
venus à s’établir sur la hauteur. Mais la fortune ne leur 
resta pas fidèle. Bernard de Weimar fut forcé de se replier 
et de renoncer à la position avantageuse qu’il venait de 
conquérir au prix des plus énergiques efforts et de Ilots 


de sang. Ce fut la première fois que Gustave-Adolphe 
avait été forcé à la retraite et avait sacrifié inutilement le 
sang de ses braves. 

L’astrologue regardait toujours avec une curiosité ex¬ 
trême ce qui se passait autour de lui. Mais ce ne fut pas sans 
un vif mouvement de joie qu’il vit s’amollir la bataille et 
se ralentir l’acharnement de la lutte. Quelques rares dé¬ 
charges de canons poursuivaient encore l’armée suédoise 
dans sa retraite. Après avoir été poursuivie par les troupes 
de Wallenstein, elle parvint à se reformer près de Furth. 

L’armée impériale était restée immobile dans ses re¬ 
tranchements à Nuremberg. Elle s’occupa, après que les 
ennemis eurent disparu, à recueillir les blessés et à en¬ 
terrer les morts. 

— Chose étrange, se dit l’astrologue à demi-voix : moi, 
qui ne suis qu’un point imperceptible dans ce grand océan 
d’hommes, je suis peut-être la cause qui a fait se heurter 
ici ces deux armées et couler tant de sang. Si je n’avais 
tout mis en œuvre pour exciter le duc par le langage que 
j’ai prêté aux étoiles, ces deux masses humaines se trouve¬ 
raient peut-être pacifiquement l’une à côté de l’autre devant 
les portes de Vienne. Le vieux Kaiserburg serait en ruine, 
et l’antique croyance de nos pères serait détruite. Cette 
journée sanglante est mon ouvrage, mon ouvrage à moi. 

— Ton ouvrage? C’est vrai, tu as raison , Satan , c’est 
ton ouvrage à toi! s’écria en ce moment une voix de ton¬ 
nerre qui retentit derrière lui. 

En même temps une main s’était lourdement posée sur 
son épaule. 

Cette voix et cette main étaient celles de Georges Roth¬ 
kirch. 

— Voilà ton ouvrage, maître Seni. Regarde, continua 
le page en regardant l’astrologue avec des prunelles flam¬ 
boyantes. Tu as souvent levé les yeux au ciel pour lire 
dans les étoiles un langage menteur, qu’elles ne parlaient 
pas. Maintenant abaisse les yeux vers la terre et lis aussi 
ton horoscope là-bas. Que vois-tu dans cet abîme? Impos¬ 
teur, dis-moi, qu’y vois-tu ? 

1/astrologue garda un profond silence, car il lui fut im¬ 
possible de proférer une seule syllabe dans l’anxiété mor¬ 
telle dont il était saisi. 

— Parle donc, reprit le jeune homme en secouant le 
vieillard avec les deux mains de fer dont il l’avait pris. 
Devines-tu le sort qui t’est réservé? 

Après avoir dit ces mots, il enleva l’astrologue et le tint 
un moment suspendu au-dessus de l’abîme qui s’ouvrait à 
leurs pieds. 

— Mon heure n’est pas venue, je ne mourrai point de 
ta main, répondit en ce moment Seni avec une incroya¬ 
ble audace et sans s’épouvanter du péril où il se trouvait. 
Jeune homme, tu mourras avant le vieillard. Laisse-moi 
tomber, si tu l’oses, et tu verras les anges du ciel ouvrir 
leurs ailes pour me soutenir. Mais toi, je te vois toi-même 
mort au pied de cette tour. 

— Misérable, dit George en le jetant sur la plate-forme, 
contre un des appuis de la galerie. Que t’avais-je fait? Que 
t’avait fait Mathilde, pour que tu pusses nous trahir? 

— George Rothkirch , répliqua Seni en se ramassant 
avec effort et en examinant attentivement la lunette d’ap¬ 
proche qu’il tenait à la main, tu écoutes tes passions en 
tontes choses. Mais je ne suis que les inspirations des 
étoiles. Elles m’ont ordonné de me placer entre votre 






I 01 


LA RENAISSANCE. 


îimour. Et je n’ai fait qu’obéir aveuglément à la voix du 
ciel. Le sort des hommes n’est que ce que les astres veu¬ 
lent qu’il soit. C’est pourquoi, je t’en conjure, pars d’ici. 
J’attends le duc; il ne peut manquer d’être ici dans quel¬ 
ques minutes. Tu sais qu’il est vif, et je crains sa colère 
pour toi. Va donc, mon fils, et hâte-toi de partir d’ici. 

Rotlikirch s’enveloppa de son manteau. 

— Je ne pars point, dit-il. Je veux attendre ici le duc et 
ma destinée. 

Puis il s’assit sur une pierre et se mit à jouer noncha¬ 
lamment avec la ganse de son épée. 

Seni l’observa en silence pendant quelques secondes, et 
s’avança ensuite vers le bord de la galerie en y reposant le 
petit télescope dont il était toujours armé. 

— Seni, reprit enfin le jeune homme au bout de dix ou 
douze minutes, le duc ne vient pas, et probablement il ne 
viendra pas aujourd’hui. L’air est vif; le vent souille avec 
violence. Je vous conseille de descendre. 

— Eh bien! soit, répondit le vieillard. Mais du moins 
séparons-nous en bons amis. 

— Non , maître , répliqua George. Nous ne pouvons 
plus être amis sur la terre. Cependant je vous pardonne 
ce que vous m’avez fait. Adieu. 

L’astrologue descendit aussitôt de la tour. Et, le soir 
étant venu , le page serra plus fortement autour de son 
corps les plis de son manteau. Après s’être assis aussi com¬ 
modément que l’endroit le permettait, dans un des angles 
<le la tour qui était le moins exposé au vent, il s’endormit. 

Il ne se réveilla que lorsque le matin fut venu. Le ciel 
s’illumina peu à peu , et les rayons du soleil eurent bien¬ 
tôt dissipé le brouillard nocturne. Le page se pencha au 
bord de la galerie de la tour, et tourna les yeux du côté 
de Furth où l’armée des Suédois avait établi son camp. Il 
regarda longtemps dans cette direction; mais tout à coup 
un frisson involontaire le saisit au souvenir des paroles de 
Seni qui lui avait prédit que lui-même serait tué au pied de 
la tour sur laquelle il se trouvait. Mais il se rassura bien¬ 
tôt en souriant de sa propre terreur. 

— Non, murmura-t-il en lui-même, cette moit n’est 
pas celle qui m’est réservée. Car je veux rester fidèle au 
dernier serment que j’ai fait à Mathilde. 

En ce moment il eutendit un grand bruit au pied de la 
tour, et il regarda pour voir quelle pouvait être la cause de 
cette rumeur. Il aperçut une troupe de cavaliers de Weimar 
qui s’avançait derrière le village. 

— Montons dans la tour, dit l’un deux. De là nous pour¬ 
rons observer tous le pays d’alentour. 

Rotlikirch se rappela plus vivement que jamais les pa¬ 
roles de l’astrologue, et prit à sa ceinture un pistolet qu’il 
arma pour brûler la tête au premier qui s’avancerait. 

Cependant les cavaliers avaient fait halte. 

— Non, n’y montons pas, dit le chef de la troupe. 
Nous perdrions trop de temps. Suivez-moi dans la forêt. 

A l'ordre du chef les soldats se dirigèrent vers un bou¬ 
quet de bois placé à quelque distance en avant de la forêt, 
et se cachèrent derrière l’abri des arbres et du feuil¬ 
lage. 

Le page, ayant observé les mouvements de cette troupe 
ennemie, descendit aussitôt de la tour avec la résolution 
d’aller en toute hâte instruire ses compagnons de l’einbu- 
che que les geus de Weimar venaient de leur tendre. 
Mais, au même instaut il vit une compagnie de cavaliers 


impériaux s’avancer dans la direction de l’endroit où les 
Suédois étaient cachés, Wallenstein était à leur tête. 

— Il est perdu, si Dieu ne me seconde ! s’écria George 
en descendant l’escalier avec la rapidité de l’éclair. 

Lu moment après il monta sur son cheval qui était resté 
abrité dans un coin du cimetière de l’église, et descendit 
au pied de la hauteur où le village était situé. Alors il vit le 
duc et les siens enveloppé de tous côtés par l’ennemi. Il 
redoubla ses coups d’éperons et lança son cheval contre les 
Suédois en poussant de grands cris et en déchargeant un 
de ses pistolets sur un des assaillants qui se disposait à 
frapper le duc d’un grand coup de sabre. 

En cet instant les deux corps se trouvèrent aux prises. 
Les armes étincelèrent au soleil et la lutte prit bientôt un 
caractère d’acharnement dont les guerres religieuses du 
xvn e siècle ont peut-être seules donné l’exemple. 

Wallenstein faisait des prodiges de valeur et donnait 
l’exemple à ses hommes qui l’entourèrent comme un mur 
d’airain. Le page se multipliait partout où le péril était le 
plus pressant. 

Après une mêlée meurtrière, les ennemis furent enfin 
réduits à prendre la fuite , et Wallenstein avec les siens 
restèrent maître du champ de bataille. 

George était criblé de blessures. Il tomba sans connais¬ 
sance au pied de la tour, à l’endroit même où, la veille, il 
avait voulu jeter l’astrologue. 


CHAPITRE XXII. 


FIN. 


Quand il revint à lui, il se trouva couchéciansune tente 
magnifique et vit un chirurgien debout à son chevet. Son 
cœur battait faiblement. Sa tête était enveloppée d’un 
épais bandeau , et plusieurs blessures douloureuses lui 
avaient labouré la poitrine. Lorsqu’il se réveilla, il crut 
sortir d’un songe pénible et regarda avec des yeux égarés 
autour de lui. 

En ce moment le duc de Friedland entra dans la tente. 

— Il vit encore, murmura-t-il. J’en suis bien content. 
Demandez-lui son nom. 

En disant ces mots, il s’approcha, avec le chirurgien, du 
lit où le blessé était couché. Rotlikirch le reconnut dès le 
premier instant et voulut tendre la main à son maître ; 
mais il ne le put, son bras étant pris dans le bandage qui 
lui couvrait la poitrine. 

— Quel est votre nom? demanda le chirurgien au jeune 
homme. 

— George Rotlikirch, répondit le blessé. 

— Toi? George Rotlikirch, mon page bien-aimé, que 
j’ai repoussé de moi avec colère? Et c’est toi qui m’as sauvé 
la vie ! s’écria le duc. 

— Mathilde de Terzky m’avait ordonné de ne me sé¬ 
parer jamais de vous, reprit George. J’ai fait ce quelle 
m’a commandé, j’ai fait ce que mon cœur m’a inspiré. Dites- 
lui, monseigneur, que je n’ai pas oublié le serment que je 
lui ai fait, et que je suis mort fidèle à ma promesse. Faites- 
moi une dernière grâce ; faites-moi enterrer à Gitschin. 
Puis écoutez les conseils d’un mourant. Gardez-vous 
de.... 



























































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Société des Beaux Arts 



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LA RENAISSANCE. 


105 


Il üc put achever, caria mort en ce moment lui coupa 
la voix. 

Une larme coula des yeux de Wallenstein. 

— Il était digne d’être l’époux de ma nièce, murmura- 
t-il à voix basse en serrant une dernière fois la main du 
jeune homme. 

Le mort fut enterré avec une grande pompe au couvent 
des Chartreux de Waltitz, non loin de Gitschin. 

Mathilde de Terzky mourut peu de temps après et fut 
enterrée près du tombeau dans lequel il dormait. N’avait- 
elle pas dit : 

— Sa vie est ma vie, sa mort sera ma mort ! 


LES MARBRES RÉGINE DE LA GLYPTOTHÈQÜE DE MUNICH. 


Pendant un voyage fait en Grèce dans Tannce 1811, MM. de Daller, 
Cockerell, Forster et Linkh, en mesurant Télévation d’un vieux 
temple de File d’Egine, qu’on suppose consacré à Jupiter-Panhellé- 
nien, trouvèrent presque à la surface du sol une grande quantité de 
fragments sculptés, entre autres dix-sept statues à peu près complè¬ 
tes. Ce riche butin, légitimement acquis, fut acheté Tannée suivante, 
à Home, par le prince royal de Bavière, aujourd hui roi; il confia la 
restauration des statues au célèbre sculpteur danois Thorwaldsen, 
qui s’acquitta de cette tâche délicate avec autant de bonheur que 
d’habileté. Apportés à Munich, les marbres d’Egine excitèrent une 
vive et générale curiosié. L’érudition allemande s’empara d’une si 
heureuse proie, et Ton éleva sur ces fragiles débris de vastes systèmes 
d'histoire et d’esthétique. L’illustre philosophe Schelling, le savant 
archéologue Otfried Millier, MM. Wagner, liirt, Thiersch, Scliorn, 
ont donné diverses explications des marbres d Egine, et en France, 
tout récemment, M. liippolyte Fortoul a non-seulement résumé et 
commenté les opinions des savants de l’Allemagne, mais, à leur exem¬ 
ple, il s’est élevé lui-même à une nouvelle théorie de l’art grec où 
nous n’avons pas ici mission de le suivre. II nous suffit de renvoyer 
à son ouvrage et de resserrer en quelques lignes les indications pré¬ 
liminaires que peut désirer un voyageur. 

La petite ile d Egine, placée entre Athènes, Argos et Corinthe, fut 
célèbre à différents titres dans l'histoire de l’ancienne Grèce. C’est 
sur Egine que régna leNuma des Grecs, Eaque, duquel la vénération 
publique fit un des trois juges infernaux, après en avoir fait un fils 
de Jupiter. A sa prière, les fourmis s’étaient changées en hommes 
pour repeupler l’ilc après les ravages de la peste. Ses descendants, 
connus sous le nom d'Eacides, forment une longue race de héros, où 
Tou trouve Pelée, Télamon, Achille, Néoptolème, Ajax, Patrocle, et 
qui s'étend jusqu’à Miltiade et à son fils Cimon. Les marins d'Égine 
étaient les rivaux de ceux d’Athènes, qu'ils avaient devancés dans 
l'art nautique; ils se signalèrent tellement à Salamine, qu’après la 
victoire, et pour récompense de leurs services, les Grecs convinrent 
défaire à Egine le partage du butin. Enfin ses athlètes n’avaient pas 
moins de renommée que ses marins, et souvent le nom d’Egine re¬ 
tentit victorieux dans les grands jeux de Corinthe et d’Olyinpie. 
Mais plus encore comme artistes que comme lutteurs ou matelots, 
les Eginètes se rendirent fameux parmi tous les peuples de la Grèce. 
C’est par eux que Pliidon, l’un des Héraclides, qu’on croit l’inven¬ 
teur de la monnaie, fit frapper les premières pièces de métal, et l’é¬ 
cole plastique d’Egine est plus vieille que celle deSicyone, car Smilis, 
fils d Euclès, le premier de sesinaitres, d’après Pausanias et Winckel- 
mann, était contemporain de Dédale, il aurait donc aussi, dans 
l’extrême origine de l'art, animé par lu formation des membres ces 
informes blocs de bois qui avaient jusqu’alors représenté les dieux. 
On compte successivement après lui Callon, Iphion, Simon, Anaxago- 
ras, Onatas, Glaucias, d’autres encore, et Myron enfin, qui brille en¬ 
tre Phidias et Polyclète, tous d’Egine, et conservant jusqu’au milieu 
du grand siècle de Périclès un style particulier qui portait le nom de 
leur patrie. 

Ornements du principal édifice d'Egine, que les uns ont cru le 
temple do Minerve cité par Hérodote, que d’autres ont reconnu pour 


le Panhellénion, ou temple de Jupiter Panhellénicn, les dix-sept sta¬ 
tues de Munich sont le plus précieux débris de l’art éginétique. Pour 
en faire comprendre la destination, le placement, le sens, on a figuré 
en relief, dans le tympan de la voûte de leur salle, un des frontons 
du temple qui ont dû les contenir; puis, au bas de ce fronton simulé, 
sur des stylobates, on lésa rangées, avec un peu plus d’espace, dans 
Tordre qu’elles avaient occupé. Clair aux yeux, cet arrangement ne 
Test pas moins à l’esprit, qui saisit aisément l’ensemble et le détail 
des groupes. M. Cockerell avait déjà, guidé par un passage de Pline, 
reconstitué, avec les quatorze personnages du célèbre groupe de 
Niobé, le fronton du temple d’Apollon-Sosien ; il ne lui a pas été dif¬ 
ficile de reconstituer avec les dix-sept statues d’Egine les deux fron¬ 
tons, antérieur et postérieur, du temple de Jupiter. D’après lui, cinq 
figures composeraient le dernier, appelé fronton oriental, dix figures 
le premier, appelé fronton occidental, et au sommet de l’angle de 
celui-ci, deux figurines seraient placées en ornement extérieur. Cette 
opinion est si bien justifiée par la vue des objets, elle porte un tel 
caractère de vraisemblance, qu’on peut l’adopter sans crainte et sans 
scrupule. 

Mais, ainsi rangées, que représentent ces dix-sept statues? Ici, nous 
entrons dans le champ sans limites, dans le procès sans juges des 
conjectures et des suppositions. Ce sont évidemment des combats, des 
victoires, dont le petit peuple éginète gardait un souvenir monumen¬ 
tal. Sur ce point, nul dissentiment possible; mais ces victoires sont- 
elles, comme le veut M. Otfried Millier, celles que les Grecs rempor¬ 
tèrent sur les Perses, à Marathon, à Platée, à Salamine? ou faut-il, 
comme le veut M. Hirt, remonter jusqu’aux temps héroïques, et de¬ 
mander l’explication de ces marbres à des guerres plus anciennes de 
I Europe contre l’Asie, aux guerres des Hellènes contre les Troyens? 
Ce dernier avis a prévalu, et il semble, en effet, le plus acceptable 
par des motifs tirés de la chronologie, comme nous le verrons tout à 
l’heure. On suppose donc, au moins jusqu’à preuve contraire, que 
les cinq figures composant le fronton oriental ou postérieur représen¬ 
taient le combat d’Hercule et de Télamou contre Laomédon, roi des 
Troyens. Hercule serait la statue du sagittaire agenouillé, décochant 
une flèche, qui porte une espèce de cuirasse en cuir et pour casque 
une tète de lion. Télamon serait le guerrier attaquant, debout et nu, 
portant le casque et le bouclier. Le roi Laomédon serait le guerrier 
renversé, et que son bouclier soutient encore. Il est également nu et 
porte un casque avec de longues courroies pour couvrir les joues et 
une pointe en fer étendue jusqu’à l’extrémité du nez pour le garan¬ 
tir. On n’a point donné de noms historiques à un guerrier penché en 
avant comme s’il venait secourir un blessé, ni a un autre guerrier 
renversé sur le dos, dans le creux de son bouclier, et qui semble en¬ 
core combattre de la main. C’est le hasard qui a fait découvrir la 
pose singulière de cette dernière figure, la plus belle du groupe avec 
celle qu’on nomme Laomédon. 

L’explication du fronton oriental est, comme on voit, fort arbi¬ 
traire. Celle du fronton occidental ou antérieur est plus plausible 
et s’accepte plus volontiers. On croit voir, dans les dix figures du 
groupe principal, l’un des plus célèbres épisodes de l’Iliade, le com¬ 
bat des Grecs et des Troyens autour du corps de Patrocle. Minerve, 
placée au centre et de face, semble, à la direction de ses pieds et de 
son javelot, prendre parti pour les Grecs contre les Troyens. Elle porte 
le péplum et le chiton, dont les bords étaient peints en rouge, le cas¬ 
que, qui était peint en bleu, le bouclier argolique, et, sur la poitrine, 
l’égide où s’attachaient probablement une Méduse et des serpents en 
bronze. Patrocle est tombé par terre, s’appuyant sur la main droite. 
Ajax, fils de Télamon, le protège en lançant le javelot; il est suivi de 
Teucer, portant la courte cuirasse des archers, et d’Ajax, fils d'Oïlée, 
qui lève des deux mains le bouclier et le javelot. La figure d’un 
guerrier blessé, qui tâche d’arracher un fer de sa poitrine, complète 
le côté des Grecs, à la droite de Minerve. A sa gauche, sont rangés 
Hector, portant à son casque une visière fermée ; Paris, en sagittaire 
agenouillé, coiffé d’un haut bonnet phrygien et couvert jusqu’aux 
pieds d’une étroite cotte de mailles peinte en losanges; Enée, age¬ 
nouillé de même, mais tenant un glaive à la main; enfin un Troyen 
blessé à la cuisse, et tombé par terre. Une cinquième figure, non re¬ 
trouvée, devait compléter du côté des Troyens le groupe total, qui 
avait la haute Minerve au centre du fronton triangulaire, et les guer¬ 
riers abattus dans les angles extrêmes. 

Les figurines, que M. Cockerell place extérieurement au-dessus 


la resaissascb. 


XIV» rtllLLE.—6» VOLIXE. 








106 


LA RENAISSANCE. 


du fronton, sont deux petites déesses toutes semblables, sauf que leurs 
robes à longs plis qu’elles relèvent d’une main sont drapées pour 
qu’elles se fassent pendant l’une à l’autre. On les a nommées Damia 
et Auxcsia, dans la supposition que ce sont les statues des déesses 
d’Êpidaurc que les Eginètes enlevèrent à cette ville, et que les Athé¬ 
niens voulurent en vain leur reprendre. L'histoire toute légendaire 
de ces déesses, racontée par Hérodote, se trouve aussi dans le livre 
de M. Fortoul. Enfin deux griffons aux ailes déployées et peintes de¬ 
vaient être assis face à face sur les coins des frontons. Le seul qu’on 
ait retrouvé est sur une table de marbre blanc, près du chapiteau de 
l’une des colonnes du temple, et ces deux débris principaux sont en¬ 
toures d’au moins quatre-vingts fragments de statues, dont la plupart, 
une Minerve entre autres, devaient appartenir au fronton oriental, 
réduit à cinq figures entières. 

Les quinze statues conservées, dont nous venons d’indiquer le pla¬ 
cement et la pose, sont de grandeur diverse, mais, sauf Minerve, at¬ 
teignent rarement la taille moyenne d’un homme. Elles sont toutes 
en marbre de Paros, très-reconnaissable au grain comme à la cou¬ 
leur, et travaillées avec un soin et une finesse qui vont jusqu’à ren¬ 
dre dans le nu les rugosités de la peau, mais cependant avec le ciseau 
seul et sans l’aide d'aucun poliment. Deux caractères très-apparents 
frappent au premier coup d œil dans ces statues : les corps et les 
membres, où se voit ce beau travail du ciseau, présentent un mouve¬ 
ment très-actif, une espèce d'agitation convulsive. Les altitudes sont 
violentes et comme emphatiques; les contours se forment d’angles 
saillants. Ce sont les caractères du premier grand style que couronna 
Phidias, et que suivirent les deux célèbres Eginètes Gallon et Myron, 
du style que Winckelmann appelle sublime, et Pline carré ou angu¬ 
laire, qui précéda le style de Praxitèle, celui de la beauté calme et 
tranquille. Les tètes, au contraire, formant un ovale oblong term’né 
en pointe, comme dans les anciennes figures étrusques, ne sont que 
de grossières ébauches semblables aux masques de terre cuite qu’on 
achevait avec des couleurs. Aucune expression n’anime leurs traits 
inachevés, si ce n’est un rire imbécile qui fait grimacer toutes les 
bouches, celles des mourants comme celles des vainqueurs. En 
voyant les corps si beaux et si parfaits, l’on ne peut supposer que les 
tètes soient demeurées informes par impuissance de mieux faire. La 
volonté de l'artiste se montre dans le contraste, et c’est de cette vo¬ 
lonté qu'il faut chercher l’explication. Le seul moyen de la décou¬ 
vrir, c’est de fixer d’abord l’époque où furent sculptées ces statues à 
double caractère, ou bien, ce qui revient au meme, l’époque où fut 
construit le temple qui les portait. 

Cette question a reçu des réponses si diverses que les uns ont vu 
dans le temple d'Eginc, dorique de style, puisque les habitants étaient 
Doriens de race, une construction des temps fabuleux d Éaque, et les 
autres un monument du temps de la perfection des arts sous Péri- 
clès. Ces dates extrêmes semblent également fausses. On peut placer 
1 érection du temple d Egine à une époque intermédiaire, immédia¬ 
tement après la seconde guerre des Perses et la victoire de Salamine, 
dont le butin fut partagé dans celte île. Le nom de Panhellénion in¬ 
dique clairement la confraternité des Grecs réunis un moment con¬ 
tre l’ennemi commun, et oubliant devant ce grand danger leurs 
querelles intestines. La présence de Minerve sur les frontons est une 
preuve non moins manifeste. Jusque-là rivaux jaloux des Athéniens 
dans la navigation commerciale, et toujous ligués contre eux avec 
Sparte, puis, bientôt après, envahis par eux et chassés de leur île, les 
Égiuètes ne pouvaient qu’à cette seule époque de confraternité dres¬ 
ser sur leur temple la déesse d’Athènes. Celte date acceptée ferait re¬ 
jeter l'hypothèse de M. Muller, qui croit voir dans les deux groupes 
des combats contre les Perses; car jamais les Grecs n’ont mis dans 
leurs temples des événements contemporains, et elle donnerait une 
nouvelle probabilité à l’opinion qui a prévalu. 

yuoi qu’il en soit du sujet des groupes, il parait avéré que le Pan- 
helléniou a précédé le Parthénon de quarante à cinquante ans, et 
que les marbres d’Eginc sont d'un demi-siècle les ainés des chefs- 
d’œuvre de Phidias. Alors leur double caractère s’explique aisément, 
surtout si l’on admet l'opinion de Winckelmann, que « les artistes 
» de cette ile conservèrent l'ancien style plus longtemps que les au- 
* très. » faut que les premiers sculpteurs se bornèrent à dresser sur 
l'autel les images des dieux, ils restèrent dans le style hiératique, 
dans les types conventionnels, immuables, qu'ils avaient hérités des 
Egyptiens. C est en sculptant les images des athlètes pour la place 


publique qu’ils animèrent les membres, qu’ils cherchèrent la force 
et la beauté. Il y eut nécessairement une sorte de lutte et de mélange 
forcé entre ccs deux styles, comme, aux débuts de la renaissance, on 
voit, dans certaines peintures italiennes, l’alliance des tvpes byzan¬ 
tins avec le mouvement et I expression. OEuvres aussi d’une époque 
intermédiaire entre le temps du dogme et le temps de Part, les sta¬ 
tues d’Égine tiendraient encore au dogme par l'immobilité du vi- 
sage, tandis qu’elles entreraient déjà dans l’art parle mouvement des 
membres. Les héros grecs et troyens seraient dieux par la tète et 
athlètes par le corps. Telle est, sur ces fameux et singuliers marbres 
d Lgine, l’explication qui me parait la plus simple, la plus satisfai¬ 
sante et la plus complète. 

Locis Viardot. 


SYMBOLIQUE DES COULEURS. 

Au moyen-âge, comme dans l’antiquité, le choix de telle ou telle 
nuance n’était pas l’effet d’un caprice; chaque couleur avait une 
signification aussi tranchée qu’énergique. Pour s’en convaincre, il 
suffit de lire un ouvrage écrit ex professo sur la Symbolique des 
couleurs par M. Frédéric Portai. Son livre, dont on ne saurait trop 
louer l'érudition et les aperçus de haute philosophie, ressuscite cette 
langue primitive et développe avec bonheur ses principes élémentai¬ 
res. Grâce à cette nouvelle voie d’investigation dans l’étude des monu¬ 
ments et des peintures antiques, il est permis d’atteindre au delà des 
stériles appréciations de forme et de coloris; sous l’enveloppe maté¬ 
rielle et morte, l’œil de l’esprit découvre la pensée vivante exprimée 
par le symbole. 

Avant d’aborder les détails, il est nécessaire d’établir quelques 
principes généraux sans lesquels il nous serait malaisé de nous faire 
comprendre. 

Les couleurs eurent la même signification chez tous les peuples de 
l’antiquité, et 1 histoire de ces mêmes peuples démontre que toutes 
les religions doivent parcourir et parcourent en effet trois phases 
successives : La première où la divinité se manifeste à l’homme sans 
aucun alliage de superstition, à l’état de complète pureté; la seconde 
où le culte est forcé de recourir à la majesté des temples et à la pompe 
des cérémonies pour revêtir une forme sensible aux yeux des nations 
qu’environnent déjà les ténèbres; enfin la troisième, où l’homme, ar¬ 
rivé au dernier degré de l’abrutissement, se méprend sur la valeur 
du symbole qu’il divinise. De là dans la symbolique, trois langues 
bien distinctes : 

La langue divine s’adresse d’abord à tous les hommes et leur révèle 
l’existence de Dieu. La symbolique est la langue de tous les peuples, 
comme la religion la propriété de chaque famille. Le sacerdoce 
n’existe pas encore; chaque père de famille est roi et pontife. 

La langue sacrée prend naissance dans les sanctuaires. Elle règle la 
symbolique de l’architecture, de la statuaire et de la peinture, comme 
les cérémonies du culte et les costumes des prêtres : cette première 
matérialisation emprisonne la langue divine sous des voiles impéné¬ 
trables. 

C’est alors que la langue profane s’empare de l’expression matérielle 
des symboles; les nations livrées à l’idolâtrie ne savent plus remonter 
jusqu’à Dieu au-delà du symbole ou de l’image grossière qui leur 
frappe la vue. 

La couleur fut le premier moyen de transmettre la pensée et d en 
conserver la mémoire. Les (^uipos du Pérou et les Cardelettes de la 
Chine, teintes de diverses nuances, formaient les archives de ces peu¬ 
ples enfants. Les couleurs jouent un rôle encore plus important dans 
les peintures mexicaines. Mais cette écriture symbolique arriva dans 
les hiéroglyphes égyptiens à son plus haut degré de perfection. Vint 
aussi la dégradation nécessaire; la langue sacrée tomba dans l’oubli ; 
et la langue profane, dernier reflet de ce brillant langage, popularise 
les symboles en les matérialisant. 

Si nous envisageons l’crc chrétienne, nous ne voyons pas sans sur¬ 
prise les vitraux de nos cathédrales procéder de la même manière 
que les peintures égyptiennes; mêmes couleurs exprimant mêmes 
symboles à double signification, l’une mystique et l'autre populaire. 
Ouaud vient la renaissance, le génie symbolique s’éteint; la peinture 
n'est plus la naïve expression du dogme sacré, elle se fait le superbe 







LA RENAISSANCE. 


107 


= 


interprète de toutes les passions humaines. La symbolique bannie de 
l’Eglise se réfugie à la cour, et là se réveille avec une nouvelle splen¬ 
deur sur les chevaleresques armoiries. Le blason perpétue dans les 
familles le glorieux souvenir des actions d’éclat, mais le plus souvent 
la signification primitive est méconnue et faussement appliquée* . A 
l’ère aristocratique succède la galanterie des Maures, et leur mysti¬ 
cisme amoureux donne naissance à la langue symbolique, telle qu elle 
s’est conservée jusqu'à nos jours; les débris, tout défigurés qu’ils 
sont, attestent encore sa haute origine; mais c’est une dernière lueur 
qui s’obscurcit de plus en plus, si bien que les peintres modernes qui 
en ont recueilli à peine quelques traditions, la plupart ne sauraient 
dire pourquoi saint Jean porte une robe verte, le Christ et la Vierge 
des draperies rouges et bleues, et Dieu des vêtements blancs comme 
la neige. 

D’après la symbolique, deux principes donnent naissance à toutes 
les couleurs, la lumière et les ténèbres, le blanc et le noir. La lumière 
n’existe que par le feu dont le symbole est le rouge. Partant de cette 
base, la symbolique n’admet que deux couleurs primitives : le rouge 
et le blanc. Le noir, négation des couleurs, fut attribué à l’esprit des 
ténèbres. 

Le rouge est le symbole de l’amour divin; le blanc, le symbole de 
la divine sagesse. Les couleurs secondaires ne sont autre chose que 
les diverses combinaisons des deux principes : amour et sagesse. 

Une particularité importante à noter, c’est que la symbolique con¬ 
sidérant les couleurs au point de vue mystique, idéal, les associe, 
non pas d’après le résultat matériel, mais d’après leur signification 
emblématique. Voilà comme, exprimant par le jaune la révélation de 
l’amour et de la sagesse de Dieu, elle fait émaner cette couleur du 
rouge et du blanc, bien que l’expérience démontre le contraire. 

Le bleu émane de même du rouge et du blanc; il désigne la sa¬ 
gesse divine manifestée par la vie, par l’esprit ou le souffle de Dieu; 
il est le symbole de l’esprit de vérité. 

Le vert formé par l’union du jaune et du bleu, indique la mani¬ 
festation de l’àiuour et de la sagesse dans l’acte; c’est le symbole de 
la charité. 

Telle est la signification des cinq couleurs primordiales dont deux 
seulement sont élémentaires. La règle de leurs combinaisons ne sera 
pas difficile à saisir. Les teintes secondaires reçoivent leur significa¬ 
tion des couleurs qui les composent; celle qui domine donne à la 
nuance sa signification générale, et celle qui est dominée la modifie. 
Ainsi, le pourpre qui est d’un rouge azuré signifie l’amour de la vé¬ 
rité, et l'hyacinthe qui est d'un bleu pourpré représente la vérité de 
l’amour. 

Il est une autre règle qui prèle à la langue symbolique une éner¬ 
gie inconnue aux langues vulgaires, c’est la règle des oppositions. 
Le noir uni aux autres couleurs leur donne une signification toute 
contraire. Symbole du mal et du faux, cette couleur devient la néga¬ 
tion de toutes les nuances auxquelles on la mélange; ainsi le rouge 
(amour divin), mêlé de noir, exprime l’amour infernal, l’égoïsme, la 
haine, enfin toutes les passions de l’homme dégradé. 

Ces principes, dont on ne peut s'empêcher d’admirer le mécanisme 
aussi simple qu’ingénieux, vous conduirait à trouver sans peine le 
sens exprimé par les autres nuances admises dans le catalogue sym¬ 
bolique. 

Devenons aux deux couleurs primitives pour les considérer dans 
les trois langues divine, sacrée et profane. 

DU PLANC. 

Langue divine. Le blanc, unité d'où émanent les couleurs primiti¬ 
ves, est le symbole de Dieu, unité qui embrasse l’univers. Les pro¬ 
phètes, dans leur langage toujours symbolique, voient la Divinité 
revêtue d’un manteau blanc comme la neige. Dans toutes les reli¬ 
gions de la terre à la couleur blanche se rattache la même idée. Le 
dieu Pan est aussi blanc que la neige; Osirisa des bandelettes étince¬ 
lantes de blancheur; Jupiter est vêtu de blanc, et lorsque Jésus- 
Christ sc transfigure sur le Thabor, ses vêtements sont blancs comme 
la neige. Cette couleur exprime aussi la vérité absolue. 

Langue sacrée. Le sacerdoce représente Dieu sur la terre, et dans 

♦ Les armoiries étaient différenciées en cinq couleurs :atur(l>leu), gueules 
(rouge), subie (uoir), sinople (vert), et pourpre (siolet). 


toutes les religions le souverain pontife porte des vêtements blancs, 
symbole de la lumière incréée. Jéhovah ordonne à Aaron de n’entrer 
dans le sanctuaire que vêtu de blanc. Les brahmes, les mages, les 
parsis, les prêtres égyptiens, romains, Scandinaves, celtes et germains, 
adoptèrent le même costume. Dans la langue sacrée de la Bible, les 
vêtements blancs signifient la régénération des âmes et la récompense 
des élus. Partout, et dans tousles temps, on a enseveli les morts d'un 
linceul blanc, symbole du triomphe de l’âme sur l’empire des ténè¬ 
bres. Au Japon, quand une femme se marie, elle est censée mourir 
pour revivre dans son époux ; aussi elle porte la robe mortuaire 
blanche et son lit est disposé comme pour les morts. Triste cérémo¬ 
nie qui semble dire aux parents : Vous venez de perdre votre fille. 

Langue profane. Les Domains notaient les jours heureux avec de 
la craie, et dans la langue grecque, leukos, blanc, signifie encore 
heureux, agréable, gai. Les Maures désignaient par cet emblème la 
pureté, la sincérité, linnocencc, la candeur. Nous tenons, dit en 
France un auteur héraldique, la blancheur de nos lis pour un sym¬ 
bole de pureté aussi bien que de franchise. Enfin le blanc, dont le 
symbole se modifie d’après l’objet ou la personne auxquels on l’appli¬ 
que, peut exprimer un grand nombre d'idées; adressé à la femme, il 
veut dire chasteté; à la jeune fille, virginité; au juge, intégrité; au 
riche, humilité; au prêtre, sagesse; à l’accusé, innocence, etc. 

Dü JACNE. 

Langue divine. La chaleur et l’éclat du soleil désignent l’amour de 
Dieu (jui anime le cœur, et la sagesse qui éclaire l’intelligence. Le 
jaune doré exprime à lui seul les deux symboles du rouge et du blanc : 
amour divin, sagesse divine; mais il y joint un caractère de mani¬ 
festation et de révélation. Le soleil, l’or et le jaune, dans la langue 
symbolique, sont analogues, mais non pas synonymes; ils marquent 
différents degrés. Le soleil naturel était l’image du soleil spirituel, 
l’or figurait le soleil naturel, et le jaune était l’emblème de l’or. Ce 
n’est pas sans surprise que nous voyons dans la religion chrétienne, 
comme dans toutes les religions antiques, le dogme divin se révéler 
par des symboles; d’ou résulte une parfaite identité de croyances. 
Unité sublime! qui, loin de déposer contre le christianisme, prouve 
au contraire qu’il résume en lui l'élément impérissable de l’éternelle 
vérité. 

Langue sacrée. L’or et le jaune reçurent dans la langue sacrée l’ac¬ 
ception particulière de révélation faite par le prêtre, ou de doctrine 
religieuse enseignée daus les temples. Par ce métal et par cette cou¬ 
leur on représentait encore l’initiation aux mystères, ou la lumière 
révélée aux profanes. Cette signification se retrouve dès la plus haute 
antiquité: les pommes d’or du jardin des Hcspérides ne sont-elles pas 
les fruits de l'intelligence qui naissent de l’amour de Dieu? Saint 
Pierre, comme chef de l'Église, fut revêtu d’une robe jaune, symbole 
de la foi. Les aliments de couleur jaune héritèrent du même privilège; 
les gâteaux de miel offerts daus les sacrifices étaient l’emblème de 
l'amour et de la sagesse de Dieu dont les justes font leur nourriture. 
Par opposition, le soufre devint l'image énergique des passions dépra¬ 
vées qui consument le cœur des impies. 

Langue profane. Les langues divine et sacrée désignaient par l’or 
et le jaune l’union de l’âme avec Dieu, et par opposition , l’adultère 
spirituel. Dans la langue profane, cet emblème matérialisé représente 
tantôt l’amour légitime, tantôt l’adultère charnel. Chez les Maures, 
le jaune doré signifiait sage et bon conseil ; le jaune pâle, trahison 
et déception. Dans le blason l’or était l’emblème de l’amour, de la 
constance, de la sagesse, et par opposition, le jaune dénote encore de 
nos jours inconstance, jalousie, infidélité.—Eu France, ou barbouil¬ 
lait de jaune la porte des traîtres. 

dü BorcE. 

Langue divine. Le blanc est le symbole de Dieu, l’or et le jaune 
indiquent le verbe ou la révélation; le rouge et le bleu, la sanctifi¬ 
cation ou le Saint-Esprit. Le rouge, pris isolément, est le symbole du 
baptême de feu et d’esprit; mais là se révèle dans toutes les cosmo¬ 
gonies une triade divine dont il est impossible de séparer un seul 
terme. Dans son unité, Dieu crée l'univers (blanc); comme fils de 
Dieu, il se révèle aux hommes (jaune); comme Saint-Esprit, il les ré¬ 
génère par l'amour et la vérité (rouge et bleu). Oui ne serait frappé 






108 


LA RENAISSANCE. 


de celle merveilleuse coïncidence ! Dans le bouddhisme, le brahma- 

$ 

nisme, dans les livres sacrés de l'Inde, de la Chine, de l'Egypte cl de 
la Perse, comme dans la Bible, partout se retrouve ce même dogme 
d’un seul Dieu en trois jicrsonncs exprimées par les mêmes couleurs. 

Langue sacrée. Le feu du sacrifice était le symbole du feu céleste 
qui repose dans le cœur. La couleur rouge chez les Egyptiens était 
consacrée aux bons génies; c’est pour la même raison que Jupiter et 
Bacchus étaient drapés de rouge. Les artistes du moyen-âge, fidèles 
aux traditions, donnèrent toujours à Jésus-Christ des vêtements blancs 
ou rouges après sa résurrection. Le rouge était donc le symbole de 
la divinité et du culte. Le labarum de Constantin était pourpre, l’ori- 
flamme de saint Denis pourpre azuré. Mahomet portait des robes 
rouges le vendredi et les fêtes du Beyram. Le rouge, comme emblème 
de droit divin, fut toujours l'attribut des pontifes, des rois, des em¬ 
pereurs, des généraux et des classes privilégiées. Les cardinaux en 
ont conservé les insignes. Par opposition, le symbole de l’amour di¬ 
vin deviendra la marque de l’égoïsme, de l’amour infernal; le dé¬ 
mon sera vêtu de rouge. De même, dans le blason, le gueule ou 
rouge dénote Tardent amour comme la haine, le courage comme la 
fureur, etc. 

Langue profane. Dans la langue populaire de toutes les nations, la 
couleur du sang fut l'emblème des combats; au Pérou, les quipos 
teintes en rouge désignaient les gens de guerre. Les Spartiates, qui ne 
connaissaient d’autre vertu que le courage militaire, étaient enseve¬ 
lis dans des linceuls rouges. Le rouge était nécessairement l’attribut 
du dieu Mars dont le symbole spirituel, comme celui du dieu des ar¬ 
mées chez les Juifs, exprimait le combat de la vertu contre le vice. 
11 y a loin de cette image consolante au dieu sanguinaire dont on in¬ 
voque le nom un glaive à la main. 

DU RLEC. 

Langue divine . L’air, dont la couleur est l’azur, le bleu céleste, 
exprime dans la Bible le symbole de l’esprit saint, de la vérité divine 
qui éclaire les hommes. Dans Tautiquité, le feu éthéré, ce qui veut 
dire le bleu et le rouge réunis, figurait l’identification de l’amour et 
de la sagesse dans le père des dieux et des hommes. Sur les verrières 
du moyen-âge, pendant les trois années de prédication, de vérité et 
de sagesse, le Messie porte une robe bleue. Le dieu Agui dans l’Inde, 
symbole du feu céleste, est monté sur un bélier bleu, Jupiter-Ammon 
a un corps bleu avec une tète de bélier, et Jésus, l’agneau mystique, 
est vêtu d’une robe bleue. Rapprochements singuliers, mais qui dé¬ 
montrent clairement l’unité de ce grand drame religieux dont la ma¬ 
nifestation, obscurcie de ténèbres par intervalles, se renouvelle inva¬ 
riablement dans sa pureté primitive. 

Langue sacrée. La symbolique distingue trois couleurs bleues; 
Tune qui émane du rouge; l’autre du blanc, et la troisième qui 
s’unit au noir. Le bleu émané du rouge représente le feu éthéré et 
signifie amour céleste de la vérité. Dans les mystères, il se rapporte au 
baptême de feu. Le bleu émané du blanc indique les vérités de la 
foi; il se rapporte aux eaux vives de la Bible, symbole du baptême 
d’esprit. Le bleu uni au noir désigne l’esprit de Dieu planant sur le 
chaos, il se rapporte au baptême naturel. Ces trois nuances expri¬ 
ment les trois degrés de l’initiation antique et le triple baptême 
chrétien. —« Pour moi, dit saint Jean-Baptiste, je vous baptise d’eau 
pour vous porter à la repentance; mais celui qui vient après moi est 
plus puissaut que moi; c’est lui qui vous baptisera du saint esprit et 
du feu. » Néanmoins ces trois degrés sont plus particulièrement figu¬ 
rés par le rouge, le bleu et le vert. 

Langue profane. L’azur fut dans la langue divine le symbole de la 
vérité éternelle; dans la langue sacrée, de l’immortalité; et dans la 
langue profane, de la fidélité. Dans le blason, le bleu signifie chas¬ 
teté, loyauté, fidélité et bonne réputation. 

DC NOIR. 

Le blanc étant le symbole de la vérité absolue, le noir devait être 
celui de Terreur, du néant, de ce qui n’est pas. Lorsque Jésus-Christ 
lutte contre le génie du mal, les enlumineurs du moyen-âge le re¬ 
présentent drapé eu noir. La vierge 3larie, qui est le symbole de 
l'Église chrétienne, a souvent le visage noir sur les peintures du 
xii* siècle. Dans les cérémonies de Tinitiatiuu antique, la divinité, 


symbole de la beauté morale, avant de revêtir les vêtements écla¬ 
tants en signe de régénération, était d'abord drapée d'une robe de 
deuil. En Égypte, cette déilé s’appelait la léuébreuse Athor; en Grèce, 
Vénus la noire (symbole de l’amour divin). Par un de ces rapproche¬ 
ments que nous voyous constamment se reproduire dans la religion 
chrétienne, la couleur noire de la Vierge indique le degré qui pré¬ 
cède la régénération ou le combat de l'Eglise contre les ténèbres. 
Chez les Maures, le noir désignait la douleur, le désespoir, l'obscurité 
et la constance. Dans le blason, la prudence, la sagesse et la constance 
dans la tristesse et les adversités. Rouge sur noir, suivant M. Portai, 
se rapporte aux divinités bienfaisantes, c’est ce qui expliquerait l’em¬ 
ploi constant de ces deux couleurs dans les peintures des vases étrus¬ 
ques. 

DC VERT. 

Langue divine. D après les prophètes, de Dieu émanent trois sphè¬ 
res qui remplissent les cieux; la première sphère, ou sphère d’amour, 
est rouge ; la seconde, ou sphère de sagesse, est bleue ; la troisième, 
ou sphère de création, est verte. Ces trois sphères répondent aux 
trois degrés d’initiation. Sur la Bible latine du X e siècle, Jésus-Christ 
est enveloppé du limbe rouge bordé d'une bande bleue, son auréole 
est rouge; des chérubins et des anges l’environnent; leurs auréoles 
sont, les unes rouges, les autres bleues, les autres vertes. Sous les 
pieds du Christ est une sphère pourpre, et le marchepied de la divi¬ 
nité est séparé en trois bandes rouge, bleue et verte. — Ce sont tou¬ 
jours les mêmes symboles reproduits sous une autre forme. 

Langue sacrée. Ouatre couleurs sont attribuées aux quatre élé¬ 
ments; le rouge représente le feu, l'azur l’air, le vert l’eau, le noir 
la terre. Le vert est l’image du premier degré d’initiation au sortir du 
chaos et des ténèbres. Plus haut nous avons parlé de Vénus la noire, 
il y avait aussi la verte Vénus, la Vénus régénératrice, la Vénus Aphro- 
génie. Ici nous retrouvons encore les rapprochements les plus curieux. 
L’apôtre saint Jean, l’initiateur aux combats spirituels, est presque 
toujours vêtu d’une robe verte. Dans l’islamisme, Ali, l’initiateur par 
la conquête matérielle, porte également le turban vert. Par opposi¬ 
tion, le vert désigne la folie. Satan et Minerve, les deux extrêmes, 
sont dépeints avec des yeux verts. 

Langue profane. Les légendes populaires conservent les traditions 
sacrées en les matérialisant; le vert, symbole de la régénération de 
Tante, de la nouvelle naissance spirituelle, fut Temblème de la nais¬ 
sance matérielle. On a prêté à l’émeraude la vertu de hâter l’enfan¬ 
tement. Le vert, symbole de l’espérance dans l'immortalité, devint 
celui de l’espérance dans le moude; symbole de la victoire spiri¬ 
tuelle, il devint celui de la victoire matérielle, et, par opposition, il 
désigna chez les Grecs défaite et trahison ; chez les Maures, il signi¬ 
fiait espérance, joie et jeunesse; dans le blason, civilité, amour, joie 
et abondance. Enfin, dans toutes les religions antiques et modernes, 
il fut et demeure le symbole de la bonne doctriue. 

COULEURS MIXTES. 

Rose, pourpre, hyacinthe, écarlate, violet, orangé, tanné, gris. 

Nous allons glisser rapidement sur les nuances dérivées des six 
couleurs principales. La règle des combinaisons est du reste un moyen 
clair et facile de prévoir leur valeur symbolique. Le rose, par exem¬ 
ple, est un mélange du rouge et du blanc; le rouge désigne l’amour 
divin, le blanc la sagesse divine, la réunion de ces deux couleurs de¬ 
vra donc signifier : Amour de la sagesse divine. Nous trouvons ici 
une analogie avec le jaune, qui exprime le même symbole, mais à un 
degré supérieur. L'or, le jaune se rapportent à Dieu, à sa révélation, 
le rose indique l’homme régénéré qui reçoit la parole sainte. 

Le pourpre et l’hyacinthe sont deux nuances d’une même couleur 
qu’il serait facile de confondre, et qui cependant ont deux significa¬ 
tions différentes. Le pourpre était dans l'antiquité une couleur nuan¬ 
cée de bleu; dans l’hyacinthe, au contraire, c’est le bleu qui domine; 
l’hyacinthe se rapportera donc à la vérité de l'amour, et le pourpre 
à l’amour de la vérité. 

L’écarlate est une nuance composée de rouge avec une teinte de 
jaune; il est, par conséquent, le symbole de l’amour spirituel, de 
l’amour du Verbe ou de la parole divine. Cette couleur dans la lan¬ 
gue symbolique est d’un degré au-dessus du pourpre. 







LA RENAISSANCE. 


100 


Jusqu'à présent, dans les couleurs mixtes, nous avons trouvé une 
dominante ; mais lorsque les deux couleurs s'équilibrent comme dans 
le violet, où le rouge et le bleu se font également sentir, la significa¬ 
tion découle des deux nuances primitives. Ainsi le violet comprendra 
à la fois le sens du pourpre et de l’hyacinthe, l’amour de la vérité et 
la vérité de l’amour; il exprimera l’union de la bonté et de la vé¬ 
rité, de l'amour et de la sagesse. 

Les couleurs sa fr a née et orangée, composées de jaune et de rouge, 
désignèrent dès la plus haute antiquité la révélation de l’amour di¬ 
vin. Racchus, dont le mythe spirituel, et non matérialisé comme il 
le fut plus tard, est le symbole de l’esprit saint, de la sanctification 
des âmes, portait dans les représentations scéniques un manteau 
orangé. Dans le christianisme, l’orangé désigne encore la divinité 
embrasant le cœur et illuminant l’esprit des fidèles. C’est par oppo¬ 
sition que dans la langue profane cette couleur est devenue l'em¬ 
blème de l'adultère matériel, et dans le blason l’emblème de la dissi¬ 
mulation et de l’hypocrisie. 

Sous le nom de couleur fauve, tannée, la pauvreté des langues hu¬ 
maines nous force de réunir une foule de nuances qui varient à l’in¬ 
fini depuis le marron jusqu’au feuille-morte. Toutes ces couleurs 
brunes ont une signification funeste; dans l’antiquité et le moyen- 
âge, elles furent portées en signe de deuil. Chez les Maures, le tanné 
était l’emblème de tout ce qui est mal ; allié aux autres nuances, il 
leur donnait un sens néfaste. Ainsi, vert et tanné signifiait rire et 
pleurs; bleu et tanné, patience dans l’adversité, etc. 

Le mélange du blanc et du noir, ou le gris, fut dans le christia¬ 
nisme l’emblème de la mort terrestre et de l’immortalité spirituelle. 
De plus, comme le blanc est le symbole de l’innocence, le noir celui 
de la culpabilité, le gris, en modifiant et attéuuant ces deux signifi¬ 
cations, devient le symbole de l’innocence calomniée, noircie, suc¬ 
combant sous le poids de l’injustice des hommes. 

De cette longue et curieuse énumération de la symbolique des 
couleurs, M. Frédéric Portai s’élève jusqu’à des considérations philo¬ 
sophiques et religieuse. 11 est certain que si la symbolique des cou¬ 
leurs venait à se populariser de nouveau, ce qui n’est pas impossible, 
les couleurs dont seraient peints les vêtements de tel ou tel person¬ 
nage offriraient une ressource de plus pour frapper l’imagination et 
préciser d’une manière saillante l’idée que l’artiste s’efforce de tra¬ 
duire aux yeux. 

On ne peut refuser à la langue symbolique des couleurs une 
grande souplesse jointe à une grande énergie ; par son intermédiaire, 
l’idée prend un corps qui la rend plus accessible à toutes les intelli¬ 
gences. Aussi la joie, le deuil, le triomphe, le mépris, la puissance, 
l’amour, la haine, le désespoir, toutes les grandes passions du cœur 
humain ont-elles employé cette langue expressive pour se manifester 
plus vivement aux regards. Nous n’hésitons pas à le dire, si les peintres 
voulaient approfondir quelque peu cette musique du coloris dont 
chaque ton exprime une idée, ils en tireraient des effets aussi heu¬ 
reux qu’inattendus. Les artistes du moyen-âge ne manquaient ja¬ 
mais dans leurs peintures religieuses d’accommoder la couleur des 
vêtements de chaque personnage à la signification intime du fait re¬ 
présenté. Tout dans leurs compositions était symbolique, jusqu’à la 
couleur des cheveux du Christ, qu’ils faisaient d’un blond doré, 
comme symbole de la plus haute expression du divin amour. 

Eugese Villexi*. 


flottcc sur 3.-0. ZDe JouqIjc, 

PEINTRE. 

Il y a quelques jours La Renaissance annonçait à ses 
lecteurs que la santé de J.-B. De Jonghe se rétablissait, et 
que tous ceux qui Lavaient connu comme homme et estimé 
comme artiste pouvaient être rassurés sur son sort. Hélas! 
nous prenions nos espérances pour une certitude, et uous 


voici obligé de remplir le douloureux devoir du nécrologue 
sur le cercueil de celui qu’hier encore nous nous croyions 
certains de conserver à ses amis et au pays. 

Jean-Baptiste De Jongbe naquit à Courtrai le 8 jan¬ 
vier 1785. Comme l’a dit une des voix qui se sont fait 
entendre sur la tombe de celui dont nous déplorons la 
perte, il est issu d’une de ces anciennes familles flamandes, 
où les plus rares vertus domestiques se transmettent de 
père en fils comme une part de l’héritage paternel. Dans 
les temps difficiles de 1 empire, le père de notre célèbre 
paysagiste exerça , à Courtrai, les épineuses et pénibles 
fonctions de maire, et le souvenir de sa paternelle admi¬ 
nistration n est pas encore effacé, tant elle fut marquée au 
coin de la justice , de l’intégrité et de la probité. Le fils 
hérita des vertus du père ; mais des dispositions instinctives 
firent prendre à son génie une autre direction que celle 
de la carrière administrative ou commerciale. Il manifesta 
de bonne heure un goût décidé pour la peinture. 11 de¬ 
vint peintre. 

Après avoir appris les premiers principes de l’art sous la 
discipline du sculpteur courtraisien Vauréable, De Jonghe 
passa dans l’atelier du célèbre Ommeganck, et ses progrès 
furent si rapides que son professeur, l’appelant un jour 
son maître de dessin, lui prédit qu’il deviendrait le vérita¬ 
ble peintre de la nature. Cette prédiction de l’ami à l’élève 
se réalisa bientôt. En 1812 De Jonghe, absorbé jusqu’alors 
par l’étude constante et passionnée de la nature, et parles 
travaux de l’atelier, se produisit pour la première fois 
en public. Jusqu'à ce moment une grande défiance de 
lui-même et surtout cette modestie qui est l’apanage de 
tous les vrais talents, l’avaient tenu à l’écart. Mais il avait 
senti sa force; et, s’étant présenté à un concours ouvert 
par l’Académie de dessin, de peinture et d’architecture à 
Gand. il obtint la médaille d’or pour un paysage repré¬ 
sentant Y Approche d'un orage > et vainquit seize concur¬ 
rents dont la plupart étaient des hommes habitués à des 
triomphes. Dès ce moment De Jonghe eut confiance daus 
son avenir. Cependant ce succès ne fut pour lui qu’un 
motif de redoubler d’efforts et de se livrer à des études de 
plus en plus consciencieuses et solides. En 1818 il sortit 
de nouveau de son modeste laboratoire et se présenta au 
concours de la Société royale des Beaux-Arts de Bruxelles. 
Il obtint l’accessit de la composition de paysage. 

Bientôt il se produisit au grand jour des expositions qui. 
dès 1820 , se succédèrent presque tous les ans dans les 
Pays-Bas et dans le nord de la France. Chacune de ces 
fêtes de l’art fut pour lui l’occasion d’un succès. En 182J, 
le jury de l’exposition de Douai lui accorda à l’unanimité 
une médaille d’argent. L’année suivante, il parait au con¬ 
cours ouvert par la Société royale des Beaux-Arts de 
Bruxelles, et le prix du paysage lui est décerné par dix- 
neuf voix sur vingt. 

De Jonghe, grâce à un travail assidu et à cette con¬ 
science qu’il mettait dans ses études et dans l’exécution 
de ses ouvrages, avait pris place parmi les artistes les plus 
distingués dont le pays put s’honorer. Aussi l’Académie 
d’Anvers songea-t-elle à se l’associer : il fut nommé membre 
actif de cette célèbre et antique corporation , le 14 octo¬ 
bre i 82Ô; et, peu de temps après, c’est-à-dire eu 1826, il 
fut nommé professeur à l’Académie de dessin et d’archi¬ 
tecture à Courtrai. L’Académie royale des Beaux-Arts 
d’Amsterdam l’admit en 1828 au nombre de ses associés. 











110 


LA RENAISSANCE. 


En i 834 il devint un des membres les plus actifs de la 
Société pour l'encouragement des beaux-arts et de l’in¬ 
dustrie à Courtrai, à l'institution et à la prospérité de la¬ 
quelle il contribua puissamment. 

Les conseils d’un artiste aussi consciencieux furent uti¬ 
lisés en i 83 G par le gouvernement qui, par un arrêté royal 
du 6 septembre, l'appela à faire partie du jury chargé de 


proposer au ministre de l’intérieur les acquisitions à faire au 
salon de cette année et à désigner les récompenses et les 
encouragements à décerner aux artistes, dont les œuvres 
avaient figuré à cette exposition. A ce même salon il ob¬ 
tint une médaille d'argent. L’année suivante il reçut à 
l’exposition de Bruges une médaille d’or. Enfin au salon 
de Bruxelles de 1809 il obtint la médaille d’or de pre¬ 
mière classe, et le tableau qu’il y avait exposé fut acquis 
par le gouvernement. 

La réorganisation de l’Académie royale d’Anvers fut 
aussi une occasion de rendre au talent de De Jongbe une 
justice méritée. Notre peintre fut nommé, par arrêté royal 
du 3 novembre 1841 » professeur de paysage et de peinture 
d'animaux à cet antique et vaste établissement, pépi¬ 
nière de tant de grands artistes. Peu de temps après, il fut 
nommé membre du conseil d’administration de cette Aca¬ 
démie, tandis que la Société des Beaux-Arts de Gand lui 
conféra le titre de membre correspondant. 

Mais des raisons de famille ne permirent pas à De Jonghe 
tie figurer longtemps parmi les membres du corps enseignant 
de l’Académie d’Anvers. 11 donna sa démission en 1 843 , 
pour continuer à se livrer avec moins de distraction aux 
nombreux travaux qui l’occupaient à Bruxelles. 

Jusqu’ici nous n’avons fait qu’indiquer les titres acquis 
à De Jongbe par l’estime que toutes les corporations artisti¬ 
ques du pays professaient pour son talent. Que dirons-nous 
maintenant de son talent lui-même? Dresserons-nous ici 
la liste des nombreuses productions dont il enrichit l’école 
llamande depuis 181 2? Celte liste serait longue à faire, 
et nous ne pourrions la donner complète; car, dès cette 
époque , De Jonghe commença une vie de labeur et 
de travail, dont peu d’artistes belges ont donné l’exemple. 
Nous nous bornerons donc à signaler la magniGque toile 
qu’il fournit au salon de 1839 et dont le gouvernement 
s’empressa de faire l’acquisition pour le musée national. 
Cet ouvrage est un des meilleurs que notre artiste ait pro¬ 
duits. Il classe incontestablement celui qui en fut l’auteur, 
au nombre des meilleurs paysagistes que l’école moderne 
compte en Belgique. Il s’y révèle un sentiment élevé et 
poétique de la nature, des études consciencieuses et une 
rare facilité de pinceau. Cette œuvre fera vivre le nom de 
De Jonghe comme un des plus honorables et des plus es¬ 
timés de l’art contemporain en Belgique. 

Cependant elle n’a pas clos cette vie active , laborieuse, 
et si ardemment éprise du grand spectacle de la nature. 
Elle ouvrit dans le talent du peintre une perspective nou¬ 
velle. Jusqu’alors il s’était borné à traduire les paysages 
nationaux avec le sentiment naïf et idyllique dont Ilob- 
hema fut en Hollande l’expression suprême ; quelques ar¬ 
bres, quelques (laques d’eau, quelques fabriques agrestes et 
simples. En 1839 il manifesta un développement nouveau : 
le sentiment des lignes grandioses et poétiques, les vastes 
horizons 011 l’œil plonge avec la pensée dans les profon¬ 
deurs de l’infini. Aussi, ce sont surtout les œuvres qu’il 
produisit depuis cette époque qui composeront les titres 


INTERNET AF 


les plus réels et les plus dignes que De Jonghe a laissés à 
notre admiration. 

Mais si l’artiste eut des droits incontestables à notre es¬ 
time, l’homme n’en eut pas de moins réels à notre affection. 
On l’a déjà dit, il fut dans la vie privée un modèle de dou¬ 
ceur. Tous ceux qui ont été avec lui dans l’intimité rendront 
hommage à l’aménité de son caractère, à ses manières 
vraies et simples, à la franchise , à la pureté de sou âme, 
que jamais le Gel ni l’envie n’ont souillée. 

S’il nous était permis d’entrer dans des détails de fa¬ 
mille, nous pourrions montrer cet homme comme un des 
plus nobles cœurs que le sentiment de l’honneur et de la 
piété filiale ait fait battre. Bornons-nous à dire qu’il fut un 
modèle de Gis comme il fut un modèle de père et d’époux, 
et qu’il n’eut pas un seul ennemi. 

Il y a deux mois De Jonghe fut subitement atteint d’une 
maladie inexorable, à la suite d’un refroidissement. Pen¬ 
dant longtemps tous ceux qui l’ont connu et qui l’ont 
aimé,flottèrent entre la crainte de le perdre et l’espoir de 
le conserver. Enfin la maladie prit le dessus, et il expira 
le 14 octobre. 

Un grand concours d’artistes a voulu rendre un dernier 
hommage à De Jonghe. La chapelle de Sainte-Marie au 
faubourg de Scharbeek a été, le 17, le funèbre rendez- 
vous où ils se sontempressés autour du cercueil où reposait 
celui qui fut un guide pour quelques-uns et un ami pour 
tous. Le soir même, ses dépouilles mortelles arrivèrent à 
Courtrai et furent reçues à la station du chemin de fer par 
les membres de sa famille, par une foule d’amis et par des 
délégués de diverses institutions et sociétés de cette ville, 
qui transportèrent le corps, à la lueur des flambeaux et 
dans le plus grand recueillement, à l’église Saint-Martin. 

Les funérailles eurent lieu le lendemain , et de nobles 
paroles furent prononcées sur la tombe de l’artiste par 
M. Ad. Bisschof, par M. Peel, directeur de l’Académie de 
Courtrai, etpar M. Gillon, secrétaire de la Société des Amis 
des Beaux-Arts. 

Tous les appréciateurs de l’art ont regretté de ne pas 
voir attaché au drap mortuaire qui couvrait le cercueil de 
De Jonghe, la décoration de l’ordre Léopold, parmi les 
nombreuses médailles remportées par lui aux diverses 
expositions nationales et étrangères. L’absence de ce sigue, 
qui lui manquait, mais qu’il avait si bien mérité par ses 
travaux, n’a été pour nous qu’une nouvelle preuve de sa 
modestie. Car De Jonghe n’était pas de ceux qui savent se 
faire valoir. 

On annonce qu’un monument sera érigé à Courtrai à la 
mémoire de cet artiste distingué, qui laisse une place vide 
dans l’art belge, mais qui n’en laisse point dans le cœur de 
ceux qui l’ont connu et apprécié. 


VARIÉTÉS. 


Bruxelles . — O 11 a cité, à propos de la restauration de la façade de 
l’église Saintc-Gudule, 3131. Dumortier et Puyembrocck, comme étant 
les auteurs des statues qui décorent cet édifice. Nous devons ajouter 
que onze de ces statues sont dues à 31. Edouard 3Iarcliant. 

— 1 Aujourd'hui que la restauration de l’église Sainte-Gudule est 
fort avancée, on se préoccupe avec raison de tout ce qui peut com¬ 
pléter cet édifice par l’encadrement, et en faciliter l’accès par tous 
le* points. C’est ainsi qu'on réclame d'abord le déblaiement immédiat 








LA RENAISSANCE. 


Ifl 


des maisons qui masquent le plus beau cûté de cette église. On pro¬ 
pose, entre autres projets, celui de percer l'impasse du Parc qui fait 
suite à la rue de la Loi, et qui établirait une communication et une 
vue directe de cette partie de la ville sur le portail méridional de 
Sainte-Gudule. 

— A l'occasion de la fête qui a eu lieu à Anvers, le 13 octobre, 
pour la célébration de l'anniversaire de la jonction du Rhin avec 
1 Escaut et la Meuse, M. Uart, un de nos graveurs les plus distingués, 
a produit une médaille grand module, dont l’exécution lui fait hon¬ 
neur. L une des faces figure l’étreinte fraternelle du Uhin et de 
I Escaut, représentés par des personnes allégoriques, et les cathédrales 
de Cologne et d’Anvers en perspective. L’exergue porte ces mots : 
Jonction du Rhin et de VEscaut par le chemin de fer, Anvers, 13 oc¬ 
tobre 1844. 

— Les tableaux de MM. Galtait et Debiefve, VAbdication de Char- 
les-Quint, et la Signature du Compromis des \obles , sont placés, 
depuis le 13 octobre, dans la salle d'audience de la cour de cassa¬ 
tion. 

— La belle cathédrale de Namur, monument remarquable par les 
dispositions élégantes qui caractérisent l'architecture du siècle der¬ 
nier, offre un defaut assez grave : elle est dépourvue de jubé. Deux 
petites tribunes, placées dans le chœur, en ont jusqu’à présent rem¬ 
pli l’office. Nous apprenons avec plaisir que cette lacune va dispa- 
raitre. Le gouvernement a accordé un subside à cet effet, et la com¬ 
mission des monuments, parmi les divers plans qui lui avaient été 
adressés, a adopté celui de M. Balat, jeune architecte de Namur que 
nos lecteurs connaissent déjà au moins de nom. Nous ne pouvons 
qu’applaudir à ce choix. M. Balat est un homme de mérite, à qui il 
ue manque qu’un plus vaste théâtre pour déployer ses talents et con¬ 
quérir la réputation d’un artiste distingué. Aussi sommes-nous per¬ 
suadés que l’œuvre dont l’exécution lui sera confiée répondra digne¬ 
ment, par la beauté du travail, à l'attente de tous les hommes de 
goût et de savoir. 

Anvers. — La ville de Cologne vient d’acheter pour son musée le 
tableau de notre compatriote M. Slingencycr, le Vaisseau le Ven¬ 
geur , qui a figuré au salon de Bruxelles de 1842 et au salon de Paris 
de 1844. 

— On nous apprend que M. Eugène De Block , d Anvers, vient de 
finir deux tableaux, l’un représentant la Famille du garde forestier, 
et l'autre la Prière dans le bois. Des connaisseurs, qui ont vu ces 
deux productions, en disent beaucoup de bien, tant sous le rapport 
de la pensée que sous celui de l'exécution en général. 

— Le retour de 31. de Keyser, revenu de La Haye, a été célébré 
jwr une de ces fêtes qui font à l’artiste un véritable triomphe. Ses 
élèves avaient décoré toute sa maison avec un goût extrême; partout 
des guirlandes, des touffes de fleurs et de feuillage ornaient les murs. 
A son arrivée, 31. de Keyser a été complimenté par les demoiselles et 
les jeunes gens qui suivent ses leçons, et il a accepté la couronne 
qu’ils lui ont présentée devant toutes les notabilités artistiques qui 
habitent Anvers, et dont les compliments sont venus se joindre aux 
félicitations des élèves. 

Liège. — L’université de Liège vient de perdre le doyen d'âge de 
ses professeurs, 31. P.-L. Rouillé, qui s’est éteint dans cette ville à 
l’âge de quatre-vingt-neuf ans. Ce littérateur remarquable, né à 
Versailles, fut appelé en Belgique en 17D6, et y occupa successive¬ 
ment les chaires de belles-lettres à l’école centrale du département de 
la Dyle, de poésie latine au lycée impérial de Bruxelles, et de littéra¬ 
ture française à l'université de Liège, depuis la créatiou de cet éta¬ 
blissement supérieur en 1816. 

— >1. François Bennoir, dont la Revue de Liège nous avait ré¬ 
vélé les dispositions littéraires, a été emporté par la fièvre typhoïde, 
le 30 septembre, à l'âge de 24 ans. 

Louvain. — 31. Mathieu, directeur de notre Académie des Beaux- 
Arts, après avoir passé une année en Italie et en Allemagne, estdere- 
tour ici depuis les premiers jours d’octobre. MM. les administrateurs 
et les professeurs de l' Académie, auxquels s'étaient joints quelques-uns 
des nombreux amis de 31. 3Iathieu, lui ont offert un banquet pour 
célébrer son heureux retour. On nous assure que cet artiste apporte 
de son voyage un nombre considérable d études et une grande quan¬ 
tité de notes et d'observations curieuses et intéressantes sur l’art 
italien, tluiuaud et allemand. 

Relœil. — Par les soins de S. A. le prince de Ligne, la partie du 


château de Belœil qu’a occupée son illustre aïeul, va recouvrer sa 
forme primitive. Les étrangers y retrouveront l'ameublement exact 
du feld-maréchal dans son imposante simplicité, ses manuscrits, les 
plans reliés des batailles du prince Eugène de Savoie, donnés par ce 
grand géuérai à son père et qu’il avait constamment ouverts sur sa 
table; le pupitre sur lequel Frédéric le Grand traça ses plans de cam¬ 
pagne et qui passa de ses mains dans celles dn prince qui s’en servit 
quelques heures avant de mourir; son épée de campagne, scs livres, 
son fauteuil, etc., etc., etc. Belœil aura désormais un puissant attrait 
de plus pour les étrangers qu'un sentiment de noble curiosité pous¬ 
sera à visiter cet appartement auquel se rattachent tant de si beaux 
souvenirs. 

Rererloo. — Les tableaux de 313l.Navez, Van Brée et Wauters, que 
l’on a récemment placés dans l'église du camp, y attirent continuel¬ 
lement de toutes parts une affluence considérable de curieux. Cette 
église devient le centre d'un village nouveau : des constructions con¬ 
sidérables s'élèvent tout autour, là où l’on ne voyait précédemment 
qu’une bruyère abandonnée et stérile. 

Francfort . — La statue de Gœthe (qui a été coulée à 3Iunich ) a 
été solennellement introduite dans notre ville de 16 octobre sur une 
voiture pavoiséc des couleurs de la Bavière et de Francfort. Notre 
musique militaire ouvrait le cortège, puis venait une députation des 
peintres avec sa bannière, puis le comité, et enfin la voiture elle- 
même. Une foule immense l’a accompagnée jusqu’à la place où la 
statue a été inaugurée. 

Rrèda. — 31. J.-B. Van Rooy, peintre d’histoire (^d’Anvers), est oc¬ 
cupé, depuis quelques jours, à faire le portrait en pied et de gran¬ 
deur naturelle, du général Chassé. D’après l’avis des connaisseurs, 
l’œuvre de 31. Van Rooy répondra entièrement à leur attente, tant 
pour la ressemblance que pour le coloris, et rehaussera encore son 
talent incontestable. 

La Haye. — Le roi des Pays-Bas vient de faire l’acquisition du ta¬ 
bleau représentant une vue de la chapelle Saiut-George à Windsor, 
peint par 31. llippolyte Sebron. Ce tableau faisait partie de la der¬ 
nière exposition de Rotterdam, après avoir figuré à l’exposition du 
Louvre. Le même prince vient de souscrire pour la somme de dix 
mille francs à l’érection d’un monument en commémoration du roi 
Jean l’Aveugle; ce monument sera élevé dans la capitale du grand- 
duché de Luxembourg. 

Amsterdam. — Une exposition de peinture moderne s’est ouverte 
dans les derniers jours de septembre à Amsterdam. Près de six cents 
tableaux ont été envoyés à cette exposition des diverses villes de Hol¬ 
lande et de Belgique. Il est peu de villages en ce pays qui n’aient 
comme autrefois leur peintre ordinaire. La peinture française a pour 
représentants à Amsterdam, madame Elise Boulanger, Ary Scheffer, 
Robert Fleury, Gudin, Biard, Guet, Lapito, Watelet. D autres peintres 
étrangers s y font aussi remarquer, ainsi 31. Ôciavoni de Venise, 
31. Pickersgill de Londres, 31. Calame de Genève. 

Paris. — L'album que S. 31. Louis-Philippe a offert à la reine 
Victoria, en commémoration de son voyage à Eu, est d’uue magni¬ 
ficence, d’une perfection et d'un goût rares. 

Il est d'une dimension peu commune et présente quatre-vingts 
centimètres sur soixante : l’épaisseur du volume est de dix centi¬ 
mètres. Les aquarelles sont enchâssées dans de quadruples épaisseurs 
de carton Bristol, de manière à ue pas être atteintes par le frotte¬ 
ment. 

Elles sont au nombre de trente-deux, en voici la liste avec l’indi¬ 
cation des auteurs : 

1° La reine arrive en vue du Tréport, 31. François Barri; — 2° Le 
roi part du Tréport pour se rendre à bord du yacht de la reine, 
31. 31orel-Fatio; — 3° La reine reçoit le roi des Français à bord du 
yacht, 31. Eugène Isahey; — 4° La reine des Français reçoit la reine 
Victoria au Tréport, 31. Eugène Lami ; —5° Présentation de la reine 
Victoria au Tréport, 31. E. Lami; —6° Arrivée au château d’Eu, 
31. E. Lami; — 7° La reine Victoria est saluée par la garde nationale 
et les troupes dans les cours du château, 31. Karl Girardet; — 8° Ap¬ 
partement de la reine Victoria et du prince Albert au château d : Eu, 
— salon de la reine, 31. À.DautaU; —Chambre delà reine, 31. A. 
Dauzats; — 10° Cabinet de la reine, 31. Nolau ; — 11° Chambre de 
S. À. R. le prince Albert, 31. Nolau; — 12° Présentation à la reine 
Victoria dans la galerie des Guises, 31. E. Lami; — 13° Pavillon de 
3Iontpensier, dans le parc du château, 3131. Siniéon Fort et Fr. Win- 











112 


LA RENAISSANCE. 


terlialter ; 14° Chambre de In reine des Français, MM. Simeon Fort et 
Winterhalter ; — 15* Chambre de S. A. H. Mad. Amélie, M. Renoux; 

— 16* Promenade au mont lluon et au Tréport, M. Simeon Fort; — 
17° Retour par le parc,M. Simeon Fort; — 18° Salon de famille, M.Si¬ 
meon Fort, — 20° Sortie de la forêt, retour au château, M. Marilhat; 

— 21° Concert dans la galerie des Guises, lundi 4 septembre 1843, 
neuf heures du soir, M. F.. Lnmi; — 22° S. A. R le prince Albert 
conduit par LL. AA. RR. de Joinville, d'Aumale et de Montpensier, à 
la revue du 1 er régiment de carabiniers, mardi 5 septembre 1843, 
M. llippolyte Bellangé; — 23° Galerie du rez-de-chaussée au château, 
M. Tony Johaunot; — 24° Chapelle du château d'Eu, M. Renoux; 

— 25® Eglise de Saint-Laurent à Eu, M. A. Dauzats; — 2G° Crypte 
de l'église de Saint-Laurent, tombeau des comtes «1 Eu, M. ILSebron; 
—27° Relais de poste à l’Arbre des Princes, forêt d’F.u , mardi 5 sep¬ 
tembre, M. Simeon Fort; — 28° Déjeuner sous la futaie de Sainte- 
Catherine, forêt d’Eu, mardi 5 septembre, M. Siiuéon Fort; — 
29° Escalier du château; MM. Camille Roqueplan et E. Lami; — 
30° La reine Victoria sort du Tréport dans le 'canot du roi, jeudi 
7 septembre, à huit heures et demie, M. E. Isabey. — 32° Adieux à 
bord du yacht royal Victoria and Albert, chambre de la reine Vic¬ 
toria, jeudi 7 septembre, neuf heures du matin, M. Fr. Winterhalter. 

La reliure de ce précieux album a été confiée à M. Ginain; elle 
est d’une pureté de goût remarquable. Le fond est en maroquin 
gros grain d’une belle couleur carminée; trois gros filets d’or, large¬ 
ment espacés, encadreiU des séries de petits filets, et forment un carré 
d'une grandeur médiocre, où sont insérées les armes d’Angleterre. 

L'album est renfermé dans un riche étui en forme de boite cou¬ 
vert en maroquin violet aux armes de la reine. 

— M. le baron Rosio achève en ce moment une statue de la reine 
Marie-Amélie. 

— Une ordonnance royale du mois de juillet 1842 a prescrit l’é¬ 
rection «le deux statues équestres en l’honneur du duc d'Orléans, 
l’une a Paris, l’autre à Alger. Le même modèle, exécuté par M. Ma- 
rochctti, doit servir a faire les deux statues. 

Le prince est représenté en grand uniforme de lieutenant-général. 

La main gauche tient les rênes du cheval magnifique qu’il monte; 
«le sa main droite il tient son épée nue. Le prince est représenté pas¬ 
sant devant un régiment, un jour de revue et saluant le drapeau. Le 
cheval est censé marcher au pas, et il ne repose que sur deux jambes, 
la gauche de devant et la droite de derrière. Le cheval à trois mè¬ 
tres. Le monument a cinq mètres environ. 

La statue destinée à Alger est fondue et est entre les mains des ci¬ 
seleurs qui leur donnent le fini. Celle de Paris est fondue, moins le 
cheval qui va l'être dans quelques jours. Les deux statues sont faites 
avec du bronze provenant de quatre canons pris à Alger et qui fai¬ 
saient partie de ceux qui sont couchés sur l’esplanade des Invalides. 
Chaque statue équestre pèsera huit mille kilogrammes. 

— M. le duc de Montpensier, «jui avait accepté la dédicace des airs 
Béarnais, arrangés par M. Alexandre Batta, vient d’envoyer au grand 
artiste un iuagnifi«}uc présent et une lettre des plus flatteuses pour 
le remercier. Alexandre Batta, de retour à Paris, doit y passer l’hiver, 
et nous quitter ensuite pendant quelques années pour Saint-Péters¬ 
bourg, où il est attendu depuis longtemps. Il nous fera entendre pro¬ 
chainement plusieurs norceaux nouveaux qu’il vient de terminer 
sur des motifs de Don Sébastien et de Don Pasguale. On dit ces mor¬ 
ceaux très-remarquables. 

— La salle des séances de l'Institut de France sera bientôt ornée de 
plusieurs bustes nouveaux. Celui «le Burnouf a été confié à M. Vcnot; 
celui de Geoffroy-Saint-Hilaire sera exécuté par M. Desbœufs, qui fut 
l'ann du célèbre naturaliste. 

l'erdun. — D’après l’examen fait à Étain de la statue du Christ 
mourant attribué à Ligier Richier, il est douteux que ce beau mor¬ 
ceau soit réellement l’œuvre du grand sculpteur lorrain. Le style de 
cette œuvre parait moins ancien, et on suppose qu’elle ne remonte 
pas au-delà «lu temps de Louis XIII. On ne doit accepter qu’avec ré¬ 
serve ce qu’on dit dans notre pays sur les produits du ciseau de Ri¬ 
chier; car on ne manque nulle part d’attribuer à ce célèbre artiste 
toute sculpture un peu ancienne et d'une belle exécution. 

La restauration «le cette belle statue est aujounl hui terminée. 
M. Perrcy, sculpteur, a été chargé de ce travail délicat et s’en est ac¬ 
quitté à la satisfaction générale. Les parties de la statue les plus en¬ 
dommagées étaient les pieds. Il parait qu’il n’a pas été possible de se 


procurer de la pierre exactement semblable à celle du monument; 
aussi dit-on qu’on les a refaits en plâtre. 

Savoie. — Une statue en bronze, due au talent d’un artiste ita¬ 
lien, a été inaugurée le 25 août, à la mémoire de Berthollct, qui était 
né à Talloire, localité située sur les bords du lac et à trois lieues 
d’Annecy. Une foule considérable, dans laquelle on remarquait beau¬ 
coup d’étrangers, a assisté à cette brillante cérémonie; plusieurs 
discours ont été prononcés. 

Naples. — M. le baron Vincent Cammaccini, célèbre peintre na¬ 
politain, directeur de l’Académie des Deux-Siciles à Rome, membre 
correspondant de l’Institut de France, est mort le 1 er septembre dans 
la capitale des États Romains. 

Jllnnich. — Le vaste et magnifique palais que l'on construit dans 
notre capitale, en face de la Glyptothèque, et qui est destiné aux ex¬ 
positions des beaux-arts et de l’industrie, est presque entièrement 
terminé. En ce moment, on place, dans le fronton de cet édifice, qui 
est supporté par huit colonnes corinthiennes, les onze figures colos¬ 
sales de marbre en ronde-bosse que notre célèbre sculpteur, Schwan- 
thaler, a exécutées pour Turner. 

— Le Roi de Bavière a inauguré à Munich, le 8 octobre, le 
Panthéon des grands capitaines bavarois. On a découvert la statue de 
Tilly et celle de Wrède, les deux seules qui composent jusqu’ici ce 
Panthéon. 

Berlin. — Le nombre «les tableaux et des dessins envoyés à l’expo¬ 
sition des arts, qui a lieu en ce moment en notre ville, s’élève à 1,337; 
plusieurs tableaux sont réunis sous le même numéro. Il y a des ta¬ 
bleaux d'artistes étrangers célèbres, notamment de MM. Horace Ver- 
net, Eugène Le Poittevin, Ary SchefFer, Mozin, Rubio , de Biefve, 
Aurèle Robert, etc., etc. Parmi les sculptures, on remarque, à côté 
des magnifiques ouvrages de Rauch, un groupe de Schwanthaler, re¬ 
présentant une famille de pécheurs napolitains, exécuté par M. Riedel 
de Beyreuth, «jui se trouve actuellement à Rome. Les artistes de 
l'école de Dusseldorf, dont plusieurs n’avaient pas voulu participer 
à la dernière exposition, ont envoyé cette fois un grand nombre de 
tableaux, parmi lesquels on remarque surtout les Tisserands de la 
Silésie, par Charles Hubert, et l’excellent tableau représentant une 
famille de paysans polonais, par mademoiselle Élise Baumant, de Var¬ 
sovie. 

— M. Louis Schneider, écrivain et acteur connu, a publié une 
statistique des théâtres allemands, suivant laquelle l'Allemagne 
compte 115 théâtres allemands, ayant 3,175 acteurs (1,870 hommes 
et 1,305 femmes), 147 chanteurs (89 hommes et 58 femmes), 
174 danseurs, 2,089 membres d’orchestre, etc. Le chiffre général 
de toutes les personnes attachées à ces théâtres et de 12,709. L’or¬ 
chestre le plus nombreux est celui de Berlin, qui compte 95 exécu¬ 
tants. Le plus uombreux personnel d’acteurs est celui du théâtre 
de Dresde qui en a 55. Les souffleurs sont au nombre de 139, dont 
13 femmes. 

Saint-Pétersbourg. — La direction impériale des théâtres de Saint- 
Pétersbourg et de Moscou a publié qu’elle accordera un tantième aux 
auteurs dramatiques russes pour la représentation de leurs pièces. 

Londres . — La statue de sir Astlcy Cooper, par Baily, érigée aux 
frais de ses confrères, la plupart ses élèves, vient d’ètre placée dans 
la cathédrale de Saint-Paul à Londres; elle a huit pieds anglais de 
haut. 

Borne . — La commission chargée de diriger l’érection d’un mo¬ 
nument en l’honneur du Tasse, s’est adressée à S. M. Louis-Philippe, 
roi des Français, dans l’espoir qu’elle voudrait bien concourir à l’exé¬ 
cution de ce projet. Sa Majesté, mue par l’amour des lettres et des 
arts, dont elle a donné de si éclatants exemples, a non-seulement 
répondu aux commissaires d’une manière très-bien veillante, mais 
leur a fait remettre aussi, par l’entremise de M. le marquis de Latour- 
Maubourg, son ambassadeur près du Saint-Siège, une somme de mille 
francs, en les félicitant sur le noble but qu’ils se proposent. 


Les feuilles 13et 14 de la Renaissance contiennent: 1° Les Fouilles interrom¬ 
pues, dessiné et lithographié par M. Lauters;et 2® Le Portrait du peintre Us Jonghe, 
dessiné et lithogruphié par M. Schubert. 







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LA RENAISSANCE. 


llô 


L’APPRENTISSAGE 

2Dc ïlapljacl Santi b’Urbino. 

CONTE ARTISTIQUE. 

En passant sous l une des arches aériennes qui s'élèvent 
aux deux côtés de la porte occidentale de la ville d Assise, 
le voyageur eût aperçu le peintre maître Andrea, plus gé¬ 
néralement connu sous le nom d’Ingegno, qui peignait avec 
ardeur sur l une des parois fraîchement recrépies du mur. 
La ügure de la Vierge à laquelle il travaillait, ressemblait, 
par le caractère des traits, à celles de son ancien maître, 
INicolo Alunno , bien qu’on y reconnût plus d’animation 
et de vivacité. Il avait déjà consacré plusieurs semaines à 
cet ouvrage. Aussi il s’arrêtait par intervalle pour compter 
sur ses doigts le faible salaire que devait lui rapporter ce 
travail auquel il avait déjà consacré tant de temps. 

Au moment où il faisait pour la troisième fois ce compte, 
il entendit derrière lui un léger bruit, et il se retourna 
brusquement pour voir quel visiteur venait ainsi le trou¬ 
bler dans ses calculs. Il aperçut sur son échafaudage un 
jeune homme , à peine sorti de l’enfance , bruni par le so¬ 
leil et en habit de voyage , qui avait franchi les marches 
de l’échelle, et regardait avec une attention et d’un œil 
de connaisseur la fresque encore inachevée. 

Andrea était d’une humeur brusque et facile à mettre 
hors de ses gouds. Cependant cette fois il garda la mesure, et, 
regardant avec affabilité l’étranger dans le blanc des yeux: 

— Bonjour, messire bachelier, lui dit-il. Vous m’avez 
l’air de contempler mon ouvrage comme si vous étiez du 
métier. Aussi, tout jeune que vous paraissez être, diles- 
moi ce que vous en pensez, mais franchement. N’ayez 
pas peur île me dire toute votre pensée. Je n’ai guère de 
prétention tel que vous me voyez, et j’écoule volontiers 
les avis, pourvu qu’on ne dise pas trop de mal de mes ou¬ 
vrages. Les têtes charmantes et gracieuses telles que les 
peint Nicolo, qui habite là-bas à Foligno, je ne puis réus¬ 
sir à m’en approprier le caractère. Je suis forcé de m’oc¬ 
cuper de trop de choses étrangères à l’art, pour devenir 
un maître sans reproche ou à peu près. Mes frères ue prê¬ 
tent aucunement la main à la surveillance des biens que 
nos parents nous ont laissés. Je suis réduit à tout faire dans 
la maison, même à devoir compter les écus que nous paient 
les gens de la ville pour les rentes que nous avons sur 
eux. 

Mais le jeune étranger n’entendit pas la moitié de ces 
paroles, car il ne pouvait détacher ses yeux ni sa pensée 
de la tête de madone qu’il voyait peinte sur le mur, et qui, 
étant la seule partie de la fresque qui fût déjà sèche, en¬ 
chaînait à cause de cela invinciblement son regard. En 
effet, il v avait dans ses traits un caractère si inusité, un 
je ue sais quoi qui était si saisissant, que le jeune homme 
en fut frappé comme s’il eut trouvé la solution dune 
énigme qu’il avait depuis longtemps vainement cherché 
à résoudre. 

Ingegno pratiquait l’art avec le laisser-aller d’un simple 
amateur. Aussi, de cette manière, il s’était soustrait à l’in¬ 
fluence de tout type traditionnel, à cette tyrannie d’école 
qui se recouuaît dans les ouvrages de tous les peintres de 

LA REN AIS9ANCI. 


cette époque. Les élèves ne reproduisaient que les for¬ 
mes qu’ils avaient vues éclore sous le pinceau de leurs 
maîtres; et, devenus maîtres à leur tour, ils léguaient 
les mêmes formes à leurs disciples qui les transmettaient 
intactes à ceux qui leur succédaient. C’est pourquoi l’é¬ 
tranger resta longtemps en contemplation devant cette 
tête de madone dont le caractère et le sentiment ne te¬ 
naient par aucun côté à celles dont le moule se trouvait 
dans tous les ateliers italiens. Lui-mèine avait subi tout 
le despotisme de celte transmission inaltérable des types , 
grâce à l’empire qu’avait longtemps exercé sur lui son pre¬ 
mier maître Luca Signorelli de Cortona. Mais depuis 
longtemps aussi, il avait essayé de s’y soustraire. Il trouva 
dans l’Ingegno le premier Spartacus de l’art italien, et il 
chercha à en devenir le second, en puisant dans l’œuvre 
qu’il avait devant les yeux, les moyens de s’affranchir aussi 
du vasselage qui lui pesait. 

L’Ingegno n’avait cessé de le regarder fixement. 

Enfin l’inconnu rompit le silence. 

— Maître, dit-il d’une voix qui était presque une mu¬ 
sique , il y a dans votre ouvrage quelque chose qui me 
plaît par la raison que je n’ai jamais rien vu de pareil. 
Peut-être ne réussissez-vous pas toujours à exprimer d’une 
manière complète le sentiment des choses tel que vous 
le concevez dans votre esprit. Mais le caractère de vos 
têtes me paraît se rapprocher beaucoup plus de la vérité 
de la nature que la plupart de celles que j’ai vues jusqu’à 
ce jour. Vos contours ont une rondeur pleine de grâce , 
vos formes une certaine hardiesse. J’aimerais beaucoup 
apprendre votre secret et voir comment vous êtes arrivé là. 
Car je vous en dois l’aveu, je suis peintre aussi, s’il est 
permis de se donner le titre d’artiste, quand on n’a pas 
encore seize ans. Toutefois, si jeune que je sois, je m’es¬ 
time heureux de pouvoir causer avec ceux qui sont plus 
âgés que moi, quand je n’ai pas à craindre de les impor¬ 
tuner et de voir repousser mes humbles instances. 

L’Ingegno ne fut pas médiocrement étonné du langage 
que le jeune inconnu venait de tenir. 

Il eût été dificile de trouver un artiste mieux disposé qu’il 
ne l’était à rendre service, à un étranger surtout. Or, l’in¬ 
connu qu’il avait là devant lui était à la fois un étranger et 
un artiste. Ce fut un double titre fait pour prévenir puis¬ 
samment en faveur du nouveau venu le peintre d’Assisi. 
Aussi se hâta-t-il de lui adresser deux questions, qu’il ne 
manquait, du reste, jamais de faire à tout artiste voyageur 
qui passait dans la ville. D’abord celle-ci : 

— Avez-vous un logement pour cette nuit? 

Et puis cette autre : 

— Avez-vous de l’ouvrage ? 

L’étranger répondit à la première question : 

— Non. 

A la seconde : 

_Beaucoup. Car j’ai longtemps à vous étudier, maître. 

Soit que cette réponse eût flatté son amour-propre, soit 
que l’air franc et ouvert de l’inconnu eût réveillé en lui 
une sympathie qu’il ne s’expliquait que difficilement, l’In- 
geguo lui sourit, et, lui prenant la main : 

— Eh bien, dit-il, puisque vous n’avez pas «le logement, 
vous accepterez l’hospitalité sous mon toit, et nous pour¬ 
rons tout à notre aise parler d’art et de peinture. Vous 
resterez aussi longtemps que cela vous plaira. Si vous le 
I jugez à propos, vous me prêterez la main dans les travaux 

XV. fECILLI -6. VOllME. 








114 


LA RENAISSANCE. 


qui se présenteront. A la vérité, la ville n’est rien moins 
que riche, et lopulent monastère de Saint-François est 
peint de haut en bas. De sorte qu’il n’y a pas grand'chose 
à faire. Aussi je ne refuse aucun ouvrage, si minime qu’il 
puisse être. Car tout est le bienvenu, quand l’occasion 
d’exécuter de grandes compositions ne se présente jamais 
et qu’il n’y a que les petites qui puissent nous entretenir la 
main. 

En disant ces mots, Andrea avait dénoué le tablier qui 
lui couvrait la poitrine et le ventre, et fait signe à son com¬ 
pagnon de descendre avec lui l’échelle. 

Lejeune étranger descendit. Ingegno le suivit, mais avec 
prudence et lentement; car, bien qu’il ne fut pas d’une 
corpulence qui lui eût commandé d’user de précaution, 
il avait déjà franchi la quarantaine. 

Quand tous deux se trouvèrent dans la rue, il déposa 
l’échelle dans la maison d’un bourgeois voisin, et ils se 
dirigèrent de compagnie vers la maison du maître. 

Sa maison était située dans le voisinage de la cathédrale, 
et formait un angle. Du côté de la vallée , elle se trouvait 
bornée par des maisons basses, et du côté de la montagne 
par de hautes murailles, au-dessus desquelles s’élevaient 
des touffes de lauriers et de grenadiers, quelques vieux 
oliviers et un énorme cyprès. Il eut été difficile de trou¬ 
ver une entrée plus modeste que celle de cette habitation 
presque délabrée et peu apparente. Mais une fois qu’on 
y était entré et qu’on se trouvait au bout du corridor voûté, 
qui était de plain pied avec la rue , mais qui, à cause de 
la pente de la montagne, dominait la campagne, ou voyait 
se dérouler en un tableau vraiment poétique la vaste plaine 
de Foligno. A gauche se déployait une longue chaîne de 
montagnes qui courait vers Spolète et qui était couverte 
jusqu’à sa cime de forêts d’oliviers. La plaine richement 
cultivée était encore illuminée des splendeurs variées du 
soleil couchant, tandis que, vers l’occident, les tours du 
Montefalcone apparaissaient déjà vaguement enveloppées 
du crépuscule et se découpaient indécises sur l’azur du 
ciel. 

Ce paysage eut un double charme pour le jeune voya¬ 
geur, fatigué de la longue route qu’il avait faite sur ces 
montagnes et dans cette plaine , dont il embrassait main¬ 
tenant d’un seul coup d’œil l’interminable étendue. Il s’ap¬ 
puya au bord d’un balcon qui saillait contre une grande 
fenêtre à ogive, et se livra au penchant de sa rêverie, tan¬ 
dis que maître Andrea disparut par une porte latérale et 
laissa, pour quelques minutes, son hôte livré à la contem¬ 
plation de l’admirable panorama qui se déployait devant 
lui. 

A l’époque où se passe cette histoire, il était d’usage 
parmi les peintres d’invoquer librement l’hospitalité chez 
leurs confrères; et elle leur était toujours cordialement 
accordée. Mais, dans l’accueil qu'Andrea avait fait au jeune 
étranger, il y avait je ne sais quoi de sympathique et de 
fraternel, qui avait aussitôt excité dans le voyageur la con¬ 
fiance et provoqué une intimité qui ne s’acquiert souvent 
qu’après un long commerce. Aussi l’inconnu s'était, dès le 
premier instant, cru chez lui dans cette maison , tt il ne 
fut rappelé à l’idée qu’il se trouvait dans une habitation 
étrangère qu’après qu’il eut vu entrer, dans le corridor au 
bout duquel il se trouvait, le frère aîné d’Andrea, qui était 
chauoine de la cathédrale voisine et qui, depuis plusieurs 
aimées, avait eu le malheur de perdre la vue. 


L’aveugle s’avançait en tâtant des mains l’une des parois 
du couloir. 

— Où donc êtes-vous, jeune étranger, notre hôte? dit-il 
en entrant. Approchez-vous, afin que nous fassions con¬ 
naissance. 

Le jeune homme s’approcha lentement et avec respect 
du vieillard qui lui prit la main et lui tâta ensuite le visage 
avec l’air connaisseur d’un statuaire. 

— Eh ! eh ! s’écria-t-il après avoir soumis le voyageur à 
cette épreuve. Vous êtes un beau garçon. Comment se 
fait-il que vos parents aient pu se résoudre à vous laisser 
quitter si tôt la maison paternelle? 

— Mes parents sont morts, répondit l’étranger. Je n’ai 
d’autres protecteurs dans le monde que ceux que le bon 
Dieu m’envoie. 

Le chanoine se découvrit la tête et dit aussitôt : 

— Bénis ceux qui se confient à la protection du Sei¬ 
gneur î Et comment vous appelez-vous, /non enfant? 

— Mon nom est Raphaël, dit le jeune artiste. Mon père 
s’appelait Giovanni Santi, et il était bien vu à Urbino. 

— Comme tout cela se rencontre étrangement ! reprit 
l’aveugle. Le nom et la beauté d’un ange et une famille 
sainte! En vérité, mon fils, vous ne devez rien négliger 

9 O D 

pour justifier les beaux présages par lesquels le ciel vous 
montre l’avenir. Mais je dois vous dire que c’est à cause de 
vous que nous ne sommes pas encore attablés devant notre 
souper; car mon Irère a tenu à ce qu’il y eût un plat de 
bienvenue pour vous. Il pense que vous devez avoir faim 
après la longue course que vous avez faite aujourd’hui. Or 
donc, suivez-moi, car on a déjà servi. 

Ap rès qu’il eut dit ces mots, l’aveugle sortit du corridor 
avec la précaution qu’il avait mise à sa marche en entrant, 
et il traversa plusieurs chambres dont il connaissait la to¬ 
pographie grâce à une longue expérience des lieux. Ra¬ 
phaël le suivait sur les talons, et tous deux entrèrent dans 
une cuisine assez spacieuse, au bout de laquelle était pla¬ 
cée une lourde table de bois de chêne dont les angles 
étaient rompus, et qui était fianquée à chacun de ses 
grands côtés par un escabeau garni d’un coussin. Le cha¬ 
noine prit place sur l’escabeau le plus rapproché de l’im¬ 
mense cheminée qui avançait jusqu’au milieu de la chambre 
son vaste manteau , sous lequel vous eussiez vu maître 
Andrea occupé à faire le métier de cuisinier et à faire 
griller une grosse pièce de mouton. L’aveugle fit signe à 
son hôte de s’asseoir aussi et lui dit : 

— Andrea aura fini dans quelques secondes, et nous pou¬ 
vons toujours commencer, car vous devez avoir faim. 

En effet, il y avait sur la table, qui était couverte d’une 
belle nappe blanche et qu’éclairait une grande lampe de 
cuivre, un plat énorme de broccoli, flanqué de deux cor¬ 
beilles de raisins et de figues et d’un pain presque mon¬ 
strueux. 

Le jeune étranger parut ravi de la cordiale hospitalité 
du chanoine et de son frère. Mais il ne fil que médiocre¬ 
ment honneur au souper, et il mangeait lentement, comme 
s’il eût voulu attendre que l’Ingegno eût aussi pris place à 
table. 

— Voici que c’est fait, dit bientôt celui-ci en posant son 
rôti sur la table et en s’asseyant lui-même en face de son 
frère. 

Pendant longtemps régna un profond silence qu’inter¬ 
rompait seulement par intervalles le bruit des fourchettes 


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LA RENAISSANCE. 


115 



« 

et des couteaux qui grinçaient sur l'étaio des assiettes. 

Ce bruit fini, Andrea desservit la table, où il ne laissa 
qu’un gros flacon de vin dont il fit les honneurs avec l’ai¬ 
sance d’un maître d’hôtel, pendant que l’aveugle s’affaissa 
doucement au bord de la table , vaincu par le sommeil ; 
car on avait déjà depuis longtemps passe l’heure où il avait 
l’habitude de se livrer au repos. 

Raphaël ne cessait de contempler cette belle et véné¬ 
rable figure , si pleine de calme et de sérénité. Il avait 
trouvé là une admirable tète de saint Joseph. Aussi, comme 
s’il eut été poussé par une force irrésistible , il tira de sa 
ceinture un petit carnet de papier gris qu’il appuya dis¬ 
crètement au bord de la table et sur lequel il se mit à tra¬ 
cer en quelques traits la tète de l’aveugle. L’Ingegno 
regarda en silence la manœuvre de son hôte et ne respira 
qu’au moment où le portrait de son frère se trouva repro¬ 
duit sur le papier avec le sentiment et le caractère que le 
grand peintre des Madones donna plus tard à ses immor¬ 
telles créations. Il fut frappé de stupéfaction. 

— Mon jeune ami, dit-il, montrez-moi votre carnet, s’il 
vous plaît; car, j’en suis certain, il y a là plus d’une étude 
accomplie comme celle que vous venez de faire ici. 

Raphaël rougit comme un enfant, et tendit modestement 
le carnet à Andrea qui le parcourut avec une incroyable 
admiration qu’il faisait par moments éclater en paroles 
chaleureuses. Mais il s’arrêta surtout à une tête de madone 
qui était d’une pureté, d’une grâce et d’une divinité ado¬ 
rable, s’il est permis de le dire ; création charmante et sur¬ 
humaine, dans laquelle l’art avait allié la beauté suprême 
de la mère à la grâce souveraine de la virginité et de l’in¬ 
nocence. 

— Ah! mon Dieu ! s’écria llngegno avec ravissement, 
voilà ce que le père du couvent me demande sans cesse et 
ce que je n’ai pu réaliser jusqu’à ce jour, bien que j’y rêve 
jour et nuit. 

Depuis longtemps la nuit était close et Andrea contem¬ 
plait toujours cette tête ravissante. 

Depuis le jour de l’arrivée de Raphaël à Assisi plusieurs 
semaines s’étaient passées, et les deux peintres vivaient dans 
une familiarité presque fraternelle, échangeant leurs idées 
sur l’art et se fortifiant l’un par l’autre. Pendant toute la 
journée Raphaël secondait son hôte dans ses travaux et 
l’aidait dans tout ce qui se présentait. Il ne crut point déro¬ 
ger à la grande mission de l’artiste en peignant ou en re¬ 
peignant les enseignes que les gens d’Assisi apportaient 
chez l’ingegno. Au contraire, il se complaisait à exercer son 
imagination à ces œuvres secondaires. Il représentait, avec 
tout le plaisir qu’il eût mis à un véritable tableau, les pa¬ 
trons des métiers, pour les menuisiers, saint Joseph, pour 
les orfèvres, saint Éloi, pour les autres d’autres saints. 
Parfois il entourait ces saintes figures d’ornements, d’ara¬ 
besques et de guirlandes. Aussi, bientôt la ville ne parla 
plus que du jeune peintre étranger qui habitait avec 
Andrea. 

Cependant il arrivait parfois que des travaux plus sérieux 
fussent commandés à l’ingegno ; et Raphaël, qui jusqu’alors 
n’avait peint qu à la colle, eut ainsi l’occasion de s’initier 
à la manière de peindre à l’huile et à fresque, sous la di¬ 
rection de son ami qui s’entendait également bien à l’un 
et à l’autre de ces procédés. Ainsi un monde nouveau s’ou¬ 
vrit à Raphaël, qui, dès-lors, conçut l’idée de faire une 
surprise à Andrea. 

Dans la maison de llngegno il y avait une vaste chambre 
qui lui servait, depuis sa jeunesse, de réceptacle où il dé¬ 
posait ses couleurs, ses pinceaux, ses études, ses tableaux, 
et tout ce qui servait à la pratique de son art. Dans ses 
moments de loisir, il avait, sans plan et presque au hasard, 
il est vrai, tracé sur les parois quelques fragments de 
peinture , comine on en voit encore fréquemment dans 
les maisons de quelques anciens maîtres italiens. Raphaël, 
dès le soir de son arrivée chez Andrea, avait été frappé 
de ces lambeaux de pensées grandioses et pleines de fraî¬ 
cheur, et il en avait pris un croquis exact, dans le but de 
chercher un jour à relier ces détails dans un vaste ensem¬ 
ble , en introduisant dans sa composition les parties que 
l’Ingegno avait déjà terminées. 

Un jour que maître Andrea était parti pour une ville 
voisine où l’appelaient quelques travaux qui devaient l’oc¬ 
cuper pendant plusieurs semaines, Raphaël se mit à l’œu¬ 
vre. Sur la paroi qui se développait en face de la porte 
d’entrée , il peignit les armes de son maître, soutenues par 
deux gracieux génies. Aux deux côtés de ce blason, il traça 
sur le fond du mur plusieurs inscriptions latines, dans les¬ 
quelles se trouvaient le nom du peintre et celui d’Andrea. 
Dans le même champ il peignit une petite figure de 
madone. Mais, comme elle ne s’adaptait point aux parties 
déjà peintes précédemment par l’ingegno, il la plaça sur 
un fond d’ornements qu’il avait admirés dans le palais du 
duc d’Urbino et qu’il avait copiés avec la plus scrupuleuse 
exactitude. Tout le reste des murs il le couvrit d’arabes¬ 
ques et de guirlandes. Enfin au bas il simula une boiserie 
de chêne sculptée. 

Cependant le jour était venu où l’Ingegno devait reve¬ 
nir, et l’œuvre devait être terminée le soir même. A son 
retour il était descendu à une petite campagne qu’il pos¬ 
sédait dans la plaine d’Assisi, et y avait laissé ses mulets de 
voyage, pour continuer sa route à pied et gagner la ville 
par les sentiers les plus courts. Il entra dans sa maison et 
resta frappé de stupéfaction en voyant l’œuvre dont sa de¬ 
meure venait d’être décorée parsonami. Il sentit des lar¬ 
mes rouler de ses yeux et embrassa Raphaël en lui disant: 

— Mon frère, l’immortalité t’attend. 

Il venait de voir, en effet, quel avenir immense s’ouvrait 
devant le jeune artiste. Aussi, dès ce moment, il ne ca¬ 
cha plus l’admiration et même le respect que le jeune 
peintre lui inspirait. Il parcourut la ville d’Assisi, même 
celles de Foligno et de Pérouse, racontant partout qu’il 
avait chez lui un jeune artiste qui était destiné à devenir 
une des gloires de l’Italie. Ces éloges excitèrent de toutes 
parts un vif étonnement. A la prière de l lngegno les reli¬ 
gieuses de Saint-Antoine, dont la tante d’Andrea était su¬ 
périeure, commandèrent à Raphaël un tableau pour le 
maître-autel de leur église, non sans avoir beaucoup hé¬ 
sité , à cause de la jeunesse extrême de l’étranger. 

Cet ouvrage est le premier de grande dimension que le 
fils de Giovanni Santi ait exécuté. Il représente la Vierge 
tenant l’enfant Jésus et assise sur un trône, aux quatre 
pieds duquel sont placés des saints, et sur le devant du¬ 
quel on voit saint Pierre et saint Paul. Les figures sont à 
la vérité un peu longues et un peu roides, mais les têtes 
sont admirables d’expression et de sentiment, et la cou¬ 
leur est d’une rare puissance. Aussi ce tableau excita des 
éloges unanimes, et Raphaël fut appelé à Pérouse où 
d’autres travaux lui furent commandés. 










ne 


LA RENAISSANCE. 


Ce motif n était pas le seul qui pùt l’engager à se sépa¬ 
rer plus tôt qu’il ne lavait pensé des excellents amis qu'il 
avait trouvés à Âssisi. En effet, le peintre Pietro v annuc- 
chi de Castel délia Piero, qui avait, depuis peu, obtenu le 
droit de bourgeoisie à Pérouse, venait de s’établir dans 
cette ville dont le séjour est si sain et si agréable, et dont 
l’aspect est si riant. Après avoir erré pendant plus de vingt 
ans dans l’Italie, ce maître comptait finir ses jours en cette 
charmante et calme cité, ou du moins y dresser pour long¬ 
temps sa tente. De toutes parts affluaient autour de lui de 
jeunes artistes qui cherchaient à profiter de ses leçons et 
à se perfectionner sous la discipline du Pérugin ( ce 
nom lui fut donné dès le moment où il vint habiter Pé¬ 
rouse), car ses ouvrages jouissaient partout d’une grande 
réputation et ils étaient avidement recherchés par les ri¬ 
ches amateurs dans toute l’Italie. Aussi les commandes dont 
il était chargé étaient-elles si nombreuses, qu’il ne pouvait 
y sufhre et qu’il devait se faire aider d’un grand nombre 
de disciples. 

Raphaël fut accueilli avec faveur par le maître et admis 
au nombre des aides dont il s’entourait. 

Cependant le Pérugin sut mieux cacher que l’Ingegno 
le prix qu’il attachait à son nouvel élève, dont il apprécia 
le talent avec le tact d’un chasseur qui sait d’avance le parti 


qu’il peut tirer d’un lévrier. 

Le Pérugin était intéressé et vaniteux. Il aimait à mon¬ 
trer que le pape Sixte IV et d’autres souverains pontifes 
l’avaient estimé et avaient occupé son talent, et qu’à Flo¬ 
rence les Médicis l’avaient comblé d’honneurs. A Rome il 
avait travaillé à la chapelle Sixtine, à Florence dans l’église 
du monastère de San Gallo et dans la salle chapitrale des 
religieux de l’ordre de Cîleaux. Ces ouvrages étaient 
comptés parmi les meilleurs qu’il eut exécutés en Italie. Il 
jouissait d’une gloire méritée et d’une fortune importante, 
due à son talent. Il avait l’habitude de vivre sur un certain 
pied d’intimité avec les grands du monde. Il ne perdait 
jamais de vue son intérêt personnel. Enfin, il était égoïste 
et froid, et il avait dans le caractère aussi bien que dans ses 
manières quelque chose de si peu sympathique, qu’on eut 
pu croire qu’il faisait rayonner autour de lui cette espèce 
d’électricité à laquelle les physiciens ont donné le nom 
d’électricité négative. Du reste, s’il était intéressé, il savait, 
dans l'occasion, être généreux et grand; et il possédait une 
qualité précieuse qui coutre-balançait en lui beaucoup de 
défauts, c’est-à-dire qu’il était esclave de sa parole. 

Si difficile qu’il fut de s’accommoder à un pareil carac¬ 
tère , Raphaël resta cependant toujours dans de bons 
termes avec son nouveau maître. A la vérité , il éprouvait 
constamment un certain embarras en présence de cet 
homme; mais il avait, comme compensation à ces rapports 
si peu sympathiques, les relations les plus agréables et les 
plus intimes avec quelques-uns d’entre les nombreux élè¬ 
ves qui peuplaient l’atelier du Pérugin. Jusqu’alors il avait 
vécu avec des hommes beaucoup plus âgés que lui et pres¬ 
que tous déjà parvenus au but qu’ils poursuivaient. Mais, 
dès ce moment, un nouveau monde s’ouvrit devant lui. 
S’il marchait encore d’un pas incertain dans la route de 
l’art, il pressentait cependant déjà le point où il devait par¬ 
venir un jour, et il lui semblait qu’une voix intérieure lui 
dît sans cesse que lui aussi apporterait sa pierre, et non la 
moins belle, au glorieux édifice que la renaissance avait 
commencé à élever en Italie. Du reste, parmi ses compa¬ 


gnons retentissaient déjà le nom de Leonardo da Vinci qui 
avait opéré une révolution dans la peinture, et celui de 
Buonarroti dont l’énergique et fougueuse imagination don¬ 
nait à cet art un développement nouveau. Ces noms ils ne 
les prononçaient pas trop haut, il faut le dire; car le Péru¬ 
gin ne s’en accommodait point. Il était en effet parvenu à 
l’âge de cinquante ans et à l’apogée de sa gloire. Depuis 
quelque dix ans il était cité avec raison comme le plus no¬ 
ble et le plus gracieux de tous les peintres, et comme le 
plus artiste des artistes. Aussi il devait désirer de jouir de 
sa gloire et de s’endormir tranquille sur ses lauriers. 

Depuis les premières semaines de l’entrée de Raphaël 
dans l’atelier du Pérugin ( ce fut en Fan i5oo ), celui-ci 
l’avait distingué entre tous ses autres disciples. La facilité 
et en même temps la fermeté du pinceau, la correction du 
dessin, l’assiduité au travail et la gracieuse imagination de 
son élève, lui eurent bientôt montré le parti avantageux 
qu’il pourrait en tirer. C’est pourquoi il résolut de se l’at¬ 
tacher en lui faisant peindre plusieurs ouvrages à des prix 
convenus d’avance. Il lui procura un atelier et l’éloigna 
des autres disciples qui peuplaient le sien. Le jeune peintre 
fut amené ainsi à exécuter plusieurs anciennes composi¬ 
tions du Pérugin, sous lesquelles celui écrivit effrontément 
cette signature frauduleuse : Pétrin de Perusia fecit. 

Cependant, à cette époque , la renommée du Pérugin 
commençait déjà à diminuer sensiblement, malgré les 
nombreux travaux dont il ne cessait d’ètre accablé. Mais 
Raphaël tint constamment les oreilles closes aux bruits dé¬ 
favorables qui, dès-lors aussi, commencèrent à circuler sur 
la décadence signalée dans la réputation de son maître. 
Au contraire , il n’en continua pas moins à étudier avec 
ardeur le goût dont le Pérugin faisait toujours preuve 
dans le choix de ses figures, l’art avec lequel il les grou¬ 
pait et les disposait dans ses ouvrages , et l’ensemble clair 
et intelligible qu’il savait donner à ses compositions, où 
l’on remarque rarement de la confusion et cette fausse 
abondance qui est une pauvreté réelle. 

Quand le Pérugin faisait exécuter par ses élèves les plus 
avancés quelqu’une de ses compositions, il avait l’habitude 
de leur donner des indications verbales sur ses intentions 
ou de leur proposer à suivre des ouvrages antérieurement 
peints par lui et représentant les mêmes sujets. Parmi ses 
nombreuses études se trouvaient presque complètes celles 
du fameux Christ au tombeau qu’il avait fait pour les reli¬ 
gieuses de Santa Clara à Florence, et celles des fresques dont 
il avait enrichi le couvent de l’ordre de Cîteaux dans la 
même ville.On possède encore quelquescartons appartenant 
à ces deux compositions célèbres. C’est dans ces pré¬ 
cieuses études que Raphaël s’initia à la profondeur, à la 
noblesse et au sentiment du Pérugin. 

Le jeune peintre avait, depuis longtemps, travaillé sous 
la direction de ce maître; et, malgré l’exiguïté du salaire 
qu’il recevait, il avait cependant, grâce à son activité et à 
un travail infatigable, fait quelques économies. Il avait at¬ 
teint l’âge de dix-neuf ans, et il songea à commencer à 
travailler pour son propre compte. Il avait en effet reçu 
l’importante commande de trois tableaux pour différentes 
églises de la ville de Castillo, voisine de Pérouse. Mais un 
matin il rencontra chez le Pérugin le peintre Bernardino 
Pinturicchio, qui venait chercher chez ce maître quelques 
jeunes artistes pour l’aider à exécuter plusieurs grands tra¬ 
vaux à Rome. Pie III, nouvellement élevé au siège pon- 


INTERNET ARCHIVf 











LA RENAISSANCE. 


117 


tifical, avait conçu l’idée de faire représenter en fresques 
quelques-uns des principaux événements de la vie du pape 
Pie II son oncle, dans une galerie que celui-ci avait fait 
construire, cinquante ans auparavant, à coté de la cathé¬ 
drale de Sienne; et il avait chargé de l'exécution de ce 
vaste travail maître Pinturicchio, en lui recommandant de 
se mettre aussitôt à l’œuvre et en fixant un terme auquel 
tout devait se trouver achevé. 

Dans sa jeunesse Bernardino était compté parmi les pein¬ 
tres les plus délicats et les plus estimés de son époque. 11 
avait cherché à imiter la manière et le sentiment de Niccolo 
Alunno, mais il avait laissé ce maître bien loin derrière 
lui par un tableau de Sainte Anne qu’il avait peint pour 
l’église du faubourg de Pérouse. Plus tard il se relâcha du 
fini qu’il avait jusqu’alors donné à ses ouvrages, et il adopla 
une exécution moins soignée et plus expéditive, afin de 
pouvoir satisfaire aux nombreuses demandes que les ama¬ 
teurs et les églises lui faisaient de toutes parts. Et ainsi il 
fut un des premiers à introduire l’usage de faire peindre 
des fresques sur les murs des palais, et même des maisons 
des simples bourgeois. Celte tendance de Pinturicchio eut 
un autre résultat encore; tout en pervertissant les pré¬ 
cieuses qualités de ce maître , elle ouvrit une route nou¬ 
velle à l’art. La peinture, pendant longtemps, avait été 
exclusivement religieuse; elle entra, grâce à Pinturicchio, 
dans le domaine de ( histoire profane , dans celui de l’al¬ 
légorie et de la mythologie, et môme elle commença à 
cultiver le paysage. 

Les scènes que ce peintre fut chargé de composer sur 
la vie du célèbre Æneas Sylvius, connu plus tard sous le 
nom de Pie 11, lui offraient un moyen de mettre en prati¬ 
que les genres nouveaux dont l’art devait bientôt tirer un 
si immense avantage. Ce pape descendait d’une famille 
noble, mais déchue ; c’est pourquoi scs parents songèrent 
de bonne heure à développer avec soin ses dispositions 
intellectuelles et à lui préparer les moyens de faire ce 
qu’on appelle vulgairement son chemin dans le inonde. II 
se fit connaître par plusieurs écrits en prose et en vers, 
<jui lui valurent une réputation européenne. Après avoir 
été secrétaire du concile de Râle en i43i, il devint secré¬ 
taire du pape Félix Y, puis de l’empereur Frédéric III, 
qui le chargea de plusieurs ambassades importantes à Rome, 
à Naples et dans d’autres capitales. Il fut investi de l’évêché 
de Trieste, puis de celui de Sienne. Enfin le chapeau de 
cardinal lui fut donné par Calixte III , et, en i43&, il fut 
promu à la papauté. Le conclave l’avait nommé ainsi chef 
visible de l’Église, comme précédemment l’Empereur l’avait 
honoré d’une couronne d’or et proclamé prince des poè¬ 
tes. Enfin il s’occupa, pendant sa papauté, de reprendre la 
guerre contre les Musulmans, et mourut, en i4^4> après 
avoir porté la tiare pendant six ans. 

Telle était la biographie que l’artiste avait à traduire 
dans une série de tableaux. 

Raphaël, dont Pinturicchio sut bientôt apprécier la fé¬ 
conde imagination, dessina pour cette galerie deux com¬ 
positions fort vastes, qui représentaient Æneas Sylvius par¬ 
tant pour l’une de ses principales ambassades. Il se peignit 
lui-même dans le cortège de l’une d’elles , à cheval et re¬ 
tournant la tète sur une de ses épaulés. Mais il se borna a 
ces deux cartons; car il avait pris envers les habitants de 
Caslillo l’engagement de leur livrer les trois tableaux d’autel 


au terme d’un an. C’est pourquoi il ne put accompagner 
Pinturicchio à Sienne, ni entreprendre lui-même l’exécu¬ 
tion de ses dessins. 

Les deux peintres, avant de partir de Pérouse, qu’ils 
avaient résolu de quitter le même jour, voulurent donner 
un banquet aux artistes de cette ville. Mais Pinturicchio 
tint à en faire lui-même l’ordonnance et a en supporter 
seul la dépense. 

Non loin de la ville, dans la plaine, à l’endroit où se bi¬ 
furque la route dont une branche se dirige vers Cortona 
et l’autre vers Castillo, il y avait une hôtellerie, qui était 
fort renommée, moins à cause de sa situation, que par 
l’excellent vin et par les mets délicats que les visiteurs 
étaient toujours sûrs d’y trouver. Tout alentour s’élevaient 
de beaux arbres qui versaient leur ombre sur une vaste 
pelouse. Ce fut sous ces arbres que les bancs et les tables 
nécessaires au festin furent dressés par les ouvriers que 
Pinturicchio y avait envoyés à cet effet. Au jour désigné, 
les convives arrivèrent à la joyeuse hosteria. Le festin était 
servi, de sorte qu’ils n’eurent guère le temps de se livrer 
à la triste pensée de leur prochaine séparation. Tous se 
mirent donc gaîment à table, et le vin coula en abondance. 
On avait bu énormément, quand -Pinturicchio se leva et 
dit à ses hôtes : 

— Aies amis, vous êtes tous pleins de jeunesse, et il 
me semble que je remonte le cours de ma vie, en vous 
voyant. Je redeviens jeune , gai, content, comme je l’étais 
à votre âge. Comme vous, j’ai tendu avec ardeur au beau 
et au grand; mais je n’ai réussi à l’atteindre que par de¬ 
grés et lentement. Il m’arrive rarement d’être satisfait de 
moi-même. Cependant, lorsque l’on commença à discuter 
la question de savoir qui avait plus de talent, Piétro le 
Pérugin ou moi, je commençai à comprendre que je de¬ 
vais au moins valoir quelque chose. Car il me fallait du 
mérite pour qu’on me mît en parallèle avec un artiste 
aussi célèbre, que, du reste, je n’ai jamais cessé de regar¬ 
der comme mon maître dans ce qui concerne la peinture, 
bien que je m’entende aussi bien que lui à l’art de gagner 
des écus. Seulement il y a cette différence entre nous, (pie 
Piétro a plus d’amour-propre que moi et qu’il a toujours 
continué de soigner l’exécution de ses ouvrages, tandis 
que moi, me souciant fort peu de la postérité , je me suis 
relâché sous le rapport du fini du pinceau pour adopter une 
manière de faire moins délicate et plus expéditive, ce qui 
ne nuit point à la vogue dont je jouis , mais satisfait au 
contraire mieux le goût des ceux qui m’emploient. Je vou¬ 
drais pouvoir trouver un moyen de faire plus expéditive¬ 
ment encore ma besogne; ce n’en serait que mieux pour 
nos amateurs, qui tiennent surtout à ce qu’on leur livre 
promptement les peintures qu’ilsdésirent. Car, au fait, les 
grands seigneurs n’ont guère le temps de s’amuser à comp¬ 
ter les feuilles des arbres et les poils des barbes qu’on leur 
peiut. Ils tiennent au contraire à posséder vite ce qu’ils 
veulent. Et je liens à satisfaire leur fantaisie avant quelle 
ait eu le temps de passer. De celte façon j’ai déjà gagné 
assez d’argent, pour rester les bras croisés si cela me con¬ 
vient et pour ne plus m’occuper de la peinture que par 
forme de plaisir et d’agrément. Cependant, je vous en prie, 
mes amis, vous tous autant que vous êtes, ne croyez pas 
que ce soit là le vrai moyen d’arriver à la fortune et à la 
gloire. Car ce moyen s’usera tôt ou tard, et l’on commen¬ 
cera un jour à mettre des lunettes pour regarder les tableaux 









118 


LA RENAISSANCE. 


que nous faisons. Soyez de ceux qui nont pas à craindre 
les lunettes. 

Raphaël, qui, jusqu’à ce moment, avait prête une vive 
attention aux paroles de Pinturicchio, l’interrompit aus¬ 
sitôt. 

— Maître, lui dit-il, il a déjà été souvent question de 
cela entre nous. Mais cette question n’est pas plus claire 
pour moi qu elle ne l’est pour mes compagnons. C’est 
pourquoi ayez la bonté de nous expliquer toute votre pen¬ 
sée à ce sujet. 

— Bien volontiers, reprit Bernardino apres avoir vidé un 
grand verre de vin. Dans le temps ou nous sommes, deux 
causes sont sur le point de donner une nouvelle impulsion, 
une nouvelle vie à la peinture ; et ces deux causes ne sont pas 
du temps de notre jeunesse, à nous vieux pécheurs endurcis. 
La première est que les œuvres des sculpteurs commencent à 
obtenir l’estime même de ceux qui, au fond, n’entendent 
pas grand’chose à l’art. Naguère les sulpteurs et les archi¬ 
tectes ne parlaient que de ceque Ion appelle l’antique.Les 
peintres, de leur côté, auxquels on ne demandait que de 
produire des saints, ne faisaient guère attention à ces vieux 
marbres mutilés. Aujourd’hui il n’en est plusde même.Quand 
on veut peindre une salle, une galerie, un vestibule, on me 
demande tout de suite si je n’ai pas quelque scène mytholo¬ 
gique à y représenter, quelque nymphe ou quelque faune 
à y faire sourire; car les saints, dit-on, on les aime in¬ 
finiment dans les églises et dans les monastères. Or je 
n oserais entreprendre de grandes compositions mytholo¬ 
giques, car je le sens bien, la force me manquerait pour 
cela; je n’ai pas suffisamment étudié les nus pour y réus¬ 
sir. Les statues antiques ont cela de fatal pour nous 
quelles gâtent les yeux de ceux qui n’appartiennent pas à 
l’art. Les gens de cette espèce me font souvent cette ques¬ 
tion : « Maître , comment donc se fait-il que les peintres 
modernes donnent à leurs figures des jointures si extraor¬ 
dinairement grosses, des reins si creux et des membres si 
tortus? Ne pourrait-on pas les représenter aussi belles et 
aussi bien portantes que ces statues antiques que l’on voit 
dans tous les quartiers de Rome? » Que voulez-vous qu’on 
réponde à cela? Au fond ces gens ont raison. Il n’y a pas 
longtemps, j’ai peint pour feu le dernier pape , qui était 
mon protecteur, quoi qu’on dise, les nouvelles salles du Va¬ 
tican et du Belvédère. Dans cette œuvre j’ai tâché de satis¬ 
faire mes gens en y étalant de beaux paysages et une 
masse d’or. Toutes les fabriques que j’y ai introduites sont 
dorées. Aussi tous les seigneurs de s’écrier : « Quel luxe ! 
Quelle splendeur! Comme cela brille! » Je fus payé 
comme si ces maisons étaient d’or pur. Mais il y eut ce¬ 
pendant des gens qui dirent : « Tout cela n’est que du 
clinquant propre à séduire les yeux des ignorants. » Mais 
le plus grand malheur vous viendra de Florence. Il y a là 
«leux hommes, dont l'un est vieux, Leonardo da Vinci, et 
«lont l’autre est jeune, Michel-Auge. Tous deux nous me¬ 
nacent d’une ruine prochaine, le Pérugin, moi, vous et 
tous ceux qui suivent la route que nous suivons, par la 
connaissance approfondie qu’ils possèdent de ce qu’on 
appelle l’aiiatomie. Ils disent que, sans connaître parfaite¬ 
ment la charpente osseuse du corps de l’homme, on ne 
peut dessiner convenablement une figure. Ils ajoutent 
qu’il ne suffit pas que l’on comprenne la nature dans son 
ensemble, mais qu’il faut aussi qu’on la comprenne dans ses 
détails. Je n’ai rien à objecter à cela. Mais je suis déjà trop 


vieux pour recommencer à apprendre mon art sous cette 
face nouvelle. Quant à vous qui êtes encore jeunes, ap¬ 
prenez, étudiez ce que vous pouvez apprendre et étudier 
encore. J’ai mis à profit mon temps, et maintenant je puis 
à mon aise regarder ce qui adviendra. L’œuvre que je vais 
commencer à Sienne sera probablement la dernière de ce 
genre qui me sera commandée. De son côté, maître Pietro 
Perugino, qui se refuse toujours à croire à la révolution 
complète qui est sur le point de s’opérer dans la peinture, 
il ferait bien aussi de mettre quelques bornes à ses pré¬ 
tentions. Il est maître d’une jolie fortune, et, comme moi, 
il peut regarder changer l’état des choses sans porter en¬ 
vie à ceux qui doivent prendre notre place. Pour lui aussi 
bien que pour moi l’avenir sera juste. La postérité dira 
que nous n’avons pas toujours trop mal fait, que nos têtes 
ont beaucoup d’expression , et que les sujets sacrés, nous 
les traitions mieux que ceux qui nous succéderont. Car, 
je le prévois, dans la route nouvelle où l’on est entré, on 
pourra réussir à peindre un beau corps, mais souvent on 
n’y placera pas la tête convenable. 

— La première chose, dit Raphaël, que le connaisseur et 
l’ignorant cherchent ou doivent chercher dans un tableau, 
c’est de savoir si le sujet est convenablement exprimé. De là 
il me paraît s’ensuivre qu’il est presque impossible que les 
peintres négligent les têtes dans lesquelles doit se refléter 
lame humaine avec plus de vivacité encore que dans le 
maintien, dans la pose et dans le mouvement des autres 
parties du corps. 

— Mon cher Raphaël, reprit Pinturicchio, ne t’imagine 
pas que l’on fera toujours ce qu’on devrait faire. Au con¬ 
traire, nous avons l’habitude, nous autres peintres, d’être 
un peu Gers de ce qui nous a coûté le plus de peine à 
produire. 

— Soit! répliqua Rapaël en s’animant par degrés. Mais 
celui qui ne sait pas cacher complètement la peine et le tra¬ 
vail qu’un ouvrage lui a coûtés et qui tient plus à faire 
voir les efforts qu’il a dû faire pour produire un tableau, 
que l’objet même qu’il a voulu représenter, celui-là je ne 
le regarde pas comme un véritable artiste. Quant à moi, 
bien que je ne m’arroge pas un titre aussi beau, je m’atta¬ 
cherai toujours à donner à l’expression des têtes la pre¬ 
mière importance. Sans doute, la forme humaine, dans 
ses mouvements et dans ses poses diverses et variées, pos¬ 
sède un certain charme et une certaine expression, qui ne 
se révèle pas toujours dans les productions de nos pein¬ 
tres, parce que, ne sachant pas reproduire les figures telles 
que la nature les montre, ils les représentent avec des con¬ 
torsions et dans des poses torturées, telles qu’on les dirait 
glacées tout à coup par la baguette d’un magicien. Lorsque 
j’entrai dans l’atelier de maître Pietro, je fus frappé de la 
variété des mouvements qu’il donnait aux personnages qu’il 
mettait en scène dans ses tableaux. Il me paraissait qu’il 
avait atteint la dernière limite de l’art. Ce ne fut qu’après 
avoir longtemps médité ses études et ses ouvrages que je fus 
amené à me poser cette question : « Si ces figures devaient 
changer de mouvement, quel mouvement pourraient-elles 
ou devraient-elles prendre? » Il m’a été rarement donné 
de trouver une réponse satisfaisante à cette question. En 
effet, je suis toujours arrivé à me dire que les figures telles 
que maître Pietro nous les montre , devaient nécessaire¬ 
ment se briser dès le moment où elles essayeraient de se 
mouvoir. C’est pourquoi je me suis toujours appliqué à ne 




LA RENAISSANCE. 


110 


jamais peindre line figure si ce n est dans un mouvement 
qui pût s’expliquer par un mouvement précédent. Par là 
le mouvement suivant est toujours clair et juste. Mais, 
pour arriver à ce but, j’ai toujours pris pour modèle la 
nature que j’étudie incessamment. Mes chers condisciples 
qui sont là, Domenico Alfani et l’Espagnol Giovanni, ont 
posé devant moi pour la plupart des figures que j’ai intro¬ 
duites dans mon tableau du Mariage de la Vierge , que je 
termine en ce moment pour la ville de Castillo. Je ne les 
ai pas moi-même placés immobilesdansune pose forcée et 
méditée d’avance; mais je leur ai, au contraire,laissé une 
certaine liberté, de peur que le mouvement ne sentît la 
gêne, et que je ne manquasse d’atteindre ce grand but du 
peintre et du statuaire, qui est de réussir à rendre le 
mouvement dans l’immobilité. 

— Eli bien donc, mon Raphaël, s’écria maître Bernar- 
dino quand le jeune peintre eut fini, eu avant, car tu es 
dans la véritable route peut-être. 

Depuis longtemps les mulets, chargés du bagage des 
deux compagnons, se trouvaient devant la porte de l’hôtel¬ 
lerie, et battaient avec impatience le sol, tourmentés qu’ils 
étaient par les mouches d’été qui les piquaient avec une 
cruelle obstination. Le moment du départ était venu. 
Raphaël se leva le premier jet serra avec effusion dans ses 
bras son ami Pinturicchio qui sentit une larme rouler sur 
chacune de ses joues. Puis tous deux montèrent sur leurs 
mulets, et l’un prit la route de Cortona, l’autre celle de 
Castillo. 

Les élèves du Pérugin ne parlèrent que de Raphaël en 
reprenant le chemin de Pérouse. Il leur semblait qu’ils 
eussent quitté lange gardien dont la main promettait à 
l’art de lui entrouvrir les portes du ciel pour montrer au 
monde une perspective de la gloire du paradis. 

Bientôt après, lorsque l’école du Pérugin eut fait de l’art 
un pur métier, tous virent clairement que l’imagination 
et les idées de l’artiste sublime qu’ils avaient eu pour com¬ 
pagnon, avaient été leur âme et leur vie. 


LA PEINTURE EN FRANCE AO DIX-HUITIÈME SIÈCLE. 

Dans l’histoire de la peinture en France aux dix-septième et dix- 
huitième siècles, on voit deux écoles ou plutôt deux familles de 
peintres se produire presque en même temps et régner tour à tour. 
L’une grande et forle, qui puise sa vie dans les saintes inspirations 
de Dieu et de la nature, qui embellit encore la beauté humaine par 
le souvenir du ciel et la lumière de l’idéal; l’autre gracieuse et co¬ 
quette, qui n’attend pas l’inspiration, qui se contente d’être jolie, de 
sourire, de charmer même aux dépens de la vérité et de la grandeur. 
Qu’importe si elle n’a pas la beauté pure et naïve où rayonne le divin 
sentiment, elle ne cherche qu’à séduire. La première famille repré¬ 
sente l’art dans toute sa splendeur, la seconde n’est que le mensonge 
de l’art. Au xvn* siècle le Poussin et Mignard sont les chefs de ces 
deux familles : l’un a la beauté de la force et de la naïveté; l’autre 
celle de la grâce et de l’esprit. Ce contraste si éclatant se reproduit, 
au dix-huitième siècle, en s’affaiblissant, par les Vanloo et Boucher. 
Les Vanloo, soit qu’ils n’aient pas attendu l’heure de l’inspiration, 
soit qu’ils n’aient pu s’élever assez haut pour saisir la souveraine 
beauté, sont partis avec la noble ardeur du Poussiu et n’ont abouti 
qu’à la grandeur théâtrale; ils sont restés à mi-chemin, mais au 
moins ils ont toujours gardé un souvenir du point de départ. Quand 
le talent a fait défaut, le buta sauvé l’œuvre. On ne peut méconnaître 


ces francs artistes qui nous sont venus de la Flandre avec la sève de 
leurs prairies. 

Si Leaueur n’avait été vaincu par Lebrun dans un siècle où la ma¬ 
jesté fastueuse I emportait sur la beauté du sentiment, sans doute la 
peinture française eut traversé le xvin* siècle avec plus d’éclat et de 
diguité. Watteau, qui détrôna Lebrun à force d esprit et de grâce, 
n’eut jamais la pensée de renouer la chaîne d’or pur brisée à la mort 
de Lesueur; il se contenta d'ètre gracieux et spirituel, s’imaginant 
que le genie de la peinture était plutôt dans scs petits tableaux que 
dans les grandes toiles de Lebrun. Lesueur était presque déjà oublié; 
Mignard passait pour un grand peintre; on comprend qu’après Wat¬ 
teau on devait arriver à Boucher, Boucher le dernier mot du déver¬ 
gondage et de la séduction. Après lui la peinture ne pouvait que se 
relever; elle se releva avec (îreuze, elle reprit sa force et sa beauté 
avec Prudhon et Géricault. 

Jouvenet fut un peintre de transition. Il semble qu’il ait été l’élève 
de Lebrun et le maître de Coypel, bien qu’il n’ait guère connu ni 
l’un ni l’autre; il représente tout à la fois les restes imposants du 
règne de Louis XIV et les commencements maniérés du règue de 
Louis XV. Jouvenet avait pourtant une manière vive, Hère, hardie; 
mais sa verve est celle du théâtre et non celle de la nature. Ses ta¬ 
bleaux sont des scènes moins vraies que pittoresques. 

La fosse était un faux enthousiaste comme un faux grand peintre. 
Il avait un véritable instinct du coloris, un grand art de rendre avec 
vigueur et légèreté les tons aériens, un certain air de poésie vapo¬ 
reuse, mais avec son dessin lourd et affecté, il a toujours manqué 
son œuvre 

Largillière, qui avait étudié sous un peintre flamand, qui avait lutté 
dans sa jeunesse avec la nature en reproduisant des fleurs, des fruits, 
des animaux, condamna l’école mensongère de Mignard. Il fut un bon 
peintre de portraits sous la régence; sa touche était libre, franche et 
légère. Rien qu’à voir un de ses portraits on reconnaît un peintre de 
la bonne tradition. Sa composition était riche et toute savante; on 
est frappé de la beauté de ses mains et du goût de ses draperies; sou 
pinceau était doux et lumineux. Il n’y a qu’un bon portrait de Vol¬ 
taire : il est signé Largillière. Au musée de Versailles on est heureux 
de rencontrer ses tètes vivantes au milieu de tant de fantômes roses ; 
devant Largillière on sent que le cœur du modèle battait en présence 
du peintre. 

Hyacinthe Rigaud éclipsa Largillière; on le surnomma bientôt le 
Van Dyck de la France. Quoique Largillière ne fût pas son maitre, 
il lui dut beaucoup; ce fut à peu près le seul peintre qu il daigna 
consulter; aussi les voit-on tous les deux à peu près seuls dans la 
bonne tradition, étudiant la nature jusque dans ses plus grands se¬ 
crets. Ils n’avaient garde de faire, comme les autres, des portraits 
menteurs. La vérité, celle que sait choisir l’art, leur parut seule digne 
de leur talent. Rigaud comme Largillière est admirable dans les 
mains et dans les ajustements. Plus tard il ne put retenir son goût 
dans la bonne voie, il s'abandonna avec trop d’aiuour au fracas des 
draperies et aux tons violets. Il n'avait pu s’empêcher d’aiuier un peu 
Lebrun et Mignard. 

Bon Boulogne était mort; Santerre , le seul élève digne de lui, ne 
comptait pas alors. Le peintre charmant des Suzanne, des sainte 
Thérèse, des sainte Madeleine et de toutes les saintes qu’il pouvait 
représenter nues, ne passait que pour un artiste sans conséquence, 
pour un ouvrier patient, «assez propre à l’anatomie.» Au commence¬ 
ment du xvin® siècle, il n’y avait de reconnus grands peintres que 
Jouvenet, La fusse, Mignard, Coypel et de froy. 

Antoine Coypel peignait comme Baron jouait; on lésa surpris étu¬ 
diant ensemble la nature . Les frères Antoine et Noël Coypel connais¬ 
saient la poétique de la peinture. Comme Le Poussin, c’étaient des 
artistes savants; tous deux avaient de l’imagination, un pinceau fa¬ 
cile, un coloris gracieux, mais comme peintres d histoire ils man¬ 
quaient de cette force d’âiue qui donne à la fois la majesté et la gran¬ 
deur. Antoine Coypel ne peignait bien que des enfants. Il a composé 
une espèce d’art poétique sur la peinture. On pourrait dire de lui ce 
qu’on disait «le Marmontel sur sa poétique : Comme Moïse, il conduit 
les autres à la terre promise, bien «ju’il ne lui soit pas permis d y pé¬ 
nétrer. Cependant telle était la décadence amenée dans les arts par 
l’école de Lebrun qu’Antoine Coypel, directeur de l’Académie en 1704, 
fut anobli par le roi et devint son premier peintre en 1715. Noël Coy¬ 
pel était né peintre de genre; il s'imaginait être né pour la peinture 















LA RENAISSANCE. 


V20 


héroïque et religieuse. Sa touche était légère, fraîche et spirituelle; il 
ignora toujours le grand style. Sur la fin de sa carrière, il comprit 
mieux la portée de son talent; il fit de jolis portraits au pastel qui plus 
tard servirent d'études à de Latour. 

François et Jean de Troy ont aussi eu leur jour de triomphe, quand 
les taux dieux triomphaient avec le faux goût. Un des apologistes de 
François de Troy dit qu’«7 satail dans ses portraits ajouter à la beauté 
des dames. N’est-cc pas avouer que cet artiste était maniéré et pré¬ 
cieux? Il ne manquait pas du sentiment de la couleur et de la noblesse; 
avec un peu de franchise et de simplicité dans le dessin et dans Fair 
de tête, peut-être eût-il un peu mérité le grand succès qu'il a si faci¬ 
lement obtenu. Jean de Troy s’est fait remarquer par un certain goût 
de dessin, une heureuse ordonnance, des intentions de couleur et 
d’expression. C’était un homme bien doué. On a de lui des esquisses 
vraiment remarquables par le feu de la composition. Mais cependant 
n est-il pas triste de penser, pour l'école française, que Jean de Troy 
fut recteur de l’Académie de peinture, directeur de celle de Rome , 
que toutes les églises lui demandaient des tableaux, que tous les gra¬ 
veurs les reproduisaient, qu’aux Gobclius ou passait vingt ans à exé¬ 
cuter son histoire d Esther? 

Mignard, le premier en France, sc laissa séduire par le mensonge 
de la grâce mondaine que proscrit l’art. L’art n’admet que le men¬ 
songe qui s’appelle l’idéal, c’est-à-dire tout ce qui ennoblit, tout ce 
qui élève, tout ce qui poétise la vérité. Le peintre des amours de 
Louis XIV, se rappelant trop peut-être le mot de Henri IV, qui avait 
surnommé son père Mignard, voulut toujours un peu mignardiser. 
Ayant à faire le portrait des daines de la cour, il ne les peignit pas 
comme elles étaient, mais comme elles voulaient être. De là tous ccs 
sourires qui ne sont pas de ce inonde et qui nous enchantent, de là 
tous ces regards levés au ciel, mais encore humides de volupté. On 
comprend qu’il fut le plus applaudi entre tous les peintres de por¬ 
traits; il fiattait, tout le monde le savait, ses modèles comme lui- 
mème; mais personne n’était asseï malavisé pour lui reprocher ses 
galanteries : pas une de ses duchesses qui ne se trouvât d’une res¬ 
semblance frappante. Les peintres menteurs sont les peintres des 
tèinmes; aussi celui-ci fit non-seulement une fortune brillante, il fit 
école, école charmante et dangereuse qui ne passa qu’à force d’a¬ 
buser du mensonge. Sur les pas de Mignard , mais avec une allure 
plus piquante et plus fine, on vit briller Watteau ; Mignard avait gâté 
ou embelli, selon qu’il vous plaira, les grandes dames de la cour; 
Watteau s’en prit aux comédiennes, aux bourgeoises, aux paysannes; 
on ne sait pas toutes les folles et ravissantes mascarades qu’il a créées 
eu se jouant, lin autre menteur vint qui s’appelait Lemoine; celui-là 
fit des mensonges plus sérieux, des mensonges mythologiques; son 
u*uvrc la plus curieuse et la plus célèbre fut François Doucher, son 
élève, le menteur par excellence , le portrait le plus fidèle de son 
temps. 

Me peut-on pas remarquer ici qu’en France, depuis deux siècles, 
la poé ûe et la peinture, se donnant la main, ont toujours voyagé de 
concert dans le chemin du génie, tantôt couronnées de roses mon¬ 
daines, tantôt sévères et le front levé, tantôt folâtres et souriantes? 
La même grandeur, la même force ou la même gîâce les domine 
ensemble. Le Poussin, Lesueur, Champagne et Lebrun font bien le 
pendant de Corneille, Molière, Boileau et Racine. Pour La Fontaine, 
il n'a point de représentant, mais il a été lui-même un poêle et un 
peintre. Au xvm® siècle, la grandeur et la naïveté s’effacent. Voltaire, 
qui n’est poète que par son esprit étincelant et scs grâces légères, 
est le pendant de Watteau; c’est le même feu et le même caprice. 
Fontenelle, Demis, Dorât et Boufilers se sont trouvés en regard de 
Lemoiue, Doucher, Baudouin et Fragonard. Vers la fin du siècle, 
Greuze et Florian apparaissent au même horizon. Bientôt David, 
Prudhon et Géricault viennent lutter noblement avec Marie-Joseph 
Chénier, André Chénier et Châteaubriand. A cette heure qu’il y a 
cent poètes qui vont au hasard, n’y a-t-il pas aussi cent peintres qui 
vont à l'aventure? L’inspiration du ciel passe dans le vent, dans un 
rayon de soleil, dans le parfum d’une fleur; les poètes et les pein¬ 
tres la recueillent avec le même amour. Au xvm® siècle, un savant a 
soutenu un curieux paradoxe sur l’inspiration : selon lui, l’inspiration 
divine est un baromètre qui varie, qui monte au génie, ou qui des¬ 
cend à la bêtise, selon Finconstaucc du temps. Il appuie son para¬ 
doxe sur l’exemple des contrées malfaisantes, qui ne produisent pas 
de purs esprits. Ainsi les années brumeuses, pleines de vents et de 


tempêtes, n’ont vu naître que des esprits lourds et froids, en lutte 
avec tout le monde; au contraire, les journées pleines de roses et de 
soleil ont nourri ces imaginations ardentes qui jettent des éclairs de 
divine lumière, qui répandent à pleines mains les plus belles fleurs 
de l’art et de l’amour. Notre savant affirme que tous les génies du 
grand siècle ont été illuminés par un soleil de feu, qu’ils ont grandi 
sous des saisons sans nuages, mais çà et là embellies par des orages 
magnifiques; il ajoute qu’à l’aurore du xvm® siècle, le soleil était 
plus doux, le ciel plus gai, les roses plus abondantes Jamais on n’a¬ 
vait vu tant de jardins en France, jamais vents si légers n’avaient 
secoué dans 1 air de si enivrants parfums. C’était une féerie, tout le 
monde souriait; la grâce française devenait coquette et recherchait 
l’éclat des couleurs ; l'Opéra, à peine créé, enchantait tous les yeux. 
On berçait alors en France deux enfants délicats qui devaient donner 
l’esprit et la couleur à leur siècle; c’étaient Voltaire et Watteau, qui 
sont demeurés, l’un le poète et l'autre le peintre du xvm® siècle. 

Une âme faite pour la poésie la cherche dans les bruits de la vie, 
dans les joies du monde, ou dans le silence de la solitude. Sous la 
régence, on avait perdu le chemin de la solitude; la poésie était à 
l’Opéra, dans un boudoir, sur 1 herbe d’un pare, dans un trait d’es¬ 
prit, sur un sourire, dans un bouquet. La poésie animait les aventu¬ 
res amoureuses, les petits soupers, la folle ivresse; l’âme d Horace 
était revenue en France. Si vous voulez retrouver cette poésie trop 
dédaignée par les pleurards en nacelle, lisez les épitres de Voltaire, 
voyez les tableaux de Watteau; tout est là, mais surtout dans les ta¬ 
bleaux. A la vue de ces chefs-d’œuvre mignons, si étincelants, qui 
semblent venir d’un autre monde, vous étudierez un des caractères 
du xviii c siècle; esprit, grâce, laisser-aller, sans-façon, coquetterie, 
fraîcheur chiffonnée, tout ce côté du xvm® siècle est là qui vous 
sourit. Watteau avait deviné son siècle, ou bien ce siècle a été une 
copie de Watteau. 

Watteau eut pour maître Gillot, qui était plus ouvert et plus gai 
avec la même tournure d’esprit. Il allait comme lui rire à belles 
dents devant les farces des saltimbanques du boulevard. Il avait étu- 



Sa nature tout originale le jetait dans des écarts sans nombre, mais 
en même temps elle donnait à son pinceau du tour et de la hardiesse. 
On pouvait surtout dire de lui qu’il faisait des bons mots en peinture. 
Il peignait en courant, à grands traits et à grands coups; cependant 
il avait en main le don de la création ; ses forêts s’agitaient, ses fon¬ 
taines coulaient, ses figures respiraient. Il trouvait sans chercher de 
merveilleux effets de lumière et de clair-obscur. On a parlé long¬ 
temps d’un enfer dû à son pinceau, qui jetait feu et flamme avec 
tant de vérité que tous les spectateurs de l’Opéra poussèrent des cris 
d’effroi. C’était le meilleur homme du monde, naïf, insouciant, tou¬ 
jours philosophe et toujours pauvre, n’ayant d’autre passion que la 
peinture et la comédie bouffonne. Il aurait pu faire fortune à I Opéra, 
si toutefois on pouvait alors faire fortune au théâtre; mais à quoi 
bon s’enrichir? Il eût fallu compter ses écus, les cacher en avare ou 
les prêter en juif. Il faut du temps à perdre pour être riche; Gillot 
n’avait pas trop de temps pour se promener au soleil et peindre des 
Gilles. 

Gillot n’est venu jusqu’à nous que par ses gravures. Il a traduit 
avec une verve merveilleuse les fables de La Fontaine. Il excellait en 
gravure comme en peinture dans les ornementa et les grotesques. Sa 
pointe vive, badinée et pittoresque l’a placé bien au-dessus de ceux 
qui, comme Bernard Picard, se passionnaient pour le fini. 

Watteau fut par excellence le peintre de la grâce et de l’amour, le 
peintre des fêtes galantes. Il a bien saisi le secret de la nature, mais 
c’est un enchanteur qui la fait voir par un prisme. 11 a été le plus 
coquet et le plus doux, le plus fin et le plus souciant de tous les pein¬ 
tres du xvm e siècle. Son pinceau était pétillant, son dessin avait la 
légèreté de l’oiseau. Il y a dans sa couleur le feu du diamant et la 
fraîcheur de la rosée. C’est une magie pour le regard, qui s’étonne, 
cherche et s'étonne encore. Il y a des horizons sans bornes que 
cacherait une main de femme; du soleil et de l’ombre à s’y tromper. 
Son œuvre est des plus variés; outre ses mascarades champêtres et 
ses fetes galantes, il a peint des haltes de soldats qui ne font aucun 
tort à celles de Wouvermans, des chinoiseries ravissantes comme au 
château de la Muette, des singeries pleines de malice comme au ch⬠
teau de Chantilly. Un jour de distraction, il s’est même avisé de faire 
de la peinture sévère, une Vierge à l’en faut, qui fut jugée digue de 





















































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LA RENAISSANCE. 


121 


Van Dyck. Où sont allés ses mille tableaux? On en retrouve à peine 
quelques-uns. La plupart de ses jolies figures de marquises déguisées 
se sont évanouies comme les marquises elles-mêmes. En 1792, on 
fuyait son château, laissant aux fureurs des sans-culottes les fraîches 
images de Watteau, répandues çà et là au-dessus d une porte ou d’une 
cheminée, sur un panneau ou sur un paravent. Les sans-culottes dé¬ 
vastateurs, les héros et les vandales du xvm® siècle, mettaient en 
pièces ces légers chefs-d’œuvre, coupables sans doute parce qu’ils rap¬ 
pelaient les fêtes de l’esprit et de l’amour. 

Watteau n’a guère eu de critiques pour le juger. Voltaire se con¬ 
tente de dire que le peintre des fêtes galantes a été dans le gracieux 
ce que David Téniers a été dans le grotesque, lloudard de La motte a 
écrit à sa gloire quelques jolis vers : 

Parée à la française, un jour dame Nature 

Eut le désir coquet de voir sa portraiture : 

Que fit la bonne uière ? Elle enfanta Watteau. 

Cette peinture est juste. Watteau est bien Tentant de dame Nature 
parée à la française, ayant le désir coquet de voir son image. Bernis 
adorait les œuvres de Watteau, dont le nom a souvent rimé dans les 
vers de Tabbé. Je reproduis cette strophe, qui indique assez bien le 
goût du temps : 

Fille aimable de la fol ; e, 

La chanson naquit parmi nous; 

La chanson railleuse et jolie 
Convient aux sages comme aux fous. 

•*•••••••••••» 

Nous quittons la lyre immortelle 

Pour le tambourin d Erato; 

Homère est moins lu que Chapelle, 

Et si nous admirons Apelle, 

Nous aimons Téniers et Watteau. 

L'œuvre de Watteau est en trois volumes renfermant près de six 
cents planches. Des sujets historiés composent le premier volume; le 
second et le dernier contiennent des figures de fantaisie, des orne¬ 
ments, des paysages, des chinoiseries, des caprices de paravent. Il 
s’est grave lui-mème avec bonheur. Ses dessins sont très-curieux à 
voir et à étudier. Presque toujours il dessinait au crayon rouge sur 
du papier blanc, ce qui lui donnait des contre-épreuves. II ne rele¬ 
vait presque jamais ses dessins de blanc, le fond du papier les rele¬ 
vant assez pour sa manière. Il a aussi dessiné aux deux crayons de 
pierre noire et sanguine, ou mine de plomb et sanguine ; quelquefois 
les trois crayons étaient à l’œuvre, surtout dans les tètes et les mains. 
Vers les premiers temps, il a fait des gouaches et des pastels; enfin 
tout allait merveilleusement à sa main, hormis la plume. L’heureux 
et singulier effet des hachures, la légèreté et la finesse du trait, l’es¬ 
prit et la grâce des profils, le goût charmant des coiffures ; mais sur¬ 
tout le caractère original des figures, grotesques ou gracieuses, vous 
apprendront toujours le nom de Watteau. Tous les bons graveurs ont 
plus ou moins mal gravé d après lui ; Audran, Thomassin , Tardieu, 
Cochin, Simouneau, Larmessin, Aveline, Moreau, Petit, Lebas, Lépi- 
cié, et nul n’a pu rendre l’adorable fantaisie de ce peintre charmant. 

Ce qui a le plus manqué à Watteau, c’est peut-être la pensée. Il a 
su nous enchanter par ses paysages souriants et ses adorables figures. 
Avant lui les poètes et les conteurs avaient égaré notre imagination 
sur ces rivages inconnus, çà et là entrevus dans un rêve charmant; 
avant lui mille oasis et mille Eldorados nous avaient souri par leurs 
nymphes, leurs roses et leurs chansons. Nous avions dormi dans file 
deCythèrc sur les pieds blancs de Vénus, nous avions traversé la mer 
sur le chant des sirènes, nous avions soupiré dans lile de Calypso, 
nous avions rêvé dans tous les mystérieux détours de lOIympe. Lu 
nouvel enchanteur était venu qui s'appelait le Tasse, nn autre qui 
s’appelait d’Lrfé; nous avions adoré Armide dans son palais; nous 
avions cueilli, sur les bords du Lignon, îles couronnes pour nos ber¬ 
gères. Il n’est pas jusqu'aux fées de Perrault qui ne nous aient égarés 
dans leurs enchantements. Watteau fut le dernier enchanteur. Ces 
Eldorados que nous avions vus dans les vapeurs confuses du songe, 
nous les vîmes, grâce à lui, les yeux ouverts. Quel joli roman à faire 
dans un paysage de Watteau! Mais le roman est tout fait; il n’y a 
qu’une seule page, n'est-ce pas tout ce qu'il faut pour le roman du 
bonheur? Voilà bien les arbres toujours verts où le soleil répand tout 

la renaissance. 


, son feu. Avancez à l’ombre, où sont éparpillés les plus belles femmes 
et les plus gracieux galants. Écoutez, c’est un concert enivrant : le 
vent secoue les roses et les violettes, la fontaine répand son cristal 
sur la mousse, la colombe bat des ailes en passant en si beau lieu, la 
tourterelle roucoule au voisinage. Ecoutez encore, ici ces lèvresde rose 
chantent 1 amour, cette bouche charmante i.vec son coquet sourire. 
Plus loin entendez-vous ces doux propos, ce baiser pris avant d’être 
accordé? Entendez-vous ce silence éloquent? L’herbe est fraîche et 
fleurie, avancez encore pour admirer la parure de ces belles femmes; 
elles n ont rien que leur sourire et leur regard. Trouvez-inoi un dia¬ 
mant qui vaille cette œillade, une rose fraîche comme cette bouche 
qui sourit! Elles sont vêtues de rien, connue pour I amour de Dieu. 

I n corsage indiscret où il y a quelquefois une main qui plante un 
bouquet — qui plante pour recueillir ! — une jupe chiffonnée, une 
robe ouverte qui lutte avec le vent, de petites mules de satin et 
un éventail, voila tout; c’est bien assez, j'imagine. Mais il arrive 
souvent que cet habillement est mis de coté pour le bain dans 
la rivière. Quelles capricieuses naïades! Alors il n’y a plus d’autre 
voile que les flots, le feuillage ou la brume du soir. Le paysage est 
toujours un chef-d œuvre de grâce et de fantaisie. Près du vieil orme 
il y a une statue : Part dans la nature. Les lointains vaporeux vous 
séduisent, la lumière des abords vous éblouit; enfin, tout est pour le 
mieux. Je regrette pourtant de ne pas voir, dans un coin du tableau, 
le petit mendiant broyant sans souci ses croûtes sur le bord du sen¬ 
tier. Ce nouveau personnage serait peut-être un heureux contraste 
à toutes ces figures amoureusement enjouées; il serait le souvenir de 
la vérité humaine en face de tous ces brillants mensonges; les femmes 
n en seraient pas moins jolies; les amoureux moins galants; au con¬ 
traire, tout le monde y gagnerait, surtout le spectateur. Un grand 
maître n’oublie jamais que la poésie n’est belle que par les contras¬ 
tes; un sourire éternel dure trop longtemps, le plus joli mensonge 
n’a qu’un instant d'illusion. Quand le Poussin peignait l’Arcadie, cet 
autre Eldorado si cher à tous les rêveurs, il n avait garde de peindre 
le sourire éternel. Son payage rappelle Dieu par sa grandeur; c’est 
bien là le pays de I âge d or. Tous tant que nous sommes, rois, poètes, 
soldats, nous irions y prendre la houlette ou y conduire la charrue. 
Cependant, au milieu du paysage, ce ne sont pas de folles danses ou 
d’amoureux ébats, c’est un tombeau. L’inscription sépulcrale n’est 
pas longue, mais elle parle bien à l’imagination du passant : lit in 
Arcadia ego. Là n’est pas tout le côté humain du paysage; deux gar¬ 
çons et deux filles de la contrée, heureux comme des amoureux de 
seize ans qui vivent en Arcadie, sout soudainement arrêtés par ce 
tombeau dans leur promenade poétique : il s’en allaient gaiement, 
les amants tout rayonnants de joie, les amantes toutes parées de guir¬ 
landes de roses, chercher l’amour; mais voilà qu’ils rencontrent la 
mort, la mort qui frappe la fleur comme la tige flétrie, l’oiseau qui 
chante comme le hibou. Sur la figure des amants la tristesse voile 
peu à peu l’enjouement; un rayon du ciel descend dans leurs âmes. 
Ils envisagent la mort qui poursuit son œuvre impitoyable dans tous 
les pays, jusqu’en Arcadie. Le cœur est touché ; ces amants, croyez- 
moi, ont fait là un grand pas vers l’amour; ils sont allés, grâce à 
celle leçon du temps, jusqu’à la divine tendresse, jusqu’à la science 
de la vie. Mais Watteau n’avait aimé qu’à l’Opéra ; dans son temps 
on ne croyait plus à rien, ni à Dieu ni à l’amour; du moins l’amour 
n'était encore que le Cupidon suranné des anciens, le dieu de la ga¬ 
lanterie et du plaisir, on ne lui demandait qu’un peu d ivresse, l’oubli 
de ce monde et de l’autre monde, des jupes de soie, des madrigaux, 
des bouquets artificiels, enfin le ciel du lit en attendant I autre. Il 
n’y avait pas de veuvage ni de délaissement; comme les yeux seuls 
étaient épris, une belle femme consolait d’une belle femme: le cœur 

II .«\. 11 1 pu un mot dire, \insi 11 * coupable, ce n’est pas Watteau, 



paient des grands seigneurs et des grandes dames sans souci du len¬ 
demain, Watteau, sans souci de la raison, peignit des fêtes galantes 
où s'épanouissait son génie aimable dans tout le feu de la fantaisie, 
dans toute la magie de la couleur, dans toute la grâce de l’esprit. 
Oui sait cependant? Dans tous les tableaux de ce peintre charmant, 
il y a un clocher lointain qui s élève dans le ciel en faisant ombre au 
cimetière; c’est toujours un clocher flamand, aigu et léger, un sou¬ 
venir «le son cher pays Or, ce clocher silencieux ne dit-il pas à l'ho¬ 
rizon ce «jue dit sur le chemin la tombe de T Arcadie ? 

Mais d’ailleurs, pourquoi demander à la fraîche vallée toute pleine 

XIV« FEUILLE.-6* VOLUME. 















LA RENAISSANCE. 



de fleurs et de rayons les plantes robustes de la montagne? Aimons 
Watteau dans sou mensonge charmant. Du reste, il est plus vrai qu’il 
ne parait l êtrc. Ses figures ont toujours l’esprit des personnages 
qu’elles représentent. N’y cherches pas la bonhomie des bourgeois, 
l’air noble et fier des penseurs ou des guerriers, la simplicité naïve 
des paysans. Watteau a voulu peindre ce monde joyeux qui s’amuse 
en amusant les autres : ses héros à lui sont toujours des héros galants, 
scs philosophes cherchent la science de la vie dans humour; ce qu’il 
veut peindre surtout, ce sont des comédiens, comédiens de toute es¬ 
pèce, comédiens sur le théâtre, comédiens dans la vie. Mais n’est-ce 
pas peindre le monde tel qu il est, que de le représenter dans les fêtes 
avec un sourire étudié, une gaieté factice, une sensibilité affectée? 
< v )uand on va au bal, si on n’y porte pas un masque, n’y porte-t-on 
pas une physionomie faite pour le bal? Dans tous les tableaux de 
Watteau, il y a toujours un air de toilette cjui s’étend sur tout, 
même sur le paysage, même sur l’esprit, même sur le sentiment des 
figures. 

Lue des séductions de Watteau, c’est l’harmonie : il voit toujours 
la nature dans ses jours de fête; le cadre est toujours éclatant comme 
le tableau. Il faut avouer que le paysage de Watteau rappelle autant 

I Opéra que la nature; mais il y répand une magie douce et vapo¬ 
reuse qui est tout à la fois la magie de l’art et celle de la vérité. Il lui 
faut toute sa merveilleuse adresse pour ne pas offenser par ses in¬ 
vraisemblances; mais comment ne pardonnerait-on pas à cet en¬ 
chanteur, qui tout en confondant les idées théâtrales et champêtres, 
arrive à créer tout un poëme qui nous séduit et nous fait croire au 
mensonge? 

Antoine W atteau a eu le sort de quelques peintres dont le carac¬ 
tère, franchement original, séduit et offense tour à tour; après avoir 
admiré W atteau comme un grand artiste jusqu’à la fin du xvm* siè¬ 
cle, on a déclaré tout à coup, au temps de l’école de David, que le 
peintre des fêtes galantes n’était qu’un décorateur d’Opéra; mais au- 
jourd hui plus que jamais on a le bon esprit en France d élever très- 
haut un maître original. 

L’héritage de Watteau fut recueilli par Lancret. Les Vanloo et 
Boucher avaient commencé dans la peinture galante un autre gale¬ 
rie où il y avait à peine des souvenirs du peintre de Valenciennes. 

Nicolas Lancret eut de bonne heure la main légère. Son père le 
destinait à la gravure; il étudia sous d’Ulin. Mais un soir, voyant à 
l’Opéra les féeries de Gillot et de Watteau, il s’écria : « Voilà mon 
pays. » Le lendemain, il alla trouver Gillot, qui l’accueillit de tout 
son cœur, comme de coutume. Gillot lui apprit la science de l’ombre 
et de la lumière, la hardiesse et la grâce du contour. Cependant, 
sous Gillot, il ne fit pas grand chose qui vaille; il n’entendait rien au 
paysage, Gillot ne lui donnant guère à peindre que des grotesques. 11 
manquait un peu de verve et de gaieté, il était patient comme un 
graveur, partant peu naïf. Ses grotesques étaient donc froids et maus¬ 
sades. Après quelques années d’étude sans fruit, il alla prier Watteau 
de lui donner des leçons. W atteau, qui n était pas bel-esprit dans ses 
paroles, lui fut d‘un grand secours : il le fit peindre sous ses yeux. 
Voyant que Lancret se donnait beaucoup de peine pour le copier, il 
saisit le pinceau, le brisa, et dit au jeune peintre : « Puisque vous en 
êtes là je vais vous bien servir ailleurs. » 

fis étaient à Nogent. Watteau emmena Lancret dans la campagne. 

II garda longtemps le silence. A la fin, voyant que Lancret, tout in¬ 
terdit, semblait insensible aux beautés de la nature, il lui parla ainsi : 
« Nous êtes trop Parisien, mon cher garçon, vous ne prenez jamais 
le temps de rien voir. Il s’agit bien de contempler un de mes tableaux 
pendant deux heures! Les tableaux qu’il faut voir, les voilà. Si vous 
n’avez pas d'yeux pour ceux-ci, prenez garde, vous ne serez jamais 
qu un peintre d'éventails; vous ferez des chinoiseries sur les para¬ 
vents, ou des dessus de portes verts et rouges. Mes tableaux sont des 
chefs-d œuvre, je le sais; mais qu’est-cc qu'une copie de mes ta¬ 
bleaux ? N’ètes-vous donc pas séduit en ce moment par ces lointains 
si doux et si tendres, par ce petit clocher qui brille au soleil, par 
cette prairie fuyante qui borde un étang? Mon cher garçon, songez-y 
bien : en copiant la nature, vous saisirez son âme, sa force, sa vie; 
en me copiant, vous n’aurez qu’une nature morte. On ne saura ja¬ 
mais tout le temps que j ai passé à voir trembler les feuilles, fuir les 
nuages, couler les fontaines; et je ne parle pas du temps que j’ai passé 
à voir sourire les femmes; niais ici, poursuivit W'atteau en souriant, 
il y a eu beaucoup de temps perdu, c’est une tout autre histoire. » 


Dès ce jour, Lancret eut les yeux ouverts sur la science de la pein¬ 
ture; les leçons de W 7 atteau furent si bonnes, qu’en peu de temps 
l’élève fut plus recherché que le maître. Au premier abord, c’est la 
même magie, mais pour les yeux savants il y a encore loin de là à 
W atteau. Lancret, avec son esprit et sa patience, n’a été qu’un écho, 
un rayon dans l’eau, un clair de lune; il n’a eu ni le feu, ni le trait, 
ni l’âme du maître. On peut en dire autant de Pater et des autres dis¬ 
ciples comme de tous ceux qui ont pris pour guide cette vieille tor¬ 
tue appelée limitation . 

Né à Valenciennes comme Watteau, Pater avait pour le coloris le 
goût si sur et si naturel des Flamands. Ce fut par ce seul point qu’il 
rappela quelquefois son maître. C’était un artiste ignorant qui avait 
de la verve, mais jamais d’idées. Ses compositions n’ont pas de sens, 
son dessin est trop négligé, ses figures ne vivent guère. II vécut 
comme un peintre d’enseignes et mourut riche et avare comme Rem¬ 
brandt. 

Parmi ces peintres galants, un de ceux qui firent fortune en France 
était né, qui le croirait? à Riga, en Livonie; il se nommait Klingste; 
il fut tout à la fois soldat et peintre; sans doute ce fut dans la folle 
vie des camps qu’il contracta son goût pour les sujets licencieux. Il 
lui manqua le temps et la patience pour devenir un artiste achevé. 
Il excellait dans la miniature; il savait donner beaucoup de relief et 
de caractère à ses créations. Le plus souvent, il créait ses sujets à l’en¬ 
cre de Chine. Il illustra les contes de l’abbé de Grécourt, digne poète 
d’un tel peintre; mais son œuvre la plus célèbre s’appelle les Pro¬ 
blèmes de V Arètin. Il en fît plus de deux mille copies. Tous les roués 
avaient une édition de ces infâmes chefii-d’œuvre sur leurs tabatiè¬ 
res ; la plupart d’entre eux ne portaient des tabatières que pour avoir 
une miniature de Klingste. Ces petites merveilles étaient cachées dans 
un double fond; un historien de la régence rapporte qu’on a surpris 
plus d’une fois les dames de la cour occupées à découvrir le secret 
de ces tabatières. Le cardinal Dubois, dans ses jours de bonne hu¬ 
meur, donnait comme une preuve d’estime une tabatière de Klingste. 
Il pensionna ce peintre et le surnomma le Raphaël des tabatières. Le 
temps a effacé les petites merveilles de ce léger pinceau. Une minia¬ 
ture de Klingste est devenue rare comme une toile de W atteau. 

Baudouin, dans ses gouaches, a continué Klingste. Il se fit surtout 
remarquer en peignant les sujets des contes de La Fontaine ; il finit 
par créer lui-même ses sujets. C’était le plus souvent des paysanneries 
amoureuses. Diderot disait de lui plaisamment : C'est du Fontenelle 
brouillé avec du Théocrite; on pourrait dire avec plus de justesse que 
c’étaient Greuze et Boucher en miniature ; en effet,- on retrouve, dans 
Baudouin, de petits anges libertins, des cruches cassées, des vierges 
coquettes. Tout cela était destiné au boudoir de la petite-mailresse, 
à la petite maison des roués; Baudouin, né trop faible pour s’élever 
au-dessus du goût de son temps, se contenta d’ètrc, comme tous les 
autres, un mauvais peintre plein de séduction. Dans ce temps où la 
peinture manquait de mœurs, on ne s’étonnait pas qu’un artiste 
comme Baudouin osât peindre la vie des saints du même pinceau qui 
avait servi à reproduire les contes de La Fontaine. On lui trouva 
même un bon sentiment religieux, l'archevêque de Paris fit graver 
pour un missel ses huit tableaux de la vie de la Vierge. 

Fragonard succéda à Baudouin. Fragonard avait plus de force et 
d’élévation ; s’il avait suivi franchement ses instincts, s’il avait tenu 
les promesses de son début, sans doute il fût arrivé à une plus noble 
place dans la peinture; mais, connue Baudouin, il eut la faiblesse de 
flatter le goût de son temps. A son tour, il peignit des paysanneries 
amoureuses et des scènes galantes de boudoir. 

L’école de Watteau n’eut qu’un règne passager — règne de jolie 
femme qui abuse de sa coquetterie. — Jean-Baptiste Vanloo, Carie 
Vanloo, Lemoine et Boucher se partagèrent la royauté On ne pour¬ 
rait «lire aujourd’hui lequel des quatre fut le plus célèbre , tant on 
trouve de contradictions sur ce point dans les mémoires du temps. 
Le plus digne et peut-être le moins glorieux fut Jean-Baptiste 
Vanloo. 

La critique, après avoir exalté les Vanloo, les a dédaigneusement 
rejetés dans l'oubli ; les œuvres sont demeurées pour en appeler de 
ces jugements aveugles. Tout en condamnant le clinquant et le sans- 
façon de la plupart de ces œuvres, il faut y reconnaitre de brillantes 
inspirations. Après Le Poussin et Lesueur, les Vanloo n’apparaissent 
en France que comme des artistes de petite taille; mais à côté de nos 
peiutres du xvm c siècle, Boucher à leur tète, les Vanloo reprennent 


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LA ItENAISSAIS'CE. 


125 


je ne sais quel caractère de noblesse, sinon de grandeur. Grâce à eux, 
l'art français conservait encore la palme. Ils ont été premiers pein¬ 
tres des rois de France, d’Espagne, de Sardaigne et de Prusse, en un 
mot les maitres dans tous les pays îles arts; on n’est pas si bien placé 
sans raison. La France leur doit d’avoir suivi à peu près le vrai sillon 
à I heure où tant d’autres s'égaraient en mille détours trompeurs. 

Le caractère du talent de Jean-Baptiste Vanloo est une certaine 
hardiesse et un négligé agréable; la patience lui manquait plutôt que 
l’étude. C'était une heureuse et riche nature qui s’est gaspillée pres¬ 
que sans fruit pour l’art. Son nom a survécu; plusieurs tableaux de 
lui survivront. Vous pouvez remarquer, dans quelques églises de Pa¬ 
ris et surtout au musée de Versailles, la grande fraîcheur de ses car¬ 
nations, la légèreté de sa touche, la noblesse un peu théâtrale de son 
style. Les critiques d art de l'époque disaient qu il avait le coloris 
onctueux et que sur ce point il était comparable à Hubens. On a 
cassé le jugement, mais pourtant Jean-Baptiste Vanloo a été le plus 
grand coloriste, peut-être même le plus grand peintre de son temps 
après Walteau et avant Carie Vanloo. J’ai sous les yeux un des jolis 
tableaux de Jean-Baptiste. Il représente une femme à sa toilette, 
quelque marquise de la régence; peut-être est-ce un portrait pur 
et simple. Cette femme n’est pas seule, il y a près d'elle sa sou¬ 
brette qui lui met des perles dans les cheveux. Les deux airs de tète 
sont parfaits: finesse , grâce, légèreté, tout s’y trouve; le regard 
charmé va de la maîtresse à la soubrette, car elles sont jolies toutes 
les deux. Les mains sont heureusement touchées, les accessoires sont 
très-riches; il y a un bouquet dans la main de la maîtresse qui vous 
donnerait envie de le respirer, si on ne craignait en même temps de 
trop approcher ses lèvres de cette belle main. La charmante et dé¬ 
licieuse coquette! comme elle se mire avec la nonchalance du cygne! 
comme elle se garde bien de faire un mouvement, si léger qu’il soit, 
dans la peur que Rosette ne manque sa coiffure! La couleur de ce 
tableau est vraiment onctueuse. 

Carie Vanloo était né peintre comme on naît apôtre, mais par mal¬ 
heur, à ses yeux la peinture était plutôt un métier qu’un art. Pour¬ 
tant il faut reconnaître en lui un artiste; il a eu même, comme quel¬ 
ques peintres du second ordre, ses élans de génie. Il lui est arrivé de 
rejeter le souvenir des grands maitres, de l’abandonner à son inspira¬ 
tion et de créer une figure digne des grands maîtres. Le plus souvent 
son œuvre n’était que le souvenir confus de plusieurs écoles; tantôt il 
prenait le coloriset la touchedu Guide, tantôt la manière du Corrége; 
dans ses paysages, c'était Salvator Rosa ,dans ses animaux, c’était Sney- 
der ou Desportes; mais de ces maitres à Vanloo il y avait loin comme 
d’un chef-d’œuvre à une copie. Cependant s’il voyait la nature par 
tous ces yeux étrangers, il la voyait aussi çà et là par ses yeux à lui. 
De ces échappées, pour ainsi dire, nous viennent ses bons tableaux. 
Par son style presque naturel il corrigea un peu léeole française, que 
Coypel, de Troy et Walteau avaient livrée à un goût théâtral, ma¬ 
niéré, précieux. Quoique fuyant et mou, son dessin était agréable, son 
pinceau était moelleux ; il variait avec beaucoup de talent le style 
du crayon et du pinceau; il passait sans effort de l'effet énergique 
et sévère au ton argentin et suave. Sa couleur, quoique un peu rouge 
et blanche, a du charme et de l’attrait; mais en visant à l’éclat, il 
touche souvent au clinquant. Scs airs de tète sont aimables, trop peu 
variés; c’est toujours la même figure comme dans l’œuvre de \Vat- 
tcau, mais avec moins d’esprit. L’expression manque souvent; c'est 
plutôt de la noblesse que du caractère, plutôt de la grâce que de la 
beauté. Après l'avoir mis en parallèle avec Rubens, on n’a pas craint 
de le comparera Raphaël pour le dessin, au Corrége pour le pinceau, 
au Titien pour la couleur. Après ces éloges sacrilèges, on l’a dénigré 
outre mesure; ses tableaux n'étaient plus que de la pelure d'oignon 
et autres métaphores d’atelier. Maintenant que la critique moderne a 
répandu une grande lumière sur l'art français, tout le inonde voit 
Vanloo sans prisme, tel qu’il fut: un peintre très-habile, arrivant 
presque au génie par hasard, comme d'autres y arrivent naturelle¬ 
ment. Sa facilité était merveilleuse et déplorable ; parfois il se prenait 
d’une belle colère contre lui-mème; il détruisait d’un coup de pied 
ou d'un coup de pinceau l'œuvre de plusieurs semaines. C’était un 
travailleur formidable et robuste. On était toujours sur de le ren¬ 
contrer dans son atelier; il peignait douze heures durant, toujours 
debout. Quoique élevé dans le Midi, il n’aimait pas le feu et ne se 
plaignait jamais du froid. Il parlait de son art comme un ignorant, 
dans un jargon très-pittoresque. C’était un vrai Flamand pour l’es¬ 


prit; bêle à faire peur, disait madame de Pompadour; brute, disai 
tout simplement Diderot; cependant Vanloo as ait «les saillies heu¬ 
reuses. Mais il est reconnu que de tous temps les beaux parleurs ne fu¬ 
rent bons à rien ; ils ont toujours de l’esprit au bout des lèvres; voyez- 
les à I œuvre : la plume ou le pinceau leur tombe des mains. Pauvres 
prédicateurs! ils ont prêché le bien, mais ils n'ont plus la force de 
le faire, et il s est trouvé par hasard quelqu’un qui, durant leur ser¬ 
mon, a fait une bonne œuvre sans savoir ce qu’il faisait. Le bel es¬ 
prit est souvent en guerre avec les plus nobles et les plus saintes 
ardeurs; on n’a pas cet esprit-là sans qu’il en coûte beaucoup. Plus 
d une saillie brillante n est éclose que sur les ruines du cœur. Il y a 
une chose qui vaut mieux que le bel esprit dans les arts, c’est la rê¬ 
verie, 1 inspiration, la poésie, fleur divine, plus rare mille fois, qui 
croit naturellement dans quelques âmes simples et pures. Diderot 
pouvait en parler : «Méfiez-vous, dit-il, de ces gens qui ont leurs 
poches pleines d’esprit et qui le sèment à tout propos; ils n’ont pas 
le démon. •• Le génie est souvent muet; il écoute la nature ou s’é¬ 
coute lui-même; ne le condamnez pas sur son silence et son air bète. 
Les petits oiseaux gazouillent, le pinson et le serin babillent du ma¬ 
tin au soir; dès que le jour tombe, ils s’endorment; la nuit venue, 
l’oiseau solitaire commence son chaut triste et prophétique. L’oiseau 
de nuit qui chante, c’est le génie qui veille. 

François Lemoine, qui commença à poindre avec le siècle, était né 
avec le génie de la peinture; il ne lui a manqué qu’un goût plus sûr 
et plus franc. Il était, sans le vouloir, de l’école de Rubens. 

Lemoine, comme ce grand maître, avait sacrifié la pureté de la 
ligne à l’éclat de la couleur. Le plafond de la chapelle de la Vierge à 
Saint-Sulpice et le salon d Hercule à Versailles forment l'œuvre capi¬ 
tale de Lemoine. Certes, à en juger par ces peintures, ce n’était pas 
là un artiste sans force et sans grâce; niais il alla droit au mauvais 
goût, en recherchant la richesse plutôt que la grandeur, la magie 
plutôt que la beauté. 

11 étudia le Guide, Carie Maratte et Pierre de Cortonc. On ne com¬ 
prend pas trop pourquoi il alla de préférence à ces maitres de second 
ordre quand il pouvait étudier Raphaël ou le Titien. Quoiqu’il nescsoit 
guère passionné pour Rubens, on peut dire qu’il ressemble plutôt au 
peintre d’Anvers qu’au Guide, qu’à Carie Maratte et qu’à Pierre de 
Cortone. Il montrait de l’enthousiasme dans la composition , distri¬ 
buait savamment la lumière et répandait sur tout ce qu’il touchait 
un grand éclat de coloris. 

C’est surtout pour le coloris qu’il faut estimer François Lemoine ; 
ses teintes sont fraîches et fondues avec intelligence. Dès qu’ou voit 
un de ses tableaux, on est séduit par je ne sais quelle harmonie va¬ 
poreuse et poétique ; nous avons vu de lui des femmes nues baignant 
leurs pieds et qui sont d’une grande séduction; il est vrai qu’il ne 
faut pas trop s’approcher d'elles pour que le charme dure. Vues d’un 
peu près, des fautes grossières de dessin et de perspective vous dés¬ 
enchantent bientôt. Tout à 1 heure c’était la nature poétique entre¬ 
vue dans nos songes, la nature avec toute sa fraîcheur printanière et 
scs coquetteries de jolie femme, maintenant ce n’est plus qu’une 
œuvre sans vérité que la raison détruit. On a beaucoup décrié Le¬ 
moine, cependant le salon d’Ilercule à Versailles est encore à l’heure 
qu’il est une très-remarquable page de peinture monumentale. Il y a 
dans les figures de cette œuvre gigantesque du mouvement, du ca¬ 
ractère et de la variété. Lemoine n’était à l’aise que dans les grandes 
compositions : il fut appelé partout pour peindre des coupoles et des 
plafonds. On remarque encore sa fresque de la chapelle de la Vierge 
à Saint-Sulpice, que son grand défaut de perspective ne gâte pas tout 
à fait. On n’a pas oublié que le cardinal de Fleury, sortant de la messe 
avec le roi, dit avec admiration devant l’apothéose d’HercuIe: « J’ai 
toujours pensé que ce morceau gâterait tout Versailles. » L’inspira¬ 
tion entraînait le p nceau de Lemoine qui était poëte et qui avait à 
un haut degré le sentiment de l'art. L’ardeur de la gloire tourmen¬ 
tait sans relâche celle âme passionnée ; il tomba dans une sombre 
tristesse, et se donna la mort par neuf coups d’épée. On l’a accusé 
de folie, la vérité c’est qu’il avait ce mal terrible quedounela pensée 
à ceux qui cherchent le génie. 

Après la mort de Mignard, Lemoine prit la première place; il en 
était plus digne que les de Troy et les Coypel. Lui seul laissa un élève 
reconnu, François Boucher, dont le marquis d Argens parle ainsi : 
« Génie universel qui rassemble en lui les talents de Véronèse et du 
Gaspre, choisissant dans la nature ses plus gracieux airs de tète. » 

THE GETTY RESEARCH INSTITUTE 








1-24 


LA RENAISSANCE. 


N’est-il pas curieux d'étudier dans Bouclier le caprice qui règne 
en maître sans tradition et sans avenir? Bouclier, quel que soit le 
jugement, quel que soit le dédain des uns ou la bienveillance des 
autres, tient à jamais une place dans l'histoire de l'art. On ne peut 
nier ce peintre qui régna quarante ans accablé de fortune et de re¬ 
nommée, ce peintre protestant, à force «le licence, contre les maîtres 
reconnus, ouvrant une école fatale à tout ce qui est noblesse, gran¬ 
deur et beauté, mais non pas dénuée d une certaine grâce coquette, 
d’une certaine magic de couleur, enHii d un certain charme inconnu 
jusque-là. David, qui fut son élève, se rappela toujours, au milieu de 
ses froids Romains, les souriantes images de Boucher; Girodet lui- 
niêine, qui recherchait la grandeur et le sentiment dans la simplicité, 
n’a jamais dédaigné ce peintre. Il recueillait avec sollicitude tous ses 
dessins, il s’y arrêtait en rêvant comme à des souvenirs de toile jeu¬ 
nesse. «Nous avons vieilli, disait-il à ce gracieux spectacle des ber¬ 
gères de cour; les retrouverons-nous jamais ? Ce sont des maîtresses 
infidèles longtemps oubliées qui nous apparaissent dans les ennuis du 
mariage. » Il est de bon goût de nier Boucher, on accuse par-la de 
grands airs sérieux : niais, pour le critique de bonne foi, Boucher 
existe comme Louis XV existe pour I historien. 

Boucher est né à l’heure où mourait Bossuet; il ne restait plus que 
des vestiges du grand règne. Fontenelle seul, ce pressentiment du 
xviii c siècle, se montrait debout, grand comme un nain sur la tombe 
de Corneille, du Poussin, de Molière, de Lesueur et de La Fontaine. 
La France était épuisée par scs magnifiques enfantements; les saintes 
mamelles de la mère-patrie étaient presque desséchées, quand Bou¬ 
cher y suspendit ses lèvres. Oui le croirait cependant ? Boucher tut 
une des plus saisissantes expressions de tout un siècle. En effet, du¬ 
rant cinquante ans, le xviii" siècle ne fut-il pas, comme Boucher, 
folâtre, riant de tout, courant du caprice à la moquerie, s’enivrant 
de légers mensonges, remplaçant Part par l'artifice, vivant au jour le 
jour, sans souvenirs, sans espérances, dédaignant la force pour la 
grâce, éblouissant les autres et lui-mème par des couleurs factices? 
Quand la poésie et le goût s’égaraient si volontiers avec l’abbé de 
Voisenon et Gentil Bernard, quand la musique chantait par la voix 
de Philidor, qui s’étonnera que la peinture ait joué avec le pinceau 
de Boucher? 

A voir un de ses tableaux, on sent tout de suite qu il a habité 
les pierres et non les champs. Il n’a jamais [iris le temps de regarder 
ni le ciel, ni la rivière, ni la prairie, ni la foret; on se demande même 
s’il a jamais vu sans prisme un homme, une femme ou un enfant tel 
que Dieu les fait. Bouclier a peint un nouveau monde, le monde 
des fées, où tout s’agite, aime, sourit d'une autre Eicon qu’ici-bas. 
C’est un enchanteur qui nous amuse, nous distrait, nous charme et 
nous éblouit aux dépens de la raison, du goût et de l’art; il rappelle 
un peu ces vers du cardinal de Demis, digne poète d’un tel peintre : 

A force d'art, l'art lui-mème est banni. 

U y avait eu des peintres du nom et de la famille de Boucher : un 
entre autres qui a laissé de merveilleux dessins à la sanguine sur des 
sujets mythologiques. Celui-là fut le maître de Mignard; Mignard 
donna des leçons à Lemoine, Lemoine à Bouclier, de sorte que ce 
peintre put recueillir les traditions de son bisaïeul. Par malheur il 
eut le mauvais esprit de ne prendre à la tradition que ce que lui 
avaient ajouté de faux Mignard et Lemoine. 

Bouclier n’a jamais eu la ferveur d’un artiste sérieux. Il est devenu 
peintre sans plus de façon que s’il fût devenu journaliste. C’était le 
temps où Voisenon se faisait prêtre en écrivant des opéras La foi 
manquait à tout le monde, dans les arts, dans les lettres, au pied 
de l’autel, jusque sur le trône. Louis XV croyait-il à la royauté? 
Mais comment accuser Bouclier? Ne se fût-il pas couvert de ridicule 
s’il eût été artiste sérieux , étudiant avec patience, pâlissant sous les 
grands rêves? Il aima mieux être de son siècle, de son temps et de 
son âge. Il commença par être jeune, par jeter au premier vent venu 
toutes les roses de ses vingt ans. 11 eut deux ateliers : 1 un c'était ce¬ 
lui de Lemoine; l’autre, le [ilus liante, c’était l'Opéra. Boucher n'é- 
tait-il pas là sur son vrai théâtre ? N était-ce pas à l’Opéra qu’il 
trouvait ses paysages et ses figures? Paysages d’opéra, figures d'opéra, 
sentiments d opéra , voilà presque Bouclier. Les deux ateliers con¬ 
trastaient singulièrement : dans le premier, Lcmoiue, grave, triste, 
dévoré d’envie et d’orgueil, mécontent de tout, de scs élèves et de 

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lui-mème; dans le second, tout le riant cortège des folies humaines, 
Foret la soie, l’esprit et la volupté, la bouche qui sourit et la jupe 
qui vole au vent. C’était le beau temps où Camargo trouvait ses jupes 
trop longues pour danser la gargouillade. Pour voir déplus près toutes 
ces merveilles, Boucher demanda la grâce de peindre un décor. Il 
ramassa le pétillant pinceau de Watteau pour créer à grands traits 
des nymphes et des naïades. Carie Vanloo vint se joindre à lui; en 
peu de temps ils se rendirent maîtres de tous les décors et de tous les 
espaliers (c’était le nom des figurants du temps). 

Boucher passa toujours à côté de la nature, lin jour qu’il redeve¬ 
nait raisonnable, — ce ne fut qu’une vaine lueur,— il sortit de Paris 
pour la première fois depuis son enfance. Où alla-t-il ? il ne l’a point 
dit; mais, selon une lettre à Lancret, il trouva la nature fort désa¬ 
gréable, trop verte, mal éclairée. N’est-il pas plaisant de voir un 
artiste de la force de Boucher trouver à redire à l’œuvre du plus 
grand artiste pour la couleur et pour la lumière? Raphaël et Michel- 
Ange étaient bien vengés d’avance, car vous verrex tout à l’heure 
que Boucher n’était pas au bout de ses critiques. Ce qu’il y a de plus 
plaisant, c’est que Lancret répondait à Boucher : « Je suis de votre 
sentiment; la nature manque d'harmonie et de séduction. » J’aime a 
me représenter Boucher au milieu d’uneboiine campagne un peu rude, 
cherchant à comprendre, mais ne comprenant rien à ce grand spec¬ 
tacle digne de Dieu lui-mème, n’entendant pas toutes ces hymnes 
d’amour que la nature élève au ciel par la voix des fleuves, des fo¬ 
rêts, des oiseaux, des fleurs et de la créature humaine; ne voyant 
pas cette sublime harmonie où se confondent la main de Dieu et la 
main des hommes, la main qui crée ef la main qui travaille. Au mi¬ 
lieu de toutes ces merveilles, Boucher devait continuer son chemin 
comme un exilé qui foule un sol étranger. Il cherchait ses dieux. Où 
est Pan? où est Narcisse? où est Diane chasseresse? Il appelait, nul 
ne lui répondait, pas même Echo. 11 cherchait les mortels qui lui 
étaient familiers; mais où les trouver, ces fêtes galantes et cham¬ 
pêtres? Il ne voyait pas même une bergère dans la prairie. Rentré 
dans son atelier, il se pâmait de joie sans doute en retrouvant ses jo¬ 
lis paysages roses, où l'enchantement des fées était répandu. On le 
surnommait le peintre des fées avec beaucoup de sens; il n’a vécu, 
il n’a aimé, il n’a peint que dans le monde des fées. 

Bouclier était parti pour Romeavec Carie Vanloo ; il revint seul, sans 
argent, sans études, niant tous les chefs-d’œuvre. Que pouvait-on 
augurer alors d’un pareil peintre? On ne désespéra pas de lui ce¬ 
pendant. « Son esprit Fa perdu, son esprit le sauvera, » disait le comte 
de Caylus : mot juste et profond qui peint bien le talent de Boucher. 
En effet, à peine de retour, il redevint à la mode; il n’eut qu’à pein¬ 
dre pour être applaudi ; il eut des commandes à la cour, à l’église, 
au théâtre; tous les grands hôtels, tous les châteaux splendides, s’ou¬ 
vrirent à son gracieux talent. Il travailla le jour et la nuit, se mo¬ 
quant de tout le monde et de lui-mèine, créant comme par magic 
des Vénus dans des chœurs d’anges et des anges armés de flèches. Il 
avait bien le temps d'y regarder de si près ! Il allait, il allait, rapide 
connue le vent, achevant le même jour une Visitation pour Saint- 
Germain-des-Prés, une Venus à Cyihcrc pour Versailles, un dessin 
pour des décors d’Opéra, un portrait de duchesse et un tableau de 
mauvais lieu, inspiré tour à tour par Dieu et Satan, ne croyant plus 
à la gloire, se donnant corps et âme à la fortune. Durant tout le reste 
de sa vie, il ne se fit pas moins de cinquante mille livres de revenu, 
c’est-à-dire cent mille livres d'aujourd’hui. Il mena grand train. 
Outre son revenu, il fit des dettes; il afficha la philosophie du temps, 
il se moqua de tout ce qui était noble, digne et grand; il mit en 
doute Dieu et tout ce qui nous vient de Dieu, la vertu du cœur, les 
aspirations de F âme. Il donna des fêtes royales, une entre autres qui 
lui coûta plus d’une année de travail, fête célèbre appelée la fête des 
dieux. Il avait voulu représenter l’Olympe et toutes les divinités 
païennes. Il s était déguisé en Jupiter; sa maîtresse, déguisée en llébé, 
c’est-à-dire très-court vêtue, avait passé la nuit à verser del'ambroi- 
sie à tous les dieux et à toutes les déesses de contrebande. Les acadé¬ 
miciens, surpris de ces hauts faits, se décidèrent à accueillir Bouclier, 
dont l’école bruyante avait effacé l’Académie. Boucher, nommé, n’en 
devint pas davantage académicien. Il continua de vivre en enfant 
prodigue et de peindre en artiste sans foi. 

Il ne se contentait pas de peindre, il gravait et sculptait; il a gravé 
un grand nombre de sujets de Watteau; il a sculpté en petit des 
groupes et des figurines pour Sèvres. Sa gravure et sa sculpture sont 












LA RENAISSANCE. 



dignes de ses meilleurs tableaux* c’est la même grâce, le même esprit 
et le même sourire. En se multipliant ainsi, Bouclier se répandait 
partout : on voyait en même temps ses amours joufflus sur les che¬ 
nets, ses nymphes sur les pendules, ses gravures dans les livres, ses 
tableaux de toutes parts. 

Madame de Pompadour et madame Dubarry aimaient le talent de 
Boucher. Quoi de plus naturel? Ce talent ne semblait-il pas fait pour 
les peindre, ces reines de hasard ? N’étaient-ce pas encore deux de 
ces muses à qui il demandait ses inspirations? N’avaient-elles pas la 
grâce coquette, l’œil pervers et la bouche souriante qui faisaient le 
charme des femmes de Boucher? 

11 devint premier peintre du roi à la mort de Carlo Yanloo; il fut 
élevé a cette dignité sans surprendre personne. On ne s’étonnait de 
rien alors que madame Dubarry était assise sur le trône de Blanche 
de Castille. D’ailleurs, tel roi, tel peintre, Louis XIV et Lebrun, 
Louis XV et Boucher n’avaient-ils pas la même majesté? 

De toute cette génération couronnée de roses fanées, Boucher 
mourut le premier, au printemps de 1770 , le pinceau à la main , 
quoiqu’il fut malade depuis longtemps. Il était seul dans son atelier; 
un de ses élèves voulut entrer : « N’entrez pas, » dit Boucher, qui 
peut-être se sentait mourir. L’élève referma la porte et s’éloigna. 
Une heure après, on trouva le peintre François Boucher expirant de¬ 
vant un tableau de Vénus à sa toilette. 

Il donna le branle : tous les peintres galants, tous les abbés galants, 
tous les poêles galants, le suivirent bientôt chez les morts, le roi de 
France à leur tête, appuyé sur son lecteur ordinaire, Moncrif, qui ne 
lui avait jamais rien lu, et sur son fameux bibliothécaire, Gentil-Ber¬ 
nard, qui ne conservait que les jupes de l’Opéra. J’aime à me repré¬ 
senter ce tableau moitié funèbre et moitié bouffon de tous ces hommes 
d’esprit qui partaient gaiement, mais qui s’obstinaient à dire un bon 
mot avant de mourir, pour mourir comme ils avaient vécu. En peu 
d’années, on vit descendre dans la tombe tout ce qui avait été l’es¬ 
prit, la joie, l ivresse, la folie du xvm e siècle. Sans parler de madame 
de Pompadour, de Bouclier, de Louis XV et des comédiennes célèbres 
comme madame Favart et mademoiselle Gaussin, ne voit-on pas dans 
le lugubre cortège Crébillon et ses contes libertins, Marivaux et ses 
fines comédies, l’abbé Prévost et sa chère Manon, Panard et ses vau¬ 
devilles, Piron et ses saillies, Dorât et ses madrigaux, l’abbé de Voi- 
senon et les enfants de Favart, son œuvre la plus certaine? Qui encore? 
Hameau, Helvétius, Duclos, Voltaire, Jean-Jacques Housseau; est-ce 
assez? Que va-t-il donc rester pour finir le siècle? Il restera la reine 
Marie-Antoinette, qui a aussi vécu de cette folle vie, qui a souri 
comme les femmes de Boucher, qui sera punie pour tout ce beau 
monde, qui mourra sur la guillotine, autre calvaire, entre une fille 
de joie, madame Dubarry, et un hideux roi de la populace, Hébert, 
qui mourra avec la dignité d’une sainte, couronnée de cheveux blan¬ 
chis durant une nuit d'héroïque pénitence. 

(La suite à la prochaine livraison .) 


L’ATELIER D’UN PEINTRE CHINOIS. 

Les Chinois n’ont jamais compris l’art dans sa beauté sévère ; ils se 
sont contentés d’amuser et de séduire par l'originalité du contour et 
l’éclat du coloris. Certains paysages chinois pourraient rappeler à la 
fois les naïves peintures du moyen-âge et les fantaisies capricieuses 
de Watleau et de Boucher, au degré de latitude près. Cependant on 
peut dire qu’il n’y a pas d’artistes en Chine, mais des ouvriers pa¬ 
tients qui reproduisent les objets matériels en leur donnant un air de 
naïveté grotesque. Nous détachons de le lievue d'Orient ces pages 
curieuses : 

La maison de Lamquoi (c’est le nom d'un peintre célèbre) située 
dans la rue de Chine, à Macao, est seulement distinguée de celle des 
voisins par une petite tablette noire attachée à la porte, sur laquelle 
sont inscrits, en caractères blancs, le nom et la profession de Lam¬ 
quoi. Il faut avertir que toutes les maisons de cette rue se composent 
de deux étages, dont ordinairement le supérieur est habite par les 
marchands; et, comme il n’est permis à aucun fanqui (étranger) d'y 
monter, c’est dans la boutique en bas que l'on confectionne une par¬ 
tie des objets demandes. Les boutiques de peintres oui cela de parti¬ 


culier que les etrangers et les chalands ont la faculté de pénétrer 
dans toutes les parties qu’il leur plaît de visiter, et qu’aux différents 
étages on y achève différentes parties du travail. 

Lamquoi lui-même habite la partie la plus élevée de sa maison, et 
vous ne le trouvez au travail et entouré de tous ses outils qu’à l'ex¬ 
trémité supérieure de sou bâtiment. 

Au premier étage est l’atelier où se font les dessins sur papier de 
liz ou autres, tandis que le rez-de-chaussée sert proprement de bou¬ 
tique pour vendre. Telle est, en général, la disposition de toutes les 
maisons habitées par les artistes de cette ville extérieure (ont side 
ctty). Cependant il y eu a quelques-uns d’entre eux qui ne font que 
de?» copies de vaisseaux ou qui cultivent d’autres branches particu¬ 
lières de leur art, et d’autres enfin qui 11 e peignent qu’à la manière 
purement chinoise. Maintenant nous allons faire parcourir au lecteur 
ces différents appartements, afin de lui expliquer en détail les opéra¬ 
tions successives des ouvriers, et de lui énumérer des différentes ma¬ 
tières, ainsi que les outils avec lesquels ils achèvent leurs brillantes 
productions. 

En arrivant de la rue dans la maison de Lamquoi, vous entrez 
dans la boutique où les articles terminés sont exposés pour la vente. 
C.e sont les dessins sur papier de riz qui sont estimés les meilleurs. Il 
sont empilés les uns sur les autres, recouverts de cages de verre et 
places autour de la boutique. Cependant ou y trouve aussi plusieurs 
choses qui ne se rapportent pas à la peinture, mais qui font partie 
cependant du fonds de commerce de la maison : telles sont, par exem¬ 
ple, des pierres de diverses sortes, gravées ou sculptées d’une manière 
fort curieuse. On trouve aussi à acheter là tous les objets matériels 
qui servent à peindre : boites à couleurs avec brosses, pinceaux, etc. • 
le tout couvert avec de la soie brochée d’or. Le papier de riz, rangé 
en lot de cent feuilles, est un article important de la vente. Cet objet 
de commerce est tiré de Nankin, et se vend plus ou moins cher, se¬ 
lon sa grandeur. 

Le papier de riz des Indes orientales est fabriqué avec la plante 
désignée par le nom aeïschynomene paludosa ; mais 011 croit généra¬ 
lement que celui de Chine est le produit d’une espèce de mauve. La 
moelle en est extraite, puis amincie en feuilles, dont le prix varie se¬ 
lon leur étendue et leur netteté. 

Quant à la substance que nous connaissons sous le nom d'encre de 
la Chine, elle est confectionnée effectivement dans ce pays, et pen¬ 
dant longtemps on a cru que pour la produire on se servait d’une 
certaine liqueur que contient un poisson, la sépia. Mais 011 sait posi¬ 
tivement aujourd’hui que cette encre est composée de noir de fumée 
dUne espèce supérieure et de glu. On en trouve de trois espèces à 
Canton ; celle de première qualité, qui vient, à ce que disent les 
Chinois, d'un lieu appelé Paul-Kum ; celle de seconde, que l'on fa¬ 
brique à Nankin ; et enfin, la troisième, fort inférieure, faite à Can¬ 
ton même. 

Les Chinois jugent de la qualité de l’encre par son odeur, puis en 
cassant un morceau par le milieu, de manière à s'assurer si la frac¬ 
ture est brillante et vitreuse. Quant à l’odeur, elle est donnée à l’encre 
par le musc qu’on y mêle. Or, cette odeur fait préjuger de sa bonté, 
parce que, le musc étant fort cher, 011 n’en parfume que l’encre de 
première qualité. 

Mais revenons à la maison de Lamquoi. Un petit escalier, ressem¬ 
blant assez à une grande échelle avec une rampe de bois, conduit à 
I atelier du premier étage. La, vous voyez huit à dix Chinois, ayant 
leurs manches retroussées et leur longue queue de cheveux fixée au¬ 
tour de leur tète, afin de ne pas porter de dommages aux opérations 
délicates qu’ils font en peignant. La lumière est introduite franche¬ 
ment dans cet atelier par deux fenêtres pratiquées aux deux extré¬ 
mités de la chambre, qui n’est pas grande, et 11 ’a pour tout ornement 
que les peintures nouvellement terminées et tapissant les murs. Ces 
ouvrages, de différents genres, sont placés ainsi pour tenter les cha¬ 
lands. 

On remarque parmi ces peintures plusieurs gravures d’Europe, 
près desquelles sont placées des copies faites par les Chinois, soit à 
l’huile, soit à l'aquarelle. Ces gravures sont ordinairement apportées 
par les officiers de la marine, qui les donnent en échange de pein¬ 
tures et de dessins chinois. 

Cest du reste un sujet d’étonnement que la fidélité et l'élégance 
avec lesquelles les peintres de ce pays copient les modèles qu’on leur 
propose. Leur coloris en particulier est brillant et vrai, ce qui mé- 














J'26 


LA RENAISSANCE. 


rite d’être remarqué, puisque, copiant des gravures, cette partie de 
leur travail est entièrement confiée à leur goût et à leur jugement. 
C’est donc un talent véritable qui les distingue, que le choix harmo¬ 
nieux des couleurs qu’ils combinent à leur fantaisie. — On voit aussi, 
suspendus aux murailles de l’atelier, des dessins représentant des na¬ 
vires, des bateaux, des villages et des paysages, dont l’apparence est 
parfois assez grotesque. 

Cet atelier est garni de longues tables, séparées l’une de l’autre 
par un espace rigoureusement calculé pour laisser circuler les pein¬ 
tres. Les artistes chinois ne sont nullement contrariés, du reste, par 
la présence et la curiosité des étrangers ; au contraire, ils continuent 
tranquillement leur travail, et sont même tout disposés à répondre 
aux questions qu'on leur adresse, et à laisser regarder ce qu’ils font. 
Aussi pour peu qu'on y apporte d’attention, est-il facile de saisir et 
de connaître tous les procédés qu’ils emploient pour achever ces 
beaux dessins sur papier de riz si prisés aujourd'hui en Europe. 

En regardant ces hommes assis sur un petit tabouret «levant leur 
table, avec leurs outils rangés en ordre à côté d’eux, on est frappé 
de la propreté et de la délicatesse avec lesquelles ils achèvent cha¬ 
cune des petites opérations qu’ils ont à faire. Les dessins qu’ils exé¬ 
cutent ne sont ni copiés entièrement sur d’autres, ni tout à fait ori¬ 
ginaux, et une bonne partie de leur ensemble résulte d'un travail 
mécanique. 

D’abord, l’artiste choisit une feuille de papier de riz où se trouve 
le moins de taches et de trous qu’il soit possible, et dont la grandeur 
se rapporte avec le prix qu’il veut demander du dessin. Quand les 
défauts existent dans le papier, les Chinois sont fort habiles à les faire 
disparaître. Pour remplir une déchirure ou un trou, par exemple, ils 
placent derrière la partie avariée un petit morceau d’une substance 
tout à fait semblable à du mica, et qui est faite avec du riz. Lorsque 
les bords de la déchirure sont ainsi maintenus, ils intercalent sur le 
coté de la feuille qui doit être peint un morceau de papier de riz 
taillé, remplissant exactement l’espace vide. 

Quand le papier est bien préparé, ils passent dessus une légère so¬ 
lution d’alun, pous le rendre apte à recevoir les couleurs, opération 
que l'on renouvelle plusieurs fuis pendant le cours du travail que 
demande un dessin; de telle sorte qu’avant qu’il soit fini, le papier 
reçoit ordinairement sept ou huit couches d’eau aluminée. L’effet de 
ce minéral sur le papier est tout à la fois de l’empêcher de boire et 
de donner plus de fixité aux couleurs. 

Vient ensuite l’opération du tracé, qui est à peu de chose près faite 
mécaniquement et d’après les recettes. Il existe des livres à l'usage 
des peintres chinois, dans lesquels ils trouvent des esquisses au trait 
et même coloriées, représentant des hommes, des animaux, des ar¬ 
bres, des plantes, des rochers, et des édifices, vus sous des aspects di¬ 
vers, dans des mouvements variés, plus ou moins grands et diminués 
en raison du plan perspectif ou Ion veut les placer. Ces divers objets 
offerts ainsi dans les livres servent de pièces de rapport au moyen des¬ 
quelles les peintres font leur tableaux. Ainsi, pour faire un paysage, 
ils copient des montagnes de leur livre modèle, y choisissent les ar¬ 
bres qui leur conviennent, ajoutent des figures d’hommes, d’animaux, 
et, par ce moyen, obtiennent des compositions assez variées, en com¬ 
binant diversement les mêmes objets. Cette pratique rend raison de 
la ressemblance que l’on observe dans la facture des arbres, des ro¬ 
chers, et même des figures dans les compositions chinoises, bien que 
leur ensemble présente souvent de la variété. Chez Lamquoi, ainsi 
que dans les autres ateliers, on a donc des mandarins, des oiseaux et 
des arbres modèles que l’on place sous le papier de riz, dont la trans¬ 
parence favorise le calque, de telle sorte que dans toutes les bouti¬ 
ques on retrouve à peu près les mêmes sujets. 

Le mérite particulier du peintre chinois consiste dans la perfection 
plus ou moins graude du coloris qu’il ajoute à ces compositions ba¬ 
nales. 

Les couleurs sont préparées d'avance et on les emploie de la même 
manière que quand on peint à l'huile, en empâtant. Les teintes, tou¬ 
jours opaques, sont appliquées et mêlées avec le plus grand soin. 
Après les avoir broyées en les humectant d’eau, avec une molette de 
verre sur un plat de porcelaine, on y ajoute de l’alun, puis de la glu 
pour les faire adhérer au papier. En Europe, nous préférons la gomme; 
mais les Chinois se servent de glu, qu’ils tiennent toujours chaude 
auprès d eux. 

Un appareil simple suffit pour leur faire obtenir ce dernier résul¬ 


tat. C est un petit trépied en fer, supportant un gobelet du diamètre 
d un pouce et demi, dans lequel est la glu; et, pour entretenir le 
degré de chaleur nécessaire, le peintre chinois allume do temps en 
temps un morceau de charbon, gros comme une noisette qu’il place 
sous le godet, et remplace quand il est consumé. 

Les couleurs étant préparées, l’artiste commence par mettre les 
teintes neutres pour masser le dessin. Les draperies et les accessoires 
sont peints d’abord sur le papier : mais quand on veut représenter 
les chairs, les teintes sont mises sur l’envers de la feuille, de manière 
à produire cette transparence de coloris que les peintres en minia¬ 
ture d Europe obtiennent avec l’ivoire. 

Pour cette partie du travail, il n’est pas très-nécessaire que le pein¬ 
tre chinois consulte ses modèles, car, ainsi qu’on l’a déjà dit, cette 
branche de l’art, le coloris, dépend entièrement du goût et de l’ha¬ 
bileté de l’artiste. Les peintres qui ont do l’expérience ne copient 
même pas du tout, du moment que le dessin est tracé. 

Maintenant il reste à faire connaître de quelle manière les Chinois 
s y prennent pour reproduire les détails des objets avec tant de soin 
et d’adresse. 


Ce genre de perfeetiou résulte tout à la fois de l'incroyable dexté¬ 
rité des peintres et de la nature du papier de riz, qui protège et fa¬ 
cilite cette espèce de travail. 

Les brosses dont on fait usage pour peindre sont semblables à celles 
avec lesquelles on écrit; seulement elles sont plus fines, et les poils 
sont engagés dans un morceau de bambou ou de roseau. La couleur 
des poils diffère, ils sont blancs, gris et quelquefois noirs. Les pin¬ 
ceaux faits avec ces derniers sont les meilleurs. On en trouve quel¬ 
quefois à Canton; mais on ignore quel est l’animal qui produit cette 
espèce de fourrure, et l’on dit que quelques pinceaux, plus délicats 
encore que tous les autres, sont faits avec les poils qui forment la 
moustache des rats. Les bons pinceaux sont très-rares et fort chers. 

Lorsque l’on peint une partie qui exige un certain nombre de coups 
de pinceaux plus délicats que ceux que l'on pourrait produire avec 
une seule touche, on emploie deux brosses ou pinceaux dont on se 
sert de cette façon : le plus petit pinceau est tenu perpendiculaire¬ 
ment sur le papier par le pouce et l’index, tandis que celui qui est 
plus gros est tenu par les mêmes doigts, mais dans une position hori¬ 
zontale, de telle sorte que les entes des deux outils se croisent à 
angle droit. Il résulte de cette double disposition du petit et du gros 
pinceau qu’avec le premier on réforme le trait, si cela est nécessaire, 
on fait tous les détails délicats, et enfin on applique les couleurs pré¬ 
cisément où l’on veut; puis ensuite, en abaissant un peu la main, 
le petit pinceau prend la direction horizontale, en s’éloignant du 
papier, tandis qu’avec le gros pinceau humecté, mais sans couleur, 
et placé alors verticalement, on adoucit les teintes qui ont été appli¬ 
quées par le petit. Au moyen de cette pratique, on ne dérange pas la 
main pour changer de pinceau, et la] double opération de poser la 
teinte et de l'adoucir se fait avec plus de sûreté et «le promptitude. 
Les peintres chinois manœuvrent ce double pinceau avec une dexté¬ 
rité singulière. La glu, dont ils sc servent de préférence à la gomme, 
a l’avantage, en séchant moins vite, de laisser plus de temps pour 
perfectionner le travail. La position perpendiculaire, sur le papier, 
du pinceau avec lequel on opère, offre aussi un avantage relativement 
au papier de riz sur lequel les Chinois peignent : c’est de faire pren¬ 


dre ( habitude de peindre à main levée, en prenant seulement un 
point d’appui avec le coude. L’extrême fraîcheur du papier de riz 
rend cette précaution indispensable. 

Le défaut le plus grand de la peinture chinoise, relativement au 
goût et aux doctrines qui régissent cet art en Europe, est l’ignorance 
totale, chez les artistes orientaux, des effets de la lumière et des om¬ 
bres; le modelé leur est entièrement inconnu. Ce système imparfait 
d imitation tient à l’idée fondamentale des Chinois, qui prétendent 
représenter les objets de la nature non tels qu’ils apparaissent, mais 
tels qu’ils sont effectivement; en sorte qu’ils s’efforcent d’imiter en 
peignant, comme on imite en sculptant. 


T. Dowsuir.. 


Le Musée-Ex position de la rue aux Laines reçoit tous les jours 
quelques nouvelles richesses qui le rendent de plus en plus digne de 
(attention du public éclairé. 


INTERNET A 









LA RENAISSANCE. 


1-27 


Nous n'exagérons aucunement en disant que cette exposition est la 
plus remarquable de toutes celles qui ont été ouvertes à Bruxelles 
dans un but de charité. Parmi les nombreux tableaux qu’elle renferme, 
il en est plusieurs d une grande valeur et d’un mérite incontestable ; 
et I on n’y rencontre aucune de ces médiocrités qui sont souvent ac¬ 
cueillies dans les grands salons publics. 11 est vraiment inconcevable 
que le fondateur de ce Musée ait pu réunir en si peu de temps autant 
de toiles de mérite. A toutes celles que le Musée possède déjà, 
viennent se joindre une magnifique vue d’Espagne par Bossuet, et 
l'un des plus jolis intérieurs qu’ait produits le pinceau de Henri de 
Coene, ainsi qu’un tableau représentant sainte Cécile, par Madame 
Champein. On voit que , tout en rassemblant les meilleures pro¬ 
ductions des anciens peintres, celles de nos artistes modernes n ont 
pas été perdues de vue. Cette combinaison est aussi favorable à Part 
qu’aux artistes et au public. Jamais on n’a présenté à ce dernier au¬ 
tant d’avantages réunis. On ne saurait assez louer la charité ingé¬ 
nieuse qui a su résoudre le problème difficile d’offrir, pour un franc, 
des chances nombreuses d’acquérir soit un tableau de maître d’une 
valeur de trois à quatre [mille francs et meme au-delà; soit un su¬ 
perbe piano, soit d’autres objets d’art choisis avec un goût parfait. 

Eh bien! ce n’est pas tout, la direction du Musée a ajouté de nou¬ 
veaux attraits à tous ceux que nous venons d’énumérer. Quiconque 
preud dix billets à la fois, pourra choisir à l’instant même, ou un 
beau volume illustré, ou deux grandes lithographies qui forment 
pendants. 

Nous avons vu les volumes dont il s’agit, les gravures qu’ils ren¬ 
ferment sont parfaitement exécutées, l’impression ne laisse rien à 
désirer; ce sont en un mot des ouvrages propres à orner les meil¬ 
leures bibliothèques. Quant aux lithographies, clics ont pour auteur 
l’un de nos artistes les plus distingués, qui a atteint le nec plus ultra 
du genre. On peut affirmer que la lithographie n’a rien produit de 
supérieur à ces planches tant en Belgique qu’à l’étranger. Nous tai¬ 
sons les titres des uns et des autres pour laisser au public le plaisir de 
la surprise. 

Tous ces éléments de succès ne permettent pas de douter que le 
Musée de la rue aux Laines ne donne les résultats que son fondateur 
est en droit d espérer. En effet, sans méconnaître les nombreuses res¬ 
sources que procure la charité en Belgique , il ne s’est, pour ainsi 
dire, adressé qu’à l’intérêt privé, et il est arrivé, par des combinaisons 
qui nous échappent, à pouvoir offrir au public ce que l’on appelle 
vulgairement une bonne affaire. 

Pour notre part nous croyons fermement à la réussite d une entre¬ 
prise aussi originale et aussi louable. 


VARIETES. 

Bruxelles. — L’auteur des Mémoires d'une Contemporaine, M me Ida 
de Saint-Elme, qui habitait ici depuis quelque temps, dans une si¬ 
tuation voisine du dénùment, vient d’obtenir, dit-on, par les soins 
d’une noble famille de cette ville, son entrée dans une maison hos¬ 
pitalière. M®** Ida de Saint-Elme a aujourd'hui soixante-quinze ans. 

— Le prince russe Galitzin se trouve depuis plusieurs jours à 
Bruxelles. Il a visité les ateliers de plusieurs artistes belges, et a fait 
l’acquisition d un nombre assez considérable de tableaux et de 
sculptures pour orner la galerie que forme en ce moment ce noble et 
généreux protecteur des arts. 

— Parmi les ouvrages que ce9 derniers mois ont vu éclore, nous 
devons mentionner spécialement Y Essai sur ! Histoire de Y Instruction 
publique en Belgique, par Théodore Juste. Dans ce travail qui com¬ 
mence à l’exposé de Ihisloire de l'éducation chez les peuples de 
l’antiquité, que poursuit cette histoire à travers les siècles du moyen- 
âge et qui comprend jusqu’à la discussion de la loi sur renseignement 
primaire belge, voté en 1842, — on trouve des données précieuses 
sur la matière. Les premiers chapitres, qui concernent ( instruction 
publique chez les anciens, sous les Carlovingienset pendant le moyen- 
âge, laissent à désirer. Plusieurs ouvrages allemands et les recherches 
des Bénédictins auraient pu être utilement mis à profit par l’auteur, 
pour compléter cette partie qu’il ne présente qu’à l’état d ébauche 
et sur laquelle il ne nous apprend rien de nouveau, comme pour 


laisser modestement intacte l'intéressante question que l'Académie 
royale de Bruxelles a portée sur le programme de son concours. Mais 
dans le xvn® siècle, c’est-à-dire depuis la lutte entre les Jansénistes 
et I ordre de Jésus, dont 1 université de Louvain fut à cette époque 
le théâtre , le livre de M. Juste répond complètement à son titre et 
expose la matière avec ampleur et connaissance de cause. Il fournit 
surtout de grandes lumières sur l'état de la question sous le règne de 
Marie-Thérèse et de Joseph II. Toute cette partie est appuyée de do¬ 
cuments originaux et présente en même temps un résumé succinct 
et clair de tout ce qui a été publié en Belgique sur l'instruction et 
sur 1 enseignement public. Il serait à désirer, dans l’intérêt de I his¬ 
toire de l’intelligence dans notre pays, que M. Juste pût un jour 
compléter le tableau dont il a laissé une grande partie dans l’ombre, 
et développer sur un plan plus large l’organisation des écoles si cé¬ 
lèbres dans l’histoire littéraire du moyen-âge, qui fleurirent en Bel¬ 
gique. Ce travail lui appartient, et c’est de lui que nous l’attendons. 

— La commission administrative du Musée royal vient de faire 
quelques nouvelles acquisitions. Nous citerons un portrait de Van 
Dyck, attribué à ce maître; un beau paysage du Guaspre ; une sainte 
Famille de Mazzuoli, et Y Eau bénite de feu Sturiu. 

Gand. — Dans une des dernières séances de notre conseil commu¬ 
nal, un des échevins, M. Rollin, a fait connaître qu’un honorable ci¬ 
toyen, qui désire rester inconnu, a proposé, par l'entremise du digne 
M. Cornelissen, de faire couler en bronze, à ses propres frais, le buste 
du célèbre Gantois, du Ruwaert des F'Iandres, de l’immortel Jacques 
Van Artevelde, à condition que ce buste colossal décore la pompe au 
pied du beffroi. A cet effet, le généreux citoyen déposera une somme 
de 3,000 francs. 

sirlon. — Un habitant d'Arville, village situé dans la province de 
Luxembourg, entre le château de Mirwart et Saint-Hubert, vient de 
découvrir dans le bois d'Arville une épée aussi remarquable par son 
travail que par son ancienneté. La garde de cette épée est en cuivre 
doré, elle est de forme coquille, entièrement ciselée à jour, avec de 
petites figures d’un travail exquis. Le pommeau, fort gros et ciselé à 
jour, présente d’un côté trois personnages en costume du moyen-âge : 
c’est un seigneur à cheval suivi de son écuyer; un vassal, à genoux, 
lui rend hommage. De l’autre côté du pommeau, on remarque deux 
cavaliers qui fraternisent en se donnant la main. La dorure, qui a 
été faite solidement en or moulu, est assez bien conservée, surtout 
sur la coquille. On n’a retrouvé de la poignée que le fil d’argent qui 
l’entourait; la lame, qui était triangulaire, a été fort endommagée 
par la rouille. On n’a pas retrouvé le fourreau. Cette épée a évidem¬ 
ment appartenu à un chef, et sa présence dans un bois des Ardennes, 
situé à une demi-lieue du château de Mirwart, ne peut être attribuée 
qu’à deux époques historiques. En 1047, la garnison de Mirwart te¬ 
nant pour Godcfroid le Barbu, le château fut assiégé par l’empereur 
Henri 111 et entièrement ruiné. 

Voici une autre époque plus probable : en 1007, Otbert, succes¬ 
seur de Henri, évêque de Liège, fit rebâtir le château de Mirwart, et 
y établit des châtelains qui, de simples officiers étant devenus pro¬ 
priétaires du château, vexèrent l’abbaye de Saint-Hubert, en faisant 
souvent des excursions sur les terres dépendantes du monastère. Ils 
vinrent un jour piller le village d’Arville, qui s’appelait alors Apro- 
ville, ou village du sanglier, de aper, et enlevèrent tous les bestiaux; 
mais poursuivis par les habitants du village , et par des hommes 
d’armes envoyés par l’abbé de Saint Hubert, ils furent forcés d'aban¬ 
donner leur butin ; il est probable que c’est daus cette escarmouche 
que cette arme sera tombée de la main d'un chef blessé. Cette épée, 
modèle rare du moyen-âge, et qui, selon cette conjecture, aurait plus 
de sept cents ans, a été achetée par M. le major Geoffroy, qui s’oc¬ 
cupe de recherches archéologiques dans les Ardennes. 

Paris. — Les travaux d’art se poursuivent activement à l'église de 
Saint-Germain-l’Auxerrois. M. Mottez, qui a déjà exécuté une assez 
belle fresque sur le mur à gauche de la sacristie, travaille à la déco¬ 
ration du porche. M. Lassus a été chargé, parla direction des Beaux- 
Arts, de construire un autel gothique dans une chapelle qucM. Amaury 
Duval doit orner d’une grande fresque représentant la Vierge en ex¬ 
tase devant le Christ : déjà l'exécution de cet autel est très-avancée, 
et les cartons de M. Amaury Duval sont achevés; ce peintre, qui va 
passer l'hiver en Italie pour étudier les maîtres, exécutera au prin¬ 
temps cette œuvre importante. Uu autre artiste, M. Guichard, tra¬ 
vaille à une Descente de Croix . Au milieu du tableau, Joseph d'Ari- 





LA RENAISSANCE. 


1-28 


mathicet Ni codé rue soutiennent le corps du Christ; deux hommes, 
montes au haut de la croix, arrachent les clous sacrés; à droite, on 
aperçoit saint Jean, Madeleine et une autre sainte, et à gauche les 
deux Marie tenant entre leurs bras la Vierge qui s évanouit. Tous les 
personnages sont plus grands que nature. Cette grande peinture est 
entourée par un encadrement composé par MM. Guichard et Dié- 
terle. 

— La direction des Musées royaux a prévenu MM. les artistes que 
l'exposition annuelle et publique de leurs ouvrages s'ouvrira le 15 
mars 1845 et sera close le 15 mai suivant. Le musée royal sera fermé, 
sans aucune exception, le l* r février 1845, pour les travaux prépa¬ 
ratoires. 

— Le célèbre graveur, M. Mercuri, achève la gravure du tableau 
de M. Paul Delaroche, représentant la Mort de Joue (iray. Ce travail 
remarquable lui avait été commandé par M. Demidoff. 

— La Prise de la Smala, par M. Horace Vernct, est sur le point 
d être achevée. Ce tableau doit occuper tout un panneau de la nou¬ 
velle salle du musée de Versailles, destinée aux campagnes de l'Al¬ 
gérie. 

— M. Ary Scheffer ne sera pas absent du prochain Salon. Il y doit 
exposer un saint Augustin et une Marguerite aux enfers. Nul, mieux 
que 91. Ary Scheffer, ne pouvait représenter celui qui était tout 
amour et qui disait : « Le cœur nous vient de Dieu, le cœur retourne 
à Dieu. » On ne doute pas non plus que la Marguerite aux enfers ne 
soit une très-poétique création. 

— Huit grandes caisses contenant les estampages des bas-reliefs 
du Parthénon d'Athènes, sont arrivées au palais des Beaux-Arts. Ces 
magnifiques modèles sont destinés à figurer au musée de l'Ecole. 

— M. Soyer, fondeur en brome, est occupé en ce moment à fon¬ 
dre deux belles coupoles en brome, au sommet desquelles seront 
placées prochainement les statues de saint Louis et de Philippe-Au¬ 
guste, sur les deux colonnes de la barrière du Trône. 

— M. Jaley a terminé le buste en marbre de Charles Nodier, qui 
lui avait été commandé par M. le ministre de l’intérieur pour la salle 
des séances de 1 Institut. 

Athènes. — 11. Benjamin Mary, ministre de Belgique, est allé visi¬ 
ter l’Égypte. Il y a plusieurs mois qu'il avait demandé un congé, en 
vue d'accomplir ce voyage, dans lequel il se propose de dessiner les 
monuments et les priucipaux sites que présentent les rives du Nil. 
M. Mary a fait en Grèce une collection de portraits historiques, des¬ 
sins de monuments et de lieux remarquables, avec laquelle il se pro¬ 
pose de faire une histoire complète du pays. 

Berlin . — Le roi de Prusse vient d’acheter toute la collection des 
dessins de feu l'architecte Schinkel. Ces dessins sont maintenant mis 
en ordre et exposés au public dans le musée de Berlin. 

— Le peintre Cornélius vient d’achever les fresques du même mu¬ 
sée, dessinées également par Schinkel, une année avant sa mort. Ces 
fresques auraient donc eu M. Schinkel pour dessinateur et M. Cor¬ 
nélius pour coloriste. Il serait à souhaiter que de grands artistes, qui 
n'excellent que dans un genre, associassent plus souvent leurs ta¬ 
lents pour des travaux de cette nature. M. Cornélius, tout peintre 
qu'il est, est pourtant un très médiocre dessinateur, et M. Schinkel, 
qui était avant tout architecte , excellait bien dans le dessin, mais 
n'entendait rien aux couleurs. 

Schinkel et Cornélius ensemble feraient peut-être un grand pein¬ 
tre; reste à savoir s'ils auraient fait un grand architecte. Nous avons 
vu tous les édifices publics élevé par Schinkel, nous n’y avons trouvé 
ni grandeur de style, ni grâce, ni hardiesse. C'est partout un système 
mixte et bâtard, bon tout au plus pour la ville de Berlin, qui est 
peut-être la ville la plus pauvre en beaux édifices. 

Les dessins, au contraire , de M. Schinkel sc distinguent par un 
tour hardi et original. Après les avoir parcourus, et comparaison 
laite entre ses dessins de funtaisie et son architecture, nous avons 
acquis la certitude que M. Schinkel s'était trompé de vocation, et 
qu'il aurait plutôt été bon peintre que grand architecte. 

Londres . — Voici une description que l’on vient de publier ici de 
la fameuse tour de porcelaine de Nankin : 

« La tour de porcelaine se trouve placée dans le faubourg méri¬ 
dional de Kiang-Ning-Fou de la ville de Nankin. Cette ancienne 
capitale, cette Borne chinoise, est, connue vous le savet, située elle- 
îuème sur la rive sud du grand fleuve chinois le A ang-tse-kiang, que 
daascet endroit I on nomme de préférence Ta-kiang (grand fleuve). 


Un canal, qui communique avec le fleuve, et qui fait le tour des 
murailles de la ville, dans les trois quarts environ de leur circonfé¬ 
rence, sépare la cité du faubourg méridional. Ils ne communiquent 
ensemble que par un poqt de pierre conduisant à une des portes de 
la capitale. 

« Le faubourg contient quelques centaines de maisons à un étage, 
et je crois environ dix mille habitants; il est assez sale et mal pavé. 
La tour de porcelaime n’est pas un monument isolé; elle tient à un 
temple et au couvent bouddhique, et peut ctre considée comme en 
faisant partie intégrante, de la même manière à peu près qu’un clo¬ 
cher placé à côté d’une cathédrale. Le temple lui-mème, nommé 
temple de la Reconnaissance, ressemble, dans des proportions un peu 
moins vastes, au temple de Honan, à Canton, bien connu des Euro¬ 
péens, et dont vous avez lu, monsieur, plus d’une description. Comme 
celui-ci, il se compose de plusieurs corps de bâtiments placés paral¬ 
lèlement l’un derrière l’autre et joints par des murailles latérales. Le 
grand vestibule à l’entrée contient, comme tous les grands temples 
bouddhiques, quatre idoles gigantesques en terre peinte et dorée. 

« On entre du vestibule dans une cour carrée ornée de quelques 
arbres et terminée par un escalier en marbre blanc. Les marches de 
cet escalier sont placées dans les parties latérales; le milieu est cou¬ 
vert par une grande table inclinée, également en marbre blanc or¬ 
née de sculptures d’un dessin qui ressemble assez aux arabesques. 
Ouand on a franchi l’escalier, on se trouve sur un terre-plein qui 
conduit au temple proprement dit. L’extérieur de celui-ci n’a rien 
qui le distingue d’autres édifices chinois de la même espèce. Ce sont 
quatre murailles en brique grise couvertes d’un toit à deux étages 
superposés l’un à l’autre; les bords du toit sont relevés, arrondis sur 
les coins, et ornés de tètes de dragons et autres animaux fantastiques 
en tuiles vernissées. L’intérieur offre l’aspect d’un grand hangar, il 
est sans plafond, dallé en pierre, contient au milieu un vaste autel 
sur lequel reposent de nombreuses idoles de l’un et de l’autre sexe 
en bois doré, en terre ou en bronze; des lanternes sont suspendues 
aux arêtes de la toiture. Derrière le temple se trouve une autre cour 
dont le niveau est exhaussé au-dessus de la première; on y arrive en 
montant encore quelques marches placées à côté du principal édifice. 
Cette seconde cour est vaste, bien pavée; elle est encadrée par des 
bâtiments qui servent de demeure aux bonzes ou prêtres bouddhi¬ 
ques, et c’est dans cette enceinte que sc trouve la célèbre tour ou 
pagode de porcelaine, à peu de distance de la partie postérieure du 
temple, avec laquelle elle communique par une espèce de corridor 
couvert eu tuile. 

« L’intérieur de la tour est creux. Au milieu de la base dans la¬ 
quelle on entre par douze marches et une porte pratiquée dans une 
des faces de l’octogone, sc trouve un autel orné des statues du dieu 
Fo, de la déesse Kwan-1 in et autre divinités bouddhiques. Un esca¬ 
lier â marches larges et commodes couduit aux étages supérieurs, 
dont chacun contient une espèce d’autel circulaire avec des idoles 
dorées, placées dans les niches. Des fenêtres oblongues donnent le 
jour et permettent de sortir sur les galeries qui entourent chaque 
étage comme d’un anneau â huit facettes. Parvenu au sommet de la 
tour, un Européen jouit d’une des vues les plus magnifiques, les plus 
curieuses et les plus extaordinaires que son œil puisse jamais contem¬ 
pler. Toute la ville de Nankin s'étend sous ses pieds avec sa cité tar- 
tare, avec ses murailles d’enceinte hautes d’environ quarante pieds 
et de huit lieues de développement; ses maisons entassées parmi les¬ 
quelles les ruelles étroites serpentent comme des sentiers d’un vaste 
labyrinthe. Des canaux coupent à angles droits ces agglomérations 
de brique grise. Des bosquets de bambous environnent des temples 
aux toits arrondis; des mâts peints en rouge, ornés de banderoles de 
toute couleur, se dressent devant les maisons des mandarins; des pa¬ 
godes rondes et octogones lèvent leurs tètes au-dessus du feuillage 
des platanicrs, des lauriers, des marronniers, des pins, des mûriers et 
des oliviers odorants. » 


Les feuilles lôet 16 de la Renaissance contiennent : 1° Le Matin, paysage peint 
par M Tavernier ; 2° Vue de Chimai, dessiné et lithographié par 31. Ghémar. 

































































INTERNET ARCHIVE 
















































LA RENAISSANCE. 


129 



Le noin que nous venons cl écrire ici est celui d’un îles 
artistes les plus importants et les plus célèbres qui aient 
concouru à faire renaître le sentiment cle l’art chrétien 
dans l’Allemagne moderne. Mous croyons faire plaisir à nos 
lecteurs en leur donnant quelques extraits d’une autobio¬ 
graphie aussi intéressante que naïve , qui a été déposée 
par Fiihrich dans un Taschenbuch que l’on publie à Pra¬ 
gue sons le titre de Lîbussa, C’est un tableau d’une grâce 
achevée, et nous le considérons comme l’aurore d’un nou¬ 
veau printemps intellectuel en Autriche. Cette œuvre se 
distingue en même temps par les vues élevées que l’au¬ 
teur y expose sur la véritable destination de l’art et sur la 
mission de l’artiste. Pour ne pas déflorer, en nous posant 
nous-même narrateur de celte vie si pure, si pieuse, si 
inspirée, tout ce qu’il y a de frais et de candide dans l’ar¬ 
ticle dont nous avons à parler, nous croyons ne pouvoir 
mieux faire que de nous borner au simple rôle de traduc¬ 
teur. 

Ceci dit, laissons l’excellent Führich parler lui-même. 

« Je naquis à Kratzau, petite ville retirée sur les fron¬ 
tières de l’OberlausitE, dans le cercle de Bunzlau en Bo¬ 
hème, le 9 février 1800. Outre mes chers parents et leurs 
humbles occupations, mes premiers souvenirs me rappellent 
encore mes aïeux de père et mère, gens simples, honnêtes 
et pieux. Mon père exerçait l’art, aussi bien que la posi¬ 
tion de fortune peu aisée où il s’était trouvé lui avait per¬ 
mis de l’apprendre et pouvait lui permettre de l’exercer : 
il était peintre de paysage; et, vu le peu de facilité qu’il 
avait eue de développer le talent dont la nature l’avait 
doué, il était un homme qui possédait une grande prati¬ 
que de l’art; il était doué d’une rare intelligence et capa¬ 
ble de comprendre tout ce qui est beau et bon ; et dans 
tout ce qu’il faisait et ce qu’il pensait, il cherchait, selon 
ses forces, le vrai et le mieux. Ma mère était une femme 
douce, calme et toujours active. Nous habitions une petite 
maison de bois, nouvellement construite par mon père, 
et vivions de l’infatigable travail de mon père et du revenu 
d’une petite pièce de terre qui nous appartenait. 

« En racontant les circonlances souvent si complètement 
insignifiantes en apparence qui ont signalé mon éducation, 
je dois m'empêcher de céder à la tentation d’entrer dans 
trop de détails. Je ne commençai réellement à apprendre 
et à étudier l’art qu’à l’Académie de Prague, après que je 
l’eusse longtemps pratiqué et je me fusse à mon iusu at¬ 
taqué avec audace aux plus grandes difficultés qu’il pré¬ 
sente. Mon père peignait, gravait en taille-douce, peintu¬ 
rait, en un mot faisait tout ce qui se présentait, toujours 
infatigable et pour un médiocre salaire. Je l’aidais à son 
travail selon mes forces, et de cette manière je pratiquais 
plutôt que je n’apprenais, sinon l’art, au moins beaucoup 
de choses qui s’y rattachent, ou plutôt j’apprenais par la 
pratique. Quelques gravures que possédait mon père, et 
dont les meilleures étaient une couple de planches d’après 
Rubens, une Bible en images et quelques autres pièces 
de ce genre, furent la première nourriture de mon ima¬ 
gination. 

« En outre les fêtes religieuses de l’année, qui, depuis 
ma première jeunesse, avant même que j’en comprisse 

LA R IRAIS» A 


réellement la signification, avaient toujours singulièrement 
exalté mon esprit, étaient les plus belles fêtes pour moi. 
C’étaient ensuite les promenades que je faisais à la cam¬ 
pagne avec mon père, tantôt vers tel endroit, tantôt vers 
un autre. Les promenades les plus ordinaires de ce genre 
et celles que j’aimais le plus étaient celles que nous faisions 
à Reichenberg d’abord, ensuite à Friedland et à Ileyndorf, 
lieu de pèlerinage qui est situé non loin de là. Si , étant 
encore enfant, je trouvais déjà si imposante la pauvre 
église de ma petite ville natale, avec les quelques tableaux 
et sculptures qui ornaient son autel et sa chaire, je trouvais, 
dans les lieux que je viens de nommer, des motifs bien 
supérieurs d’étonnement et d’admiration. A ces excur¬ 
sions se rattachent une foule de souvenirs qui me sont 
chers. 

« Les idées prétentieuses que nos beaux esprits et nos 
enthousiastes ont en matière d’art, feront peut-être qu’ils 
n’accueilleront que par un haussement d’épaules l'éducation 
artistique qu’il m’a été donné de recevoir. Mais je sais, 
grâce à Dieu et à mon père, de quel avantage elle m’a été 
et de quels écueils elle m’a préservé. Quand j’aidais mon 
père chez quelque menuisier de notre ville ou chez quel¬ 
que paysan d’un village voisin, à peinturer et à ornemen¬ 
ter de Heurs, des ustensiles de ménage, des boutiques, des 
bois de lit, des armoires et d’autres objets semblables, ou 
à peindre des têtes d’anges sur un cercueil d’enfant, ou 
des crucifix sur des cercueils de morts plus âgés, j’éprou¬ 
vais la douce satisfaction d’être un membre utile de la 
famille et d’assister mon père dans le travail qui nous 
faisait vivre. Dans ces occupations j’avais toujours devant 
les yeux un idéal , qui prenait la forme d’un des derniers 
bons ouvrages que j’avais vus, soit tableau, soit gravure. 
Quand j’avais vu des Heurs ou des fruits peints dans une 
chambre décorée, je cherchais à produire quelque chose 
de semblable. Pendant longtemps les animaux furent les 
motifs que je peignais par prédilection ; j’y avais été amené 
par la contemplation de la nature et par l’étude de quel¬ 
ques gravures et eaux-fortes de Berchem et d autres mai- 
I 1res. Mais le véritable fond de cette prédilection étaient la 
beauté et la poésie de la vie pastorale que je rêvais sans 
cesse. Mon père se plut à entretenir ce goût, en me per¬ 
mettant de mener paître les vaches, pendant deux autom- 
mes; nous n’avions du reste pas de travaux particuliers à 
exécuter. Pouvait-on être plus heureux que je ne l’étais ‘ 
Cependant ce n était pas exclusivement le sentiment du 
pittoresque qui m’enthousiasmait ainsi. Quand, me trou¬ 
vant assis près de mon petit troupeau, sur la lisière de 
j notre pâturage, je regardais la vaste et belle contrée qui 
s’étendait devant moi et sur laquelle les formes lantasti- 
ques et voyageuses des nuages flottaient mystérieusement, 
en jetant leurs grandes et mobiles ombres sur les monta¬ 
gnes et sur les vallées; quand je prêtais I oreille aux voix 
de l’air et des forêts, auxquelles se mêlaient les chants 
lointains des pâtres, le beuglement des troupeaux, le bruit 
des cognées des bûcherons dans la forêt et le murmure 
des ruisseaux; alors je peuplais cette nature des imagjs 
de ma fantaisie, telles que me les fournissaient les souvenirs 
et les impressions que la contemplation de 111a vie d’enfant 
m’avait données. Alors des formes merveilleuses flottaient 
autour de moi, sortaient de mon esprit ou entraient dans 
mon imagination. La solitude 111e parlait un langage su¬ 
blime. A cette époque je n’en comprenais que fort peu 

* 1UI* ritllLK. -MOLUK 













130 


LA BENAISSANCE. 


de chose ; aujourd’hui seulement je comprends ma jeu¬ 
nesse. 

« Le pays où je suis né ne présente pas le caractère 
grandiose des contrées alpestres. Mais cependant il pos¬ 
sède assez de charme pour plaire à ceux qui aiment une 
nature intime et belle. De grandes chaînes de montagnes, 
couvertes de toute sorte d’arbres, mais surtout de masses 
sévères et ombreuses de sapins, et interrompues çà et là 
par de larges et profondes vallées, dans lesquelles il s’en 
trouve souvent de plus petites qui sont du caractère le 
plus pittoresque avec leurs rochers et leur végétation di¬ 
verse ; des ruisseaux limpides et une multitude de sources 
qui versent leurs eaux du haut des montagnes ; des prai¬ 
ries magnifiques; des collines boisées d’une manière char¬ 
mante, sur lesquelles croissent des groupes de bouleaux ; 
des perspectives immenses qu’on voit se déployer du som¬ 
met des hauteurs, couronnées parfois d’un vieux hêtre ou 
d’un pin brisé, qu’on voit de loin ; les versants de ces hau¬ 
teurs, tout peuplés d’arbres, dont le murmure mystérieux 
n’est interrompu par intervalle que par le bruissement d’un 
moulin ; de charmants villages, avec de grands peupliers de¬ 
vant les fermes, et derrière ces villages, des champs qu’on 
voit s’étendre jusqu’à la lisière des forêtsqui, par moments, 
s’entr’ouvrent en grimpant sur les hauteurs, et montrent 
dans ces intervalles de belles pelouses, richement émail¬ 
lées de fleurs : telle était la nature au milieu de laquelle je 
vivais, et qui se présentait à moi sous un aspect toujours 
nouveau, chaque jour et en chaque saison. Mais l’esprit 
qui répand le souille de la vie partout où règne la foi, 
donne aussi à la nature une plus sublime consécration, en 
rappelant au voyageur, sur des points agréables et spéciaux 
du paysage, par des chapelles, par des croix ou par 
quelque autre image simple et pieuse , le souvenir d’un 
monde supérieur et des mystères de notre rédemption. Si 
grossiers et si modestes que soient souvent ces monuments 
de la piété, ils parlent cependant un langage qui pénètre pro¬ 
fondément dans le cœur. C'est ce que j’appris de bonne 
heure , et je me rappelle encore vivement l’impression 
qu’ils faisaient sur moi, quand j’allais de grand matin dans 
la campagne, avec mon père ; quand je voyais la robe de la 
création toute resplendissante des perles de la rosée, et que le 
chant de la caille s’élevait d’entre les blés, taudis que le 
grisollement joyeux de l’alouette se faisait entendre du haut 
du ciel. Quand nous avions gravi la montagne, et que mon 
père, avant que nous nous fussions retournés, se découvrait 
devant la croix, en disant à demi-voix : « Nous t’adorons, 
Seigneur Jésus-Christ, car tu as sauvé le monde par le mé¬ 
rite de ta sainte croix ; » quand, devant ces riches merveilles 
qui se montraient à nos regards, il adorait l’image du plus 
sublime amour et de la plus amère angoisse, et me parlait 
ensuite de la reconnaissance que nous devons à Dieu ; et 
quand, en passant dans la forêt près d’une chapelle de la 
Vierge, il s’arrêtait pour dire un Ave Maria , et invoquait 
la mère du Sauveur, et l’appelait notre bonne mère, et 
nous recommandait tous à sa protection;—je ne comprenais 
pas encore alors, je dois le dire, l’impression profonde que 
ces monuments produisent. Mais, plus tard, quand le com¬ 
merce du monde et les lectures mal choisies menacèrent 
d’ébranler en partie mes chères croyances, tous ces doux 
souvenirs se reveillèrent au fond de moi-même, et se mi¬ 
rent à me parler comme des voix amies qui m’avertissaient 
et me taisaient des reproches. Ils me ramenaient sans cesse, 

INTERNET ARCHIVE 


non pas toujours à l’instant même, à mes premiers senti¬ 
ments; et souvent, lorsque je revenais, avec une joyeuse 
compagnie d’amis, d’une promenade qui avait eu pour but 
l’un ou l’autre jardin de cabaret, et que je retournais gaî- 
ment et plein de bonne humeur à la maison, je me rap¬ 
pelai les soirs où je revenais avec mon père, quand l’ob¬ 
scurité commençait à tomber dans les vallons, et que 
j’écoutais ses discours instructifs ou que j’v répondais ; 
quand, au milieu du silence du crépuscule, nous traver¬ 
sions les villages et que mon père saluait quelque villa¬ 
geois assis devant sa porte, en lui adressant ces belles 
paroles : « Loué soit Jésus-Christ, » ou qu’il répondait lui- 
même à ce salut en disant ; « Dans l’éternité; » quand, au 
tintement de la cloche du soir, il récitait Y Angélus, pen¬ 
dant que nous n’apercevions au loin, dans la vague obscu¬ 
rité du soir, que le clocher de l’église de notre petite ville 
et çà et là quelque pâle lumière qui s’allumait, et qu’enfin 
je racontais les petites aventures de la journée, en me ré¬ 
jouissant devant un souper de pommes de terre; ces sou¬ 
venirs et tant d’autres me revinrent plus tard fréquemment 
à l’esprit, et ils jetaient leurs couleurs saintes et rayon¬ 
nantes sur mes pensées et sur mes rêveries. 

« La religion, l’art et la nature se confondaient dans mon 
cœur en un ensemble plein de poésie. Comme tout ce que 
je produisais à cette époque en ouvrages d’art, selon mes 
faibles forces, ne se rapportait qu’à la religion, elle donnait 
aussi une couleur à tout ce qui m’environnait. Tout ce que 
j’ai déjà dit des fêtes de l’église se rattachait à cet ordre de 
pensées. L’hiver mêlait ses tableaux graves cl austères aux 
tableaux et aux chants de l’Avent et de Noël. Les jours «le 
Noël surtout avaient pour moi un charme indicible. Il en 
était de même de Pâques et du printemps. Puis venaient 
les fêtes de l’automne; la Toussaint et le Jour des Morts, 
qui ont une physionomie et un caractère si touchants. 
Comme, depuis ma plus tendre enfance, une crèche de 
Noël avait été un jouet dont je n’avais pu me passer, les 
premiers essais que je fis dans l’art, avaient été les saintes 
figures groupées, dans l’étable de Bethléhem, autour de 
l’Enfant Jésus. 


« Je fréquentai l’école communale de la ville, et, outre 
les objets ordinaires, j’appris, selon mon désir, un peu de 
musique, dont j’aimais beaucoup les impressions. I n vieux 
cantique, que ma mère se plaisait à chanter, était souvent, 
pendant des semaines entières, durant les fêtes auxquelles 
il se rapportait, l’accompagnement de mes pensées. Une 
pastorale, que j’avais entendue aux jours de Noël, me 
touchait souvent jusqu’aux larmes. Je me rappelle encore 
qu’un Vendredi-Saint, après midi, nous exécutâmes, dans 
l’église de Graun , avec les faibles ressources de notre 
chœur, « la Mort de Jesus-Christ. » J’étais encore enfant, 
mais je fus saisi d’une telle émotion que plusieurs passages 
de cet oratorio me firent éclater en larmes. » 

Grâce à la protection du seigneur de sa ville natale, le 
comte Chrétien Christophe de Clam Gallas, Führich com¬ 
mença, pendant l’été de 1818, ses études à l’académie des 
beaux-arts à Prague. La direction qu’il prit à cette époque, 
et la crise intellectuelle où ses lectures le jetèrent, il les 
dépeint dans les termes suivants : 

«Le choix des lectures que je faisais s’attacha naturelle¬ 
ment de préférence aux poètes. Ce furent surtout et avant 
tout Schiller et Goethe, quoique je ne comprisse pas bien 
le dernier de ces poètes, parce que je ne connaissais et 






LA RENAISSANCE. 


151 


n’appréciais que la poésie que je sentais moi-même. Le 
cercle des idées que j’avais du monde et des choses était 
riche et plein d’images, et mes lectures, qui les mettaient 
si facilement en mouvement, concouraient, avec tant d au¬ 
tres choses que je voyais et que j’entendais dans la grande 
ville, à les agiter île plus en plus. Ce tourhillou de senti¬ 
ments et d’émotions, excité et mis enjeu par l’impression 
du moment, je le prenais pour la véritable poésie, et la 
tonique, s’il m’est permis de le dire, de la foi et de la re¬ 
connaissance n’était pas assez énergique au fond de mon 
cœur, pour dominer toutes ces voix et toutes ces images 
du dehors et les coordonner en moi-même. 

« Mais bientôt je subis l’influence bienfaisante des pro¬ 
ductions de la nouvelle école poétique, avec laquelle je Gs 
connaissance, et qui doit son origine au mouvement ma¬ 
gnifique qu'imprimèrent à la nation allemande Novalis, 
Tieck, Wackenroder et les deux Schlegel, mais qui s’ar¬ 
rêta malheureusement au milieu de sa route, et qiii depuis 
a entièrement cessé, en partie par la mort, en partie par 
la désertion volontaire de ceux qui l’avaient commencé. 
Le premier reflet de cette nouvelle tendance de notre 
poésie, dans le domaine de la peinture, je le trouvai dans 
les compositions de Cornélius sur le Faust de Goethe. 
Elles firent une grande impression sur mou esprit, et il 
me semblait trouver en elles le germe solide et saisissable 


de cette même poésie que j’avais entendu qualiGer de mys¬ 
tique, avec un haussement d’épaules, par quelques vieux 
rationalistes. Dans les opinions de cette nature, il n’y avait 
du reste aucun danger pour moi. Je comprenais par une 
sorte d’instinct la platitude de ces jugements, qui eussent 
été pour d’autres un écueil certain. Mais il y avait un danger 
plus grand où je courais risque de tomber : c’était cet 
abîme de l’âme au fond duquel nos passions, ces vieilles 
idoles païennes, dorment leur léger sommeil, où les idées 
d’une morale divine et plus élevée cessent de se faire 
entendre , et où se préparent les fallacieux prestiges qui 
donnent au mal, sinon la beauté et la grâce, au moins un 
charme qui séduit. Je commençai, à cette époque, à dé¬ 
brouiller toutes mes impressions artistiques et à prendre 
une sorte de direction particulière. Peut-être serais-je 
tombé dans un défaut qui m’aurait été funeste, eu négli¬ 
geant la partie matérielle de l’étude de l’art, si je n’avais 
pas eu le secours d’un homme, qui, jusqu’à sa mort, me 
fut en aide, par son savoir et par ses connaissances, et 
dans lequel je ne cessai d’avoir un ami véritable et dévoué. 
Ce fut le docteur en droit, conseiller impérial et profes¬ 
seur, Schuster, qui, par ses conseils un peu rudes, mais 
bien intentionnés, parvint à in exciter à des études plus 
solides et plus sérieuses dans cette voie. » 

En cet eudroil de son écrit, Führich dépeint d’une ma¬ 
nière singulièrement saisissante, sa première initiation dans 
l’art chrétien du moyen âge allemand, sur lequel il avait 
jusqu’alors formulé les jugements les plus superficiels et 
les plus faux. 

« Vers cette époque, dit-il, il me fut donné de voir les 
Épanchements d'un moine enthousiaste de l’art, par Wacken¬ 
roder, (pii, par le tableau de la vie des anciens maîtres alle¬ 
mands, et un extrait du journal d’Albert Durer, firent naitreen 
moi un ardent désir de connaître les ouvrages des anciens, 
et surtout de l’art allemand. A Prague, j’aurais pu facilement 
trouver l’occasion de faire connaissance avec un grand 
nombre de ces ouvrages, par des gravures sur bois; mais, 


timide comme je l’étais, je n’osai faire aucun pas pour y 
parvenir, d’autant moins que je n’entendais personne par¬ 
ler de I art ancien, tandis que, pour ce qui concernait mes 
études, on me renvoyait constamment aux antiques, à 
Raphaël (dont les puissantes créations qu’il a laissées dans 
les Stances ne m’étaient pas encore connues), et à quel¬ 
ques autres, dont les ouvrages, par une certaine perfection 
de la forme extérieure , m’étaient proposés comme les 
seuls modèles à étudier pour compléter mon éducation 
d artiste, mais dont le caractère abstrait, malgré tout le 
respect que je professais pour eux, n’émouvait que fort 
peu mon imagination. Le désir que j’éprouvais de voir 
quelque chose de meilleur, fut tout une demi-année sans 
trouver de quoi se satisfaire. 

« Un jour, j’exprimai, par hasard, dans une société, le 
désir de pouvoir me faire, par moi-même, une idée de 
l’art des* anciens maîtres allemands. Un libraire, qui était 
là présent, me dit qu’il possédait un grand volume dans 
lequel étaient reliées une infinité de gravures sur bois, parti¬ 
culièrement d’Albert Durer, et qu’il me le prêterait vo¬ 
lontiers pour quelque temps. J’étais extraordinairement 
curieux. Je me rappelle encore, comme si c’eut été hier, 
l’impression que cette promesse fit sur moi ; car elle si¬ 
gnala une des phases les plus décisives de ma carrière 
d’artiste : toutes celles qui s’y manifestèrent plus tard, ne 
furent que des développements et des rectifications des 
fondements que je posai alors. Même, je puis dire que, 
dèsee moment, non-seulement l’artiste, mais aussi l’homme, 
que, du reste, je ne pouvais séparer l’un de l’autre, fut 
touché en moi d’une manière aussi profonde que décisive. 
Telle est la bénédiction que le ciel accorde, même dans 
le domaine des arts, à celui qui s’applique consciencieu¬ 
sement à la recherche et à la pratique de ce qui est vrai 
et saint. L’abîme de trois siècles tout entiers se comble, et 
le vieux maître vientse placer là, comme un guide et comme 
un maître, à côté du jeune disciple qui s’essaie et qui tra¬ 
vaille, mais dont l’esprit est près de succomberai] décou¬ 
ragement. 

« Ce fut le Jour des Rois, 1821, dans l’après-midi, que je 
reçus ce livre mystérieux. Le vent soufflait au dehors et la 
neige tombait en abondance; mais, dans ma chambre, il 
faisait chaud et bon. Je m’assis avec une espèce de recueil¬ 
lement et de respect religieux, et j’ouvris le livre. Je re¬ 
gardai, je regardai encore, et je ne pus en croire mes 
yeux. Un monde inconnu jusqu’alors s’ouvrit à mes re¬ 
gards. Voilà donc comment était l ’art dans son enfance, l ai t 
à son berceau, la pensée qui balbutie, qui a de la peine à 
s’exprimer, et que le sentiment d’une époque qu’on ap¬ 
pelle sauvage traduit par une forme rude et barbare? Mon 
premier sentiment fut un mélange de colère et de profonde 
émotion. 

« Le volume contenait, entre autres, plusieurs gravures 
de Durer, parmi lesquelles se trouvait la superbe grande 
planche de Saint Christophe, s’appuyant sur son bâton, 
courbé qu’il est sous le fardeau sacré de l’enfant Jésus, et 
sortant de l’eau, sur le bord de laquelle se tient le vieil 
ermite, sa lauterne à la main. Il y avait ensuite la vie com¬ 
plète de la Sainte Vierge. 

« Je m’étais attendu au moins à trouver, dans la forme 
extérieure, des fautes grossières, toute la faiblesse et l’in¬ 
décision pratiques d’une main peu exercée, bien que je 
comptasse sur autre chose sous le rapport de l’esprit et 


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132 


LA RENAISSANCE. 


du sentiment, — et j’avais là devant les yeux une forme 
qui, à la vérité, contrastait vivement avec celle qui a trouvé 
"race devant les détracteurs de nos célèbres ancêtres, et 
dont la bouffissure sans caractère, empruntée à une fausse 
intelligence des antiques, a la prétention d'être la beauté, 
comme sa mollesse afl’ectée a la prétention d’être la grâce. 
Cette forme que j’avais là devant les yeux, était le produit 
d’une connaissance profonde de sa signification intime ; 
elle était religieuse par son caractère général, et germanique 
par son caractère particulier, et portait cette double em¬ 
preinte comme elle peut se manifester dans les traits d’un 
individu. Comme opposition à cette absence de caractère 
que l'on remarque dans l’art académique ordinaire, et qui 
est le résultat d’un faux sentiment du beau, je remarquai le 
caractère grandiose dont ces figures étaient empreintes, et 
qui en faisait presque d’anciennes connaissances qu’il me 
semblait retrouver; jusqu’alors, je n’avais point vu de vê¬ 
tements; car, en présence de ces motifs, — exagérés, il est 
vrai, dans certaines parties, à cause de l’extraordinaire ri¬ 
chesse de la pensée, mais développés avec ampleur jusque 
dans le dernier pli des étoffes, — les vêtements de nuages 
ou les draperies mouillées et les manteaux si prétentieuse¬ 
ment ajustés, que j’avais vus tant de fois dans les préten¬ 
dues études académiques, et qui dénotent une absence si 
complète d’imagination et d’inventiou, me paraissaient 
d’une maigreur et d’un non-sens extrêmes. Et ainsi partout, 
en opposition à cette indigence, toujours retranchée der¬ 
rière un mépris orgueilleux, qui sortit de l’art de la renais¬ 
sance, je trouvai un monde d imagination et de puissance 
créatrice. Le modelé énergique de figures, même dans 
les sujets mystiques, révélait de toutes parts une pensée 
vigoureuse et pleine de sève. Les anges en chasubles me 
parurent de véritables messagers divins, qui faisaient la sa¬ 
tire la plus vive des classiques et impudiques petits enfants 
et Cupidons nus et ailés, sorte de composé de nymphes et 
de génies. Ces saintes figures, chacune dans son indivi¬ 
dualité propre, étaient pleines de noblesse et de dignité, et 
respiraient je ne sais quelle chaleur intime. Même les ac¬ 
cessoires ne pouvaient pas être regardés comme des acces¬ 
soires. Üe même que le pèlerin qui se promène aux lieux 
saints, regarde, avec une attention religieuse, chaque pierre, 
chaque débris d’ancienne muraille, chaque buisson, chaque 
arbuste, chaque cime de montagne, les met en rapport 
avec le mystère dont ils furent les témoins muets, et im¬ 
prime dans sa mémoire l’image des localités où il se trouve, 
— de même, je voyais ici le maître disposer le théâtre de 
saints événements : ici, c’était une chambre de la maison 
de Joachim, la maison de Zacharie, du haut de laquelle on 
contemple un riche paysage montagneux, l’étable deBcth- 
léhein, le portique ou l’intérieur du temple; et partout 
se montrait cette abondance d’imagination qui suit les 
rayons depuis leur foyer jusqu’à leur extrémité. Ici, je sen¬ 
tais avec joie et avec un calme religieux, que l’imagination 
n’est pas pour l’artiste un défaut dont il faille rire, et que 
1 art a cela de commun avec l’amour, qu’il regarde affec¬ 
tueusement le plus minime objet qui se trouve en rapport 
avec la personne aimée. 

« Aucun maître, jusqu’alors, n’avait produit sur moi l’ef¬ 
fet que j éprouvai en voyant ces planches d Albert Durer, 
line torme extérieure plus imparfaite m’aurait, sinon re¬ 
poussé, au moins dérouté dans mes idées sur l’art. Je 
n eusse point compris, ou au moins j’eusse incomplète¬ 


ment compris un de nos anciens maîtres. Albert Durer me 
fournit une intelligence plus large des moyens par lesquels 
l’art plastique peut produire certains effets, et cette intel¬ 
ligence lut pour moi une lumière vivante, parce qu elle me 
fit connaître que ces moyens n’étaient plus simplement 
que cela, mais qu’ils étaient, dans leur application et dans 
leur rapport avec le motif de l’œuvre, une voie destinée 
à atteindre à un but déterminé d’expression et de senti¬ 
ment. Dès ce moment, je sentis que je possédais une con¬ 
science plus ferme, plus déterminée, plus claire de mes 
rapports avec l’art, et, d’un autre coté, les rapports de 
l’art avec le monde se révélèrent d’une manière plus nette 
à mon esprit. 

* Je commençai à comprendre, dès lors, que, sur les 
questions les plus profondes et les plus sérieuses qui se 
rattachent, d’une façon plus ou moins directe, à l’art, aussi 
bien que sur l’art lui-même, il règne une plus grande con- 
iusion d’opinions et d’idées que je ne l’avais cru jusqu’à ce 
moment. J’acquis même la conviction qu’il s’était glissé 
en moi-même, à mon insu, une partie de celte confusion. 
Bien que je repoussasse constamment avec horreur les 
grossières attaques contre la religion, et particulièrement 
contre ma croyance antique, héréditaire et positive, qui 
me choquaient si souveut dans mes lectures faites sans 
choix et au hasard, parce que mon catéchisme m’en prou¬ 
vait tout le vide mensonger, — cette littérature antica¬ 
tholique, où la haine, la révolte et l’erreur font une guerre 
plus ou moins ouverte à lÉglise, cette littérature de voya¬ 
ges, d histoire, de romaus et de poésie, qui est devenue 
pour elles une seconde nature, et dans laquelle elles par¬ 
lent sans cesse hypocritement de tolérance, avait contribué 
aussi à m’arrêter dans la voie de mon propre développe¬ 
ment. Je sentais fort bien cela. Je voyai que les soi-disant 
hommes instruits cherchaient à atténuer dans le monde 
ou à éteindre complètement l’élément chrétien tel que 
l Église nous le propose. J’allai presque jusqu’à croire que 
c’était là un résultat de l’instabilité et de la fragilité des 
choses et des phénomènes de la vie. 

« Je n’avais pas encore clairement compris ce qui reste 
invariable dans les choses périssables; puis encore, je n’é¬ 
tais pas assez profondément versé dans la connaissance de 
ma propre foi et de ses rapports intimes avec i'ensemble 
de l’histoire, pour résister à toutes les atteintes que mes 
nombreuses lectures avaient portées à ma foi, qui avait, 
jusqu’alors, eu ses principales racines dans mon imagina¬ 
tion. En ce moment seulement, j’en compris toute la 
beauté, mais seulement dans la mesure de la conscience 
nouvelle que j’avais acquise alors. J’étais plus éloigné de 
sa sublime vérité que je ne croyais l’être. A vrai dire, je 
n’étais catholique que comme artiste, ce que je u osais me 
confesser à moi-même. 

« La marche des idées que je croyais avoir découverte 
dans Novalis, Tieck, Schlegel et dans tout ce qui se ratta¬ 
chait à cette école, et les quelques rares productions que 
j’avais vues de Cornélius et d’Üverbeck, m’amenèrent à 
prendre une direction déterminée qui put donner à mes 
efforts un certain soutien et une certaine assurance. Albert 
Durer et les œuvres des maîtres de l’ancienne école alle¬ 
mande, qu’il me fut donné de voir à celle époque, me 
fortifièrent dans cette tendance : c’était le désir de quel¬ 
que chose de stable et de positif. Ce que j’avais appris à 
connaître de la sculpture ancienne m’expliqua aussi l’ar- 


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LA RENAISSANCE. 


155 


chitecture de cette époque, et lu ville de Prague, avec le 
grand nombre de productions architectoniques alleman¬ 
des qu elle possède, me lit comprendre l’esprit profond et 
puissant de l'antiquité chrétienne germanique. Toutes ces 
impressions, toutes ces études, cpie je cherchais à com¬ 
pléter par tous les moyens que j’avais à ma disposition, se 
formulèrent dans mon esprit en une graude figure de l’éner¬ 
gique et pieux moyen-âge, et, en présence de la stérilité et 
du vide intérieur de toutes les productions des temps mo¬ 
dernes, cette ligure acquérait des proportions et un éclat 
nouveaux. Je compris dès lors que le but de l’art moderne 
devait être de célébrer, par la poésie et par la peinture, ces 
siècles grandioses, magnifiques et disparus, et d exciter par 
là dansl’esprit descontemporains de l’admiration pour la ma¬ 
gnificence de cet illustre passé. Je devins romantique dans 
ce sens, et les compositions que je lithographiai en partie, 
à cette époque, sur l’histoire de Bohème, pour l’établisse¬ 
ment artistique île Bohmann, à Prague, peuvent, sous plu¬ 
sieurs rapports, être regardées comme la première expres¬ 
sion de la direction nouvelle que mes idées avaient prises 
alors. » 

C’est à la même époque que Führich produisit son Pater 
poster et ses compositions sur la Geneviève de Tieck. Ces 
dernières ayant fait connaître l’artiste dans plusieurs gran¬ 
des maisons de Vienne et du gouvernement autrichien, il 
lui fut accordé une pension qui lui permit de passer trois 
années à Rome. Il partit pour celte capitale vers la Gn de 
l’an uée 1826. 

Les pages que Führich a consacrées à cette ville et à 
l’Italie, doivent être comptées parmi les plus belles que ce 
pays merveilleux a inspirées. Nous regrettons que les bor¬ 
nes restreintes que notre publication nous impose, ne nous 
permettent pas de les reproduire en entier. Nous donnerons 
donc simplement ce qu’il dit des impressions que lit sur lui 
son séjour dans la capitale du monde chrétien, après qu’il 
eut déjà eu le bonheur d’apprécier, d’une manière vive et 
lucide, en traversant la ville de Vienne, le pivot sur lequel 
se meut de nos jours l’histoire du monde. 

« Le panthéisme et le catholicisme, dit-il, sont les der¬ 
nières conséquences de la lutte engagée entre le mensonge 
et la vérité, ou, pour m’exprimer plus clairement, entre 
l’erreur et la vérité. 

« L’Église du Christ est ici-bas l’Église militante, et le 
monde 11e cesse de lui préparer des combats, et de lui 
mettre sur la tête la couronne d’épines de l’insulte, qui 
fit saigner autrefois les tempes de celui quelle appelle son 
divin (iancé. 

« Toutes ces impressions et ces pensées qui s’imposaient 
à mon esprit, devaient, à mesure quelles maîtrisaient en 
moi l’homme, exercer aussi une puissante influence sur 
l’artiste. L’esprit sublime de l’Église, qui embrasse non- 
sculemeut l’homme entier, mais aussi l’art, cette haute 
manifestation du sentiment et de l’intelligence,— fournit 
aussi, par ses idées catholiques et si éminemment justes, 
sur l’histoire du monde et des hommes, les éléments prin¬ 
cipaux d’un véritable art historique; il dispose les détails 
dans la relation exacte qu’ils doivent avoir pour former un 
ensemble, qui par là doit nécessairement présenter une 
signification et une vie réelles. Il n’y a que les intelligences 
superficielles qui puissent se contenter d’une contempla¬ 
tion non catholique de l’histoire, si l’on peut dire que cela 
mérite le nom de contemplation. 


t Cette beauté sublime dont l’Église entoure son action 
et sa vie, surtout les solennités de ses plus saints mystères, 
et à laquelle les arts concourent si puissamment, est pé¬ 
nétrée du souille universel ; et, pour l’homine qui, (même 
dans des localités pauvres, où manquent les moyens maté¬ 
riels, aussi bien que le goût.) sait regarder au fond des 
choses, il est aussi impossible de ne pas voir et de mé¬ 
connaître cette beauté dans le service divin, dans la déco¬ 
ration de la maison de Dieu et dans toute la vie religieuse, 
qu a Rome même, qui est le siège du Saint Père, et qui 
est le centre et le cœur de l’Église catholique. 

« Mes tendances romantiques incomplètes et exclusives, 
diminuèrent peu à peu et cédèrent par degrés le terrain à 
une contemplation historique plus universelle, basée sur 
les dogmes fondamentaux de toute histoire : le péché et la 
réconciliation ; et, regardant de ce point de vue l’existence 
de I humanité et son histoire, j entrai dans un jour plus 
lumineux, que je n’avais point soupçonné jusqu’alors : l’im¬ 
portance, ou, pour mieux dire, la mission de l’art dans le 
sens le plus large de ces mots. Quant au romantisme, je vis 
bientôt que celui qui possède l’arbre, en possède aussi la 
branche, mais que celui qui tient l’œil Gxé sur une seule 
branche 11e peut se former une idée exacte de l’arbre. 

« La magnificence inexprimable de Rome, dans ce quelle 
a de grand et de sublime, comme dans ses traits les plus 
humbles, m’apparut dans un dernier coup d’œil général. 
Et il (allait 111e séparer de tout cela. Je m’en séparai. Je ne 
saurais décrire le sentiment que j’éprouvai alors. Il me vint 
à la pensée que je ne quittais pas Rome en protestant, ni en 
homme sans croyance. « Catholique, reste lidèle à ta foi, 
ine disais je en moi-même; vis selon cette foi, et tu empor¬ 
teras Rome dans ton cœur en quelque lieu que tu ailles. 
Puis, du reste, tu retournes dans ta patrie catholique ; tu 
es sujet d’un monarque catholique; ainsi Rome, dans sa 
plus haute signification, restera avec toi et elle ne le quit¬ 
tera point. » 

Dès l’automne de l’année i 854 , Führich fut nommé, 
grâce à l’estime que le prince de Metternich portait à son 
talent, deuxième conservateur de la galerie comtale de 
Lemberg à Vienne; et quelques années après, il reçut le 
titre de professeur de composition historique à l’académie 
de cette ville, où il a réuni autour de lui un cercle de jeunes 
talents qui se rattachent à ses principes et qui donnent les 
plus belles espérances. 

Les idées, sur l’art et sur sa mission, que Führich a 
émises à la fin des détails qu’il donne sur sa vie, méritent 
d’être connues et méditées non-seulement eu Allemagne, 
mais dans tout le monde catholique. 

« La relation que je viens de faire de l’histoire de mon 
existence et de ma pensée, m’a conduit jusqu’au point ac¬ 
tuel de ma vie; selon la chance la plus favorable, 111e voici 
ayant franchi plus de la moitié de ma carrière; je viens d’en 
repasser tous les détails , et je pourrais ici terminer mon 
récit, si je ne croyais devoir ajouter quelques observations 
plus générales sur le développement intime et artistique 
que j’ai reçu depuis mon retour d’Italie. 

« Déjà, pendant mon séjour à Rome j’avais conçu par 
rapport à moi-même une grande défiance contre l’esprit de 
ce développement intellectuel et de cette instruction que 
Ton acquiert par la lecture. L’art, de même que la science, 
doivent, quand on les pratique avec intelligence, conduire 
l’homme à la solution des problèmes de la vie, et de cette 









LA RENAISSANCE. 


134 


solution dépendent non-seulement la vie de la science et 
de l’art, mais encore l’homme tout entier. Or, quand je 
me demandais à quoi mes lectures m’avaient servi sous ce 
rapport, force m’était de m’avouer sincèrement qu’elles 
avaient porté le trouble dans mes pensées et dans mes senti¬ 
ments et qu elles m’avaient plus d’une fois conduit à des ac¬ 
tions blâmables. Cette triste vérité, je ne pouvais, je ne puis, 
je ne veux ni la cacher ni la nier. On m’objectera que je 
dois, par conséquent, m’être adressé à de mauvais livres. 
À quoi je répondrai qu’ils n’étaient pas plus mauvais que 
ne le sont ceux que choisissent la plupart des lecteurs. 
Dans notre littérature, celle qu’on appelle vulgairement la 
belle littérature, aussi bien que la littérature scientifique, 
sont,à peu d’exceptions près,abondamment empoisonnées. 
Dès que je me fus fait cet aveu, je commençai à apporter 
plus de sagesse et plus de sévérité au choix des livres que 
je lisais. 

• Ainsi à Rome, comme je l’ai déjà dit, je me proposai 
d’approfondir plussérieusement ma religion dansson essence 
et dans un histoire. Rentré dans ma patrie, mes lectures 
se dirigèrent principalement vers ce but. Il me su (lisait de 
jeter un coup d’œil rapide sur les nouvelles productions , 
appartenant à la belle littérature qui était alors à l’ordre du 
jour, pour me prémunir contre la perturbation qu’elles au¬ 
raient pu jeter dans les idées auxquelles je devais tenir au 
point de vue de l’art; et je m’attachai exclusivement à ce 
genre d’ouvrages qui peuvent également intéresser l’art, 
le cœur et l’intelligence. Quand on a la volonté d’appren¬ 
dre, on apprend aisément. La Symbolique de Moehler m’i¬ 
nitia à l’esprit de nos dogmes les plus importants, et m’eu- 
M*igna eu même temps les principes et les doctrines de ces 
hommes qui nous apparaissent toujours comme les libéra¬ 
teurs auxquels le monde doit la lumière qui a dissipé les 
ténèbres où marchait le genre humain. Les Promenades 
de Thomas Moore me révélèrent l’antiquité et l’unité de 
la forme divine de l’Église. L’excellent travail de Guglersur 
Y Art des Hébreux me fit voir, dans les vives clartés qu’il 
répand sur les mystères de la vie et de l’histoire, l’expli¬ 
cation des rapports «le l’Eglise primitive aveé le Judaïsme 
et avec lEglise chrétienne, la connexité de l’Ancien Testa¬ 
ment avec le Nouveau , les idées les plus profondes sur 
la liturgie et un grand nombre d’indications importantes 
pour l’art. Sur les traces de la révélation et de l’histoire 
primitive, chez tous les peuples, et sur leurs institutions 
communes sous le paganisme, je trouvai les lumières les 
plus précieuses dans le supplément du premier volume de 
l'Histoire de la religion par Stolberg ; je les complétai 
par la lecture de Windischman et des écrits du comte de 
Maistre, où je puisai des idées sur une foule de sujets im¬ 
portants, comme par exemple sur les sacrifices, etc. Dans 
d’autres ouvrages de ce genre, auquels il faut joindre Fré¬ 
déric Schlegel, Gôrres, Dôllinger, etc., je lus tout ce que 
trouvai à ma portée en matière de traductions des pères de 
lÉgl ise. Il est vrai, c’était là de la sagesse sans vin, sans 
femmes et sans chansons, mais elle n’en était ni moins belle 
ni moins agréable. J’étudiai avec un peu plus de détail que 
je ne l’avais fait jusqu’alors la vie et les actes de nos saints, 
les luttes qu’ils soutinrent avec leurs persécuteurs et avec 
eux-mêmes, comment ils en sortirent vainqueurs, et com¬ 
ment, dans le sileuce et la retraite, ils se réjouissaient avec 
Dieu du triomphe qu’ils avaient remporté, et enfin, com¬ 
ment, souffrant toujours avec patience et résignation, 

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aimant et travaillant sans relâche à leur œuvre sainte , ils 
finirent par vaincre et conquérir le monde. Quel tableau 
plein de contraste à côté du désespoir et de l’égoïsme que 
nous voyons partout autour de nous ! Toutes ces impressions 
et ces études illuminaient de plus en plus à mes yeux la 
figure de l’art sublime et religieux, que j’avais entrevu dans 
les œuvres des anciens peintres et des anciens sculpteurs, 
qui, conversant par l’esprit avec ces formes divines, ont, 
par le moyen de l’art, donné à notre terre inférieure un 
reflet de ce monde lumineux et éternel dans lequel ils vi¬ 
vent ajourd’hui. Si la vertu et l’art laissaient ainsi sortir, du 
domaine de l’Église, qui embrasse le ciel et la terre, de 
puissants rayons pour éclairer mon intelligence , je ne sau¬ 
rais d’une manière plus complète et plus précise exprimer 
les sentiments que j éprouvais alors, que par ces paroles 
d’un évêque qui vit encore et qui s’est montré si profon¬ 
dément pénétré de sa saiute mission : « Persécutée par le 
feu et par le fer, par la ruse, par les erreurs des sophistes, 
par les insultes de ses propres enfants; calomniée, insul¬ 
tée, maltraitée, opprimée, souvent mise aux fers, pillée, 
dépouillée , comme son saint fiancé le témoigne ; conser¬ 
vatrice et nourrice des vraies sciences et du véritable art ; 
appelée à former la jeunesse et à instruire l’humanité par 
la parole de vérité et d’amour; accompagnant de sa béné¬ 
diction depuis leur naissance jusqu’à leur mort et même 
au-delà du tombeau les hommes qui ne repoussent point 
la charité ; embrassant à la fois ceux d’entre ses membres 
qui triomphent, qui souffrent ou qui luttent; éclairant les 
peuples sauvages, peuplant les déserts ; repoussant tout 
moyen de terreur et de violence; puissante seulement par 
la grâce ; investie de l’autorité unique et universelle parce 
qu’elle repose sur la foi , — l’Eglise est la demeure de 
Dieu, le corps du Christ, la ville forte bâtie sur le rocher 
au pied de laquelle se brisent les flots de l’enfer et dont 
l’arche de Noé avait déjà été la figure. » 

« Si la méthode plus sérieuse d’étudier et d’écrire l’his¬ 
toire, que la science contemporaine paraît vouloir adopter, 
convaincue qu’elle est du jour faux et altéré dans le¬ 
quel les faits historiques ont été exposés jusqu’à ce 
jour, tend à présenter le véritable état des choses avec im¬ 
partialité et d’après les sources authentiques, et à déblaver 
les ruines, les débris et les décombres qui, depuis trois 
siècles, se sont entassés dans le domaine historique, il faut 
s’attendre, à moins de désespérer de l’humanité, à voir 
cesser enfin tous les reproches que la partialité de nos jours 
a faits à tous les artistes qui se consacrent avec persévérance 
et avec amour à la glorification de ce qu’il y a de plus su¬ 
blime, la religion. A la vérité, ce reproche commence pres¬ 
que à devenir un compliment, quand on considère d’un 
peu plus près la valeur des productions que l’art fournit dans 
un autre ordre d’idées. Cet art, basé sur l’indifférence, vide, 
vulgaire, sanscouleuretsanscaractère, qui nous laissefroids, 
qui n’a plus rien d’élevé ni de saint, qui n’a ni idée ni 
but, qui marche au hasard, qui s’incline devant tout le 
monde, qui se révolte contre tout, qui souille selon tous 
les vents, qui cherche sa science dans les Dictionnaires 
de la Conversation , et sa foi dans une raison obscurcie par 
le péché , — doit finir un jour par s’user lui-mêine. Le 
véritable nom qui exprime le caractère de ce prétendu 
art multiforme , est Y anarchie ; et ce que l’on appelle l’art 
uniforme doit s’exprimer par le mot unité . 

« Abstraction faite de toute vérité positive eu matière 





LA RENAISSANCE. 


135 


de foi, il est aussi établi comme vrai (ainsi que nous le 
prouvent toutes les grandes périodes de l'histoire de*l’art et 
les productions de tous les peuples et de tous les pays ) , 
que la véritable patrie de l'art est l’autel , et que tout ce qui 
descend de l’art dans les régions de la vie ordinaire, doit 
avoir là sa racine et sa source. C’est un rayon qui vient de 
ce foyer, c’est un principe de vie qui émane de ce centre 
vital. Ces vérités peuvent pour un certain temps être mises 
en oubli ou révoquées en doute; mais, précisément 
parce qu’elles sont des' vérités, elles doivent, comme les 
sources qui, bouchées d’un côté, jaillissent ailleurs, reparaî¬ 
tre de nouveau au monde. 

« Si nous voulons que l’art vive au milieu de nous, nous 
ne devons ni ternir ni étouffer la véritable idée de l’art. 
L’art religieux et sacré est le point culminant de toute la 
région de l'art. Il est au service du maître des maîtres, et 
il est roi dans la maison de l’art. Un jour les métiers grands, 
et petits vinrent lui demander : « Laisse-nous loger dans 
ta demeure. » Et il le leur permit généreusement. Or, 
comme nous n’avons pas entendu dire qu’on ait tait le re¬ 
proche d’uniformité aux peintresde paysages, de fleurs, d a- 
nimaux ou de batailles, ou quel que soit le nom que portent 
ces métiers, il ne nous paraît pas qu’il soit mérité davan¬ 
tage par la peinture d’histoire, et moins que par toute autre 
par la peinture religieuse, c’est-à-dire par celle qui occupe 
la cime de la montagne. 

• Toutefois ceci ne mériterait point qu’on s’en occupât. 
Mais le reproche dont nous parlions tout à l’heure, nous 
révéle une tache déplorable dans le poli extérieur de notre 
époque. La foi est devenue rare parmi nous, et avec elle l’in¬ 
telligence et l’amour du sens spirituel de la peinture chré¬ 
tienne. Même, on en est venu au point qu’il se manifeste 
malheureusement trop souvent parmi les hommes qui pré¬ 
tendent à passer pour instruits, une répugnance décidée pour 
tout ce qui est chrétien : phénomène qu’un grand nombre 
remarqueront trop tard et que tous un jour observeront 
dans toute son horrible réalité. 

« De même que l’Église, — qui seule est tolérante, 
quoiqu’elle ne puisse consentir, par pure tolérance, à 
voir du blanc dans du noir et du noir dans du blanc, — se 
montre volontiers disposée, à son titre de gardienne et de 
dépositaire de tout ce qui est réellement bon et beau , à 
faire toutes les concessions qui ne sont pas en désaccord avec 
sa mission à l’égard de l’humanité,—de même il faut com¬ 
prendre l’art chrétien comme un guide. Il souffre volon¬ 
tiers à côté de lui tout ce que la vie ordinaire, la nature et 
l’histoire offrent d’attrayant à l’art en général; mais lui 
aussi veut qu’on use de tolérance envers lui et qu’on lui 
reconnaisse le rang et le titre auquel il a droit de prétendre. 
Dans la peinture historique il ne veut que ce que l’on exige 
de l’historien et de l’érudit : l’amour de la vérité ; il ne rejette 
que ce qui doit aussi être rejeté en eux : la défiguration et 
l’altération de la vérité , une conception et une représenta¬ 
tion arbitraire des faits et des caractères, la profanation de 
ce qui est saint, l’impudicité païenne, et, dans quelque 
branche de l’art que ce puisse être, le vulgaire et le trivial. » 

V. 


LA PEINTURE EN FRANCE AO DIX-HUITIÈME SIÈCLE. 

# 

(Suite et fin.) 

Boucher semhle-t-il réclamer un jugement approfondi? En disant 
qu’il tut le peintre des grâces coquettes, n a-t-on pas tout dit ? 
Eu consultant plus familièrement sa personne et son œuvre, ou 
n’ose prononcer ainsi d’un seul mot. Plus d’une grande inspiration 
passé dans son âme, plus d’une fois le souvenir de Rosine a tres¬ 
sailli dans son cœur. La nature n sur nous des droits éternels; nous 
avons beau la fuir, elle nous ressaisit toujours. Ne jugeons donc pas 
Boucher au passage, feuilletons son œuvre d’une main patiente. N’y 
a-t-il donc rien de grand ni rien de beau sous ces séductions men¬ 
songères? La lumière du soleil et la lumière de Part n’ont elles ja¬ 
mais éclairé ces paysages et ces figures? Boucher n’a-t-il pas une 
seule fois saisi la vérité de la nature et de l’art? 

La grande galerie du Louvre n’a pas un seul de ses tableaux. Il 
me semble cependant qu’il a bien mérité une petite place en belle 
lumière, entre ses amis Watteau et Greuzc. Qui donc se plaindrait 
de voir comment peignait, il y a cent ans, celui qui devint premier 
peintre du roi, directeur de T Académie et des Gobelins? Pour ceux 
qui étudient, il y aurait à faire de curieuses comparaisons; pour ceux 
qui ne cherchent qu’une distraction de l’esprit, il y aurait de jolis 
horizons «le plus. On a en France une singulière façon d’être na¬ 
tional. On fait si bien l’hospitalité aux étrangers, qu’il ne reste plus 
de place pour les gens du pays. Depuis quelques années, il est vrai, 
on a daigné accorder un asile à Boucher dans une galerie mal éclai¬ 
rée, celle du bord de l’eau, qui ressemble fort au cimetière de l’art, 
à en juger par le silence et la solitude qui y régnent. Il y a donc là 
deux tableaux du peintre de Louis XIV : les premiers chapitres de scs 
Amours pastorales. Rien n’est plus doux au regard : on s’avance 
émerveillé, l’œil se perd dans le mystère voluptueux du paysage, on 
sourit à ces reines déguisées en bergères. On se détache du présent, 
on suit au vol ces colombes amoureuses, on s’égare tout ému dans 
ces bosquets odorants. Ou va-t-on? sur les bords du Liguon, ou dans 
les sentiers de Cythèrc? De quel Edeu rose et fleuri foule-t-on I herbe 
naissante? Le rêve ne «lure qu’un instant; ce paradis terrestre n’a 
jamais existé nulle part. Ces bergers n’ont jamais vécu, ce sont de 
pâles ombres de Watteau que Boucher a ranimées avec des roses. On 
s’en éloigne bientôt sans garder le charme qui vous avait saisi à la 
première vue, car Boucher avait surtout l’art de répandre un air de 
magie sur toutes ses fautes. 

J’ai sous les yeux trois ou quatre de ses tableaux : l'Ivresse des 
Amours, Jupiter enlevant Europe, Mercure enseignant à lire à Cupi- 
don, iEscarpolette et le Panier fleuri. Ce dernier tableau est le plus 
joli. Le voici en deux mots : la bergère Astréc sommeille, pieds nus, 
cheveux au vent, à deux pas d’une fontaine, contre une haie touffue 
et sans épines, du moins les épines sont cachées; ses jolis moutons 
blancs ruminent ou bondissent sur la prairie, où il y a plus de fleurs 
que de brins d’herbe; le chien, tout enrubanné, veille sur le trou¬ 
peau et en même temps sur l’imprudente bergère; le ciel est d’une 
sérénité divine. Cependant quelques nuages çà et là, les nuages d«5 
l’amour. II se Lut un silence presque nocturne; à peine si on entend 
sourire la brise; mais n’entend-on pas battre le cœur d Astrée? Elle 
sommeille, mais elle rêve; on voit, au frémissement de ses jolis pieds, 
que c’est un rêve d’amour. Patience, le tableau s’anime : le berger 
Aminthe vient du bosquet voisin, vrai bosquet de Cythère; il porte 
à la main un beau panier de fleurs, des fleurs de toutes les saisons : 
le peintre les a cueillies sans ouvrir son almanach. Il y a meme dans 
ce bou«|uet une fleur de nouvelle espèce, à demi cachée par les au¬ 
tres; cette fleur, qui gâte un peu le bouquet, mais qui ne gâte rien 
à l’affaire, c’est un billet doux. Le berger s’avance avec mystère, il 
sourit au chien vigilant, il suspend son panier fleuri à la haie touf¬ 
fue, contre le bras de la dormeuse, qui ne dort plus, mais qui fait 
semblant. — Que celle qui n’a pas fait semblant de dormir lui jette 
la première pierre. — Astrée écoute donc, les yeux fermés; elle en¬ 
tend le vent qui passe dans les roseaux, le murmure rafraîchissant 
de la fontaine; quoi encore? Vous le devinez : elle entend le roucou¬ 
lement du ramier et les soupirs du berger Aminthe; elle respire un 









136 


LA RENAISSANCE. 


doux parfum du verdure, mais surtout I enivrant parfum du panier 
fleuri. U pauvre innocente ! prends garde à I amour, il est là qui saisit 
une flèche! Presque tout Doucher se retrouve dans ce seul tableau ; 
c'est là son esprit amoureux, sa grâce factice, son paysage qui sou¬ 
pire et qui sourit. 

Au cabinet des estampes, les deux volumes de Doucher ne renfer¬ 
ment pas le quart de son œuvre. Il faut encore chercher ailleurs les 
meilleures gravures faites d’après lui et quelquefois par lui-même; 
ainsi il a gravé de main de maître le seul bon portrait de W atteau 
qui nous reste. En voyant ces deux hommes, Watteau et Doucher, on 
ne découvre pas du tout le caractère de leur talent; ils sont sans 
grâce et presque sans esprit : Watteau est dur et lourd, Doucher a un 
certain air romain. En les voyant et en voyant leur œuvre, Lavater 
serait fort embarrassé. Pour Doucher, le physionomiste donnerait 
raison à son système, en se rejetant sur le costume; en eflet, Doucher 
était vêtu comme Dorât, avec la même grâce et la même recherche. 

S'il vous prend la fantaisie ou la curiosité de consulter l’œuvre de 
Doucher, au cabinet des estampes, vous trouverez d'abord une Ha- 
chel qui rappelle un peu sa chère Rosine; à l’autre page, un Christ 
théâtral des plus drôles; à la suite, une Descente de croix qui a bien 
le sentiment des descentes de la Courtille; des Maints qui n iront ja¬ 


mais dans le paradis; des Éléments et des Saisons , représentés par 
des amours joufflus, avec des vers du même goût; des Muses qui ne 
vous inspirent pas; un Enlèvement d'Europe qui rappelle M mc Dou¬ 
cher; Vénus à tous les âges; d’assez curieuses imitations de David 
Teniers ; un portrait de Doucher, au temps ou il se faisait peintre fla¬ 
mand : il est dans tout l’attirail champêtre, vêtu d’une pelisse et 
coiffé d’un bonnet de coton. Après avoir échoué dans la vérité, il re¬ 
vient à la grâce. Après ces imitations de David Teniers, vous trou¬ 
verez les yimours pastorales , qui sont les chefs-d’œuvre de Doucher. 
Il y a là de l’imagination, de la volupté, de la grâce, de la magie et 
meme du paysage. Saluez ensuite llabet la bouquetière, une Lrato , 
celle qui inspirait Doucher et non pas la muse des Grecs; des ven¬ 
dangeuses, des jardinières, des mendiantes, des moissonneuses, sil¬ 
houettes piquantes, presque dignes de Callot; saluez ces Chinoises 
qui semblent se détacher de votre paravent, de votre éventail ou de 
vos porcelaines orientales. Devenons en France. Far malheur, Doucher 
resta toujours un peu chinois. Mais patience, voilà de la vraie comé¬ 
die de Molière : toutes les scènes sont là saisies d’une manière pi¬ 
quante et presque naturelle. Les derniers Yalères ne sont pas morts, 
ni les dernières Célimèncs. Messieurs les comédiens ordinaires du roi 
trouveront beaucoup à étudier là, s’ils ne l’ont pas fait. Pour mon 
compte, je me contenterais bien de la façon dont Doucher joue les 
comédies de Molière. 


Le second volume s’ouvre par les Grâces, les Grâces au bain, les 
Grâces partout; revient Cupidon , toujours Cupidon, cette fois en¬ 
chanté par les Grâces, avec ces vers du cardinal de Demis : 


Que de volages enchaînés 
Avec la ceinture des Grâces! 


La ceinture des Grâces est une guirlande de fleurs. Vient ensuite, on 
ne pouvait pas mieux la placer, Mme de Pompadour; mais le peintre 
l’a prise trop vieille pour en faire une Grâce. La scène change. Nous 
trouvons des gravures allemandes d’après Doucher. Doucher, gravé 
par des Allemands sérieux : quelle traduction grotesque! Ici le pein¬ 
tre nous montre son écriture : c’est l’écriture claire et gracieuse 
de Jean-Jacques Rousseau. Nous passons aux sujets religieux ; mais 
ne craignez rien. Doucher saura rire encore. Ce sont les dessins du 
bréviaire de Paris, faits sans doute après des dessins de petites mai¬ 
sons ; c’est une assez jolie satire: ainsi il fait planer la Foi sur les 
Invalides, et l’Espérance sur le Louvre et les Tuileries. L’archevêque 
et le roi n’ont pas compris. Nous ne sommes pas au bout; il y a en¬ 
core une belle foire de campagne, de jolis dessins de romans, des cris 
de Paris assez franchement jetés , une poétique composition d’une 
•éance de bonne aventure en plein champ, un Olympe où tous les 
dieux sont hardiment créés. 

Toutes ces créations ne font pas un grand peintre, mais ne pro¬ 
testent-elles pas avec raison contre certains airs dédaigneux dont on 
accable Doucher? Pour bien juger un artiste de second ordre, il faut 
le voir dans son siècle, en face de son œuvre et de ses contempo¬ 
rains, après l’avoir vu à distance. Il faut l’entendre, pour ainsi dire, 






et non prononcer comme par défaut. Si Doucher pouvait noos par¬ 
ler, il nous dirait : « J’ai vu ce qui se passait autour de moi, j’ai vu 
que la religion, la royauté, le génie, toutes les grandes choses, s’alté¬ 
raient, succombaient, s’effacaient Pouvais-je devenir un génie au 
milieu de tous ces nains; d’ailleurs, en avais-je l’étoffe? Je inc suis 
mis à la taille de tout le monde. On riait, on faisait l’amour, on se 
grisait après souper. J ai ri, j’ai fait l’amour, je me suis grisé, vous 
pouvez le voir à mes tableaux. Les prêtres se jouaient de la religion; 
les rois, de la loyauté; les poètes, de la poésie; ne trouvez pas éton¬ 
nant que je me sois joué de la peinture. Je n’ai fait de mal à per¬ 
sonne, du moins par ma volonté. J’ai gagné deux millions à coups 
de pinceau, c’était autaut de pris sur les riches ; j’en ai fait si bon 
usage, que j’ai laissé à peine de quoi me faire enterrer. Maintenant, 
si vous voulez savoir à qui je dois mon mauvais talent, je vous ré¬ 
pondrai que je n’en sais rien ; j’ai aimé Watteau, j’ai aimé Rubens, 
j’ai aimé Coustou. n 

Watteau, Rubens, Coustou, voilà les trois maitres de Doucher; 
mais il n’a jamais eu l’esprit étincelant du peintre des fêtes galan¬ 
tes, ni la touche splendide du grand coloriste flamand, ni la noblesse 
adorable du sculpteur français. Il faut dire que le marbre ennoblit. 
A côté de ces trois maitres, Doucher peut encore se montrer çà et là ; 
plus d’un homme épris du passé sourira à sa grâce coquette, à son 
imagination follement enjouée, à la vapeur bleuâtre de ses paysages, 
aux mystères voluptueux de ses bosquets, à ses figures si fraîches, 
qu’elles semblent nourries de roses, scion l’expression d’un ancien. 

Pour bien étudier Doucher, il faudrait visiter les châteaux royaux 
où il n traduit à grands traits toutes les scènes de la mythologie. Ses 
plus jolis chefs-d'œuvre licencieux étaient à Trianon ; on en retrouve 
quelques-uns dans une galerie du boulevard Deaumarohais. Ce sont 
des panneaux qui se métamorphosent au gré des visiteurs. Si vous 
êtes curieux, vous verrez les amours de Vénus dans tout leur éclat, 
dans toute leur grâce, dans toute la fraîcheur des femmes de Dou¬ 
cher; si vous aimez la vertu, les panneaux ferout un demi-tour, et 
vous verrez d innocentes bergeries de Pater. 

Diderot n’aimait pas Doucher; Diderot, qui fondait une encyclo¬ 
pédie, qui inventait le drame bourgeois, qui ouvrait une école de 
mœurs, ne devait rien comprendre au peintre de M rae de Pompadour 
et de M mc Dubarry , d autant plus qu’il se laissait un peu guider 
dans ses idées sur la peinture par Greuze, ennemi-né de Doucher. 
\ oici d’ailleurs comment Diderot juge ce peintre daus tout son franc 
parler : 

« J’ose dire que Doucher n’a pas vu un instant la nature, du 
moins celle qui est faite pour intéresser mon âme, la vôtre, celle 
d’un enfant bien né, celle d’une femme qui sent; entre une infinité 
de preuves que j’en donnerais, une seule suffira : c’est que, dans la 
multitude de figures d hommes et de femmes qu’il a peintes, je défie 
qu’on en trouve quatre propres au bas-rclicf, encore moins à la sta¬ 
tue. Il y a trop de mines, de petites mines, de manières d’afféterie, 
pour un œil sévère. Il n beau me les montrer nues, je vois toujours 
le rouge, les mouches, les pompons et toutes les fanfioles de la toi¬ 
lette. Croyez-vous qu’il ait jamais eu daus sa tête quelque chose de 
cette image honnête et charmante de Pétrarque : 

E’I riso, e’t canto, e't parlar doter, humano * 

Ces analogies fines et délicates qui appellent sur la toile les objets et 
qui les lient par des fils imperceptibles, sur mon Dieu! il ne sait ce 
que c’est. Toutes ses compositions font aux yeux un tapage insup¬ 
portable, c'est le plus mortel ennemi du silence que je connaisse, 
truand il fait des enfants, il les groupe bien ; mais qu’il reste à fol⬠
trer sur les nuages; dans toute celte innombrable famille, vous n’en 
trouverez pas un à employer aux actions réelles de la vie, à étudier 
sa leçon, à lire, à écrire, à tisser du chanvre. Ce sont des natures ro¬ 
manesques, idéales, de petits bâtards de Dacchus et de Silène. Ces 
enfants-là, la sculpture s’en accommoderait assez sur le tour d’un 
vase antique. Ils sont gras, joulflus, potelés. Si l'artiste sait pétrir le 
marbre, on le verra. Ce n’est pas un sot pourtant; c’est un faux bon 
peintre, connue on est faux bel esprit. Il n'a pas la pensée de Fart, 
il n’en a que le concetti. » Après ce préambule, Diderot daigne pour¬ 
tant déclarer, à propos de quatre pastorales, que « Doucher a des 
moments de raison; qu'il a créé là un poème charmant. » Plus tard, 
il revient un peu de sa sévérité, «< J’ai dit trop de mal de Doucher, je 





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LA RENAISSANCE. 


t 



im* rétracte ; j ai vu de lui des enfants bien naïvement enfants, bou¬ 
cher est gracieux et n’est pas sévère, mais il est difficile d'allier la 
grâce à la sévérité. » 

A la suite de ce jugement, ne peut-on pas reproduire celui de 
Grimm : « Oii l'appelait le peintre des Grâces, ruais ses Grâces étaient 
maniérées; c'était un inaiti'e bien dangereux pour les jeunes gens. 
Le pépiant et la volupté de ses tableaux les séduisaient, et, eu vou¬ 
lant l imiter, ils devenaient détestable* et faux. Plus d’un élève de 

I Académie s’est perdu pour s'être livré à celte séduction! On pouvait 
appeler Bouclier le Fontenelle de la peinture : il avait son luxe, sa 
recherche, son précieux, scs grâces factices ; mais il avait plus de 
chaleur que Fontenelle, qui, étant plus froid, était aussi plus sage et 
plus réfléchi que Boucher. On pourrait faire un parallèle assez inté¬ 
ressant entre ces deux hommes célèbres : l’un et l'autre, dangereux 
modèles, ont égare ceux qui ont voulu les imiter. L'un aurait perdu 
le goût en France, s’il 11e s’était pas montré immédiatement après lui 
un homme qui, joignant le plus grand agrément à la simplicité et à 
la force du style, nous a dégoûtés pour jamais du faux bel-esprit; 
l’autre a peut être perdu l'école française sans ressource, parce qu’il 
ne s’est pas trouvé à l’Académie de peinture un Foliaire, pour pré¬ 
server les élèves de la contagion. » 

Boucher, qui a eu plus de cent élèves, n’a pas laissé d’école. Fra- 
gonard seul, parmi ses élèves, a rappelé souvent la façon du maître; 
aussi Fragonard s’est-il perdu plus avant dans l’oubli avec une nature 
mieux douée. Greuze, tout en dédaignant Boucher avec son ami Di¬ 
derot, a rappelé aussi la fraîcheur et lo sourire de ce peintre. E11 
effet, Boucher n’est-il pour rien dans la Cruche cassée ? 

David fut aussi élève de Boucher, sans doute parce qu’il était son 
cousin ; mais là les leçons du maître n’ont pas laissé de traces dans le 
disciple, 'fout en aimant Boucher, David craignit de suivre son 
exemple. Telle est la funeste condition d m» excès dans les ails, que 
la réaction qui le suit ramène de prime-abord l’excès opposé. Pour 
les esprits sérieux, Boucher qui s’en va explique peut-être David qui 
vient; l’un roidir.i la grandeur après que l’autre aura maniéré la 
grâce. Boucher n’aura etc qu’un peintre de fantaisie pour avoir en¬ 
jolivé la nature; David 11e sera le plus souvent qu’un peintre de con¬ 
vention, parce qu il cherchera la vérité dans les types d’une statuaire 
idéale. Ainsi tous les deux, l’un dans les vallons presque oubliés, l’au¬ 
tre près des fiers sommets, auront manqué le but et combattu sans 
triompher. La nature était là pourtant, toujours là, qui prodiguait ses 
merveilles sous leurs pieds, qui leur ouvrait ses horizons infinis. 

0 peintre des bergères d’opéra ! de vrais moutons paissaient sur le 
flanc des collines, de vraies forêts pendaient sur les vallées profon¬ 
des; vous n'avez pas su voir, et vous avez fait une nature sans par¬ 
fum, sans saveur, sans vie, vous avez fuit de Fume humaine un 
éternel sourire sur la face de comédiennes fardées. Due n’avez vous 
su deviner André Chénier ou vous rappeler ThcocriteV 

Et pourtant, Boucher vivra dans I histoire de la peinture française. 

II n’a point élevé son front jusqu’à cette couronne d or que le génie 
a mise sur la tète de Poussin et de Lesucur. Il n’a pu saisir dans sa 
main profane la chaîne du dix in sentiment qui a inspiré tous les 
grands peintres, qui part en France de Poussin, pour aboutir à Gcri- 
cauit après avoir touché le front de Lesueur et de quelques autres 
moins sévères; mais, comme un autre Anacréon, Bouclier s’est cou¬ 
ronné de pampre avec ses maîtresses, et, d’une main distraite, il a 
effeuillé cette guirlande de fleurs qui e»t la ceinture des Grâces, 
cette guirlande qui était, il y a bientùl un siècle, la ceinture de la 
Fra uce. 

On ne peut oublier Chardin parmi les coloristes de l’école fran¬ 
çaise. Hogarth déclarait, il y a un siècle, que nous n'avions pas un 
seul coloriste, même médiocre; Hogarth avait toute littipcrlineiice 
d’uu critique qui n’a rien vu; aussi Diderot lui disait-il : « Maître 
Hogarth, apprenez à dessiner, mais n écrivez point.» Hogarth 11e con¬ 
naissait donc pas Walteau, ni Bigaud, ni Vanloo, ni Chardin. Char¬ 
din n’avait alors qu’un tort, celui de 11’ctrc pas né en Flandre. On 
n’admettait pas, il y a cent ans, qu’un Français pût peindre, avec le 
génie de la patience, des attributs, des rafraîchissements, des fruits, 
des animaux. Cependant Chardin était vrai, harmonieux, éloquent; 
ses compositions muettes étaient plus vivantes que les scènes d’amour 
de Boucher; il 11c lui fallait, pour arriver là, ni verve, ni génie; 
mais de l’étude et de la patience, avec un certain sentiment poéti¬ 
que. « Mon secret, disait Chardin, est la recherche de la vérité, il 11e 


iA SIS A1SSASCE. 


faut que de la bonne volonté, ajoutait-il modestement, pour le dé¬ 
couvrir. » 

Voici comment Diderot traduit un tableau de Chardin : n Le pein¬ 
tre a répandu sur une table couverte d’un tapis rougeâtre une foule 
d objets divers, distribués de la manière la plus naturelle et la plus 
pittoresque; c’est un pupitre dressé; c'est devant ce pupitre un flam¬ 
beau à deux branches; c’est par derrière une trompe et un cor de 
chasse, dont on voit le concave de la trompe par-dessus le pupitre; 
ce sont des hautbois, une mandore, des papiers de musique étalés, 
le manche d’un violon, un archet et des livres posés sur la tranche* 
Si un èlrc animé, malfaisant, un serpent, était peint aussi vrai, il ef¬ 
fraierait. » Chardin n était pas seulement un bon peintre de nature 
morte, digne de lutter avec les anciens Flamands; il a peint avec 
bonheur des tableaux de genre et surtout des portraits. Dans le ca¬ 
binet de H. Véron, un des meilleurs portraits de Chardin vous sourit 
à la porte. On peut dire que c’est de la peinture exquise comme dé¬ 
licatesse, comme sentiment et comme fraîcheur de coloris. Mais la 
vie est-elle bien là ? N’est-cc pas une figure trop douce, trop tendre, 
trop veloutée? Un peu moins de perfection ne nuirait pas. Dieu, qui 
s’y entendait mieux encore que Chardin, s’est bien gardé de tant de 
perfection. 

On peut juger de La Tour en deux mots : un sourire, une rose, 
voila son œuvre. Ses pastels sont faits avec cela. Tout charmants 
qu’ils sont, ces jolis portraits, où sa main de feu a passé, ne man¬ 
quent pas toujours du sentiment de la beauté sévère; mais, comme 
on disait depuis Mignard, c’est plus beau que nature. 

Seul, après de La Tour, Greuze a retrouvé dans ses premiers ta¬ 
bleaux la rose sans parfum et le sourire sans âme, dont on avait tant 
abusé jusque-là. Mais bientôt Greuze, parti comme tous les autres du 
monde des fées, se rapprocha avec amour de la nature. 11 devint le 
poète du coin du feu. Ses figures candides ne sont guère plus vraies 
que les figures souriantes de Bouclier, mais son œuvre, vue dans son 
ensemble, révèle un vrai sentiment de la vérité. 

Ounnd il vint au monde, du moins quand il prit le pinceau, il y 
avait bien assez de Vierges et d’Amours, de saintes et de profanes; la 
Madeleine avait trop pleuré, Vénus avait trop souri ; loin du ciel , 
loin de l’Olympe, Greuze chercha quelque figure charmante à mettre 
en scène; il n’eut qu’à jeter les yeux autour de lui : pourquoi ne pas 
peindre cette jolie blonde en blanc corset, les cheveux au vent, qui 
arrose des tulipes sur sa fenêtre? Sophie qui effeuille une marguerite 
n l'ombre du sentier mystérieux; Jeanne qui s’en va à la fontaine, 
toute rêveuse et toute languissante, comme si c'était la fontaine d’a¬ 
mour? Pourquoi chercher bien loin la poésie qui chante à nos pieds? 
Le temps du poème est passé, le temps du roman est venu pour les 
peintres comme pour les poètes Et, disant cela, Greuze, le premier, fit 
des romans sur la toile. Il 11e perdit pas des heures précieuses a étudier 
les Humains sur des médailles, les Sylvains et les Dryades d’après 
Boucher; il étudia, avec la poésie de la couleur et du sentiment, la 
première scène venue; delà première scène venue, il fit toujours 
un joli chef-d’œuvre, grâce à la poésie; car il ne faut pas s’aveugler, 
un peintre qui ne voit que par les yeux du corps, fera toujours un 
tableau vulgaire en copiant la première scène venue, n moins pour¬ 
tant que ce peintre ne s'appelle Teniers ou Wilkie. Ainsi, Greuze a 
eu des disciples sans nombre, qui se sont perdus sur ses traces , pour¬ 
tant ils avaient, comme lui, l’apparence de la grâce et In science ou 
plutôt l’habitude de la couleur, mais ils ne pouvaient, comme lo 
maître, aller chercher, pour animer leurs figures jetées à tort et à 
travers, celle divine lumière qui est le rayonnement de l ame : ceci 
est l'œuvre du poète. 

Greuze, admis à l'Académie, voulut siéger parmi les peintres d'his¬ 
toire, il fit dans ce but un grand tableau, assez mauvais : iEmpereur 
Sévère reprochant à son fils Caracalla d'avoir voulu i assassiner. Greuze 
manquait de style et de grandeur pour un tel sujet ; il échoua. Les 
académiciens le reléguèrent parmi les peintres de genre; Greuze, pi¬ 
qué, se retira de l’Académie; il fit contre elle des épigratiimes a la 
façon de celles de Biron, moins la rime, contre l’autre Académie. Il 
ne voulut plus exposer au Louvre; il fit salon chez lui : <c 11 n'y a que 
des enluminures à leur exposition ; c'est dans mon atelier qu ou 
trouve des tableaux. » En France, on n’est jamais du parti de I Aca¬ 
démie; on s’amusa des quolibets de Greuze, tout le monde vint à lui. 
Princes, gens de lettres, grandes daines, c'était à qui le vengerait de 
l’Académie. Enfin, en dépit de l’Académie, il fut nommé peintre du 

XMI1« FEllLtE. —G* XULiRE. 

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LA RENAISSANCE. 


roi. L’Académie avait raison cependant; Circule n’était pas un pein¬ 
tre rl’histoire. Il n’entendait rien aux Grecs ni aux Humains; il ne 
comprenait ni les rois, ni les héros; il n’avait ni le grand style, ni le 
coloris solide, ni les accessoires magnifiques; mais il savait trouver 
merveilleusement l'expression des passions bourgeoises, le sentiment 
et la fraîcheur de la famille. Le drame de Diderot et 1 idylle de Gess- 
ncr, voilà son domaine; c’est là qu il est tout à son aise un peintre 
de génie. Son Accordée de village est à part; c’est plus qu’un drame 
et une idylle, c’est une page de la Bible; il y a dans cette scène une 
gravité religieuse qui rappelle les premiers âges du monde. 

La Sainte Marie égyptienne est l’œuvre la plus sévère de Greuie; 
c’est plus qu’un tableau, c est sainte Marie elle-même dans sa splen¬ 
deur corporelle, dans la beauté divine et humaine qui a fait imagi¬ 
ner les anges, dirait Voltaire. La pénitente, réfugiée dans la solitude 
agreste d’un rocher, est velue de sa longue chevelure, mais surtout 
de sa pudeur et de son repentir. Greuze n’a pu s'empêcher de ré¬ 
pandre sur la bouche et dans les yeux une teinte de volupté qui est 
le souvenir du monde et de ses passions. C’est une figure magique ; 
on y revient sans cesse comme à une amante qui pleure, comme à 
une amante qu’on a perdue à jamais. Le peintre avait pris deux 
modèles pour celte figure : Eléonore et Lctitia; voilà d’où vient le 
charme divinement amoureux de ce chef-d’œuvre. Greuze disait lui- 
même en mauvais style : J'avais trempé mon pinceau dans mon 
cœur. 

Dans toutes les toiles de Greuze il faut reconnaître et admirer la 
magic de la couleur, qui ne pèche guère çà et là que par trop de 
blanc et de rose, l’agencement pittoresque des figures, mais surtout 
le sentiment qui dominent. Le peintre a presque toujours trempé son 
peinceau dans sou cœur. Il faut en même temps condamner la négli¬ 
gence du dessin, ces méplats un peu uniformes qui donnent à quel¬ 
ques toiles l'air d’ébauches de sculplturc, l'affectation théâtrale, la 
pauvreté des draperies. Mais, après tout, sans être un grand peintre, 
Greuze est mieux placé dans l’esprit du monde que beaucoup de 
grands peintres; la raison, c’est qu’il a été un peintre original. L’ori¬ 
ginalité doit être la pierre de touche de tous les francs artistes. One 
de peintres qui étudient Hnphaêl toute leur vie sans trouver lame 
de la peinture ! 

Au milieu du dix-huitième siècle, la peinture française, comme 
la poésie, s’abandonnait follement à tout le charme et à toutes les 
extravagances de la fantaisie, pour se délasser un peu de scs grands 
airs sévères; elle se faisait jolie, coquette, agaçante; c’était une 
petite marquise se déguisant en bergère pour danser à la cour. Je 
suis loin de nier le charme capricieux de ses folâtreries et de ses 
mascarades. Mais tous ces jolis dévergondages de l’art duraient 
depuis trop longtemps. Enfin Greuze survint, dirait Boileau; Greuze 
balaya du bout de son pinceau tout ce clinquant vieilli qui désho¬ 
norait la peinture; il lui rendit une parure plus digne et plus noble : 
la parure des larmes. Prudhon et Géricault sont allés plus haut cher¬ 
cher le sentiment; mais Greuze les a mis sur le chemin. Greuze a été 
un petit anneau de cette chaîne d’or qui unit Lesneur à Prudhon. 

Greuze, Wilkie et Léopold Hubert ont représenté tout un domaine 
de la peinture. Dans ce domaine, Wilkie peint la nature telle qu’elle 
o»t, sans souci de la scène du sentiment; c’est un peintre pur et 
simple, un copiste, mais un merveilleux copiste, qui a tous les 
secrets du créateur. Greuze, un peu gâté par Diderot, ne peut s’em¬ 
pêcher de faire de la philosophie, du drame et du mélodrame; il voit 
bien la nature; mais, n’y trouvant pas tout à son gré, il la cultive, il 
cherche l’agencement et la mise en scène; aussi les personnages de 
Greuze sont des comédiens; ils ont beau prendre des airs naturels, 
ils posent toujours un peu ; chaque scène de ce peintre pourrait être 
transportée au théâtre. Léopold Hobert a vu sous un plus beau ciel 
la nature en poète; au lieu de peindre en prose, il a peint en vers, 
comme il l’a dit lui-même. 

Greuze a trop sacrifié les draperies à la figure; du moins il serait 
plus juste de dire tout simplement qu’il a trop négligé les draperies. 
Il avait le tort de eroire que, si les draperies étaient plus terminées, ses 
chairs auraient moins d’effet. Il ne faut pas que l’éclat et la beauté 
des draperies frappent trop le regard ; mais les draperies du Titien 
ou de Van Dyck, qui sont des chefs-d’œuvre de goût et de travail, 
nuisent-elles à leurs figures? II y a dans les arts une harmonie 
suprême dont on ne peut s’écarter sans faute. 

Comme Wattcau, comme Boucher, comme Vanloo, Greuze a trop 


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souvent répété le même air do tète, soit qu’il peignit une paysanne 
ou une femme du monde, une sainte ou une pécheresse. Mais tous les 
peintres d’un caractère original tombent toujours dans cette erreur; 
ils ont une idée du beau qui les sauve et qui les égare quelquefois. 
Greuze, peintre de genre, s’élève au-dessus des peintres flamands par 
l’inspiration et la noblesse de ses sujets. Il ne se contente pas du 
tableau qu’il a sous les yeux, il compose une scène comme un poète 
dramatique. Voilà d’où vient son goût un peu théâtral ; mais s il 
n’atteint pas à la vérité magique de Gérard Dow ou de Terburg, il 
s’élève au-dessus d’eux par la poésie du sentiment. 

Après Watteau, le peintre le plus original du dix-huitième siècle, 
c’est Greuze. Du reste, il y a entre ces deux maîtres un certain air do 
famille. Si les paysans de Watteau sont des paysans de comédie, les 
paysans de Greuze ne sont-ils pas quelquefois des paysans de mélo¬ 
drame ? Watteau séduit sur son théâtre, Greuze louche sur le sien ; 
malgré quelques grimaces, comme Greuze a de la chaleur et de la 
sensibilité, il entraîne les spectateurs qui sentent plutôt, dans la scène 
qu’ils ont sous les yeux, l’effet que la vérité. Ce qui frappe de prime- 
abord dans les figures et dans le coloris.de Greuze, c’est un certain 
air de volupté répandu partout comme l’air de fête de Watteau. 
Greuze aimait les femmes avec passion, Watteau armait l'Opéra avec 
folie. Voilà tout le secret. Watteau ne séduit que les yeux et parle à 
l’imagination, Greuze séduit les yeux et parle au cœur. Un critique a 
dit avec raison que le peintre de la Cruche cassée avait donné une 
sorte de volupté aux peintures de la vertu. En effet, Greuze, mémo 
dans ses figures les plus candides, réveille en nous un sentiment plus 
doux qu’austère. 

Nous terminerons là cette étude qui est plutôt une légère esquisse 
qu’un tableau fini. Nous avons omis à dessein quelques grands 
artistes, comme Vernet, qui traversent cette époque de décadence 
et de mensonge avec le sentiment de la grandeur et de la vérité. 
Ceux-là seront étudiés à part ; il y a encore matière à un tableau 
qui contrastera vivement avec celui-ci. 

A. II. 


CHAPITRE PREMIER. 

Après une traversée heureuse, mais très-fatigante, nous 
atteignîmes enfin le port. Aussitôt que la chaloupe in eut 
déposé sur le rivage, je me chargeai moi-même de mon 
humble bagage, et, me faisant jour à travers la foule du 
peuple, -j’entrai dans l’auberge la plus voisine et la plus 
modeste, dont la façade était décorée d’une enseigne. Je 
demandai une chambre. Le domestique me mesura des 
pieds à la tête et rne conduisit dans une mansarde. Je me 
fis donner de leau propre et expliquer exactement en 
quel endroit de la ville je pourrais trouver 1\I. Thomas 
John. 

— Hors de la porte du Nord, la première maison de 
campagne à gauche, une maison grande et neuve, de 
marbre rouge et blanc, avec beaucoup de colonnes. 

— C’est bien, répondis-je. 

Il était encore d’assez bon matin. J’ouvris aussitôt mon 
paquet, en lirai mon nouvel habit noir, revêtis ma meil¬ 
leure toilette, glissai dans ma poche la lettre de recomman¬ 
dation dont j’étais muni, et me mis, peu de temps après, 
en route, en rne dirigeant vers la demeure de l'homme 
qui pouvait m’aider à réaliser mes humbles espérances. 

Quand je fus parvenu au bout de la longue rue du Nord, 
et que j’eus atteint la porte de la ville, je vis bientôt 
briller les colonnes parmi le feuillage des arbres. 

— C’est là, pensai-je en moi-même. 



















LA RENAISSANCE. 



J essuyai avec mon mouchoir la poussière de mes boites, 
rajustai ina cravate, et tirai le cordon de la sonnette, à la 
^rAce de Dieu. La porte s’ouvrit. Dans le vestibule, j’eus 
a subir un interrogatoire, mais le portier me lit annoncer 
aussitôt, et j’eus I honneur d’être appelé dans le parc, où 
AI. John se distrayait avec une petite société. Je reconnus 
tout de suite mon homme à l’éclat rayonnant de sa corpu¬ 
lente satisfaction. Il me reçut fort bien, — comme un riche 
reçoit un pauvre diablt ; — même il m'adressa la parole, 
sans toutefois se détourner du reste de la société, et prit 
de ma main la lettre cjue je lui présentai. 

— Ho! I 10 î dit-il, cela vient de mon frère. Il y a long- 
temps que je n’ai reçu de ses nouvelles. Il est pourtant en 
bo une santé ? 

Et, sans attendre ma réponse, il continua, en s'adressant 
à ses hôtes et en leur montrant avec ma lettre une colline : 


— C’est là, dit-il, que je compte faire élever le nouveau 
bâtiment. 

Il rompit le cachet de la lettre, sans rompre la conver¬ 
sation, qui roulait sur la richesse. 

— Celui qui ne possède pas au moins un million, ajouta- 
t-il, est, pardonnez-moi le mol, un va-nu-pieds. 

— Cela est bien vrai ! m'écriai-je, entraîné par le sen¬ 
timent cjui débordait de mon cœur. 

Ces mots parurent lui faire plaisir ; il me sourit et me dit : 

— Restez avec nous, mon cher ami. Plus tard, j’aurai 
peut-être un moment pour vous dire ce que je pense de 
ceci. 


En disant ces mots, il frappa d’une main sur la lettre 
qu’il mit aussitôt dans sa poche. Puis il se retourna vers 
sa compagnie. Il offrit le bras à une jeune dame; d autres 
messieurs firent de même à d'autres dames, comme cela 
se présentait, et l’on se dirigea vers la colline qui était 
toute couronnée de roses. 

Je me glissai à la suite des botes de AI. John, sans im¬ 
portuner personne, car personne ne paraissait s'inquiéter 
de moi. La société était de bonne humeur : on riait, on 
badinait, et, par moments, ou parlait gravement de choses 
futiles, et légèrement de choses graves; surtout on s’épui¬ 
sait en délicieuses épigrainmes sur les amis et sur leurs af¬ 
faires. J étais trop étranger à tout ce qui se disait , pour y 
entendre grand’chose, et trop préoccupé, pour chercher 
le sens de ces énigmes. 

Mous avions atteint la roseraie. La belle Fanny, qui était, 
comme il me parut, la reine du jour, voulut par caprice 
cueillir plie-même une branche de roses, mais elle se pi¬ 
qua à une épine, et un sang aussi pourpre que la couleur 
des fleurs elles-mêmes teignit sa main délicate. Cet évé- 
nemeut mit toute la société en émoi. On demanda du 
taffetas anglais. Aussitôt un homme silencieux, long, sec, 
maigre et vieillot, mit la main dans la poche étroitement 
collée de la basque de son habit français île bourre 
de soie grise, en lira un petit portefeuille, l’ouvrit et offrit 
à la daine, avec une respectueuse révérence, ce qu’elle 
désirait. Elle prit le taffetas sans paraître faire attention à 
celui qui le lui offrait, et sans le remercier. La blessure fut 
bandée, et l’on gravit la colline, du haut de laquelle on 
voulut jouir du vaste tableau que ( incommensurable Océan 
présentait eu cet endroit au-delà du vert labyrinthe du 


parc. 

Le panorama était réellement grandiose et magnifique. 
Un point léger et piesqne imperceptible se montrait à 





1 horizon, entre la ligne sombre de la mer et l'azur du ciel. 

— Ou on m’apporte une longue-vue! s’écria Al. John. 

ht, avant même que ces paroles eussent mis en mouve¬ 
ment son peuple de domestiques, l’homme gris avait 
<!<*ja, en faisant une nouvelle révérence, mis la main dans 
la poche de son habit, et en avait tiré un beau télescope qu’il 
présenta a Al. John. Celui-ci, après l’avoir appliqué à son 
œil droit, informa la société que c’était le bâtiment qui 
était sorti du port la veille, et que des vents contraires re¬ 
tenaient en vue de la rade. Le télescope passa de main en 
main, mais sans revenir à celles du propriétaire. Aloi, je 
regardai l’homme avec un grand étonnement, et je ne 
pouvais comprendre comment un instrument aussi énorme 
avait pu sortir d’une poche aussi étroite ; mais personne 
n eut I air d'avoir fait cette remarque, et l’on ne s’inquiéta 
pas plus de l’homme gris que de moi-même. 

On offrit des rafraîchissements, les plus beaux fruits de 
toutes les zones dans les vases les plus précieux. AI. John 
ht les honneurs de sa maison avec une bonne grâce char- 
mante, et il m’adressa pour la seconde fois la parole. 

— Alangez, me dit-il ; vous n’avez pas eu cela en mer. 

Je m’inclinai, mais il ne me regardait déjà plus, et il 

parlait déjà avec un autre de scs convives. 

On désirait de s’asseoir sur la pelouse qui revêtait la 
pente de la colline en vue de l’immense paysage que l’on 
découvrait de cet endroit ; mais on craignait l'humidité du 
sol. 


— Ce serait charmant, dit l’un des invités, si nous 
avions des tapis de Smyrne pour les déployer ici. 

A peine ce souhait fut-il formé, que l'homme gris avait 
déjà la main dans sa poche, et, avec un mouvement hum¬ 
ble et discret, il en tira un tapis de Smyrne richement 
tramé d’or. Les domestiques le prirent , comme si cela 
devait être ainsi, et le déployèrent à l’endroit désiré. 
La société y pris place aussitôt. Je regardai de nouveau 
avec stupéfaction l’homme, la poche et le tapis qui 
avait vingt pas de long sur dix de large; je me frottai 
les yeux ne sachant ce que je devais penser de tout cela, 
d’autant plus que personne n'avait l’air de s’en étonner. 

J’eusse volontiers reçu quelque explication au sujet de 
cet homme, et demandé qui il était, si j’eusse su à qui 
m’adresser, car je craignais plus encore messieurs les 
domestiques que les messieurs qu’ils servaient. Enfin j« 
m’enhardis et m’approchai d’un jeune homme, qui pa¬ 
raissait de moins haute condition et que j’avais vu plu¬ 
sieurs fois isolé du reste de la compagnie. Je le priai tout 
bas de me dire quel était cet homme si complaisant. 

— Cet homme-là qui a l’air d’un bout de fi! qu’un 
tailleur laisse échapper de son aiguille ? 

— Oui, celui qui est là tout seul. 

— Je ne le connais pas, me répondit-il. 

Et comme s’il eut voulu éviter une plus longue conver¬ 
sation, il s’éloigna de moi et alla parler avec d’autres du 
choses indifférentes. 

En ce moment le soleil commençait à devenir plus ar¬ 
dent et à incommoder les daines. La belle Fanny se 
tourna nonchalamment vers l’homme gris, auquel jus¬ 
qu’alors je u’avais vu personne adresser la parole, et elle 
lui demanda : 

— N auriez-vous peut-être pas aussi une tente dans votre 
poche ? 

il répondit par un profond salut, comme si elle lui avait 


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LA RENAISSANCE. 


140 


fait un honneur qu’il ne méritait pas. Il plongea la main 
dans sa poche, et je l’en vis tirer des étoffes, des pieux , 
des cordes, des ferrailles, en un mot tout ce qu’il fallait 
pour conslituer la tente la plus complète. Les jeunes gens 
de la société aidèrent à la monter. Elle couvrit toute l’é¬ 
tendue du tapis, et personne ne parut trouver en cela un 
motif d’étonnement. 

Depuis longtemps j’éprouvais un étrange malaise, et 
même je ne sais quel secret effroi. Quelle fut mon épou¬ 
vante quand je vis l’homme, après qu’un monsieur de la 
compagnie eu eut exprimé le désir, tirer de sa poche 
trois chevaux de selle, je vous le répète, trois superbes et 
grands chevaux de course, tout sellés et tout bridés. Re¬ 
présentez-vous, au nom du ciel, trois chevaux tout harna¬ 
chés qui sortent de la même poche d on étaient déjà 
sortis un portefeuille, un télescope, un tapis de Smyrne 
tramé d’or, de vingt pas de long sur dix de large, une 
lente de la même grandeur avec tout son attirail ! Si je ne 
vous affirmais que je le vis de mes propres yeux, vous ne 
pourriez sans doute me croire. 

Si embarrassé et si timide que parut l’homme gris lui- 
même, quelque peu d’attention que les autres parussent 
lui prêter, sa figure pâle, dont je ne pouvais détacher les 


yeux, m’inspira une telle terreur qu’il me fut impossible 
d’y tenir plus longtemps. 

Je résolus de m’esquiver de la société, ce qui me parut 
iort lacile, grâce au rôle insignifiant que j’y occupais. 
Je voulus retourner en ville, sauf à tenter le lendemain 
une nouvelle démarche auprès de M. John, et, si j’en 
avais le courage, à m’enquérir au sujet du mystérieux per¬ 
sonnage en habit gris. Que n’ai-je réussi à m’échapper 


ainsi ! 

Je m’étais déjà glissé jusqu’au pied de la colline, à tra¬ 
vers la roseraie, sans qu’on m’eût aperçu. Arrivé au milieu 
d’une vaste pelouse, je jetai vivement les yeux autour de 
moi, de crainte qu’on ne me vît marchant sur le gazon 
au lieu de suivre les sentiers. Quel fut mon effroi quand 
j’aperçus l’homme gris derrière moi, qui s’avançait de 
mon côté ! Il ôta aussitôt son chapeau et me fit un salut si 
profond que je n’en avais de ma vie reçu un semblable de 
personne. Je n’en pouvais plus douter : il voulait me 
parler, et je ne pouvais m’y soustraire sans lui faire une 
grossièreté. Je me découvris aussi, répondis à son salut, 
et j’étais la tête nue au soleil, immobile comme si mes 
pieds eussent pris racine dans le sol. Je le regardais fixe¬ 
ment et avec effroi, et j’étais comme un oiseau fasciné 
par un serpent. Lui-même avait l’air fort inquiet; et, sans 
lever les yeux, il me salua de nouveau, fit quelques pas 
en avant, et me dit d’une voix incertaine et avec un accent 
suppliant : 

— Monsieur, daignez excuser l’indiscrétion avec la¬ 
quelle je me hasarde à vous aborder d’une manière si 
inconvenante. J’ai une prière à vous faire. De grâce, 
permeltez-uioi.... 

— Mais, au nom du ciel, balbutiai-je avec terreur, 
dites-moi, monsieur, ce que je puis faire pour un homme 
qui.... 

Nous restâmes tous deux muets, et je crois que nous 
rougîmes. 


Après un moment de silence, il reprit : 

Pendant le peu de temps que j’ai eu le bonheur de 
me trouver en votre présence, dit-il, il m’a été donné à 


4 






4 


plusieurs reprises, monsieur, —pardonnez-moi, si je vous 
le dis, — de contempler avec une admiration vraiment 
inexprimable cette belle ombre, cette ombre superbe que 
vous projetez au soleil avec une sorte de noble indiffé¬ 
rence, sans que vous ayez même l’air d’y faire attention, 
cette ombre magnifique qui est là à vos pieds. Par¬ 
donnez-moi la hardiesse que je prends. Ne seriez-vous 
pas disposé à me céder cette ombre charmante ? 

Il se tut, et je sentis mon cerveau tourner comme la 
roue d’un moulin. Que devais-je penser de cette singulière 
proposition de m’acheter mon ombre ? Il devait être fou , 
pensai-je; et, prenant le ton d’humilité qu’il avait lui- 
même donné à son langage, je lui répondis : 

— lié ! hé ! mon bon ami, votre propre ombre ne 
vous suffit donc pas? Voilà ce qui s’appelle un marché 
d’un genre tout à fait extraordinaire. 

Mais il m’interrompit aussitôt. 

— J’ai dans ma poche, dit-il, plus d’un objet qui pour¬ 
rait n’être pas tout à fait indifférent à monsieur. Il n’est 
rien que je ne donnasse de cette ombre inappréciable. 

Je me sentis de nouveau devenir froid, en me rappelant 
la poche de cet homme, et je ne pus comprendre com¬ 
ment il m’avait été possible de l’appeler mon bon ami. 
Je repris donc la parole et cherchai à réparer ma faute 
par une honnêteté excessive : 

— Mais, monsieur, lui dis-je, excusez votre très-humble 
serviteur. Je ne comprends pas fort bien votre intention. 
Comment se pourrait-il que mon ombre.... 

— Je vous prie seulement de me permettre, interrom¬ 
pit-il de nouveau, de prendre possession de cette noble 
ombre, et de l’emporter. Cornaient je ferai cela, c’est 
mon affaire. En échange et comme un témoignage de ma 

O CO 

reconnaissance envers monsieur, je le laisserai choisir 
parmi tous les joyaux que j’ai dans ma poche. Il y a 
l’herbe à sauter, la mandragore, des jetons, des’écus de 
vol, la serviette de l’écuyer de Roland, un petit pendu 
à bon marché ; mais tout cela ne sera rien pour vous. 
Voici qui vaut mieux : j’ai le chapeau de Fortunatus, 
nouvellement et solidement retapé; j’ai au<si une bourse 
enchantée, pareille à la sienne.... 

— La bourse de Fortunatus ? interompis-je à mon tour. 

Et si grand que fût mon effroi, il avait par ce seul mot 

captivé tous mes esprits. Je fus pris d’un vertige, et il me 
semblait qu’une nuée de doubles ducats (lamboyait de¬ 
vant mes yeux. 

— Veuillez, mon cher monsieur, examiner et mettre à 
l’épreuve cette bourse. 

Et en disant ces mots il tira de sa poche par deux gros 
cordons de cuir une bourse de moyenne longueur, solide- 
ment cousue et faite de maroquin épais. Il me la remit. 
J’v plongeai la main et en tirai dix pièces d’or, puis encore 
dix pièces, puis encore dix pièces, puis encore dix pièces. 
Puis, frappant vivement dans la main : 

— Tope, monsieur, le marché est conclu. Pour cette 
bourse prenez mon ombre. 

Il accepta, se mit aussitôt à genoux devant moi, et avec 
une adresse étonnante, i) détacha doucement du gazon 
mon ombre depuis les pieds jusqu'à la tête, la ramassa, 
l’enroula, la plia et la mit enfin dans sa poche. Puis il se 
leva, me salua derechef, et retourna du côté de la rose¬ 
raie. Eà je crus l eu tendre rire tout bas en lui-même. 
Mais je tenais fortement la bourse par les deux cordons ; 


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LA RENAISSANCE. 


141 


la terre autour de moi était brillante de soleil, et je fus 
longtemps à revenir à moi-môme. 


CHAPITRE II. 

Enfin, je repris mes sens, et je me hâtai de quitter ce 
lieu où j’espérais bien n’avoir plus rien à faire. Je com¬ 
mençai par remplir mes pochesd’or, puis je nouai les cordons 
de la bourse autour de mon cou, et je la cachai dans ma 
poitrine, Je sortis du parc sans que personne m’eût 
aperçu, atteignis la grande route, et me dirigeai vers la 
ville. Pendant que je m’acheminais tout pensif vers la 
porte, j’entendis crier derrière moi : 

— Jeune monsieur! lié ! jeune monsieur! écoutez-moi 
donc ! 

Je me retournai et vis une vieille femme qui me dit : 

— Regardez donc devant vous, monsieur; vous avez 
perdu votre ombre. 

— Merci, bonne femme, lui répondis-je en lui jetant 
une pièce d’or, pour le conseil bien intentionné quelle 
venait de me donner. 

Et je passai sous les arbres. 

Quand je fus arrivé à la porte, la sentinelle médit: 

— Où donc monsieur a-t-il laissé son ombre ? 

Lu peu plus loin j’entendis deux femmes s’écrier avec 
épouvante : • 

— Jésus ! Maria ! le pauvre homme n’a point d’ombre ! 

Cela commença à m’ennuyer singulièrement, et j’évitai 

soigneusement de marcher au soleil. Mais ceci n’était pas 
possible partout, par exemple, dans la rue Large que je 
devais traverser dans toute sa longueur, et précisément, 
par malheur, au moment où les enfants sortaient de 
l’école. Un maudit polisson bossu, je le vois encore devant 
moi, s’aperçut tout de suite que je n’avais point d’ombre. 
Il me trahit par un grand cri â tous ses camarades litté¬ 
raires du faubourg, qui commencèrent aussitôt à hurler 
après moi et à me jeter de la boue. 

— D’honnêtes gens, quand ils marchent au soleil, ont 
l'habitude d’emporter leur ombre avec eux ! s’écriaient-ils. 

Pour m’en débarrasser, je leur jetai de l’or à pleines 
mains, et me jetai dans un Gacre que quelques âmes 
compatissantes m’aidèrent à gagner. 

Quand je me trouvai seul dans la voiture, je me pris à 
pleurer amèrement. Je pressentais déjà qu’aulant l’or I em¬ 
porte ici-bas sur le mérite et sur la vertu, autant l’ombre 
l’emporte sur l’or, sur l’or lui-même; et comme j’avais 
naguère sacrifié la richesse à ma conscience, j'avais main¬ 
tenant donné mon ombre pour de l’or. Que pouvait-il, 
([ue devait-il m’arriver sur la terre ? 

J'étais encore dans une grande consternation lorsque 
la voilure s’arrêta devant mon humble logement. Je reculai 
devant l’idée d’entrer dans cette modeste mansarde. Aussi 
je fis descendre mon léger bagage, reçus avec mépris le 
misérable paquet, jetai quelques pièces d’or au maître de 
la maison et ordonnai au cocher de me conduire au 
meilleur hôtel de la ville. La maison était située vers le 
nord, de sorte que je n’avais plus à craindre le soleil. Je 
renvoyai le cocher après lui avoir donné quelques pièces 
d’or, demandai le meilleur apparteineut, et m’y enfermai 
aussi tôt que possible. 


Que croyez-vous que je fis en ce moment? Je rougis, 
rien qu’en vous faisant cet aveu. Je tirai de ma poitrine la 
malheureuse bourse, et, avec une sorte de fureur qui, pa¬ 
reille a un incendie violent, croissait de minute en minute, 
j’y puisai de l’or, et de l’or, et de l’or, et toujours de for, 
que je répandis à pleines poignées sur le plancher. Je 
marchai à travers, et le fis retentir, et, repaissant mon 
pauvre cœur de l’éclat et du son de tout cet or, je jetai 
toujours plus de métal sur le métal, jusqu’à ce que, fati¬ 
gué, je tombai moi-même sur le riche et resplendissant 
monceau et m’y roulai avec frénésie. Ainsi le jour, ainsi 
le soir se passèrent, et la nuit me trouva couché sur ce lit 
d’or, où je m’endormis. 

Quand je me réveillai, il était de grand matin encore. 
Ma montre s’était arrêtée. J’étais moulu, et mourant de 
faim et de soif. Je n’avais pas mangé depuis la veille au 
malin. Je repoussai avec indignation et dégoût tout cet or 
dont j’avais, quelques heures auparavant, rassasié mou 
cœur insensé; dans mon désespoir, je ne savais qu’en faire. 
Je ne pouvais le laisser ainsi sur le plancher. J’essayai donc 
de le faire rentrer dans la bourse maudite; mais ce fut en 
vain. Aucune de mes fenêtres ne donnait sur la mer. 
Il fallut donc me résoudre à le transporter et à l’entasser, 
à grand’peine et à la sueur de mon Iront, dans une vaste 
armoire qui se trouvait dans un cabinet latéral. Je n’en 
laissai que quelques poignées. Quand ce travail fut fini, je 
m’étendis tout épuisé dans un fauteuil, et attendis que 
les gens de l’hôtel commençassent à se remuer. Aussitôt 
que je le pus, je demandai à manger, et fis venir le maître 
de la maison. 

Je pris avec cet homme des arrangements au sujet de 
l’ordonnance de ma demeure. Il me recommanda, pour le 
service particulier de ma personne, un certain Bendel, 
dont l’intelligente et bonne figure uie séduisit tout d’abord. 
Ce fut lui dont l’attachement m’accompagna, depuis, à tra¬ 
vers les misères de mon existence, et m’aida à supporter 
ma cruelle destinée. Je passai toute la journée dans mon 
appartement avec des serviteurs sans maîtres, avec des 
cordonniers, des tailleurs, des marchands; je fis un grand 
nombre d’emplettes, et achetai surtout une quantité de 
choses précieuses et de joyaux, pour parvenir à me dé¬ 
faire quelque peu de l’or dont j’étais embarrassé. Mais il 
me paraissait (pic le monceau ne voulait pas diminuer. 

Cependant, je flottais toujours dans une anxiété pénible. 
Je n’osais me hasarder à mettre le pied hors de la maison, 
et le soir, je faisais allumer dans mon salon quarante bou¬ 
gies, avaut de sortir de l’obscurité. Je songeais toujours 
avec horreur à la terrible rencontre que j’avais faite des 
écoliers. Toutefois, je résolus, quelque courage qu’il me 
fallut pour cela, de mettre une dernière fois l’opinion 
publique à l’épreuve. A l’époque où nous étions, il régnait 
un beau clair de lune. Le soir, je m’enveloppai d’un vaste 
manteau, enfonçai profondément mou chapeau sur ma 
tête, et me glissai dans la rue, tremblant comme un homme 
qui va commettre un crime. Je ne sortis de l’ombre des 
maisons, sous la protection desquelles j’avais marché jus¬ 
qu’alors, que lorsque je fus arrivé sur une place publique 
fort écartée. J’étais décidé à apprendre mon sort de la 
bouche des passants. 

Épargnez-moi le douloureux récit de tout ce qu’il me 
fallut souffrir. Les femmes me témoignaient parfois la pitié 
que je leur inspirais. Ces manifestations ue me déchiraient 


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la renaissance. 


1 \1 


pas moins l'âme que l’air insultant des jeunes gens et le 
dédain altier des hommes, surtout de ceux qui, doués d’une 
majestueuse obésité, projetaient sur le sol une ombre 
grosse et large, line belle et gracieuse jeune fille, qui ac¬ 
compagnait ses parents, leva, par hasard , pendant que 
ceux-ci marchaient les veux abaissés vers la terre, ses doux 

•r 

regards sur moi. Mais elle tressaillit visiblement en remar¬ 
quant que je n’avais pas d’oinbre; elle ramena son voile 
sur son charmant visage, baissa la tète et passa sans pro¬ 
férer une svllabe. 

Je n’v pouvais tenir plus longtemps. Des larmes jailli¬ 
rent de mes yeux, et, le cœur déchiré, je me retirai dans 
les ténèbres. Je marchai le long des maisons pour assurer 
mes pas, et j’atteignis lentement et fort tard ma demeure. 

Je, >assai la nuit sans pouvoir fermer l’œil. Le lendemain, 
ma première occupation fut de faire chercher partout 
l’homme gris. Peut-être pouvais-je réussir à le retrouver, 
et que j’eusse été heureux s’il se fût repenti de notre mar¬ 
ché, comme je m’en repentais moi-même ! Je lis venir 
Bendel ; il me paraissait avoir de l’intelligence et de la 
ruse. Je lui décrivis minutieusement l'homme qui avait dans 
sa possession un trésor sans lequel la vie n’était plus pour 
moi qu’un fardeau. Je lui désignai le temps et le lieu où 
je l’avais vu. Je lui dépeignis tous ceux qui avaient été 
présents, et enfin j’ajoutai une indication qui pouvait le 
servir puissamment dans ses recherches : je lui recomman¬ 
dai de s’informer exactement d’un télescope de Üollond, 
d’un tapis de Smyrne tramé d’or, d’une magnifique tente 
et de liois chevaux de selle, dont l’histoire, sans que je 
lui disse comment, se rattachait à celle du mystérieux in¬ 
connu, auquel personne n’avait paru prêter la moindre at¬ 
tention, et dont la rencontre avait troublé le repos et le 
bonheur de ma vie. 

Quand j’eus achevé, j’allai prendre de l’or, un tas d’or, 
comme moi seul j’étais capable de le porter, et j’y joignis 
encore des bijoux et des joyaux d’une valeur considérable. 

— Bendel, dis-je à mon serviteur, voici ce qui aplanit 
bien des chemins et qui rend faciles bien des choses qui 
paraissent impossibles. N’en sois pas avare, comme je ne 
l’en suis pas moi-même. Va, maintenant, et reviens avec 
de bonnes nouvelles, qui puissent réjouir le cœur de ton 
maître et sur lesquelles reposent ses uniques espérances. 

Il partit. Il revint tard, et paraissait fort abattu. Au¬ 
cun d’entre les domestiques de M. John, aucun de ses 
convives, bien qui leur eût parlé à tous, ne put se rappeler 
un souvenir même éloigné de l'homme à l’habit gris. Le 
nouveau télescope était là, mais personne 11e savait d’où 
il était venu. Le tapis était encore déployé et la tente 
dressée sur la même colline; les domestiques vantaient la 
richesse de leur maître, et personne ne savait comment ces 
nouveaux objets de prix étaient venus dans sa possession. 
Lui-même s’y complaisait fort ; mais il ne s’inquiétait guère 
d’ignorer de quelle manière il les avait acquis. Les che¬ 
vaux se trouvaient dans les écuries des jeunes messieurs 
qui les avaient montés, et auxquels M. John les avait don¬ 
nés ce jour-là. Voilà tout ce que j’appris par le récit dé¬ 
taillé de bendel, dont le zèle actif et intelligent, malgré 
un résultat aussi infructueux, obtint de ma part des éloges 
mérités. Je lui lit signe, d’un air sombre, de me laisser 
seul. 

— J’ai, continua-t-il, rendu compte à mon seigneur des 
choses qui avaient le plus d’intérêt pour lui. Il ine reste 


maintenant à m'acquitter envers lui d’une commission qui 
m’a été faite ce matin de bonne heure, par un homme que 
j’ai rencontré à la porte de la maison, au moment où je 
sortais pour les affaires dans lesquelles j’ai si mal réussi. 
Voici les paroles mêmes que cet homme m’a adressées : 
« Dites à M. Pierre Schlemihl qu’il ne me verra plus, at¬ 
tendu que je vais passer la mer et qu’un vent favorable 
m’appelle précisément au port; mais j’aurai un jour Ihon- 
netir de le revenir trouver, et de lui proposer une autre 
affaire qui lui paraîtra peut-être acceptable alors. Faites-lui 
mes très-humbles compliments, et assurez-le de ma recon¬ 
naissance. » Je lui ai demandé qui il était; mais il m’a ré¬ 
pondu que vous le connaissiez déjà. 

— Quelle était la ligure de cet homme? demandai-je 
avec inquiétude. 

Et bendel me déciivit l’homme gris, au sujet duquel il 
avait fait tant de recherches, trait pour trait, mot pour mot, 
exactement comme je l’ai dépeint au commencement de 
ce récit. 

— Malheureux ! m’écriai-je en me tordant les mains, 
c’était mon homme lui-même ! 

En ce moment, des écailles parurent lui tomber des yeux. 

— Oui, vous avez raison, c’était lui-mèine ! s’écria-t-il 
avec épouvante. Et moi, aveugle et insensé que je suis, je 
ne l’ai pas reconnu, je ne l’ai pas reconnu, et j’ai trahi mon 
maître ! 

Puis, pleurant à chaudes larmes, il éclata en amers repro¬ 
ches contre soi-même, et son désespoir était tellement vio¬ 


lent, que j’eus moi-même pitié de lui. Je lui donnai des 
consolations, lui assurai, à plusieurs reprises, que je ne 
mettais pas en doute sa fidélité, et l’envoyai incontinent 
au port, afin de découvrir, si c’était possible, les traces de 
l'étrange inconnu. Mais, dans le cours de cette même ma¬ 
tinée, un grand nombre de navires, retenus dans le port 
par des vents contraires, avaient pris le large dans toutes 
les directions et vers toutes les côtes, et l'homme gris avait 
disparu, sans plus laisser de trace qu’une ombre. 

( La suite à la prochaine lirraison. ) 


LA PLUS ANCIENNE GRAVURE. 

La gravure avec la date la plus ancienne qu’on connaisse tepré- 
sento saint Christophe portant l'enfant Jésus sur ses épaules *. Elle 
est marquée du millésime de 1423 . 0 C’est, dit M. Duchesneainé, une 
de ces curiosités qu’on ne peut voir sans une espèce d’étonnement. 
Elle n'intéresse, ajoute-t-il, ni par la composition, ni par le dessin, rû 
par le travail, car rien 11’est plus grossier, plus incorrect et moins 
agréable a l’œil. Mais quand on pense qu'une image destinée à 
satisfaire la dévotion du peuple, une simple feuille de papier, a pu 
traverser un espace de quatre siècles, et arriver presque sans acci¬ 
dents jusqu'à nous, on ne peut plus être étonné du prix qu'on 
attache à une semblable gravure. » 

On ne signale que trois épreuves «le cette pièce : celle du cabinet 

* Sur saint Christophe, voir Molanus, de I/istona SS imayinnm , lib III. c. 27. 
lie rue anylo^française, I, 356, M. Alfred Miuryj L. J. Gueuebaut, Dictionn. 
iconoyr t des monuments, p. 270-77 ; et surtout Die Attributsn ^der J/ctlijen, llano- 
vereu, 1843, ouvrage dont MM. Morellet et Thomas, professeurs au collège de 
Colmar, nous promettent une traduction corrigée et complétée. M. Ch. HeidelofT de 
Nuremberg, dans son tectieil intitulé : les Ornements du moyen Aye, 9*- partie, 1844, 
p. 31, pl. IV. fig. d , décrit le collier de la confrérie de Saint-Christophe, fondée 
en I48U, par le comte Guillaume de Henneberg, et u laipielle H. Ile* listein se pro¬ 
pose de consacrer quelques pages de son grand ouvrage sur les uioiiumeuts delà 
Freuconie et de la Ttuiringc. 


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LA RENAISSAÎSCE. 


145 


dos estampes de la Bibliothèque royale de Paris que M. Léon de la 
Borde regarde comme une copie, l'épreuve coloriée de la bibliothè¬ 
que de lord Spencer; une troisième restée en Allemagne, celle pro¬ 
bablement que E.-1I. de Ileinecken, auteur classique en fait d’arts 
du dessin, découvrit dans la chartreuse de Buxheim, près de Mem- 
mingen *. 

De Murr en a donne un fac-similé qu’on retrouve dans VEssai sur 
l’origine de la gravure , de Jansen, t. 1, pl. IV, p. 10(1; d’autres 
fac-similé sont dans la Itiblioifieca spenceriana de Dibdin, t. I 
page 115, et dans le Mémoire dcM. de la Borde sur l'origine de l'im¬ 
primerie à Mayence . Paris, 1840, in-4°. Une copie réduite eu contre¬ 
partie a été insérée dans le Magasin pittoresque, 2 e année, 1834, 
page 404; consulter aussi d’Agincourt, Histoire de l'art , pl. clxix, 
n° 8, section peinture: et le loyage de Dibdin en France, t. III, 
page 103 et suivantes, etc. 

Celte planche in-folio est du genre de celles des dominotiers, qui 
procédaient des cartiers, comme les graveurs sur cuivre procédèrent 
plus lard des orfèvres. Ces dominotiers s’appliquaient en italien le 
mol qui sert à exprimer les opérations typographiques, à une époque 
où l'imprimerie était encore ignorée. Une requête des cartiers de 
Venise, présentée au sénat de la république le 11 octobre 1441, con¬ 
tient ces mots carte e figure stahpide che si fanno in / enezia ; manière 
de parler usitée également dans les Pays-Bas, et qui suHit pour 
faire tomber les arguments de Des lloches et de son auxiliaire 
F.-J.-J. Mois **. 

De pareilles images sur bois et enluminées étaient fort communes 
au quinzième siècle. On raconte que l'une de celles que les moines 
distribuaient dans les processions décida la vocation de Ouentin 

Mctsvs. 

4 

Mais si elles abondaient alors, elles disparaissaient avec facilité. 
Rien ne les protégeait contre la destruction, ni leur mérite, ni leur 
prix, ni leur forme. De là vient que des objets sans valeur à cette 
époque, sont devenus pour nous des raretés du premier ordre. 

C’était donc à 1423 que s'étaient arrêtées les investigations les 
plus favorisés. Là les annales de la gravure avaient fixé leur premier 
jalon, leur point de départ. 

Un hasard propice est venu faire reculer cette borne de cinq 
années. 

Il y a quelques semaines, on allait briser à Malines un vieux coffre 
dont on avait extrait des archives moisies. Dans l'intérieur du cou¬ 
vercle était collée une estampe à peine visible. Par bonheur il se 
trouvait là un curieux *** qui en détacha les fragments, les réunit 
ensuite avec adresse, et comprit, à l'inspection de la date de 1418, 
qui y est clairement exprimée, que cette feuille pouvait intéresser 
l’histoire de l’art. 

Oii détacha à peu près ainsi à Bruges, au mois d’aoùt 1841, quel¬ 
ques autres gravlires sur bois collées dans des sépultures en maçon¬ 
nerie de l’église cathédrale de Saint-Sauveur ****, mais ccs dernières 
étaient beaucoup plus modernes. 

Attentifs à ne pas laisser sortir du pays des choses précieuses que 
Paris ou Londres n hésiteraient pas à nous enlever, nous sommes par - 
venu à acquérir ce trésor, au prix de o00 francs, véritable bagatelle 
pour un morceau de cette importance, unique et inédit. 

En voici la description, en attendant que nous en donnions une 
copie exacte. 

L’estampe qui a juste 40 centimètres de hauteur sur20 centimèlres 
et demi de largeur, et qui a contracté par le temps une teinte jau¬ 
nâtre, a été déchirée en plusieurs endroits; elle offre des piqûres de 
ver, et le bas a même été enlevé, mais avec du papier de la même 
époque et pris dans le même coffre, on l’a habilement raccommodée 
en laissant cependant aux amateurs la faculté de la bien examiner 
des deux côtés. 

La marque du papier, dont les pontuseaux suivent la direction 
horizontale, est une ancre posée en face vers la partie supérieure. 


* Idée générale d’une collection complète d’estampes ; Leipiig, 1701, in-8*, 
îfôO. 

♦ ♦ Celui-ci o cependant soin d'aller nu-devont de notre objection. \oy. son 
mémoire dans le RuUctin du biLL belge, 1, #8. 

*** M. J. -B. de Noter, peintre el architecte. 

**»* O. Bclepierre, Notices sur Us tombes découvertes, en août 1841, etc., in-8* 
de 8 pag. avec un fac-similé in-pluno. 


Or, cette marque ne se voit point parmi celles qu’a rassemblées 
Jansen. 

L image a été coloriée suivant l’ancien usage; toutefois il n’y a 
guère que le rouge et un peu de vert et de bistre qui aient résisté. 

Dans le haut trois anges tendent des deux mains des couronnes 
de fleurs. Deux colont* es voltigent au dessous d'eux. Au centre d'un 
cercle palissadé, semblable à celui du jardin de la Pucelle de Hol¬ 
lande, e>t assise entre deux arbres la Vierge avec l’enfant Jésus. 
Celui-ci se tourne à droite vers sainte Catherine, qui a pour attribut 
un giaive et une roue. Sur l'extrémité de la palissade voisine de 
1 épaule droite de la sainte est perché un oiseau, nue colombe encore 
peut-être. A gauche est sainte Barbe tenant une tour; sur le premier 
plan, à droite, sainte Dorothée avec un bouquet de fleurs et un 
panier de fruits, au milieu le serpent ou dragon dont la Vierge doit 
écraser la tète; à gauche sainte Marguerite, qui tient une croix et 
un livre. La palissade est fermée par une barrière, et en dehors vers 
la gauche ou aperçoit un lapin en entier, tandis que dans I estampe 
de saint Christophe le lapin est presque entièrement caché dans son 
terrier. 

•Mais si l’image que nous décrivons est plus ancienne que le saint 
Christophe, elle est infiniment supérieure pour l’exécution. En effet, 
l’ordonnance en est ingénieuse, les attitudes sont simples et natu¬ 
relles, les draperies indiquées dans le style des miniatures de l épo- 
que, à plis larges et empesés, et le dessin ne manque pas d une cer¬ 
taine correction. 

La gravure n’est qu’un simple contour d’une profondeur remar¬ 
quable, et qui se fait sentir en repoussoir par derrière. L’impresion 
parait exécutée d’après la pratique ordinaire, avec une espèce de 
détrempe pâle ou plutôt grise. Le papier doit avoir été appliqué sur 
la planche et frollé fortement au revers, ce qui explique la vivacité 
de l’empreinte. 

Toutes les tètes sont nimbées, mais le nimbe de l’enfant Jésus est 
seul crucifère, cette sorte d’ornement étant réservé a la Divinité *. 

La Vierge porte une couronne impériale; sainte Catherine, une 
couronne de reine; sainte Dorothée, une couronne de fleurs. Firgt- 
num imaginibus , dit Molanus, IV, 31, coronam ex fturibus conscrtam 
imponimus, quia et rirginitatis est /loretn carpere et ex eo fatum et tnel 
comjionere, de quo dicetur : Favus distillai!» labia tua, sponsa ; rael et 
lac sub lingua tua. Cyprianus Chain virginitalem ipsum florem appeUat 
in tracta tu ad Demetrianum. 

Les cheveux de la Vierge sont relevés, ceux des quatre saintes 
flottent sur leurs épaules; quatre légendes, dans des banderoles, 
offrent les noms de celles-ci en caractères gothiques : Sca Entérina, 
Sca llarbara, Sca Theorcltisa (?), Sca Margaritta . Chacune des 
figures est assise. 

Sur la première traverse de la barrière est l'inscription capitule, 
le signe sacramentel et distinctif de l’estampe, le millésime de 
MCGCCX.VIII, et il est d’une manière nette, précise, incontestable. 

Voilà donc Bruxelles en possession d’un monument qui n’existe 
nulle part, et qui, selon toute apparence, est un monument natio¬ 
nal, l’œuvre de nos anciens printers. L’école flamande de peinture 
s’v montre en effet avec son caractère natif et individuel, liaison de 
plus pour nous applaudir de cette conquête. 

i.b barox DE REIFFENBERG. 


VARIÉTÉS. 

Bruxelles. — L’Académie royale des Sciences et des Belles Lettre» 
a tenu, le 10 décembre, sa séance publique annuelle. Au nombre 
des médailles décernées aux vainqueurs qui se sont présentés au 
concours ouvert par ce corps savant, il en est une qui a été accor¬ 
dée à un mémoire de M. le chevalier Van des Brandcn de Reeth, sur 
la famille historique des Bcrthout, à Malines. 

_Le roi, sur le rapport qui lui a été fait du mérite de l’ouvrage 

intitulé : Nouveaux Eléments d’astronomie et de Météorologie, par le 
capitaine Lebon, vient d’adopter ce livre pour l’éducation de 
LL. AA. RR. le duc de Brabant et le comte de Flandres. 

(Jand. _On vient de publier le programme du concours litté- 

* Didron, Iconographie chrétienne , p. 32. 


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LA RENAISSANCE. 



mire, ouvert par la Société royale clés Beaux-Arts et de littérature, 
à Garni, pour l’année J84ô. On demande, pour la classe de littéra¬ 
ture, histoire et archéologie : 1° Un Poème, en langue llantande, sur 
Jacques Van Artevelde, d’au moins trois cents \ers; 

2® I u Discours historique sur le même Jacques \an Artevelde, en 
français ou en llamand. 

T 

Le prix, pour le Poème, ainsi que pour le Discours couronné, sera 
une médaille de la valeur de 200 francs. 

La production couronnée restera la propriété de la Société, qui 
I insérera dans ses annales. Si aucune des pièces n’est jugée digne 
d’être couronnée, le jury statuera sur l’encouragement que mérite 
celle qu’il aura distinguée. 

— Notre savant philologue, M. Willem*, vient de mettre sous 
presse un recueil d’anciennes chansons flamandes, avec un grand 
nombre d’airs notés, composé de 400 à .500 pages, (jette collection 
est le fruit de vingt années de recherches. La première livraison 
contiendra des chansons historiques et celles de plusieurs princes 
belges, savoir : trois chansons de Henri 111 de Brabant; neuf de 
Jean I er , dit le Victorieux ; un chant de guerre «le Jean 111 ; des 
chansons «le Philippe le Bon, «le Marguerite d’Autriche, etc., etc. 

Ce recueil, promis depuis plusieurs années aux amateurs de nos 
souvenirs historiques, sera accueilli avec une vive satisfaction. 

silost. — On va publier incessamment, en notre ville, des recher¬ 
ches historiques et critiques sur la vie et les éditions de Thierry 
Marlens, un des hommes qui ont le plus contribué à la gloire de 
l'imprimerie. 

Envers. — L’orgue et le jubé de lYglise Notre-Dame ont failli 
être détruits par le feu, il y a quelques jours. Voici ce qui a eu lieu : le 
garçon chargé d’éteindre les lumières après le Salut, avait, par inad* 
vertance, laissé brûler une chandelle, dont le feu s’était communi¬ 
qué à ni plateau en tôle contenant une grande quantité de bouts de 
chandelles; de là il avait pris à une planche, mais heureusement 
sans faire beaucoup «le progrès, car le matin, la première personne 
qui s'est rendue au jubé a trouve la planche en partie brûlée et fu¬ 
mant encore. 

Liège. — M. Ed. Waeken, de Liège, Hauteur d '/Indre Chénier, 
drame qui a obtenu un grand succès au théâtre de la Monuaie, s'oc¬ 
cupe «mi ce moment «l’une tragédie, sur le sujet de Wallace. L’opéra 
«le Wallace vient d'être repris au théâtre de lOpéra-Comique; l’an- 
oien librctlo a été refait en majeure partie, à cette occasion, par de 
Saint-Georges. Aussi M. Ed. Waeken s’cst-il empressé d écrire à Paris 
pour prendre date, en annonçant le travail auquel il se livre. 

Paris. — La Bibliothèque du Roi vient de faire acheter à Bou¬ 
logne lin manuscrit précieux, sur papier vélin, provenant de la 
famille Ouendalle, et contenant un Recueil de Rondeaux, composés 
par plusieurs poètes de la fin du quatorzième et du commencement 
du quinzième siècle. On y trouve «les rondeaux de Charles d’Orléans, 
non encore publics; d’autres «le Tanneguy du Châtel et d’un Mon¬ 
seigneur Jacques, qu’on croit être un duc de Nemours. Le manu¬ 
scrit est très-bien conservé, d’une belle écriture parfaitement lisible 
et rehaussée de majuscules d’or et «l'azur. Il est encore dans sa pre¬ 
mière reliure en bois vermoulu. 

— Lrs sculpteurs chargés d’exécuter les quatre statues «pii doivent 
«lécorcr la future fontaine de la place Saint-Sulpice viennent de 
livrer leur modèle aux mains des praticiens, et tout fait présager 
que ce monument pourra être terminé dans le courant «le cette 
année. Ces statues représentent Fénelon, Bossuet, Fléchicr et Massil- 
lon ; les artistes qui les ont exécutées sont MM. Lanno, Feuehèrc, 
Desprès et Fauginct. 

— On vient de commencer les travaux de restauration de la belle 
tour de l'église Saint-Gervais. On commence aussi les travaux de 
démolition des maisons qui sont au midi de la rue Franeois-Miron, 
afin de démasquer, du même coup, l'hôtel de ville cl le beau portail 
de Saint-Gervais, «ruvrede Jacques Desbrosses. 

— Un pécheur «le Portcelet v ient de tniuver, sur le bord de la 
Saône, un vase auti«|ue, de forme élégante, et sur lequel on lit l’in* 
script ion suivante, gravée dans largile : 

MVL. T. AU. 

D. ADI. V. I. O. 

N. EN. 

SIS. 

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Portcelet (Porlus Celatus) est un petit hameau du département de 
l’Ain, situé sur le rivage de la Saône, et qui u est compose que de 
quelques misérables huttes de pêcheur. Mais, malgré son peu d im¬ 
portance, il est bien cuiiiiu des antiquaires, qui souvent y font de 
précieuses trouvailles. 

Le Rien public contient l’article suivant sur ce vase antique : Les 
rives de la Saône et les lieux circouvuisins sont des mines fécondes 
dans lescjuellcs les archéologues et les numismate* fout fréquem¬ 
ment de précieuses découvertes. Parmi ces localités, on doit «listin- 
guer surtout le port de la Colonne, celui «l Oriues, et la commune de 
Préty, sur le territoire «lesquels on a trouvé, à diverses éporjues, de 
petits vases antiques «lont l’usage est assex généralement connu. 

L’auteur de cet article possède un de ces vases dont voici la des¬ 
cription : 

11 a la forme d’une ellipse aplatie à ses extrémités, et irrégulière 
stius ce rapport «jue le ventre de l’ellipse se rapproche plus de l’ou¬ 
verture que du fond; sa hauteur totale est de 15G millimètres ; son 
diamètre le plus largtî est de 128 millimètres; celui du fond «le 
88 millimètres. L’ouverture est garnie d’un bourrelet, et son dia¬ 
mètre, à l’intérieur de ee bourrelet, est de DG millimètres, (je vase 
est fait d’une argile rougeâtre, et porte les traces d’une inscription 
que le temps a rendue complètement illisible. 

La conservation des caractères gravés sur le vase de Portcelet 
nous permet de donner une interprétation qui nous semble scienti¬ 
fiquement très-plausible. 

Chacun connait la bonne et antique dévotion des nautes de 
la Saône, du Ktiûnc et de la Seine. Leur dangereuse profession con¬ 
servait en eux la piété, et de nombreux monuments témoignent de 
leur penchant à se mettre sous la protection des dieux. Dulaure, 
dans le premier volume de son Histoire de Paris, rapporte ta dé- 
couverte d’un autel érigé à Jupiter par les bateliers parisiens, et le 
musée «le Lyon possède un bas-relief provenant d’un autel votif des 
nnutoniers de la Satjne, découvert à Ainay. Le vase ou plutôt l'urne 
de Portcelet parait être un ex-roto des femmes de Tournus, dont les 
matelots avaient essuyé le mistral en se rendant à Massilia. 

Inscription gravée sur le rase : 

MVL. T. AB. 

D. ADI. V. I. O. 

N. EN. 


Développement : 

MVLieres. Tinvrtii. ARaris. 

Dicavervnt, ADIputam. Vrnam. lovi. Optinio. 

Navtarvm. EN col pi is. 

SIS pi tu ra. 

Traduction : 

« Les femmes de Turnus-sur-Saône ont dédié cette unie pleine de 
graisse à Jupiter très-bon; protecteur des matelots sauvés des vents 
du golfe. » 

Il est vraisemblable qu’après l’hécatombe, l’urne remplie de la 
graisse agréable aux dieux fut déposée sur l’autel érigé à Jupiter 
par les nautes de la Saône. Les femmes, mères et sœurs de ces 
matelots tinurtiens, voulurent payer ainsi leur dette de reconnais¬ 
sance au maître de I Olympe, pour avoir préservé leurs parents du 
vent redoutable qui rend encore presque impossible aujourd’hui la 
navigation des bouches du Rhône. 

Un autre savant va plus droit au but. Il lit l’inscription couram¬ 
ment, et il trouve: MILTARDA DIYTONENSIS, latin fort équivoque 
qu il prétend traduire tout simplement Moutarde de Dijon. 

Ceci rappelle un peu la fameuse inscription le chemin des ânes , 
qui mit eu émoi toutes les académies au siècle dernier. 


h» feuilles 1 ? et 18 de La lienaissuncé contienne ut ; l® le Courent dê Saint - 
Francisco (Yillanovn Algeies) l’ottuyul; iN Le Château de Vruihen/elt, sur /« 
Hhin llessiuê et lithographie* par U. Mroohaut. 



















































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LA RENAISSANCE. 


145 


= 


HISTOIRE ET AVENTURES DE PIERRE SCRLEMIHL 


( Suite. ) 


CHAPITRE III. 

À quoi serviraient des ailes au captif, attaché à une chaîne 
de fer? Elles ne seraient pour lui qu’un nouvel et plus 
terrible motif de désespoir. J’étais là, pareil à ce captif, 
privé de toute consolation humaine, misérable auprès de 
mes richesses. Mon aine, il est vrai, ne tenait plus à l’or; au 
contraire, je maudissais ces trésors pour lesquels je m’é¬ 
tais dépouillé de toutes les douceurs de la vie. Refoulant 
au fond de moi-même le terrible secret qui me rongeait, 
je tremblais devant le moindre de mes domestiques, et je 
lui portais envie; car il avait du moins, une ombre , et il 
pouvait se montrer sans crainte en plein soleil. Triste et 
solitaire, je passais mes jours et mes nuits dans mon ap¬ 
partement, et le chagrin me dévorait le cœur. 

Il y avait encore une créature qui se rongeait l’âme sous 
mes yeux ; c’était mon lidèle Rendel. Il ne cessait dose 
tourmenter par le reproche qu’il r se faisait en silence d’a¬ 
voir trompé la confiance de son bon maître, et de n’avoir 
pas reconnu l’homme à la recherche duquel je l’avais en¬ 
voyé et auquel il devait bien supposer que ma déplorable 
destinée était attachée par un lien mystérieux. Mais je n’avais 
pas le droit de lui en vouloir, car j’avais visiblement re¬ 
connu dans cet événement la nature infernale de ( homme 

gris- 

Afin de ne négliger aucun moyeu , j’envoyai un jour 
Rendel, avec une riche bague en diamants, au peintre le 
plus renommé de la ville, que je fis prier de venir me 
trouver. Il vint, j’éloignai tous mes gens, fermai la porte, 
m’assis en face de l’homme, et, après lui avoir fait force 
compliments sur son talent, j’allai au but avec anxiété, 
après lui avoir fait promettre le secret le plus profond sur 
ce que je me disposais à lui dire. 

— Monsieur le professeur, continuai-je, ne pourriez- 
vous pas peindre une ombre artificielle à un homme qui 
aurait, de la manière la plus malheureuse du inonde, perdu 
la sienne ? 

— Vous voulez dire une ombre portée? 

— Oui, sans doute. 

— Mais, reprit-il, par quelle maladresse, par quelle 
négligence cet homme pourrait-il avoir perdu son ombre? 

— Comment cela arriva , répliquai-je, doit être assez 
indifférent en ce moment. Le voici toutefois. Pendant un 
voyage qu’il fit en Russie, l’hiver dernier, il advint un jour, 
par un froid extraordinaire, que son ombre gela si forte¬ 
ment au sol qu’il ne lui fut plus possible de l’en détacher. 

— La fausse ombre portée que je pourrais lui peindre, 
repartit le professeur, serait faite de manière qu’il devrait 
la perdre de nouveau au moindre mouvement, surtout 
s’il a tenu aussi peu à sou ombre réelle, que vous venez de 
me le dire. Celui qui n’a pas d’ombre, doit se garder d’aller 
au soleil ; c’est là ce qu’il y a de plus sage et de plus sur. 

Il se leva aussitôt et s’éloigna, après m’avoir lancé un 
regard perçant que je ne pus soutenir. Je retombai dans 
mon fauteuil, et me cachai le visage dans mes deux mains. 

LA Kt>AIS>A*Ct. 


Rendel entra en ce moment. Il me trouva en proie au 
désespoir le plus déchirant, et, me voyant ainsi, il voulut 
discrètement se retirer. Je levai les yeux. J’avais le cœur 
brisé, et j’éprouvais le besoin de me soulager. 

— Rendel ! m’écriai-je. Rendel ! Tu es le seul qui voies 
et qui respectes ma douleur, sans chercher à en pénétrer 
le motif, mais en la partageant pieusement avec moi. Ap¬ 
proche-toi , Rendel, et sois le confident de mon cœur. Je 
ne t’ai pas caché mon or, je ne veux pas te cacher les tré¬ 
sors de mon afiliction... Rendel, ne m’abandonne pas. 
Rendel, lu le sais, je suis riche, généreux et bon. I u crois 
que le monde devrait me glorifier, et tu me vois fuir le 
monde et me soustraire à ses yeux. Rendel, il a prononcé 
sur moi, le monde , il m’a repoussé, et toi aussi peut-être 
tu t’éloigneras de moi quand lu apprendras mon horrible 
secret. Remiel, je suis riche, géuéreux, bon, mais —6 mon 
Dieu ! je n’ai pas d’ombre! 

— Pas d’ombre? s’écria le brave garçon avec épouvante 
tandis que des larmes jaillirent de ses yeux. Malheur à 
moi, puisque je suis né pour servir un maître qui n’a pas 
d’ombre ! 

Il ne put dire un mot de plus, et je me tenais le visage 
caché dans les deux mains. 

— Rendel, repris-je en tremblant après quelques mi¬ 
nutes de silence, maintenant tu es maître de mon secret, 

_ 

et tu peux le trahir au moude. Va et dépose contre moi! 

Il s’arrêta, en proie à un violent combat intérieur. Enfin 
il se jeta à mes pieds et prit ma main qu’il baigna de ses 
larmes. 

— Non! non! s’écria-t-il. Le monde pensera ce qu’il 
voudra; je ne puis ni ne veux abandonner mon bon maître 
à cause d’une ombre. J’agirai selon mon cœur et non selon 
ma raison. Je resterai avec vous. Je vous prêterai mon 
ombre , je vous aiderai quand je pourrai, et je pljurerai 
avec vous quand vous aider me sera impossible. 

Touché de ces sentiments auxquels je ne m’attendais 
pas, je lui sautai au cou. Car j’étais convaincu que lui, du 
moins, n’était pas guidé par l’appât de l’or. 

Dès ce moment il s’opéra quelque changement dans ma 
destinée et dans ma manière de virve. Il me serait impos¬ 
sible de dire avec quel soin Rendel s’ingéniait à dissimuler 
mon malheur. Partout il était devant moi et avec moi, 
prévoyant tout, disposant tout, et me couvrant soudaiu de 
son ombre lorsque quelque danger imprévu me menaçait, 
car il était plus grand et plus corpulent que moi. Ainsi je 
me hasardai de nouveau à paraître parmi les hommes, et 
je commençai à jouer un rôle dans le monde. A la vérité, 
force me fut d’adopter bien des singularités et bien des ca¬ 
prices apparents. Mais ces manières d être vont bien aux 
riches; et aussi longtemps que la vérité put demeurer 
cachée, je jouissais de tous les honneurs et de toute la 
considération qui appartenaient à mon or. Je songeais aussi 
avec plus de calme à la visite que le mystérieux inconnu 
avait promis de me faire après un an et un jour. 

Je sentais fort bien que je ne pourrais rester longtemps 
dans un endroit oit l’on m’avait déjà vu sans ombre et où je 
pouvais facilement être trahi. Peut-être aussi ne pensai-je 
qu’à ce qui m’était arrivé chez M. John ; car cet événe¬ 
ment était un souvenir qui ine pesait. C’est pourquoi je 
voulus simplement m’essayer ici à me montrer dans une 
autre ville avec plus d’aisance et d’assurance. Mais il arriva 
que mou amour-propre m’arrêta plus longtemps que je ne 

m> rtULU. — cvoLi.t. 
















140 


LA RENAISSANCE. 


l avais désiré d’abord. L’amour-propre est le fond du cœur 
de l’homme où la dent de l’ancre prend le plus facilement. 

La belle Fanny, que je rencontrai pour la troisième 
fois, parut faire quelque attention à moi, sans se souvenir 
de m’avoir jamais vu ailleurs; car maintenant que j’étais 
riche, j’avais de l’esprit et de l’intelligence; quand je par¬ 
lais, on faisait silence pour m’écouter, et j’ignorais moi- 
mèine comment j’avais acquis l’art de conduire et de do¬ 
miner aussi aisément la conversation. Je m’aperçus de 
l’impression que j’avais faite sur la belle, et je devins ce 
que la belle désirait précisément, un véritable fou. Dès ce 
moment je la suivis avec mille peines dans l’ombre et dans 
le crépuscule, partout où je pouvais. Je mettais tout mon 
orgueil à la rendre orgueilleuse de moi, et avec la meilleure 
volonté du monde, je ne parvins pas à faire entrer dans 
mon cœur l’ivresse que j’avais dans la tète. 

Mais à quoi bon vous redire au longet au large toute mon 
histoire? Celte histoire n’est-elle pas celle de beaucoup 
d’autres honnêtes gens? C’est une vieille comédie que tout 
le monde connaît; j’y jouai étourdiment un rôle rebattu 
et usé jusqu’à la corde, mais j’anivai à un dénouement 
tragique, auquel j’étais loin de m’attendre. 

Far une magnifique soirée, j’avais, selon mon habitude, 
réuni dans un jardin une nombreuse société. Je me pro¬ 
menais bras dessus bras dessous avec la dame de mes pen¬ 
sées, à quelque distance du reste de la compagnie, et je 
faisais de mon mieux pour lui paraître aimable. Elle tenait 
modestement les yeux baissés vers la terre , et répondait 
doucement à la pression de ma main. Tout à coup la lune 
sortit d’un nuage, — et Fanny ne vit qu’une seule ombre, 
la sienne, s’abattre sur le sol. Elle tressaillit, et tourna 
tour à tour avec effroi les yeux tantôt vers moi, tantôt vers 
la terre, cherchant mon ombre avec une visible épouvante. 
Ce qui se passait en elle, se manifestait d’une manière si 
étrange sur son visage et dans ses mouvements, que je 
n’eusse pu m empêcher d’éclater de rire, si je n’avais senti 
moi-même un horrible frisson me courir le Ion" du dos. 

O 

Je la laissai s’échapper de mon bras et elle tomba sans 
connaissance: je traversai comme une flèche le groupe 
effrayé de mes convives, j’atteignis la porte du jardin, me 
jetai dans le premier fiacre que je rencontrai, et regagnai 
la ville où cette fois j’avais imprudemment laissé mon fidèle 
Bendel. Il pâlit en me voyant, mais un mot lui révéla 
tout. À l’instant même on courut me chercher des che¬ 
vaux de poste, et je partis, n’emmenant avec moi qu’un 
seul de mes domestiques, un fieffé coquin, nommé Rascal, 
qui avait su se rendre indispensable par son adresse et qui 
ne pouvait rien soupçonner de ce qui venait de m’arriver. 
Cette même nuit je franchis une espace de trente milles. 
Bendel resta en arrière pour soigner le déménagement, 
pour distribuer de l’or et pour m’apporter les choses les 
plus nécessaires. Quand il me rejoignit le lendemain, je 
me précipitai dans ses bras et lui jurai qu'à l’avenir je ne 
commettrais plus une folie de ce genre et que j’userais de 
plus de prudence. Nous poursuivîmes notre voyage d’un 
trait jusqu'au-delà des frontières et des montagnes. Ar¬ 
rivé sur le versant opposé et séparé par elles de cette terre 
de malheur, je me déterminai à prendre quelque repos 
dans une ville de bains, située dans le voisinage et peu vi¬ 
sitée par les étrangers. 


CHAPITRE IV. 

Il me faudra dans mon récit glisser rapidement sur une 
époque à laquelle il me serait bien doux de m’arrêter 
quelques instants, si j’avais le pouvoir d’en évoquer de 
ma mémoire le vivant souvenir. Mais la couleur, que lui 
donnait la vie et qui ne peut plus la ranimer désormais, 
est à jamais éteinte en moi; et, quand je recherche au 
fond de mon cœur tout ce qui le faisait battre avec tant 
de force, les chagrins, le bonheur, les pieuses illusions, 
— je sens que je frappe vainement sur un rocher d’où la 
source tarie ne jaillit plus, et que le dieu s’est pour tou¬ 
jours éloigné de moi. Comme ce passé est changé et comme 
il me regarde tristement! Dans la ville de bains, j’avais 
entrepris de jouer un rôle de héros dans une comédie ; je 
le savais on ne peut pas plus mal ; et, novice sur la scène, 
je sortis de la pièce, raffolant d’une paire d’yeux bleus qu’il 
ne me fut plus possible d’oublier. Les parents, ravis de la 
pièce, mirent tout en œuvre pour terminer l’affaire le plus 
tôt possible, et la farce ordinaire se termina par un congé 
formel. Voilà tout. Tout cela me paraît ridicule aujour¬ 
d’hui, et je suis effrayé de moi-même eu trouvant ridi¬ 
cule un sentiment qui alors me rendait le cœur si riche et 
si grand. Mina, autant je répandis de larmes quand je te 
perdis dans ce monde, autant j’en répands aujourd’hui que 
je t’ai aussi perdue dans mon cœur. Ai-je donc tant vieilli? 
O triste raison ! Rien qu’une seule pulsation de ce temps- 
là, rien qu’un moment de cette folie ! Mais non. Je flotte soli¬ 
taire au milieu de la haute et vaste merde ton amertume, 
et depuis longtemps l’elfe s’est échappé du dernier verre 
de vin de Champagne. 

J’avais envoyé devant moi Bendel avec quelques sacs 
d’or, afin de me préparer dans la petite ville un logemeut 
selon mes besoins. Il y avait répandu beaucoup d’or, et 
s’était exprimé d’une manière un peu vague au sujet de 
l’étranger de distinction qu’il servait (car je ne voulais pas 
être connu), ce qui inspira de singulières idées à ces bra¬ 
ves gens. Dès que ma maison fut prête à me recevoir, 
Bendel vint me prendre et nous nous mîmes en route. 

A une lieue environ de l’endroit, au milieu d’une plaine 
où le soleil brillait en plein, le chemin nous fut barré par 
une foule innombrable eu habits de fête. Ma voiture s’ar¬ 
rêta. La musique, le son des cloches et des salves de ca¬ 
non se firent entendre, pendant que des vivat répétés re¬ 
tentissaient dans l’air. Alors s’avança devant la voiture une 
troupe de jeunes filles vêtues de blanc, mais qui s’éclip¬ 
saient toutes devant l’une d’entre elles, comme les étoiles 
de la nuit devant le soleil. Elle sortit du groupe de ses 
compagnes. Sa forme svelte et délicate s’agenouilla devant 
moi en rougissant de trouble et de pudeur, et elle me pré¬ 
senta une couronne de laurier, d’olivier et de roses, sur 
un coussin de soie, en balbutiant les mots de majesté, de 
vénération et de dévouement, dont je ne comprenais pas 
le sens, mais qui ravissaient mon oreille et mon cœur par leur 
musique enchanteresse. Il me semblait que cette céleste 
apparition s’était déjà une fois présentée à mes regards. 
Le chœur entonna aussitôt son chant, et célébra la louange 
d’un bon roi et le bonheur de son peuple. 

Et tout cela se passait au milieu du soleil. Elle était 
toujours agenouillée à deux pas de moi, et moi, l’homme 
sans ombre, je n’osais franchir l’abîme qui me séparait de 












LA RENAISSANCE. 


147 


la ravissante jeune fille, je ne pouvais à mon tour tomber à 
genoux devant cet ange. Oh! que n’eussé-je'en ce moment 
donné pour une ombre! Mais force me fut de cacher ma 
honte,mon trouble et mon désepsoir au fond de ma voiture. 
Bendel, en ce moment critique, prit une détermination 
pour moi. Il s’élança de la voiture par le coté opposé. Je le 
rappelai et lui remis une riche couronne de diamants que 
je tirai de ma cassette et qui avait d’abord été destinée à 
parer le font de la belle Fanny. il s’avança, et parla au nom 
de son maître, disant que je ne pouvais ni ne voulais ac¬ 
cepter de tels hommages, que c’était par erreur sans doute 
que tout cela se faisait ; mais que cependant je remerciais 
sincèrement les braves habitants de la ville de leurs bonnes 
intentions. Puis il prit la couronne du coussin que la jeune 
fille tenait toujours et il mit à la place la couronne de 
diamants. Après cela il offrit respectueusement la main à 
l’enfant pour l’aider à se relever, et fit signe au clergé, au 
magistral et à toutes les députations de s’éloigner. Après 
avoir ordonné à la foule de se diviser et de faire place aux 
chevaux, il rentra dans la voiture, et nous nous éloignâmes 
au grand galop, passant sous un arc de triomphe de fleurs 
et de verdure, et nous dirigeant vers la ville. Les canons 
ne cessaient de tonner. La voiture s’arrêta devant ma mai¬ 
son. Je sautai lestement sur le seuil, en me frayant un 
passage à travers la multitude, qui était accourue pour me 
voir. Le peuple criait à toute gorge vivat ! sous mes fenê¬ 
tres, et je lui lis jeter des poignées de doubles ducats. 
Le soir toute la ville fut spontanément illuminée. 

Cependant j’ignorais toujours ce que cela voulait dire 
et pour qui I on m’avait pris. Je chargeai Rascal de s’en¬ 
quérir à ce sujet. 11 se lit raconter comment on savait déjà 
d’une manière certaine que le bon roi de Prusse voyageait 
sous le nom d’un comte, comment mon adjudant avait été 
reconnu, comment lui et moi nous avions été trahis, 
comment enfin on avait été heureux dès qu’on avait eu la 


certitude de me posséder dans la ville même. On racontait, 
à la vérité, qu’on avait eu grand tort de lever aussi indis¬ 
crètement le voile , quand on voyait bien que je voulais 
garder le plus strict incognito. Mais j’avais manifesté mon 
mécontentement d’une manière aussi gracieuse que clé¬ 
mente, et on ne doutait pas que je ne pardonnasse à la pu¬ 
reté de l’intention publique. 

Mon drôle avait trouvé l’aventure si plaisante que, pre¬ 
nant un ton de reproche, il avait tout mis en œuvre pour 
fortifier les bonnes geus dans leur erreur. Il me fit un rap¬ 
port singulièrement comique ; et, voyant que ce récit me 
mettait de bonne humeur, il ne me cacha rien de la malice 
qu’il avait faite. Vous l’avouerai-je ? cette histoire me flatta 
par le seul motif qu’on m’avait pris pour un aussi illustre 


personnage. 

Le lendemain au soir je fis préparer une grande fête 
sous les arbres qui ombrageaient la place située devant 
ma maison, et j’y invitai la ville tout entière. La puissance 
mystérieuse de ma bourse, l’activité de Bendel et l’esprit 
inventif de Rascal réussirent à me faire triompher même 
du temps. Il y eut vraiment de quoi se trouver stupéfait à 
la vue de la richesse et de l’éclat de cette fête organisée en 
si peu d’heures. La magnificence et la profusion qui y ré¬ 
gnaient étaient incroyables. Enfin rillumination était dis¬ 
posée d’une façon si ingénieuse, que je me sentis en pleine 
sécurité. Il ne ine restait rien à souhaiter, et je n’eus que 
des éloges à donner à mes serviteurs. 


Le soir vint. Les convives arrivèrent et me furent pré¬ 
sentés. Il ne fut plus question de Majesté, on se borna à 
m’appeler avec une humilité et une vénération pro¬ 
fonde : Monsieur le comte. Que pouvais-je y faire? Je m’ac¬ 
commodai du titre et dès ce moment je restai le comte 
Pierre. Cependant au milieu du tumulte de la fête, 
mon âme n’aspirait qu’à la présence d’un seul être. Elle ar¬ 
riva fort tard, celle qui était la couronne et qui la portait. 

Elle accompagnait modestement ses parents, et ne pauit 
passe douter quelle fût la plus belle. Monsieur le forestier, 
sa femme et sa fille me furent présentés. Je m’appliquai à dire 
au vieillard une infinité de choses aimables et obligeantes; 
mais je demeurai en présence de sa fille comme un enfant 
que l’on gronde, et je ne fus pas en état de proférer un seul 
mot. Enfin je la priai, en balbutiant, de d ligner remplir, 
pour orner cette fête, le rôle que lui assignait le signe 
dont sa tête était ornée. Par un regard plein d’émotion 
et la rougeur au front elle implora mon indulgence. Mais, 
plus confus quelle ne l’était elle-même, je lui olïris res¬ 
pectueusement, comme son premier sujet, l’hoinmage qui 
lui était dû. L’exemple du comte fut pour tous les con¬ 
vives un ordre, et chacun s’empressa de m’imiter aussitôt. 
Ainsi la majesté, l’innocence et la grâce, unies à la beauté, 
dominaient cette joyeuse fête. Les heureux parents de 
Mina s’imaginèrent que l’on n’exaltait ainsi leur fille 
qu’en considération d’eux-mêmes. Moi-même j’étais dans 
une ivresse inexprimable. Je fis mettre dans deux plats 
couverts, tout ce qu’il me restait de joyaux, de perles et de 
pierres précieuses que j’avais achetés pour me débarrasser 
d’un or importum, et les fis distribuer, au nom de la reine, 
à ses compagnes et aux dames qui assistaient à la fête. 
Pendant ce temps on jetait sans relâche, par dessus les ba¬ 
lustrades, des poignées d’or au peuple qui faisait retentir 
l’air de cris d’allégresse. 

Le lendemain Bendel m’apprit confidentiellement que 
les soupçons qu’il nourrissait depuis longtemps contre la 
probité de Rascal, s’étaient maintenant changés en certi¬ 
tude. La veille il avait détourné des sacs tout entiers d’or. 

— Ma foi, lui dis-je, laissons à ce pauvre diable le petit 
butin qu’il s’est fait. Je fais volontiers largesse à tout le 
monde. Pourquoi pas aussi à lui? Hier il m’a parfaitement 
bien servi, de même que tous les nouveaux serviteurs que 
tu m’as procurés et ils m’ont aidé à donner gaiement une 
joyeuse fête. 

Il n’en fut plus question. Rascal resta le premier de mes 
valets. Mais Bendel était mon ami et mon confident. Il 
était habitué à regarder mes richesses comme inépuisables, 
et il ne s’inquiétait point de la source d’où elles provenaient. 
Au contraire, entrant dans mes vues, il m’aidait à imaginer 
sans cesse des moyens de les étaler et de dissiper de l’or. 
Quant à l’inconnu à l’habit gris, tout ce qu’il en savait, 
c’était que par lui seul je pouvais être délivré de la malé¬ 
diction qui pesait sur moi; que je le redoutais, bien que 
mon unique espoir reposât en lui, et que, du reste, il saurait 
me découvrir partout, tandis que je ne saurais le trouver 
nulle part, et que pour ce motif, j’avais renoncé, attendant 
le jour promis, à faire aucune tentative dans ce but. 

La magnificence de la fête que j’avais donnée et l’aflabi- 
litéde mes manières contribuèrent, dansleprincipe, à entre¬ 
tenir les crédules habitants de la ville dans leur première 
opinion. Mais bientôt on vit daus les journaux que toute 
celte fabuleuse histoire du roi de Prusse n’avait été qu’un 










148 


LA RENAISSANCE. 


bruit sans fondement. Mais j’avais été pris pour lui, et il 
fallait à toute force que je fusse un roi quelconque et 
encore un des plus riches et des plus royaux qu’il y eut en 
ce monde. Seulement on ne savait pas au juste quel roi j’étais. 
Le inonde, du moins de nos jours, n’a eu aucun motif 
de se plaindre du défaut de rois. Aussi les bonnes gens 
qui n en avaient pas encore vu de leurs veux , se jetèrent 
avec le même bonheur tantôt sur celui-ci, tantôt sur celui- 
là; et, en attendant, le comte Lierre restait toujours ce 
qu’il était. 

I n jour, parmi les étrangers qui prenaient les bains, 
parut un négociant qui avait fait banqueroute pour s’enri¬ 
chir ; il jouissait de la considération générale et projetait 
une ombre large quoiqu’un peu pale. Il voulait étaler fas¬ 
tueusement l’argent qu’il avait amassé, et même il conçut 
la funeste idée de lutter de magnificence avec moi. Je 
m’adressai à ma bourse, et j’eus bientôt amené le pauvre 
diable au point de devoir faire de nouveau banqueroute 
pour sauver sa considération et de faire sa retraite au-delà 
des montagnes. C’est ainsi que je me délivrai de sa pré¬ 
sence. J'ai fait dans ce pays un grand nombre de vauriens 
et de fainéants. 

Malgré la magnificence et la prodigalité vraiment rova- 
les que je mettais à toutes choses, je vivais chez moi retiré 
et très-modestement. Je m’étais imposé la plus sévère pru¬ 
dence, et sous quelque prétexte que ce fût il était interdit 
à tout autre qu’à Bendel de franchir le seuil de la chambre 
que j’occupais. Je m’y tenais renfermé avec lui tant que 
brillait le soleil, et l’on disait : Le comte travaille dans son 
cabinet. A ce travail on rattachait les nombreux courriers 
que j’expédiais et qui m’arrivaient pour la moindre baga¬ 
telle. Je ne recevais de société que le soir, sous mes arbres 
ou <Ians mes salons adroitement et richement éclairés d’a¬ 
près les prescriptions de Rende!. Quand je sortais (et alors 
Bendel devait toujours veiller sur moi avec des yeux d’Ar- 
gus), ce n’était que pour me rendre au jardin du forestier 
où m’attiraient uniquement les beaux yeux de sa fille; 
car l’âme de ma vie était mon amour. 

Bon lecteur, j’espère que tu n’as pas oublié ce que c’est 
qu’aimer. Mina était réellement une adorable, une bonne 
et pieuse enfant. J’avais su enchaîner toute son imagina¬ 
tion, et elle ne pouvait comprendre, dans son humilité, 
comment elle avait mérité d’altirer mes regards. Elle ré¬ 
pondait à mon affection avec toute la force juvénile d’un 
cœur innocent. 

Mais moi ! Oh ! quelles heures affreuses, — affreuses! et 
si belles cependant que je les rappelle de tous mes regrets! 
—quelles heures affreuses j’ai passées à pleurer sur le cœur 
de Bendel quand, après le premier vestige de l’ivresse, je 
m interrogeais moi-même et que je regardais au fond de 
mon cœur, moi, misérable privé d’ombre, dont l’égoïsme 
avait perdu cet ange et avait attaché à moi cette âme si 
pure par d’odieux mensonges ! Tantôt je voulais me dévoi¬ 
ler moi-même à elle. Tantôt je me promettais, avec de 
solennels serments, de m’arracher d’elle et de fuir. Tantôt 
je fondais en larmes et je concertais avec Bendel comment, 
le soir même, je voulais retourner au jardin du fores¬ 
tier. 

I) autres fois je me créais de grandes espérances sur la 
prochaine visite du mystérieux inconnu à l’habit gris, et 
j’éclatais de nouveau en larmes quand je m’étais vu de 
nouveau trompe dans mon attente. J avais calculé le jour 

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où je comptais revoir l’homme redoutable ; car il m’avait 
promis de revenir après un an et un jour, et j’avais foi à 
sa parole. 

Les parents de Mina étaient de bonnes et honnêtes 
vieilles gens, qui raffolaient de leur unique enfant. Mon 
amour les surprit grandement. Lorsqu’ils l’apprirent au mo¬ 
ment où il était déjà parvenu à un haut degré, ils ne su¬ 
rent que faire en cette circonstance. Jusqu’alors ils avaient 
été loin de songer que le comte Pierre pût seulement 
faire attention à leur fille, et maintenant il l’aimait de toutes 
ses forces et il était aimé d’elle. La mère avait bien assez 
de vanité pour croire à la possibilité d’un mariage et pour 
y travailler. Mais le bon sens du forestier ne donna aucun 
accès à une pareille chimère. Tous deux étaient convain¬ 
cus de la pureté de mes intentions, et il ne leur restait 
qu’à faire des vœux pour leur enfant. 

Il me tombe là précisément sous la main une lettre de 
Mina. Elle date de cette époque. Oui, c’est bien là son 
écriture. Je la transcris ici. 

« Je ne suis qu’une faible et naïve enfant; et parce que 
je t’aime passionnément, j’ai pu croire mon bien-aitné in¬ 
capable de faire aucun mal à la pauvre jeune fille. Ah ! tu 
es si bon, si ineflablement bon. Mais ne méjugé pas mal. 
Tu ne dois me laire, tu ne dois vouloir me faire aucun sa¬ 
crifice. O mon Dieu! Je serais capable de me haïr, si tu 
faisais cela. Non. Tu m’as rendue infiniment heureuse, tu 

i 

m’as appris à t’aimer. Eloigne-toi. Car ne sais-je pas ma 
destinée? Le comte Pierre ne m’appartient pas, il appar¬ 
tient au monde. Je veux mettre mon orgueil à entendre 
dire : « C’était lui, et c’était encore lui, et voilà ce qu’il a 
lait ; là ils l’ont adoré et là ils l’ont divinisé. * l iens, quand 
je pense à cela, je t’en veux d’avoir pu oublier ta haute des¬ 
tinée auprès d’une simple enfant comme moi. éloigne-toi, 
sinon celte pensée finira par me rendre malheureuse, moi 
qui te dois tant de bonheur, tant de félicité. Dis, n’ai-je 
pas aussi mêlé à la vie un rameau d’olivier et un bouton 
de rose, comme à la couronne que j’ai osé t’offrir? Je te 
possède dans mon cœur, ô mon bien aimé; ne crains donc 
point de t’éloigner de moi. Je mourrai si heureuse, si in¬ 
diciblement heureuse pour toi. » 

Je vous laisse à penser combien ces mots durent me 
déchirer le cœur. Je lui déclarai que je n étais pas ce qu’on 
paraissait croire que je fusse ; que j’étais seulement un 
homme riche, mais très-malheureux; que j’étais frappé 
d’une malédiction, le seul mystère qui devait rester entre 
elle et moi, puisque je ne désespérais pas d’en être relevé; 
que mon existence enfin était empoisonnée par la pensée 
que je pourrais l’entraînér avec moi dans l’abîme, elle qui 
était l’unique lumière, l’unique bonheur, la seule âme de 
ma vie. Alors elle se mit de nouveau à pleurer, parce que 
j’étais malheureux. Ah! elle était si aimante, si bonne ! 
Pour racheter une seule de mes larmes, avec quelle joie 
elle se fût entièrement sacrifiée ! 

Cependant elle était bien loin de comprendre le sens 
réel de mes paroles, elle soupçonnait seulement que j’étais 
quelque prince frappé de bannissement, ou bien quelque 
personnage considérable, et son imagination lui représen¬ 
tait sans cesse son bien-aimé comme une figure illustre et 
poétique. 

Un jour je lui dis : 

— Mina, le premier jour du mois prochain mon sort 
peut changer, et tout peut être décidé pour moi, sinon 









LA RENAISSANCE. 


U9 


il oe me restera plus qu’à mourir, car je ne veux pas te 
rendre malheureuse. 

Elle cacha, en pleurant, son visage sur ma poitrine. 

— Si ton sort change, me dit-elle, laisse-moi seulement 
te savoir heureux; je n’ai aucun droit sur toi. Si tu es 
malheureux, attache-moi à ton infortune, afin que je t’aide 
à la supporter. 

— Jeune fille, jeune fille, reprends ce mot trop prompt, 
ce mot insensé qui s’est échappé de tes lèvres. La con¬ 
nais-tu cette infortune? La connais-tu cette misère? Sais- 

tu qui est celui que tu aimes? Sais-tu ce qu’il. Tiens, 

ne vois-tu pas que je tremble de tout mon corps et que 
j’ai un secret pour toi? 

Et elle tomba en sanglotant à mes pieds et me réitéra 
sa prière avec des serments. 

Je fis connaître au forestier qui entrait en ce moment, 
que mon intention était de venir lui demander la main de 
sa fille le premier du mois prochain, et que je fixais cette 
époque, parce que d’ici-là il pouvait arriver des événe¬ 
ments capables d’exercer de l'influence sur ma destinée, 
tandis que rien ne pourrait changer mon amour pour sa 
fille. 

Le brave homme fut singulièrement étonné en entendant 
un pareil langage sortir de la bouche du comte Pierre. Il 
me sauta au cou, mais il recula presque au même instant, 
tout confus de s’être oublié à ce point. Alors il se prit à 
douter, à réfléchir et s’enquérir. Il parla de dot, de garan¬ 
ties, d’avenir pour sa chère enfant. Je le remerciai de m’y 
avoir fait penser, et lui dis que je désirais m’établir dans 
ce pays où je paraissais être aimé et où je voulais mener 
une vie tranquille. Je le priai d’acheter, sous le nom de sa 
fille, les plus belles propriétés qui seraient à vendre dans 
la contrée, et je me chargeai des paiements, un père étant 
plus propre à servir en cela ses deux enfants. Il me donna 
beaucoup à faire , car il avait été partout prévenu par un 
étranger, et il n’acheta que pour environ un inillon. 

L ocupation que je lui donnai ainsi n’était au fond qu’une 
ruse inventée pour l’éloigner ; et j’en avais déjà employé de 
pareilles avec lui, car je dois avouer qu’il était passablement 
ennuyeux. En revanche la chère maman était un peu sourde, 
et non, comme lui, jalouse de l’honneur de s’entretenir 
avec monsieur le comte. 

Le père revint, et les heureuses gens me pressèrent de 
rester un peu plus tard ce soir avec eux. Mais je n’osai 
rester une minute de plus; car je voyais déjà la lune 
poindre à l’horizon. Mon temps était passé. 

Le lendemain au soir je retournai au jardin du forestier. 
J’avais jeté mon manteau autour de mes épaules, et, le 
chapeau enfoncé dans mes yeux , je m’avançai vers Mina. 
Dès qu’elle leva la tête et quelle m’aperçut, elle tressaillit 
d’un mouvement involontaire. Soudain je reconnus* moi— 
même l’apparition de cette nuit affreuse où je m’étais 
montré au clair de la lune. C’était elle en effet. Venait-elle 
aussi de me reconnaître? Elle restait muette et pensive. 
Son cœur était oppressé comme s’il était chargé du poids 
d’une montagne. Je me levai. Elle se jeta dans mes bras 
pleurant en silence. Je partis. 

Dès ce moment je la trouvai souvent en larmes, et chaque 
jour aussi je sentis tout devenir plus noir dans mon aine. 
Les parents seuls nageaient dans une inaltérable félicité. 
Cependant le jour fatal approchait, sombre et sinistre comme 
une nuée d’orage. La veille était venue. Je ne respirais plus. 


Par précaution j’avais rempli d’or quelques coffres , et 

j attendis que la douzième heure vînt à sonner. Elle 
sonna. 

J étais là assis, les yeux fixés sur le cadran de la pen¬ 
dule, comptant les secondes et les minutes qui me pa¬ 
raissaient autant de coups de poignard. Je tressaillis au 
moindre bruit qui se faisait entendre; enfin le jour vint. 
Les heures de plomb se succédaient. Midi vint, puis le soir, 
puis la nuit. Onze heures sonnèrent, et rien encore. Minuit 
commença à sonner, et rien encore. Le dernier coup de 
l’horloge se fit entendre, et je m’affaissai sur mon lit, dés¬ 
espéré et versant d’abondantes larmes. Le matin même 
j’avais promis d’aller demander la main de Mina, moi qui 
étais à jamais privé de mon ombre! Le jour était près de 
poindre quand un sommeil inquiet vint me fermer les 
yeux. 


CHAPITRE V. 

Il était de grand matin enco^quand je fus réveillé par 
un bruit de voix qui se querellaient vivement dans mon 
antichambre. Je prêtai l’oreille. Rendel défendait ma 
porte; Pascal jurait haut et bas qu’il n avait pas d’ordres 
à recevoir de son égal, et il prétendait pénétrer dans ma 
chambre à coucher. Le bon Bendel lui remontra que, si 
de telles paroles arrivaient jusqu’à mes oreilles , elles lui 
feraient perdre un service avantageux. Rascal menaçait de 
mettre la main sur lui, s’il prétendait lui barrer plus long¬ 
temps l’entrée de la chambre. 

Je m’étais habillé à moitié, j’ouvris la porte avec colère 
et m’avançai vers Rascal. 

— Rascal, que veux-tu? lui demandai-je. 

Il recula de deux pas, et me répondit avec un sang-froid 
imperturbable : 

— Vous prier instamment, monsieur le comte, d’avoir 
la bonté de me montrer votre ombre. Le soleil brille pré¬ 
cisément de toute sa clarté dans la cour. 

J’étais comme si la foudre m’eùt frappé. Je fus plusieurs 
minutes avant de pouvoir retrouver la parole. 

— Comment un valet, lui dis-je, peut-il s’oublier devant 
son maître au point de lui.... 

Mais il m’interrompit au même instant. 

— Un valet, dit-il, peut être un fort honnête homme et 
avoir de la répugnance à servir un maître qui n’a pas 
d’ombre. Je demande mon congé. 

Il me fallut toucher une autre corde. 

— Mais, Rascal , mon cher Rascal, qui donc t’a inspiré 

cette sotte idée? Comment peux-tu penser que. 

Mais il reprit sur le même ton : 

_Il y a des gens qui soutiennent que vous n’avez pas 

d’ombre. Bref, vous allez me montrer votre ombre ou me 
donner mon congé. 

Bendel, pâle et tremblant, mais mieux inspiré que moi, 
me fit un signe, et j’eus recours à l’or qui applanit toutes 
les difficultés. Mais l’or même avait perdu son pouvoir. Il 
le jeta à mes pieds en disant : 

— Je n’accepte rien d’un homme qui n’a pas d’oinbre. 

Puis il me tourna le dos et sortit à pas lents de la 

chambre, le chapeau sur lu tête et sifflant une chanson. 
Bendel et moi nous étions comme pétrifiés et nous le sui¬ 
vîmes des yeux, sans mouvement et sans pensée. 

La mort dans le cœur et soupirant profondément, je me 


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150 


LA RENAISSANCE. 


disposais enfin à remplir ma promesse et à paraître dans 
le jardin du forestier comme un criminel devant ses juges. 
Je descendis dans le berceau sombre auquel ou avait 
donné mou nom, et sous lequel la famille devait m’attendre. 
La mère vint au-devant île moi insoucieuse et le visage 
plein de sérénité. Mina était arrivée, belle et pâle comme 
la première neige qui parfois en automne baise les der¬ 
nières Heurs, et qui bientôt après se fond en eau amère. Le 
forestier marchait vivement en long et en large, tenant un 
écrit à la main. Il paraissait en proie à une violente lutte 
intérieure, qui se manifestait par la rougeur et la pâleur 
(juise remplaçaient alternativement surson visage ordinaire¬ 
ment immobile. Au moment où j’entrai, il s’avança vers 
moi, et, d’une voix entrecoupée, me témoigna le désir de 
me parler seul. Le chemin où il m’invitait à le suivre, con¬ 
duisait vers une partie du jardin découverte et exposée à 
tout l’éclat du soleil. Je me laissai tomber muet sur un 
siège, et il se lit un long silence que la bonne mère elle- 
même ne se hasarda pas de rompre. 

Le forestier ne cessait d’arpenter le berceau en long et 
eu large. Tout-à-coup il s’arrêta devant moi, et me de¬ 
manda en fixant sur moi un regard pénétrant : 

— Monsieur le comte, un certain Pierre Schlemihl ne 
vous serait-il réellement pas inconnu? 

Je gardai le silence. 

— Un homme, continua-t-il, qui est d’un caractère su¬ 
périeur et qui possède des qualités remarquables? 

Il parut attendre une réponse. 

— Et si j’étais moi-même cet homme? lui dis-je. 

— Qui a perdu son ombre? ajouta-t-il aussitôt avec vi¬ 
vacité. 

— O mon pressentiment! mon pressentiment! s’écria 
en ce moment Mina. Oui, depuis longtemps je sais qu’il 
n’a pas d’ombre. 

Et elle se jeta dans les bras de sa mère, qui, saisie d’é¬ 
pouvante et la serrant convulsivement sur son cœur, lui 
reprocha d’avoir, pour son malheur, tenu caché ce mystère. 
Mais comme Aréthuse, elle était changée en une source de 
larmes qui coulait plus abondante au son de ma voix et qui 
jaillissait avec violence à mon approche. 

— Et vous n’avez pas craint, reprit le forestier avec co¬ 
lère, et vous n’avez pas craint de tromper cette enfant, de 
nous tromper tous, avec une impudence inouïe? Et vous 
prétendez que vous l’aimez , elle que vous avez plongée 
dans un si grand malheur ? Regardez comme elle pleure , 
comme elle se tord dans son désespoir. Oh ! c’est horrible ! 
horrible ! 

J étais tellement hors de moi que je me crus frappé de 
folie. Je dis qu’au bout du compte une ombre n’était 
qu’une ombre; qu’on pouvait sans cela être heureux dans 
le monde , et que ce n’était vraiment pas la peine de 
faire tant de bruit. Niais je sentais si bien combien peu 
était fondé tout ce que je disais, cpie je m’arrêtai moi-même, 
sans que le forestier m’eût jugé digne de me répondre. 
Seulement j’ajoutai encore que ce qu’on avait une fois 
perdu on pouvait le retrouver une autre fois. 

Mais le vieillard me dit avec colère : 

— Avouez-le-moi, monsieur, avouez-le, comment avez- 
vous perdu votre ombre? 

11 me fallut de nouveau recourir à un mensonge. 

— lin jour, répondis-je au forestier, un malotru mit si 
gauchement le pied sur mon ombre qu’il y fit un grand 


trou. Je l’ai donnée à raccommoder, car avec de l’or on peut 
faire beaucoup de choses; et depuis hier on aurait dù me 
la rendre. 

— C’est bien, monsieur, c’est fort bien, repartit le 
vieillard. Vous me demandez la main de ma fille ; d’autres 
me la demandent aussi. Quant à moi, il est de mon devoir 
de père de soigner pour mon enfant. Je vous donne trois 
jours de répit. Pendant ce temps vous aurez à vous pour¬ 
voir d’une ombre. Si, au bout de trois jours, vous vous 
montrez devant moi avec une ombre convenable, vous se¬ 
rez le bienvenu. Mais le quatrième jour, je vous en pré¬ 
viens, ma fille sera la femme d’un autre. 

Je voulus essayer d’adresser encore une parole à Mina ; 
mais, redoublant de sanglots, elle se serra plus étroitement 
contre sa mère, qui me fit en silence signe de in éloigner. 
Je partis en chancelant, et c’était comme si la porte du 
monde se lût fermée derrière moi. 

Privé de la garde si attentive et si dévouée de Rendel , 
je m’élançai, comme un homme frappé de folie , à tra¬ 
vers les champs et les forêts. Une sueur inquiète me ruis¬ 
selait le long du front , de sourds gémissements s’échap¬ 
paient de ma poitrine, et le délire s’était emparé de ma 
tête. 

Je ne sais combien de temps cela pouvait avoir duré, 
quand je me sentis arrêté par le bras au milieu d’une 
bruyère éclairée parle soleil. Je m’arrêtai, tournai la tète, 
— et me vis en face de l’homme gris qui paraissait avoir 
couru après moi : car il était entièrement hors d’haleine. 

Il me dit aussitôt : 

— Je vous ai annoncé ma visite pour le jour d’aujour- 
d hui, et vous n’avez pas pu attendre le moment. Mais rien 
n’est perdu encore. Suivez mon conseil. Reprenez votre 
ombre que je liens à votre disposition , et retournez sur 
vos pas. Vous serez le bienvenu dans le jardin du fores¬ 
tier, et tout ce qui s’est passé n’aura été qu’une simple 
plaisanterie. Je me charge de Pascal, qui vous a trahi et 
qui recherche votre fiancée, — le drôle est mûr pour 
moi. 

Je croyais rêver toujours. 

— Annoncé pour le jour d’aujourd’hui? balbutiai-je. 

Je me remis à compter. Il avait raison. Je m’étais cons¬ 
tamment trompé d’un jour. Je portai la main à ina poi¬ 
trine pour en tirer la bourse. 11 devina mon intention et 
recula de deux pas. 

— Non, monsieur le comte, dit-il. Cette bourse est en 
bonnes mains, gardez-la. 

Etonné et stupéfait, je le regardai avec des yeux ha¬ 
gards. 

Mais il reprit aussitôt : 

— Je vous demande seulement une petite bagatelle 
pour souvenir. Soyez seulement assez bon pour signer lՎ 
crit que voici. 

Sur le parchemin qu’il me présenta étaient tracés ces 
mots : 

« Je soussigné déclare par la présente léguer au porteur 
de cet écrit mon âme après sa séparation naturelle d’avec 
mon corps. • 

Pleind’une muette épouvante, je regardai alternativement 
le parchemin et le mystérieux homme gris. Pendant ce 
temps, il avait, avec une plume nouvellement taillée 
recueilli une goutte de sang dont la récente piqûre d’une 
épine avait rougi ma main. 11 me tendit la plume. 


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LA RENAISSANCE. 


151 


— Qui donc êtes-vous? lui demandai-je enfin. 

— Qu’importe qui je suis? me répondit-il. Mon exté¬ 
rieur ne vous le dit-il pas suffisamment? Je ne suis qu’un 
pauvre diable, une façon desavant et de physicien, qui ne 
récolte que d indignes remercîments pour prix de ses ad¬ 
mirables tours et qui n’a lui-même d’autre plaisir sur la 
terre que d'expérimenter quelque peu. Mais signez-moi 
ceci, à droite. Là-bas, je ne veux que votre nom, Pierre 
Schlemihl . 

Je secouai la tête et répondis : 

— Pardonnez-moi monsieur, je ne signe pas cela. 

— Vous ne signez pas? reprit-il avec étonnemeut. — 

Et pourquoi pas? 

— Parce qu’il me paraît passablement dangereux da- 
jouter mon âme à mon ombre. 

— Oh ! oh! dangereux ! exclama-t-il. 

Et il partit d’un gros éclat de rire. 

— Ainsi, reprit-il, vous aimez mieux voir votre belle 
épouser Rascal,ce drôle, ce faquin, qui a été votre valet? * 
Eh bien! soit. Vous verrez ce mariage s’accomplir. Venez, 

je vous prêterai ma cape enchantée, et nous nous ren¬ 
drons au jardin du forestier sans qu’un œil humain puisse 
nous voir. 

En disant ces mots il tira de sa poche la cape enchantée. 

Je dois avouer que je rougis jusqu’au blanc des yeux en me 
voyant railler ainsi par cet homme. Je le détestais du fond 
de mon cœur, et je crois que cette aversion personnelle me 
détournait plusencoreque mes principes et mes préjugés, de 
racheter, par ma signature , mon ombre si indispensable 
quelle me fut. Je ne pouvais nou plus supporter l’idée d’en¬ 
treprendre avec lui le voyage projeté. Mon cœur se sentait 
révolté à la pensée de voir cet odieux hypocrite, cet exé¬ 
crable lutin, entre ma bien-aimée et moi, deux cœurs dé¬ 
chirés jusqu’au sang. J’acceptai comme une fatalité le 
malheur qui pesait sur moi, et comme irréparable la misère 
dont j’étais frappé. Aussi me tournant vers l’homme gris : 

— Monsieur, lui dis-je, je vous ai vendu mon ombre pour 
celte bourse bien précieuse en elle-même, et je m’en suis 
assez repenti. Si le marché peut être annulé, rompons-le, 
au nom du ciel. 

Il secoua la tête et fil une grimace horrible. 

_ En ce cas je ne veux plus rien vous vendre de ce 

qui m’appartient, fùt-ce même au prix de mon ombre que 
vous offrez de me restituer, et je ne veux rien vous sous¬ 
crire. Vous pouvez conclure de ce que je viens de vous dire, j 
que vous pouvez vous égayer, si cela vous est agréable, a j 
vous coiffer de la cape enchantée; je ne serai point de la 
partie que vous me proposez. Ainsi excusez-moi, et puis¬ 
qu’il n’en est pas autrement, séparons-nous. 

_Je suis fâché, monsieur Schlemihl, de voir l’opini⬠
treté avec laquelle vous repoussez le marché que je viens 
de vous offrir de si bon cœur. Une autre fois peut-être je 
serai plus heureux. A notre prochain revoir. A propos! un 
mot encore. Permettez-inoi de vous prouver que je ne 
laisse pas se gâter les choses que j’achète, et qu’au con¬ 
traire je les tiens enhonneur et les conserve soigneusement. 

En disant ces mots, il tira de sa poche mon ombre, la 
déploya avec adresse sur la bruyère, l’étendit du côté du 
soleil à ses pieds, et se mit à marcher entre deux om¬ 
bres qui paraissaient lui appartenir, car la mienne lui obéis¬ 
sait comme la sienne et suivait jusqu’au moindre de ses 
mouvements. 


Au moment ou je revis mon ombre après en avoir été 
privé si longtemps, que je la trouvais réduite à un si vil 
usage, et qu’à cause de cela même je me sentais en proie 
à une si grande misère, je sentis mon cœur se briser et mes 
joues s’inonder de larmes. L’odieux inconnu se pavanait 
orgueilleusement avec ma dépouille, et renouvela sans rou¬ 
gir sa proposition. 

— Vous pouvez encore l’obtenir, me dit-il. Il ne faut 
pour cela qu’un simple trait de plume, et vous sauvez ainsi 
l’infortunée Mina des griffes d’un malotru pour en faire 
votre épouse, monsieur le comte. Comme j’ai eu l’honneur 
de vous le dire, il ne faut pour cela qu’un simple trait de 
plume. 

Mes larmes coulèrent aussitôt avec une abondance nou¬ 
velle. Mais je détournai .le tête, et fit signe à l’étrauger de 
s’éloigner. 

En ce moment arriva Bendel qui, plein d’inquiétude, 
avait suivi ma trace jusque-là. Quand le fidèle et dévoué 
garçon me trouva ainsi pleurant, quand il vit ainsi mon om¬ 
bre, car il ne pouvait s’y méprendre, an pouvoir du singu¬ 
lier étranger à l’habit gris, il résolut aussitôt de me faire 
rentrer, fût-ce même par la force, en possession de ma 
propriété; et, comme il n’était pas habitué à y aller de 
main morte, il apostropha aussitôt l’inconnu, et, sans 
beaucoup de paroles, le somma de me restituer à l’instant 
même mon bien. Mais l’étranger, sans lui répondre, lui 
tourna le dos et s’en alla incontinent. Bendel, armé de son 
gourdin d’épine, se mit à le poursuivre et, lui réitérant 
l’ordre de me rendre mon ombre, lui fit sentir toute la 
force de son bras nerveux. Lui, comme s’il fut habitué a 
un traitement de cette nature, courba la tête, arrondit ses 
épaules, poursuivit à pas lents et en silence son chemin 
sur la bruyère, entraînant à la fois mon ombre et mon fidèle 
serviteur. Longtemps encore j’entendis le bruit sourd du 
gourdin retentir à travers la solitude, jusqu’à ce qu’enfin il 
se perdît dans l’éloignement. Et comme auparavant, je me 
trouvai de nouveau seul avec mon malheur. 

( La fin à la prochaine livraison. ) 


LYRIQUES MODERNES DE L ALLEMAGNE. 


JUSTIN kERNER. 

Voici lin autre poète de cette fraîche école de Souabe, dont 
Uhland fut le naïf restaurateur. Si nous n’avons pas commencé, par 
une esquisse du grand maitre, cette galerie des lyriques modernes de 
U Allemagne, ccst que le nom et les œuvres d’Uhland sont moins 
ignorés parmi nous que les œuvres et les noms de scs élèves et de ses 
rivaux. En adoptant une telle marche, nous nous conformons d ail¬ 
leurs au plan de ce Recueil qui recherche avec persévérance la pri¬ 
meur et l’originalité dans les diverses manifestations de l’art contem¬ 
porain. Le grand nombre de sujets qui se recommandent ix l’attention 
toujours en éveil de nos lecteurs, nous forcera désormais de condenser 
davantage les articles que nous destinons à ces nobles poètes à qui 
notre pays doit une réparation. La vie et les œuvres de kerner tien* 
drout facilement dans un cadre étroit : 250 pages d un texte Ires- 
peu compacte renferment toute son œuvre lyrique, et souvent une 
page lie présente qu’une seule pièce de quatre, de six, de huit vers. 
L’inspiration de kerner se déverse de préférence en des poèmes 
courts, vifs et saisissants. C est un souffle rapide, mais plein, comme 















15-2 


LA RENAISSANCE. 


une âpre brise d'avril entre deux montagne*. Le lied, le sonnet et la 
ballade, telles sont les formes qu'affectionne sa muse et qui lui 
suffisent. Sa pièce la plus longue est une ballade de quatre-vingts 
vers. Ce n’est pas que l’effusion manque à Kerner : on sent, à les lire, 
que ses strophes débordent d’un cœur profondément ému ; mais, en 
artiste supérieur, il sait se contenir et il dédaigne les détails parasites, 
les ornements qui énervent la pensée. Son procédé est le même que 
celui d l lilaud et de Millier, avec moins de jeunesse insouciante dans 
l inspiration : la douleur a ouvert la source de ses chants, et pres¬ 
que toujours elle y a comprimé l'clan joyeux. Ses lieder les plus gais 
se terminent d’ordinaire par un trait de douce ironie. Quelques tra¬ 
ductions nous en fourniront bientôt la preuve. Faisons d'abord 
connaissance avec le poète. 

Il naquit le 18 février 1788, dans le Wurtemberg, à Ludwigsburg. 
où son père occupait la charge de conseiller aulique. C’est là qu’il fit 
ses humanités. Mais la mort de son père vint interrompre ses chères 
études et le forcer, à son grand regret, d’entreprendre une carrière à 
laquelle répugnait ses goûls. L’enfant d’Apollon, brusquement 
arrachédes bras délicats des Muses, dut suivre l’avide et rusé Mercure, 
qui le conduisit, par lechemin le plus court (l’affreux chemin pour un 
poète!) dans une fabrique de draps de Ludwigsburg. Si Kerner y 
apprit quelque chose, ce ne fut sans doute que l’art de mieux 
disposer la trame poétique et de nuancer plus savamment les cou¬ 
leurs dont il devait un jour orner sa pensée. Il s’affranchit un beau 
matin de ce joug industriel pour aller étudier la médecine à l’uni¬ 
versité de Tubingen. Il y rencontra Ihland. Un même culte enthou¬ 
siaste pour le vieil art allemand, et surtout pour la vieille poésie po¬ 
pulaire, ne tarda pas à lier étroitement les deux jeunes rêveurs. Le 
recueil intitulé: le Cor enchanté de Venfant, publié par Achim 
d’Àrnim et Clément Brenlano (le futur mari et le frère de la célèbre 
Bettina) exerça dès lors une influence heureuse et définitive sur le 
talent d Uldand et de Kerner : ils y trouvèrent la fraîche inspiration 
et le tour naïf. En 1809, après avoir pris ses derniers degrés à l’uni¬ 
versité, Kerner voulut compléter par les voyages son éducation de 
poète et de médecin. Dix années de vie nomade dans les vallons et 
sur les collines de sa patrie, on il s arrêta successivement, comme un 
autre Orphée, pour exercer ses deux arts divins, le ramenèrent enfin 
a Weinsberg. L’amour d’une épouse chérie et les devoirs de sa pro¬ 
fession devaient y fixer désormais l'inconstant voyageur. Mais, en 
vrai poète des souvenirs fcodr.ux; il commença par construire sa 
demeure au pied du Weibertreue, un vieux burg dont sa main pieuse 
se plut à relever les ruines. Le poète et le médecin s’unirent effica¬ 
cement en Kerner pour assainir, en reinbellisssant, ce pays depuis 
longtemps inculte et sauvage. CVst encore là qu’il rêve aujourd’hui. 

Son premier livre parut en 1811, sous le titre de Reiseschatten 
(ombres de voyages), recueil de prose et de vers unis ensemble par 
l’humeur du poète qui nous entraîne avec lui sur les pas de sa fan¬ 
taisie aventureuse. Cette œuvre est pleine de caprices heureux et 
d’originalité. Vers la même époque, Kerner publia, de concert avec 
llblaud, Gustave Schwab, Karl et Auguste Mayer, — l’Almanach 
souabe pour 1812, — la Forêt poétique suivit en 1813, — et c’est 
ainsi qu’il contribua a fonder la nouvelle école souabe. La première 
édition de scs poésies complètes parut à Stuttgard en 1812; elles fu¬ 
rent augmentées tour à tour en 1828, 1834, el tout récemment 
encore. Comme écrivain médical, Kerner a composé de nombreux 
ouvrages, et l’Allemagne a été plus d’une fois remuée par ses écrits 
sur le magnétisme. 

Disons un mot, en passant, des relations de Kerner avec la vision¬ 
naire de Prèrorst dont il fut l’ami, le néophyte et le panégyriste. 
Cette femme a exercé une grande influence sur la vie et les œuvres 
de notre poète, influence qui s’explique doublement par cette pente 
des natures rêveuses, toujours faciles à se laisser entraîner vers les 
tendres superstitions; et par cet attrait puissant de la science tou¬ 
jours avide de plonger au-delà des limites du possible. En face de 
cas tendances mystiques de Kerner, des critiques se sont demandé 
si la vie calme, monotone et peut-être trop confinée de Weinsberg, 
n’avait pas nui nu rayonnement de cette âme si profondément tour¬ 
mentée d aspirations ? Ils se sont demandé si ces élans impérieux 
vers l’inoonnu, cette foi obstinée au magnétisme, si toutes ces 
illusions de l’espérance et du désir n’étaient pas une protestation 
tacite du génie du poète contre l'existence qu’il s’était faite, contre 
l impuissancc et les horizons bornes de sa solitude ? —• Mais la pre¬ 


mière pièce du recueil de Kerner coupe court à ces conjectures, et 
j’aime mieux croire à tout le bonheur dont le poète y rend grâce à 
Dieu comme époux et comme père. Plus d’activité dépensée aux agi¬ 
tations du monde ne l’aurait pas rendu plus heureux, et je doute 
qu’il en fut sorti plus grand poète. La vie complète, surtout pour le 
poète, ne se niesure-t-elle pas à l’amour? Savoir qu’on l’inspire et 
pouvoir le répandre, n’est ce point là tout le lot humain, le plus 
enviable et le seul digne des nobles cœurs ? Tel a été le sort de 
Kerner. Dans la coupe d‘or de la jeunesse, il a bu le vin pur de 
I amour; plus tard, les jouissances de la famille ont réalisé et 
multiplié pour lui toutes les promesses du rêve. Si parfois sa pensée 
pâlissait devant le terrible nivslèrc de la mort, ses beaux enfants, ac¬ 
courus soudain, lui présentaient le rameau vert de la vie. — Mais 
nous ne devons suivre le poète que sur le terrain de la poésie. 

Bevenons donc à ses vers. Il en a recueilli un grand nombre de la 
bouche d’or de la légende. La légende a été la muse nourricière de 
celte jeune ceole essentiellement allemande. La légeude aime les 
pâtres errants; elle visite les humbles chaumes et s’assied, conteuse, 
à la veillée des hameaux. Là, elle répète leç hauts faits et les prouesses 
que les voyageurs lui ont vantés; l’histoire touchante du chevalier 
qui s’est fait ermite parce que son amante, qui le croyait mort, a 
pris le voile au eloitre voisin; l’apparition vengeresse de l’espriUdes 
ancêtres dans la vaste salle du château profané par des neveux 
indignes. Puis, un jour, survient un poète qui, plein de ces récits, 
les revêt de rhythme et d harmonie, et suspend à ses accords l’ima¬ 
gination populaire qui les retient;— et c’est ainsi que nait la 
ballade. Les échos la redisent; les bardes l’entonnent à la table des 
seigneurs; les vieillards et les aveugles la colportent par les grandes 
routes et les verts sentiers; les nourrices endorment à cette mélodie 
les blonds enfants dans leurs berceaux. Si c’est une histoire d amour, 
les jeunes filles la modulent en chœur au milieu de leurs rondes 
dansantes; parfois même, pendant leur sommeil, un rêve illusoire 
entr ouvre leurs lèvres qui soupirent le mot le plus doux de ces 
strophes mélancoliques : — alors c’est la romance, la plainte har¬ 
monieuse des âmes éprises, l’élégie chantée des espérances et des 
craintes, des joies et îles tristesses du cœur. 

Le recueil de Justin Kerner est un riche écrin de poèmes puisés, 
comme autant de blanches perles, dans cette eau limpide de la 
légende. Je n’ai que l’embarras du choix. Vous traduirai-je les 
Quatre Frères insensés, ou le Fidèle chevalier, ou l’Empereur 
Rodolphe chevauchant vers la tombe, ou le Comte Eherhard, ou le 
Pèlerin, ou Saint Alban? Tontes ces ballades sont charmantes, gra¬ 
cieuses et terribles; mais puisque je dois me borner, je choisis, entre 
toutes, les Deux tombeaux, à cause de leur couleur profondément 
germanique. Le moyen-âge pieux, sombre et fidèle, ne revit-il pas 
dans ce chant? 


IES DEUX TOMBEAUX. 

Sons le dôme «lu vieux beffroi 

Deux vieux tombeaux dressent leur fuite. 

Dans l'un dort üttmar, le vieux roi ; 

Dans l’autre dort son vieux poète. 

Jadis ce vieux roi jeune et fort, 

Siégeait redouté sur son trône. 

Dans sa main le sceptre est encor, 

Sur sa tête encor la couronne. 

Prés de son vieux maître orgueilleux, 

J'ai montré le barde fidèle. 

Bien que glacé, son doigt pieux 
Presse encor lu lyre immortelle. 

Cri de guerre et glas de beffroi 
Vainement éclatent sans trêve : 

Toujours dans la main du vieux roi 
Immobile dort le vieux glaive. 

Qu’un parfum monte des vallons, 

Qu'au ciel prélude une alouette, 

Soudain s’éveillent les chansons 
Sur la Ivre du vieux poète. 


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J K. -- » 






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LA RENAISSANCE. 


153 


Les strophes suivantes encadrent dans des images originales une 
réflexion d une vérité poignante et commune chex notre poêle : 

LE SON LE PLIS LUGUBRE. 

Chien qui hurle, cloche qui tinte, 

La nuit, quel morne et triste accord ! 

Moins triste pourtant que la plainte 
Qu exhale la chambre d'un mort. 

Ma is je connais un bruit suprême 
Plus sourd, plus fertile en douleur. 

Un bruit qui toujours me rend blême , 

Qui toujours me brise le cœur. 

C’est la plainte lugubre et vaine 
Qui du cercueil, fatal écrou, 

S’échappe lorsque dans le chêne 
On enfonce le premier clou. 

Cette pensée de la mort revient souvent, comme un oiseau 
funèbre, frôler du bout de son aile la lyre plaintive de Kerner. Quoi 
de plus touchant que ce sonnet où le poète fait ses adieux anticipés 
à la vie? 

Si jamais vierge, hélas! tendre et craintive amante, 

N’a rêvé que mon cœur la payait de retour, 

N'ai-je pas cette étoile au fond des cieux tremblante 
Qui chaque nuit vers moi s’incline avec amour ? 

Si de la fouie, hélas! qui passe indifférente, 

Tous les cœurs à mes chants se ferment tour à tour, 

N’ai-je pas cette étoile au fond des cieui brillante 
Qui, pour mieui m'écouter, s'arrête jusqu’au jour ? 

Douce étoile, bientôt ton long regard avide, 

Croyant me retrouver dans ma mansarde vide, 

N’illuminera plus qu'un luth privé d’échos. 

Sur la colline alors, ma demeure dernière, 

Que ton pâle rayon dore une croix de pierre, 

Et jusque dans la mort tressailleront mes os. 

Cette mélancolie du médecin-poète a demandé plus d’une fois aux 
plantes et aux fleurs du vallon (c’est en vers qu’il les interroge) le 
baume qui guérit les blessures du cœur. Une de ces jolies pièces m a 
surtout frappé par sa ressemblance avec une Isoline d’un poète 
français, du poète des Sentiers perdus : — L'Herbe qui guérit tout. 

L'herbe qui guérit tout fleurit sur les tombeaux. 

Écoutons maintenant la note amoureuse. Voici deux liéder pris 
entre les plus courts du volume : 

BONHEUR MUET. 

A l’aurore, la fleur par un rayon baisée 
S’épanouit, muette, à ce divin soleil; 

Mais dans son œil d’uiur la brillante rosée 
Dit assex son extase au doux rayon vermeil. 

Tel, lorsque ivre d'amour j’étreins ma bien-aimée, 

Comme si de deux cœurs j’espérais faire un cœur, 

Ma lèvre aussi se tait sur sa lèvre embaumée, 

Et mon œil radieux dit seul tout mon bouheur. 

LE PRÉSAGE. 
l’ahasti. 

Hélas ! sur mon bonheur descend un noir nuage! 

Au toast que l’on portait à notre heureux hymen, 

Mon verre (oh ! n’est-ce pas un sinistre présage !) 

Mon verre s’est brisé heurtant contre le tien. 

l’amant. 

Qnc mon souffle amoureux chasse ce noir nuage ! 

Prends mon cœur pour augure et ne redoute rien 
Dans ton verre brisé vois ce plus doux présage 
Qu’à nous deux désormais il suffira du mien. 

Terminons ces extraits par une ode naïve que je prends à dessein 
parmi celles inspirées à notre poète par le culte désintéressé de la 

LA RSÎIAI5SAHCI. 


nature. On remarquera ici, comme je l’ai annoncé au début de cet 
article, une sorte d'humour ironique qui décoche le trait final. 

CHANT D’OISEAU. 

L'oiseau, mon libre et gai modèle, 

Aime à chanter sur un bourgeon ; 

Il ne dégarnit pas son aile, 

Pressé d'écrire sa chanson : 

Ses accords naïfs, il les jette 
Sans demander qu'on les répète. 

Comme lui, j'ai plus d'une fois, 

Poète fatigué d’écrire, 

Rempli le boccage et les bois 
De chants qu'emportait le xéphyre : 

L'écho seul, critique railleur, 

Les répétait d'un ton moqueur. 

Lesentimentpatriotiquc a dicté à JustinKernerdeshymnesque n’au¬ 
rait pas désavoués son héroïque et généreux homonyme Théodore 
Kœrner. C’est le bonheur et la gloire de toute cette nouvelle école 
d’avoir débuté par raffranchissement de la patrie. Le vieux génie 
allemand est venu animer ces nobles cœurs qui, les premiers, s’offri¬ 
rent pour délivrer la vieille terre allemande. L’auréole du dévoue¬ 
ment s’alluma dès-lors sur leurs fronts au-dessus de l’auréole poé¬ 
tique, et leurs noms furent doublement sacrés. Les œuvres de ces 
poètes seront dans l’avenir l histoire la plus fidèle, la plus vivante, la 
plus vénérée de la régénération allemande. C’est ainsi que le roman¬ 
tisme aura été, au dix-neuvième siècle, l’art national de l'Allemagne. 
Justin Kerner a mérité de prendre place, au premier rang des 
poètes, à côté d’L T hland, de Théodore Kœrner et de Wilhelm Müller. 
Dans un prochain article, je tâcherai d’opposer à ces poètes exclusifs 
et sincères du patriotisme germanique, un autre poète moderne, non 
moins justement célèbre dans son pays, mais qui, par le cosmopoli¬ 
tisme de sa pensée et de sa vie, autant que par la forme plus savante 
de ses poèmes, a mérité la réputation de grand classique. Goethe 
lui-même désignait ainsi le comte de Platen, qu il nommait aussi 
quelquefois le héros du rliythme et du mètre. 

N. Martin 


DAGUERRE CONTREFACTEUR. 

Il yja quelques années, l’ingénieux procède, imagine par 
M. Daguerre pour fixer sur des plaques de métal I image 
des objets présentés à l’action de cette espèce de chambre 
obscure appelée daguerréotype, lit une grande sensation 
dans le monde savant et aussi dans le monde artistique. Il 
était digne, en effet, de lattention de ce double monde, et 
nous ne croyons pas que l’on soit parvenu a avoir le dernier 
mot de la daguerréotypie. 

Toutefois des faits analogues à celui que M. Daguerre a 
acquis à la science et à I art, ont déjà ete constates avant 
lui. Nous lisons dans les Mémoires de la Société royale de 
Copenhague, tome 111 , les détails d’un phénomène dont 
la relation a été réimprimée dans les Mélanges d histoire 
naturelle , par Dulac, et qui prouve que le daguerréotype 
n’est au fondquun moyen artificiel de faire ce que la na¬ 
ture, cette grande travailleuse, fait souvent elle-même. 
Voici le fait. 

Un seigneur danois partit de Copenhague dans son car¬ 
rosse avec sa femme et une fille de chambre, le ^jan¬ 
vier 1744. Après avoir voyagé toujours les stores fermés, 
ils arrivèrent à Corseur, et , le soir même , on mit le car¬ 
rosse , dont les glaces étaient toujours fermées, dans If- 
navire sur lequel il devait le lendemain traverser le Bell. 
Le jour du départ, la nuit et la journée suivante, le temps 

XX* rtULLIX. -6* VOLIME. 

















151 


LA HENAISSANCE. 


fut narfaileincnt calme. Quand les voyageurs renlrèrelit 
dans la voiture pour partir, ils remarquèrent que les glaces 
étaient couvertes de gelée blanche , comme cela arrive 
souvent aux vitres des maisons en hiver. Mais ce qu il y 
avait de singulier, c’est que sur cette légère couche de 
glace on découvrait un paysage parfaitement dessine, comme 
une estampe. Le seigneur, s’étant douté que ce paysage 
pouvait ressemblera celui des envirous, vit, en l’examinant 
<le plus près, qu’il n’y avait pas un trait dans le dessin en 
glace qui ne répondit aux objets situés entre la ville de 
Corseur et le rivage , les poteaux du môle , les bergeries 
et les huttes du voisinage. C’étaient les formes, les propor¬ 
tions, en un mot tout ce qu’aurait pu être l’image dans 
une chambre obscure, excepté la couleur. Le voyageur se 
ressouvint alors d’avoir ouï raconter à M. De Korff, envoyé 
de Russie à Copenhague, qu’étant à Péterhof, dans 1 anti¬ 
chambre de l’Impératrice , il avait vu l’allée d’arbres qui 
est vis-à-vis du palais, dessinée par la gelée sur les vitres. 
Depuis l’observation de Corseur, on a appris qu un des 
officiers de la maison du roi avait vu, sur les vitres du ch⬠
teau , les rames et les antennes des bâtiments qui étaient 
à cent pas de là dans le canal? Une autre personne avait 
aussi reconnu la tour, le faîte et le toit de l’église de Holm 
qui est plus loin encore. Le célèbre poète de Hambourg, 
M. Brockes, a déjà décrit un semblable phénomène dans 
son Jrdisc/ien Vergnugen in Gott. Au commencement de i 745 
on a vu aussi à Copenhague, sur les vitres de la maison d’un 
particulier, le jardin si bien représenté , qu'on pouvait y 
distinguer un homme portant du bois. Enfin le Giornale di 
Letterati in Italia (tome XXYI, page 067) raconte un fait 
pareil avec les circonstances les pluscapables de lui donner 
du poids. On y trouve seulement cette différence qu’à 
Copenhague on a vu sur les vitres les objets extérieurs, au 
lieu qu’à Venise, où s’est faite l’observation dont nous 
venons de parler, les plantes renfermées dans une serre 
étaient peintes sur les vitres. C’est d’après ces faits que le 
savant Gramm a composé l’article des Mémoires de la 
Société royale de Copenhague, intitulé Images formées na¬ 
turellement sur les vitres gelées . Quoique ce célèbre acadé¬ 
micien n’eût paru s’occuper, dans ses autres écrits, que de 
recherches d’fin tout autre genre, et de pure érudition, 
on peut se convaincre ici qu’il n’était pasmoins propre aux 
discussions physiques,ou, pour mieux dire, qu’un bon esprit 
est propre à tout. 

* Deux savants étrangers consultés sur le fait de Corseur, 
l'attribuèrent l’un tout à fait, l’autre en partie, à l’imagi¬ 
nai ion des observateurs qui leur a tracé des ressemblances 
dont cette faculté de leur âme a presque fait tous les frais. 
Le dernier de ces savants eût pourtant recours à une hy¬ 
pothèse physique pour rendre raison de ce phénomène. 
Gramm est persuadé qu’on ne peut former aucun doute 
raisonnable sur la réalité du fait. Il s’attache à en développer 
la possibilité, et il augure qu’il pourrait bien en être 
comme de l’électricité, qui, après avoir été si longtemps 
négligée par les physiciens, est devenue un des plus grands 
objets de leur attention. 

« Cependant il y avait toujours ici un très-grand incon¬ 
vénient ; c est <|u il n’est pas au pouvoir des hommes de 
produire ce phénomène, qui dépend d’un concours de 
circonstances extraordinairement rares. Il y a peu de jours 
de I année où il gele assez pour cela; et, selon toutes les 
apparences, il laut que le temps soit parfaitement calme. 


Peut-être faut-il encore le clair de lune; peut-être aussi 
l’air du bord de la mer, soit parce qu’il est plus bas dans 
l’atmosphère, soit à cause des vapeurs salines dont il est 
chargé. On peut espérer néanmoins que de nouvelles ob¬ 
servations conduiront à quelques découvertes sur la nature 
de la congélation, et sur l’analogie qu’elle peut avoir avec 
la lumière. » 


JEAN-BAPTISTE STIEGELMAYER. 

LAllemagne vient de perdre un de ses artistes les plus distingués 
et les plus féconds. Jean-Baptiste Stiegelmayer, inspecteur de la fon¬ 
derie royale a Munich, est mort récemment à l’âge de cinquante- 
quatre ans. 

Stiegelmayer était le fils d’un maréchal ferrant de Furstenfeld- 
bruck, bourg bavarois; c’est dans ce village que le duc Louis le 
Sévère, qui, sur un simple indice de trahison , avait fait décapiter 
sa femme (1256), fit construire un couvent et une église, pensant 
racheter son crime par cette œuvre pie. 

Les fresques et les statues du couvent de Furstenfeldbruck éveil¬ 
lèrent dans le jeune Stiegelmayer le désir de les imiter, et, sans 
aucune instruction, sans connaître même les premiers éléments du 
dessin, il se mit à reproduire, tant bien que mal, toutes les figures, 
les statues et les images de l’cglise. 

Tout à coup il apprit que l'intendant du couvent possédait non- 
seulement uue collection de gravures, mais qu’il savait en outre 
dessiner. Comme il allait tous les matins au couvent chercher du 
lait, il s'arrangea pour passer deux fois devant la porte de l’inten¬ 
dant, espérant le rencontrer un jour par hasard. Trois mois se pas¬ 
sèrent sans que le jeune homme put voir une seule fois ce mystérieux 
personnage; enfin un beau matin Stiegelmayer, nu-pieds et tenant 
d’une maiu un pot de lait, de l’autre sa casquette en fourrure de 
chat, sc présente hardiment devant l’intendant, M. Pfeiffer, et lui 
dit dans le langage naïf et laconique des villageois : — Mon cher 
monsieur, apprenez-moi, s'il vous plaît, comment il faut faire pour 
savoir dessiner. 

M. Pfeiffer accueillit le jeune homme avec beaucoup de bien¬ 
veillance , et lui apprit l’art de savoir qu’on ne sait pas dessiner. 

Bientùt le jeune Stiegelmayer se rendit à Munich pour y apprendre 
l’orfèvrerie. Il y fréquenta [ école du dimanche , où il mérita le pre¬ 
mier prix, ce qui engagea M. Leprieur, directeur de la Mounaie, à 
s’intéresser à lui et à le faire entrer dans l’Académie. 

Stiegelmayer ne sc borna pas à la sculpture, il se distingua égale¬ 
ment dans la gravure. Plusieurs de ses ouvrages, qui datent de cette 
époque, sont très-remarquables. Il obtiut bientùt la première place 
de graveur de la Monnaie et une pension du roi pour faire un voyage 
à Home. Dans celte ville, il fit connaissance du prince royal de Ba¬ 
vière, le roi actuel. Celui-ci l’engagea à étudier l’art de fondeur, 
afin d établir une graude fonderie à Munich. 

Stiegelmayer se rendit dans ce but à Naples où l’on fondait une 
statue équestre de Charles 111, d'après le modèle de Canova ; mais il 
y fut mal reçu, et bientùt il quitta l'Italie pour se rendre à Berlin. 
Dans son voyage, il fut assailli par des brigands qui lui enlevèrent 
toute sa fortune et les objets d’art qu’il rapportait de Rome. De 
retour de Berlin, Stiegelmayer, protégé par le roi de Bavière, s’établit 
comme fondeur, et bientùt sa réputation grandit tellement, que de 
toutes les parties de l'Europe il reçut des commandes. 

Les travaux de Stiegelmayer sont très-nombreux. En voici un 
aperçu rapide: 

I) après ses propres modèles, il a fondu le mausolée de Mlle de 
Mannlich, dans le cimetière de Munich, le monument du roi Maxi¬ 
milien à Kreuth, le monumeut représentant les adieux de la reine 
Thérèse à son fils Olhon, roi de Grèce,avec une madone et son enfant. 

D'après Schwanthaler, les douze statues dorées de la salle du 
trùnc au château de Munich, la statue du général Becker, la statue 
colossale de Jean-Paul à Bayreuth, celle de Mozart à Salzbourg, le 
margrave Frédéric à Erlangen, le grand-duc Louis de Darmstadt, le 
riche service de table avec les figures des Niebelunyen pour le priuce 
royal, et eu dernier lieu la statue de Goethe ; 


ARCHIVE 


















LA RENAISSANCE. 


lo5 


D’après Thorwaldsen, la statue de Schiller à Stuttgard, la statue 
équestre de I électeur Max à Munich, et, d’après Rauch, le monu¬ 
ment du roi Maximilien I er sur la Place-Royale «le la même uille. 

En architecture, les travaux de Stiegelmayer sont aussi en grand 
nombre. L’obélisque de Munich, les portes en bronze de la Glypto- 
thèque et du Walhulla, la grande colonne à Gaibach, les cintres 
intérieurs du Walhalla avec les divinités Scandinaves, les candélabres 
en or de la salle du trône à Munich, le monument funèbre du roi 
Maximilien dans le caveau royal, telles sont les œuvres qu’il a exé¬ 
cutées soit sur les dessins, soit sur les modèles de Kleuze et de Ouie- 
hland. 

Stiegelmayer était malade depuis deux ans. On prétend que sa * 
maladie provenait de ses travaux de dorure. Il atteudait avec anxiété 
l’issue de la fonte de la statue de Goethe. A peine ses amis et son élève 
M. Miller, lui eurent-ils annonce I heurcux succès de ce travail, 
qu’il expira après les avoir tous embrassés l’un après l’autre. 

A. W. 


IVAN ANDRÉIÉV1TCH KRYLOF. 

Ce célèbre poêle russe, qui vient de descendre dans la 
tombe, naquit à Moscou le 2 février 17G8. Il manifesta 
de bonne heure de grandes «Impositions pour la littérature. 
Aussi sonéducatiou fut-elle tournée particulièrement vers 
rétude et la culture de la langue russe. Krylof ne tarda pas 
à devenir un des écrivains les plus populaires de son pays. 
Il fit représenter en 1807 a Saint-Péterbourg une comédie 
intitulée le Magasin de modes , qui le plaça au rang des 
écrivains dramatiques les plus goûtés; mais il s’était déjà 
fait connaître précédemment par plusieurs fables pleines 
d’esprit, de finesse et de naturel. Malgré le succès qu’il 
venait d’obtenir au théâtre, il retourna au genre modeste 
de l’apologue , dans lequel il devait se créer un nom si 
célèbre, et dont il fit, dès lors, la principale occupation de 
son talent. Dans ce genre si difficile, et dont la formidable 
rivalité de La Fontaine a souvent écarté des génies fertiles 
et puissants, krylof sut obtenir le succès le plus (latleur. 
Ses vers sont dans toutes les mémoires. Il est le moraliste du 
peuple et le classique des enfants. Les modèles sur les¬ 
quels il aurait pu former son style n’étaient guère russes 
que par la forme; Krylof le fut encore par le fond. Son 
originalité, toujours vraie et frappante, quoique jamais il ne 
se donnât de peine pour la mettre en relief, tient à la con¬ 
naissance parfaite qu’il avait du caractère si remarquable 
du peuple de la grande Russie. Parfaitement maître de sa 
langue, Krylof se jouait avec les rhythmes les plus variés. 
Leste, gai, piquant, moqueur sans amertume, il laissait re¬ 
connaître en toute occasion un fonds inépuisable de bien¬ 
veillance et d’ardeur pour la prospérité «le son pays. L’am¬ 
bition modeste de cet homme, aussi distingué par le cœur 
que par l’esprit, se trouva pleinement satisfaite par la charge 
de conservateur de la Bibliothèque impériale de Saint- 
Pétersbourg, qu’il obtint en 1811, avec le litre de conseil¬ 
ler de cour. Depuis il fut nommé membre de l’Académie 
impériale de Saint-Pétersbourg. 

Parmi les nombreuses éditions des fables de Krylof, la 
plus splendide est assurément celle qu’en i 8 a 5 le comte 
G. OrloÛ'fit, à ses frais, exécuter à Paris avec deux traduc¬ 
tions en regard du texte, l’une en français, l’autre en italien. 
Chaque fable traduite est signée d’un nom distingué dans 
ces deux littératures. Cette édition, que Lemontey fit pré¬ 
céder d’une introduction dans laquelle il fit ressortir le 


mérite des compositions originales a pour titre : Fables 
russes tirées du recueil de M. Krylof > et imitées en vers 
français et italiens par divers auteurs ? 

L’introduction de Lemontey est accompagnée d’une pré¬ 
lace italienne parSalfi. M. de Stassart a fourni à ce recueil 
plusieurs traductions «pie l’on peut compter parmi celles 
qui reproduisent avec le plus de bonheur, de naïveté et 
d’esprit les pièces originales de Krylof.Une autre traduction 
française de ces fables, publiée à Moscou en 1828 par 
M. Masclel, est regardée comme la plus complète. 

Sans la douce et constante bonté qui dominait les autres 
traits du caractère de Krylof, son habileté pour la satire 
l’aurait rendu redoutable. Quelques-unes de ses failles se 
ressentent même de cette disposition. 

Nous sommes de ceux qui, volontiers, se reportent vers 
le passé, y cherchant pour bien des choses quelque con¬ 
solation au présent. Ainsi maintes fois nous sommes-nous 
complu au souvenir de cette sorte d’alliance établie au 
vieux temps entre les arts et la royauté, l’histoire en fait 
foi. Autant que les gagneurs de batailles, autant que les 
législateurs qui ont doté leurs peuples de tais bienfaisantes, 
sont honorés et chers aux siècles qui suivent, les souve¬ 
rains qui ont à cœur la prospérité des arts et des lettres. 
La visite de Léon X à Raphaël expiré n’est pas encore 
tombée dans l’oubli, et il vient de se passer en Europe un 
fait qui en ravive la mémoire. Un souverain a cru devoir, 
même de nos jours, entourer d’honneurs éclatants le cer¬ 
cueil d’un poète. Mais, direz-vous, quel est cet anachro¬ 
nisme, et quel roi a pu le commettre? Les gouvernements 
constitutionnels en sont-ils venus à reconnaître la supré¬ 
matie de l’intelligence? L’impôt n’est-il plus à leurs yeux 
la mesure des capacités? Rassurez-vous, le fait en «question 
s’est passé chez les barbares. C’est l’ogre du \ord, l’empe¬ 
reur de toutes les Russies qui vient de s’en rendre cou¬ 
pable. Oui des honneurs qui rappellent ceux que l’Italie 
rendait jadis aux hommes qui sont encore sa plus belle 
gloire, ont solennisé les funérailles d’un poêle russe; et 
ce poète, ainsi glorifié, n’était pas un de ces génies émou¬ 
vants qui ébranlent la scène aux jeux «le leur puissante 
fantaisie, ou encore une de ces âmes lyriques dont les ac¬ 
cents passionnés électrisent un peuple; c’était un simple 
fabuliste. Honneur donc au souverain qui donne au monde 
«le tels exemples, et pour qui l’art est chose vénérable , 
même dans ses productions les plus modestes! 

L’enterrement de Krylof a eu lieu avec une pompe ex¬ 
traordinaire. L’empereur Nicolas a voulu donner à la mé¬ 
moire du poète un témoignage particulier de consiilération. 
Le czar a assisté à ses obsèques, où il est inutile de dire 
que se pressait l’élite de la population. Une nombreuse 
réunion de grands dignitaires de I Etat, de savants, «le lit¬ 
térateurs, remplissait l’église de saint Isaac de Dalmatie à 
l’Amirauté, où Son Éminence Justin, vicaire de la métro¬ 
pole, récita la prière des morts. Le cercueil fut ensuite 
emporté de l’église et déposé sur le char funèbre par des 
généraux et d’autres hauts fonctionnaires, parmi les«|uels 
on remarquait MM. le général de cavalerie , aide de camp 
"énéral comte Orloff, le général d’infanterie SkobéleÛ’, le 
lieutenant général Wachsranth , le general major Ros- 
tovstoiï, exécuteur testamentaire de l’illustre défunt, etc. 
Les étudiants «le l’Université entouraient le char, soute¬ 
naient le dais et portaient les décorations. Une foule im¬ 
mense a suivi le cortège jusqu’au monastère de Saint- 


















i r>o 


LA RENAISSANCE. 


Alexandre Newsky, où le service funèbre a été célébré par 
Son Éminence Antoine, métropolitain de Novogorod, de 
Saint-Pétersbourg, d’Ësthonie et de Finlande, assisté de 
Leurs Eminences Justin vicaire de la métropole , et Atha- 
nase, évêque de Vinitra. Les restes mortels de Krylof ont 
été inhumés près de la tombe de son ami N. Gnéditch , 
traducteur de Y Iliade d’Homère. 

Jusqu a ses derniers moments, Krylof avait exprimé le 
vœu qu’un exemplaire de ses fables fût envoyé à tous ceux 
qui garderaient souvenir de lui. Les exemplaires expédiés 
sont reliés en blanc avec une bordure noire, et au-dessus du 
titre, on lit ces mots : «Souvenir d Ivan Andréiévitch, con¬ 
formément à son souhait. » 


DU BEAU DANS LES ARTS. 

LE BEAU MORAL.- LE BEAU REEL. - LE BEAU IDÉAL. 

Deux sortes d'intelligences se partagent le domaine des arts:celles 
qui retracent ce qu’elles voient, celles qui réalisent ce qu’elle9 
sentent ; celles qui reproduisent simplement la nature, celles qui 
idéalisent leurs sentiments; celles qui ont du talent et celles qui ont 
du génie. Les unes reflètent ce qu’on est convenu de nommer le 
beau réel, les autres portent en elles un foyer d’ou rayoune 1 idéalité 
du beau ; pour tout dire, les unes composent (cum ponere ), les autres 
créent. 

Ces deux régions hiérarchiques de l’art, le réel et l’idéal, ont un 
même chef qui les relie, le beau moral, qui néanmoins se rapproche 
beaucoup plus du beau idéal que du beau réel. Comme notre thèse 
dépasserait Ie9 bornes d'un modeste article, nous nous contenterons 
pour aujourd’hui do définir le beau moral. 

Le poète, le statuaire, le peintre et le musicien n’ont qu'un but, 
celui de captiver, d émouvoir leurs semblables, non-seulement à 
l’heure présente, mais encore dans les âges les plus reculés, en re¬ 
vêtant leur idée d’une forme sensible et durable. Si aux yeux du 
philosophe le but de l’artiste est unique, les éléments qu’il met en 
œuvre ont deux sources bien distinctes. L'une, qui domine l’autre 
de toute la hauteur qui sépare l’esprit de la matière, est l’intention 
morale, la pensée génératrice, vivifiante, qui préside à la concep¬ 
tion de l’idée; l’autre, beaucoup plus secondaire, est le moule dans 
lequel riiomme de talent ou de génie assemble les matériaux épars 
que lui fournit l’inspiration. Ce moule auquel le grand artiste im¬ 
prime le sceau de sou originalité est la manifestation de son idée, la 
forme en un mot, cette urne décorée de mille ciselures, ce vase 
d’élection sur lequel le poète épuise les trésors de ses caprices et de 
ses fantaisies, mais qui ne doit être en définitive que l’urne, que le 
vase où le sublime artisan renferme, comme la Madeleine repentie, 

I essence la plus rare, la pensée morale qui l’anime. 

Comment expliquer alors ces subtilités étranges de certains philo¬ 
sophes du jour qui prétendent « que la forme du beau est distincte 
de la forme du bien; et que, si l’art produit le perfectionnement 
moral, il ne le cherche pas, il ne le pose pas comme son but? » 
\ force de vouloir disséquer les opérations de l'entendement humain, 
que se passe-t-il? c’est que de dissections en dissections on arrive à 
l’atome chimérique, à la molécule indivisible, et, qui pis est, insai¬ 
sissable. Il me semble voir un enfant qui, armé d'un chalumeau, 
gonfle une bulle savonneuse; plus il en distend les parois, plus elles 
s’amincissent; arrive enfin un moment où le malheureux globule 
éclate et se disperse dans l’espace en poussière invisible. Pour nous, 
laissons l’enfance et l’idéologie s’évertuer candidement à en pour¬ 
suivre les vestiges, et ne nous égarons pas dans les régions nébu¬ 
leuses qui sortent du domaiue de la pratique et de l’application. 

Oui, le grand but, le but unique de l’art est l’amélioration de nos 
semblables! Tout ce qui les remue n’est pas de l’essence du beau, 
mais tout ce qui les élève, n’en doutez pas, est la pierre de touche 
du sublime, du beau, qui, selon la magnifique définition du disciple 
bieu-aiiué de Socrate, est la splendeur du bien. Le bien et le beau, 


le beau et le bien sont deux éléments inséparables : ils n’existent que 
l’un par l’autre; ce qui est beau est bien, et ce qui est bien dans le 
monde immatériel, pour se rendre accessible aux yeux du corps, 
est dans l’absolue nécessité de revêtir les formes du beau ; d’où nous 
pouvons conclure hardiment que le beau est une manifestation du 
bien. Et d’ailleurs, qui n'a pas été frappé de celte lumineuse ex¬ 
pression usitée parmi les gens qui pensent et qui sentent : le sublime 
est le son d’une belle âme? 

Tous les hommes dont le nom célèbre retentit do siècle en siècle 
aux échos de l’univers étaient animés d’une pensée profondément 
morale. Le rhythme, le ciseau, le pinceau ou la lyre ne furent entre 
leurs mains qu’un instrument secondaire, mis en usage pour trans¬ 
mettre les conceptions de leur esprit, qui elles-mêmes n’avaient et ne 
pouvaient avoir d'autre source que les plus nobles sentiments d’une 
âme aimante et généreuse. 

Ce que les vrais connaisseurs estiment à un si haut point dans les 
arts, l’originalité; l’originalilé découle de cette pensée morale dont 
l'homme de génie est le divin dépositaire. Cette originalité n’est si 
rare que parce que le génie ne l’est pas moins, et les imitateurs 
manquent de ce caractère, parce que leurs productions ne sont qu’un 
reflet emprunté aux œuvres du penseur. 

Quel est donc le plus sûr moyen d'approcher autant que possible 
de ce but glorieux, le beau? C’est d’exercer la pensée avant la main ; 
c’est d’arborer la bannière d’un principe, de se tracer une ligne mo¬ 
rale, de se donner une mission à remplir. Dans les âges de régéné¬ 
ration sociale, l’artiste n’a d’autre soin à prendre que de se livrer .à 
l’impulsion de la foule; mais aux époques de décadence, de dissolu¬ 
tion, si l’artiste ne se revêt pas d’un triple acier, s’il ne lutte pas 
courageusement contre le torrent fangeux qui roule la multitude 
dans ses flots impurs; si, pour garantir son intelligence des miasmes 
de l’égoïsme et de la vénalité, il ne se tient pas sans relâche sur les 
hautes cimes de la poésie, il ne sera jamais qu’un stérile manœuvre, 
un histrion gagé, un amuseur d'oisifs. L’homme de talent aura 
presque du génie si, mûri par une méditation sérieuse et prolongée, 
il voit clair dans sa propre intelligence, si au lieu d’être un auto¬ 
mate plus ou moins habile à scander des mots, nuancer des cou¬ 
leurs, tailler de la pierre ou marier des sous, les mots, les couleurs, 
les sons et la pierre ne sont que l’enveloppe matérielle d'une pensée 
vivace et bien déterminée. Qu’il médite! qu’il médite! et cette ori¬ 
ginalité apres laquelle il courait depuis si longtemps, il la verra 
venir d’elle-même au-devant de ses efforts. 

Tout ce qui émeut, tout ce qui remue, avons-nous dit, n’est pas 
l’essence du beau, Non, il ne suffit pas de remuer, d’émouvoir; il est 
certaines fibres qu’il est beau de faire résonner chez nos semblables, 
il en est d'autres auxquelles il est honteux de s’adresser. Qu’est-ce 
qui a discrédité nos dramaturges modernes? c’est leur persistance à 
peindre le vice pour lui-même, le laid pour le laid. Est-ce à dire que 
le laid doive être exclu du domaine des beaux-arts? Nullement, le 
laid n’a rien d’absolu; selon l'intention qui anime le poète ou l’ar¬ 
tiste, le laid peut être le dernier degré de l’abject ou le sublime du 
beau. Le but moral purifie toute chose. 

Le but moral! la morale dans les arts! beaucoup de nos lecteurs 
vont s’effrayer sans doute; qu’ils se rassurent. Nous savons faire la 
part du moraliste et du poète, du jurisconsulte et de l'artiste. L’ar¬ 
tiste peut s’abandonner gaiement à la pente de la bonne loi natu¬ 
relle. Il charme la société, en retour elle lui accorde certains privi¬ 
lèges, certaines franchises; la vie passionnée est son droit et il en 
use. Ainsi, loin d’être le collègue du pédagogue et du froid mora¬ 
liste, l’artiste dans la balance sociale en est le contre-poids chéri, 
goûté de tous. Bien avant Fourier, les hommes d’imagination avaient 
résolu son grand problème qui consiste, non pas à heurter de front 
les passions indestructibles et vivifiantes du cœur humain, mais â 
leur creuser un lit facile où, s’écoulant entre des rives odorantes et 
fleuries, elles nous séduisent, nous consolent, toutefois sans nous 
avilir et nous dégrader. 0 vous tous qui tentez de gravir les ardus 
sentiers de la gloire, épurez donc ces passions tant de fois calom¬ 
niées, élevez les cœurs vers l’amour délicat, en les arrachant à l’abru¬ 
tissante débauche; détachez les esprits des soucis de la vie matérielle, 
des ignobles spéculations, des hideux calculs de l’égoïsme, et trans- 
portez-les dans les pures régions de la poésie, faites vibrer en eux 
les sentiments de générosité et de patriotisme; représentez-leur la 
nature si pleine de magnificence qu'ils y voient étinceler un Dieu 


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LA RENAISSANCE. 


157 


créateur, et vous aurez rempli la véritable tâche de l’artiste, celle 
qui Panoblit à ses propres yeux, qui le fuit marcher de pair avec les 
bienfaiteurs, les réformateurs de l’humanité, en un mot vous aurez 
réalisé pleinement ce que nous ne craignons pas de proclamer le 
beau moral, le vrai beau dans les arts. 

Eugène Villes!*. 


DLIIMTIO\ DE LMRT Ali DIX-NEfJVIÈJIE SIÈCLE. 

L’art est la recherche de Vexpression ( Victor Cousin ) ; c est l’en¬ 
semble des moyens ingénieux consacrés à reproduire d’une manière 
sensible des objets conçus dans l’esprit ou imités de la nature; c est 
la réalisation au dehors d une vue de I âme, d’un sentiment ou d une 
idée. 

« L’art, dit M. P. Leroux, est l’expression de la vie qui est en nous. 

— C’est la vie elle-mèine se réalisant, se communiquant et faisant 
effort pour s’éterniser. » 

« L’art est l’ensemble des moyens par lesquels on fait que le sen¬ 
timent passe de l’état de conception à celui de réalisation. » (Bûchez.) 

« L’art, dit M. P. Leroux, est le développement de la nature sous 
un de ses aspects à travers l’homme, une chose nouvelle et différente 
de Part qui est dans la nature. » 

Et ce n’est pas un produit éphémère, une image fugitive; c’est une 
œuvre qui survit même à son auteur, un type que les générations 
se passent, imitent et perfectionnent, enfin un élément nouveau dans 
lequel l’âme se plaît à vivre, et dont elle se fait un besoin. 

« L’art, dit M. Sainte-Beuve, dans la force de génération qui lui 
est propre, a quelque chose de fixe, d’accompli, de définitif, qui crée 
à un moment donné et dont le produit ne meurt plus. » 

Ce pouvoir créateur de l’intelligence humaine est un des reflets 
sublimes de son principe divin ; il ne domine pas seulement la ma¬ 
tière, mais il en dispose, la pétrit et la jette au moule de la pensée. 

I.cs artistes saints, créateurs après Dieu, 

Animés de son souffle, éclairés de son feu, 

Durent par les couleurs, et le marbre, et la lyre, 

Rendre de l’univers ce qu’ils y savent lire. 

Il est doux par le beau d'être ainsi tourmenté, 

Et de le reproduire avec simplicité; 

Il est doux de sentir une jeune fleure 
S’élever, sous nos mains, harmonieuse et pure; 

Si belle qu’on l’adore et qu’on en fait le tour, 

Amoureux de l’ensemble et de chaque contour ; 

Sous la forme il est doux de répandre la flamme, 

En s'écriant : Voici la fille de mon âme! 

Jusqu’au foyer d’amour pour elle j'ai monté : 

Admires ce reflet de la divinité! 

(Bbixeii.) 

Les termes les mieux choisis, les nuances les plus colorées du lan¬ 
gage ne peindront jamais assez complètement un fait, un personnage, 
un spectacle; une description poétique, une éloquente narration se¬ 
ront toujours au-dessous d’une toile artisteinent pointe, d un groupe I 
habilement sculpté, d’un bruit agréablement modulé, où les objets 
apparaissent avec leurs visages, leurs couleurs, leurs sons et leursca- 
ractères : la peinture, la sculpture, la musique sont donc la repro¬ 
duction sensible des choses et des êtres, elle langage visible des idées 
et des sentiments. 

« Il est des émotions tellement délicates et des objets si ravissants, 
dit M. Joubert, qu’on ne saurait les exprimer qu’avec des couleurs 
ou des sons. On doit regarder les arts comme une sorte de langue â 
part, comme un moyen unique de communication entre les habitants 

d’une sphère supérieure et nous. » 

Pour produire un art, l’homme concentre en un faisceau tout ce 
qu’il a de sentiments divers, d’idées particulières ayant rapport, 
néanmoins, toutes à une pensée primitive, mais accourant à elle pour 
la féconder, et en faire sortir une expression variée, neuve et su¬ 
blime. 

« Le secret de l’art, dit M. Fauriel, consiste à associer des impres¬ 
sions diverses, de manières que la fantaisie passe sans effort de l’une 
à l’autre, et que toutes conspirent avec harmonie à en faire ressortir 

une principale. » 


Les couleurs refléteront, suivant leurs nuances, des idées sombres 
et riantes, des sentiments doux on pénibles. La régularité et le poli 
des contours reproduiront la pureté, la droiture, la justice. L’em¬ 
blème de la beauté naîtra de la réunion sur un seul corps de tous 
ses types égarés sur plusieurs corps. 

Pour créer sa Vénus le statuaire antique 

Aux vierges de son temps prenait ses traits divers : 

A l'une le sourire ou la grâce pudique, 

A l'autre le reguid plein de tendres éclairs. 

(A. DtL VTOlH.) 

L’emblème de la vertu apparaîtra dans le maintien, dans le re¬ 
gard, dans tous les aspects qu’elle offre en réalité chez divers per¬ 
sonnages, et dont l’artiste composera un ensemble qui donnera par 
son plus ou moins de perfection la mesure de son intelligence; il le 
livre ainsi à l’admiration et souvent au culte d’autres intelligences, 
lesquelles, si incapables qu’elles soient d’en atteindre la sublimité, ont 
le pouvoir de s’élever de I idée de l'homme à l’idée de Dieu , du fini 
â l’infini, et les arts leur en facilitent la route. 

« Dieu , ayant créé le monde et le voyant imparfait, mais ne dai¬ 
gnant pas recommencer son œuvre, rêva un autre monde plus beau, 
plus éblouissant, plus digne de lui-même, nouveau paradis terrestre 
où la poésie, Eve avant le péché, se promène dans toute sa beauté 
splendide. L'art est cet autre monde. L’artiste ou*le poète est donc 
une créature privilégiée qui a la haute mission de réaliser le rêve de 
Dieu.» (Absene Houssaye.) 

Les arts dépassent la nature de la hauteur même dont l’idée dé¬ 
passe la matière, dont l’âme dépasse le corps. 

« Les monuments des arts, dit M. E. Ouinct, sont le dernier effort 
de rhonune pour s’élever au-dessus de sa condition terrestre ; c’est, 
après la religion, son aspiration la plus haute. » 

Si leurs produits manquent de ces retours constants que font voir 
les produits de la nature, ils ont la nouveauté , ils ont la tendance 
perpétuelle au mieux et au plus beau; ils ont le progrès qui aspire 
encore et aspire toujours â la perfection dans les formes à de nou¬ 
veaux types exprimant d’une nouvelle manière les sentiments et les 
idées formulées déjà au point de vue d une époque, au moule d’une 
civilisation. 

« Rien dans la vie ne doit être stationnaire, dit M mc de Staël, et 
l’art est pétrifié quand il ne change plus. » 

Bar exemple, la symétrie, la régularité des formes distingueront 
les arts d’un siècle; le rude et le colossal domineront dans un autre; 
le fini des détails, le pittoresque de l’ensemble remporteront dans tel 
siècle; aujourd'hui nous aurons une théorie de l’art différente de 
celle du dernier siècle. 

« Sévérité et grandeur dans la forme, dit V. Hugo, et, pour que 
l’œuvre soit complète, grandeur et sévérité dans le fond, telle est la 
loi actuelle de l’art; sinon il aura peut-être le présent, mais il n’aura 
pas l'avenir. » 

Il ne faut point que l’imagination ait toute la part; on s’extasierait 
alors devant une beauté fictive, née du caprice, passagère comme lui ; 
or, même dans les œuvres qui touchent le plus à l’idéal, quelque chose 
doit toujours nous rappeler la réalité. 

La mission de l’art est d’appliquer le beau au vrai pour le faire 
mieux ressortir. D’ailleurs le beau absolu, cette perfection séparée 
de toute idée naturelle, de tout objet visible, n’est pas plus accessible 
à l’art que Dieu n’est accessible aux yeux de l’homme. 

« Il n’est pas plus donné à l’homme, dit M. Charles Magnin, d’ar¬ 
river à la complète expression du vrai qu’à la complète réalisation du 
beau ; mais l’art peut approcher du premier beaucoup plus que du 
second, peut-être parce que la matière du vrai existe dans les choses 
et dans l'homme, tandis que le beau, si on le veut parfait et absolu, 
n’existe que dans la pensée. » 

De même, le vrai seul dans l’art n’est qu’une imitation servile de 
la nature, moins l’animation et le charme; c’est donc immobiliser la 
vie ; car on n’exprime qu’imparfaitement le mouvement des objets , 
soit par le jeu et le contraste des couleurs, soit par des attitudes qui 
font croire au geste, soit par des ombres habilement distribuées. En¬ 
suite il est des proportions colossales, des groupes pittoresques ou 
l’art humain se brise, en imitant même ( immobilité. 

a Les hommes imitent souvent la nature, dit M. de Chateaubriand, 



















LA RENAISSANCE. 


ir»8 


et leurs copies sont toujours petites : il n’en est pas ainsi de la nature 
quand elle a l’air d’imiter les travaux des hommes, en leur offrant 
en effet des modèles. C’est alors qu’elle jette des ponts du sommet 
d une montague au sommet d’une autre montagne, suspend des 
chemins dans les nues, répand des fleuves pour canaux, sculpte des 
monts pour colonnes, et pour bassins creuse des mers. » 

Sous ce rapport, la nature imposera davantage en révélant la force 
et la puissance du suprême artiste; mais rtiomme, en la réduisant à 
ses proportions, montrera que, si son intelligence peut ainsi faire 
une miniature de la grande création , c’est qu’elle-mème est une 
miniature de l'intelligence divine; il le prouvera surtout par les 
œuvres d’art qui s’élèveront de la terre au ciel, du temps à lé- 
ternité. 

Le goût des arts est propre à tous, mais il a besoin d’être entre¬ 
tenu par la nourriture féconde de l’étude, par l’observation et la pra¬ 
tique, sans quoi il dépérit, ou se déprave. Celui qui perd l’habitude 
d’associer le beau à l’utile ne voit plus, n’aime plus que la matière 
et tombe à son niveau. 

Il en est des peuples comme des individus; s’ils négligent les arts 
pour donner tout leur temps» la politique ou au commerce, ce grand 
mobile de la civilisation venant à leur manquer, ils dégénèrent et se 
pervertissent. 

« Les arts et les lettres, dit M. E. Deschamps, sont la plus belle 
gloire des nations comme la plus noble jouissance des individus; leur 
culture est le trait caractéristique de la civilisation, et, pourtant, 
l’instinct et le goût en sont innés chez tous les hommes. C’est une 
éducation fausse et incomplète qui dénature ou détourne dans les 
enfants ces exquises prédispositions pour y substituer l'habitude des 
jouissances grossières ou futiles, a 

Ensuite, l’enthousiasme artiste veut le calme du cœur au milieu 
des feux de l’imagination; les passions étrangères à son objet l’étei¬ 
gnent; il lui faut le grand spectacle d’une nature sereine, de ruines 
silencieuses, de toutes les beautés qui vont des yeux à l’ame, sans 
tumulte, et y laissent une image souriante. 

« Le goût de la vérité pure, dit M. Guizot, le sentiment du beau 
séparé de tout autre besoin, sont des plantes délicates autant que 
nobles; il leur faut un ciel pur, un soleil brillant, une atmosphère 
douce. Elles courbent la tète et se flétrissent au milieu des orages. « 
Les arts participent du plaisir, et comme tels n’aiment pas à être 
troublés; trop souvent meme une sorte d’apathie morale, d’indiffé¬ 
rence pour les choses et les hommes qui s’agitent autour d’eux, met 
les artistes à l écart de la société où ils vivent : 

«« Les beaux-arts, en général, dit M mc de Staël, peuvent quelque¬ 
fois contribuer par leur jouissance même à former des sujets tels que 
les tyrans les désirent. Le* arts peuvent distraire l’esprit, par les 
plaisirs de chaque jour, de toute pensée dominante; ils ramènent les 
hommes vers les sensations et ils inspirent à l’Âme une philosophie 
voluptueuse, une insouciance raisonnée, un amour du présent, un 
oubli de l’avenir très favorable à la tyrannie. » 

Quoi qu’en dise un poète : 

Les arts restent muets près de la tyrannie, 

(lit Posgervillc ) 

Les arts n’ont jamais plus fleuri que sous le rayon brillant d’un 
despotisme glorieux ; ils n’ont rien tant célébré et entouré de leurs 
splendeurs que la royauté, que la puissance, que l'héroïsme cou¬ 
ronné, témoin les siècles de Périclès, d’Auguste et de Louis XIV. C’est 
que le despotisme, ayant en main toutes richesses et tout pouvoir; 
quand il est éclairé et habile, appelle les arts auprès de lui, et faisant 
aux artistes une vie confortable, une condition brillante, ceux-ci, en 
retour, lui embellissent le présent et lui répondent de l’avenir. 

Les beaux-arts sont essentiellement le miroir des plus brillants 
faits, des plus dominantes idées d’une époque, et rarement ils de¬ 
manderont à un avenir douteux des objets d inspiration. Mais si leur 
mission n’est point de devancer leur époque en formulant des idées 
non encore reçues, en illustrant des faits non encore accomplis, elle 
est de prêter leur éclat aux plus nobles pensées du temps, aux plus 
heureux événements, aux plus dignes personnages; de donner à la 
religion ses pompes, ses temples, ses ornements, ses harmonies; de 
faire revivre, pour la politique, les héros anciens et modernes, comme 
des types qu ils ont charge d éterniser aux yeux; de reproduire, pour 

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la morale, les scènes les plus édifiantes, les actions sublimes et les 
traits vénérables des hommes bienfaisants; leur mission; en un mot, 
est de célébrer tout ce qu’il y a de plus beau, de plus grand et de plus 
généreux; et si les arts ne travaillent pas sur l’avenir , qu’ils lui lè¬ 
guent, du moins, les meilleurs exemples du passé! 

L.-A. Martin. 


LE PRINCE RISSE ÉL1M XESTSC1IERSKÏ. 

La France vient de perdre un vrai poëte, un de ces hommes qui sont 
poètes, parce qu’ils ont le sentiment le plus profond, le plus exquis 
des choses, parce que les deux ailes de l’idéal les emportent sans 
cesse à tous les sommets, parce que ce qui pour la foule n’est qu une 
rumeur vague et inécoutée est pour eux une mélodie qui les tient 
sans cesse l’àme penchée, pour ainsi dire, et ravie dans une extase 
divine. 

Ce poëte, qui est bien Français, la France doit l’aimer comme il ai¬ 
mait la France, sa patrie intellectuelle, ce poëte était H tisse de nais¬ 
sance. Le prince Elira de Mestschersky vient de mourir à trente- 
six ans. 

Quelques mots sur lui. — Destiné à la diplomatie , le prince Élim 
entra à 14 ans au service de l’empereur, et fut attaché à l’ambassade 
de Saxe. Si jeune il savait déjà presque toutes les langues étrangères. 
En Allemagne, tous les poètes et savants l’accueillirent et le dirigèrent 
dans scs études littéraires. Goëtlie et Kotzebue avaient deviné dans 
cette intelligence une aube de poésie, aube lumineuse, fraîche et 
parfumée. 

Le prince Elim vint à Paris, à 21 ans, comme un jeune seigneur 
étranger qui passe en souriant dans un inonde charmant et joyeux ; 
il y revint à 30 ans; ce n'était plus alors un étranger, c’était un poëte 
français. 

è 

M. de Mestschersky avait une qualité qui révèle souvent un beau 
talent, et toujours une âme loyale et grande, il savait admirer. Il fut 
bientôt l’ami des plus grands poètes français. Ce fut à cette époque 
qu’il publia son volume de poésie : les Boréales, recueil qui, pour 
toutes sortes de raisons, eut un grand retentissement. D’abord on a 
assez volontiers, en France, le tort de croire qu'il n’y a rien au-delà 
de l’horizon français, et bien que Voltaire eut dit: C'est du Nord main¬ 
tenant que nous tient la lumière, peu de personnes étaient disposées à 
croire qu’il y eût des poètes en Russie, des âmes de feu parmi ces 
glaces éternelles. Puis dans ce volume, la forme du vers était déjà si 
savante, le rhythme si harmonieux, le style si profondément français 
qu’il étaient bien permis de douter qu’un Russe pût écrire ainsi, 
quand tous les jours, à Paris, tant d'Àristarques, gens de goût, insul¬ 
tent les grands hommes modernes de la France dans une langue 
impossible. Enfin les Boréales curent du succès. 

Le prince Elim laisse deux nouveaux volumes de poésies, l’un les 
Boses noires (titre funèbre qui attire comme un pressentiment), re¬ 
cueil de drames qui ne sont point écrits au point de vue du théâtre; 
mais oû l’on trouve un grand sentiment dramatique, les accents vrais 
du epeur, des scènes d un comique littéraire et de nobles inspirations 
lyriques. L’autre volume se compose de traductions de 80 poètes 
russes. C’est Émile Deschamps qui, d’après les dernières volontés du 
poëte, est chargé de classer les manuscrits et d’en surveiller l’impres¬ 
sion. 

D'un caractère généreux et sympathique, le prince Élim était vrai¬ 
ment poëte, trop poëte, car l’inspiration ne le quittait pas; dans 
cette ardeur se consumaient ses forces... C’était comme une lutte 
éternelle entre l’âme et le corps, l'une aux élans vigoureux et su¬ 
blimes , l’autre au souffle de plus en plus épuisé. L'âme devait 

l’emporter.... 

Le 12 décembre dernier, — il expirait le 14, —se sachant déjà 
en présence de la mort, il adressait à Emile Deschamps ce gracieux 
sonnet, les derniers vers qu i! ait écrits : 

A Nice, où les hivers sont de tiedes étés, 

J'aimais avec amour à voir dans l'Empyrée 
Le soleil resplendir sous la voûte azurée, 

Et la mer flamboyer «us rayons reflétés. 









LA RENAISSANCE. 





Quel miroir! Pour quel front! Dans ces vives clartés 
Mon âme se baignait et flottait attirée 
De la figure d'or à l image dorée, 

Saluant tour à tour les deux immensités. 

Car, de ces deux tableaux qu'ébloui l'on admire, 

Qui dira si lescieux, à la lumière ouverts, 

Sont plus beaux que cette onde ou leur éclut se mire? 

Voilà ce qui m'advient quand je vois dans tes vers 
Le grand poète anglais rayonner à travers, 

0 large et Inmiueux traducteur de SbaLspeare! 

Nous ferons suivre iri deux autres pièces du prince Mestschersky. 
La première est adressé à M. Jules de Saint-Félix, poète du midi de 
la France; le second est une de celles qui composent le recueil des 
Roses noires . 

LE RHONE EX LA NEVA. 

A cheval, à cheval, enfant de la Camargue 
En avant! en avant! 

Que ton cheval arabe écume, vole et nargue 
Les éclairs et le vent! 

Viens, poète, avec moi fêter la poésie 
Que notre âme rêva ; 

Vient mêler dans un chant d'amour et d'ambroisie 
Le Rhône et la Néva. 

Or, voici ce que dit la Neva pacifique 
Au Rhône hasardeux; 

«» Mes flots aiment tes flots, ô fleuve pacifique, 

•» Car ils sont dignes d'eux. 

m Je sais, ainsi que toi, de superbes histoires 
» A charmer tes enfants ; 
h Ainsi que toi j'ai vu s'abattre les victoires 
» Sur mes bords triomphants. 

» J ai des héros qu'on voit se dresser de leur cendre 
» Aux regards éblouis ; 

» Mes échos hautement disent —saint Alexandre! 
m Quand tu dis — saint Louis! 

» Des géants ont jadis, de montagne en montagne, 

» Jalonné ton courant; 
w Tu vis César, tu vis Clovis et Charlemagne; 
o J'ai vu Pierre-le-Grand. 

>i Si mon soleil n'a pas les lueurs fécondantes 
» Qui s'épanchent du tien, 
ii Comme le lien il luit sur des tètes ardentes 
u Et sur un sol chrétien. 

m Si Rome te donna le glaive et l'oriflamme 
o Que brandissent tes rois, 

» Bvtance me donna son tonnerre et son âme, 
u Les aigles et la croix. 


i» Aussi, pieusement, devant ton nom antique, 

» Ton cours monumental, 
n J'incline en ma fierté mon casque granitique 
» Et mon front de cristal. 

u Rhône, ta grande sœur te salue et t'admire, 
u Et vers toi tend la main. 

» La gloire tour à tour dans ton onde se mire 
» Ou marche en mon chemin. 

•• C’est elle qui me fit souveraine; c'est elle 
u Qui te fit souverain; 

u Elle donue à nos flots leur splendeur immortelle, 
» Leur murmure d'airain. 

» La gloire, nous liant d'une chaîne qui passe 
» De ta rive à mon bord, 
u A jeté, par dessus les âges et l’espace, 
u Un pont du Sud au Nord. 












•» Tout renom s'égalise et toute lutte c esse 
» Dans l'immortalité, u 

A cheval! à cheval! ô frère de Provence 
Que mon cœur éprouva! 

V iens fêter, en chantant leur tendre connivence, 
Le Rhône et la Neva! 

LES TROIS TEMPS DU VERBE VOIR. 

Te voir, c’est respirer et vivre! 

Sous trop de bonheur je ployais. 

J'étais le captif qu'on délivre; 

J'étais ébloui, j'étais ivre; 

Dans mon amour je me noyais, 

Lorsque je te voyais. 

Ne pas te voir, c'est ne pas être : 

D’âme et de cœur je suis perclus. 

Une ombre froide me pénètre; 

Je me meurs, je suis mort peut-être!... 

Cent ans me semblent révolus, 

Car je ne te vois plus. 

Te revoir, c’est revoir la vie! 

Comme sous un rayou doré 
La fleur qu'aux champs avril convie 
Connue l'onde aux glaçons ravie, 

De mon linceul je surgirai, 

Quand je te reverrai. 


Exposition nationale des Beaux-Aits à Bruxelles. 

' La Commission directrice appelle l’attention des artistes sur quel 
ques-nnes des dispositions de ses réglements. 

L’exposition prochaine s’ouvrira le 15 août 1845, et se fermera le 
premier lundi d’octobre. 

Tout objet destiné à l’exposition doit être adressé, franc de port, 
à la Commission directrice des beaux-arts à Bruxelles, et accompagné 
d'une lettre indiquant exactement le prix demandé, le nom et le 
domicile de l’artiste, ainsi que l’explication à insérer au catalogue. 

Nul objet n’est reçu après le 31 juillet, à minuit. Aucune excep¬ 
tion, pour quelque raison ou sous quelque prétexte que ce soit, ne 
peut être admise. 

Les artistes qui désirent vendre leurs productions au Gouverne¬ 
ment sont invités à adresser la demande formelle au président du 
jury des récompenses de l'exposition nationale des beaux-arts. 

Le jury d’admission ne reçoit que les tableaux, bas-reliefs, dessins, 
gravures, ciselures et lithographie; il n’accepte aucune copie, aucun 
tableau, dessin ou lithographie sans cadre, ou aucun objet ayant 
déjà paru dans une exposition publique à Bruxelles. 

Les gravures et lithographies ne sont admises que lorsqu’elles sont 
envoyées directement par les auteurs eux-mêmes. 

Les autres objets n’appartenuut plus à leurs auteurs ne seront 
reçus qu’autant qu’il soit produit au jury une autorisation écrite de 
l’artiste. 

Nul objet ne peut être retiré de l’exposition avant le jour de la 
clôture. 

Les artistes doivent reprendre leurs ouvrages dans le délai d’un 
mois, à partir du jour de la clôture; ils peuvent désigner leur man¬ 
dataire ou les voies de transport par lesquelles ils désirent que les 
objets leur soient renvoyés. 

La commission directrice rappelle que, indépendamment des ac¬ 
quisitions que fera le Gouvernement et des distinctions spéciales qu’il 
pourra accorder, il sera décerné des médailles aux artistes dont les 
productions auront mérité cette récompense. 

Ces médailles sont de deux classes : 

La médaille ordinaire est en vermeil ; 

La médaillede première classe est en or et d’une valeur intrinsèque 
de cinq cents francs. 


m Entre toi, vieux monarque, et moi, jeune pnoccsie, 
u Point de rivthté 


Le Secrétaire, 
C. MATERNE. 


Le Président de la commission directrice, 
Chev. WYNS. 


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LA RENAISSANCE. 


Mi» 


VARIÉTÉS. 

Bruxelles. — Dans sa séance du 24 janvier, le college municipal 
de Bruxelles a donné le nom de rue de Sallaert à l’avant-dernière 
rue à l’extrémité de la rue Terre-Neuve à droite, rue qui a été pra¬ 
tiquée en 1843 sur une partie de l’emplacement de la fabrique de 
M. Basse. Cette détermination a été adoptée parce que le peintre 
bruxellois Antoine Sallaert (né en 1570 et mort en 1052) demeurait 
a la Terre-Neuve, ainsi qu’on en trouve la preuve dans VHistoire de 
Bruxelles, de MM. lien ne et Wauters. 

Sallaert a d'autant plus de droit à celte distinction queses principales 
productions, conservées au musée de Bruxelles, sous les numéros 170, 
171, 172 et 173 retracent avec honneur des usages aujourd’hui abolis 
et presque oubliés. Il signait ordinairement Antoine Sallaerts, comme 
on le voit au tableau conservé à l’hôtel de ville et datant de 1034. 

— On écrit de Borne que le sculpteur malinois Tuerlinkx, chargé 
de l’exécution du monument qui doit être érigé à la mémoire du 
jeune peintre bruxellois Sturm , récemment décédé, est déjà très- 
avancé dans son travail qui figurera à l’exposition de Bruxelles 
en 1845. 

— Depuis longtemps nous devons être habitués aux bourdes 
étranges quedébitentdans les feuilles et dans les publications parisien¬ 
nes quelques-uns de ces savants ou lettrés équivoques, que la Belgique 
voit venir tous les ans des régions d outre-Quiévrain. Il y a eu des 
farceurs qui ont découvert la mer à Anvers; d’autres ont vu des 
combats de taureaux à Garni, ni plus ni moins qu’au beau milieu de 
l’Espagne. 11 n’y a pas de chose incroyable que l’un oul’autredeces com¬ 
mis- voyageurs de la presse française n’ait cru voir en Belgique. Voici 
qu'il nous pleut des individus qui viennent découvrir l’histoire de l’art 
belge et hollandais, et se mettent sérieusement à écrire cette histoire, 
sans même savoir le premier mot des sources biographiques et des 
documents sans nombre, où ils auraient à chercher les éléments d’un 
travail tant soit peu consciencieux. Dans une des dernières livraisons 
de Y Artiste de Paris, nous avons lu un article : Le Paradis perdu 
qui a été reproduit par plusieurs journaux belges, comme un 
échantillon de l’histoire des peintres belges et hollandais, qu’un 
M. Arsène lloussaye s’occupe d’écrire après un voyage de deux jours 
en Belgique et de trois jours en Hollande. Or, tout ce que cet article 
renferme de données sur notre peintre Breughel de Velours, est radi¬ 
calement faux. Celte niaiserie a été écrite sans la moindre connais¬ 
sance de la biographie de cet artiste. Non-seulement M. Arsène 
lloussaye donne audacieusement à Breughel une femme légitime qui 
n’a jamais été celle de ce peintre, mais encore il commet les bévues 
les plus facétieuses en groupant dans la société de Breughel à Anvers, 
des artistes qui n’ont jamais mis le pied en Belgique, et en donnant 
les entorses les plus rudes à la chronologie de la vie des peintres fla¬ 
mands. En vérité, nous aimons encore mieux l’échantillon qu’un 
autre écrivain français nous a donné dernièrement de la manière 
dont, selon lui, la vie de nos peintres doit être traitée, bien que cet 
échantillon ne fût qu’une simple traduction d’une traduction alle¬ 
mande ridiculement fautive d'un article biographique primitivement 
écrit en hollandais. Nous nous résumerons en disant que nous pou¬ 
vons fort bien permettre que MM. les écrivains français viennent 
découvrir la mer à Anvers ; cela ne nous compromet aucunement aux 
yeux de l’Europe, puisqu’une simple carte géographique suffit pour 
rétablir la vérité des faits. Mais quant aux mensonges, aux absur¬ 
dités, aux niaiseries que l’on se permettrait de débiter à propos des 
anciens maitres flamands, nous y regarderons de plus près. 

Liège . — M. Wiertz vient de refaire complètement la scène homé¬ 
rique qu’il avait déjà traitée avec tant d’éclat : le combat des Grecs 
et des Troyens pour le corps de Patrocle. Cette œuvre exposée au public 
attire en ce moment la foule et place M. Wiertz au nombre de nos 
dessinateurs les plus distingués. 

— Notre troupe dramatique vient de mettre à l’étude un opéra 
intitulé liaes à la Barbe, écrit par M. \\ arros fils. Les personnes qui 
ont lu cet ouvrage s'accordent à en faire l’éloge. 

Vous, — On a donné, le 1 er janvier, au théâtre de cette ville, la 
première représentation d’un opéra-comique en trois actes; l’Échetin 
Brassart ou le père de Mous , dont la musique est d’un Montois, 
M. Dencfve. 


La Haye. —L’exposition de tableaux, dessins, gravures, sculptures 
et plans d’architecture, d’artistes vivants , qui doit avoir lieu, cette 
année en cette ville, sera ouverte le 12 mai jusqu’au 17 juin. Tous 
les objets d’art devront être expédiés franco avant le 12 avril. 

Paris. — Le salon de 1845, qui s’ouvrira le 15 mars, sera une des 
fêtes les plus brillantes de la peinture moderne. Des ouvrages d’une 
haute importance y seront exposés. Les plus beaux noms cette fois 
n’ont pas dédaigné de protéger de leur gloire les noms inconnus des 
jeunes artistes à leur début. On cite MM. Delacroix, Delaroche, Horace 
Vernet, Decamps, parmi les maîtres acceptés. On parle meme de 
M. Ingres, mais nous n’y croyons pas. M. Gleyze exposera les Apôtres 
et peut-être un portrait de femme. M. Couture n’espère plus arriver 
à temps avec son paysage gigantesque, une Orgie romaine. M.Chas- 
seriau aura terminé sa Cléopâtre. M. Cabut est toujours dans la retraite. 
M. Diaz n’aura qu’un paysage, mais un petit chef-d’œuvre. Nous don¬ 
nerons bientôt la liste complète des exposants dignes de remarque. 

Lyon. —M. le docteurComarinond, conservateur des musées archéo¬ 
logiques de la ville de Lyon, vient de publier une notice pleine 
d’intérêt sur la découverte faite au mois de juin 1841, dans la pro¬ 
priété qui dépend de l’institution des frères de la doctrine chrétienne, 
à Fourvicres. 

Voici le détail des objets trouvés par les frères, à quatre mètres 
environ de la façade orientale du nouveau bâtiment qu’ils viennent 
d'élever, afin d’agrandir leur établissement : 

l°Une paire de bracelets en or, formés d’une forte tige simulant 
une corde à la manière de celles en fil de fer de nos ponts sus¬ 
pendus. 

Chaque bracelet est orné d'une médaille à l’effigie de Commode , 
enclavée dans une virole ouvragée. 

2° I nc autre paire de bracelets en or, composés d’une bande on¬ 
dulée ; chaque bracelet est décoré d’une tète de Crispine en relief; 

3° Une troisième paire de bracelets en or, dont la tige représente 
une corde à deux brins, ayant pour ornement un nœud ou lacs 
d’amour; 

4° Un seul bracelet en or, formé d’une tige cylindrique dont cha¬ 
que extrémité, plus mince, s’entortille autour de la tige principale; 

5° Deux bagues en or, l’une ornée de trois émeraudes; la deuxième 
portant l’inscription suivante gravée en creux : 

VENE qu’on pourrait écrire 

R1ETTU VENERIS 

TELEVO ETVTELAE 

TVM. VOTUM. 

C’est sans doute un vœu fait à Vénus;- 

6° Quatre petits anneaux ou coulants d’or, à lame mince, sur la¬ 
quelle est gravée une palme en creux ; 

7° Trois paires de boucles d’orcillcsen or, décorées de pierres fines, 
telles qu'améthystes, émeraudes, etc. ; 

8° Un collier en or, orné de cylindres renflés en lapis-lazuli ; 

0° Un collier idem, avec saphirs; 

10“ Un collier compose de petites boules en or , éparses, dont la 
garniture en tissu a été détruite par le temps; 

11° et 12° Deux colliers en améthystes, montées sur or, les pierres 
sont taillées en cabochon simulant une moitié de poire; 

13° Cinq à six rangs de petites chaînettes en or et pierres fines, 
formant un réseau , destinées sans doute à orner la poitrine ou à 
servir d’ornement à la coiffure ; 

14° Une foule de débris en or et en pierres fines, dépendant des 
bijoux que je viens d’énumérer, ou ayant appartenu à d’autres pa¬ 
rures. 

On a trouvé avec ces bijoux plusieurs centaines de médailles en 
argent, depuis le règne de Vespasien jusqu’à celui de Septime-Sévère; 
plus, deux médailles de Néron, et un quinaire de Commode, en or. 

Tous ces objets ont été achetés par la ville de Lyon, et sont déposés 
aujourd’hui au musée des antiques du palais des Arts. 


Les feuilles 19 et 20 de La Renaissance contiennent : 1° une Vue de Saint- Goar 
sur le Rhin, dessinée et lithographiée par N. Stroobaut; 2° un Portrait de vieillard, 
dessine et lithographié par M. Ghemar. 


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LA RENAISSANCE. 


HISTOIRE ET AVENTURES DE PIERRE SUE. 


1 


(Suite et fin.) 


CHAPITRE VI. 

Reste seul au milieu de lu bruyère déserte, je donnai un 
libre cours aux larmes qui coulaient abondamment de mes 
yeux et qui soulageaient mon pauvre cœur du poids indé¬ 
finissable sous lequel il étouffait. Mais je ne vis ni trêve, 
ni fin , ni terme à ma poignante misère , et je me mis à 
m’abreuver avec une soif inextinguible du nouveau poison 
que l’inconnu avait versé sur ma blessure. Quand j’évo¬ 
quais devant mon âme l’image de Mina , et que la ligure 
charmante et bien-aimée m’apparaissait pâle et baignée de 
larmes, comme je l’avais vue pour la dernière foisau jour de 
mon humiliation, le fantôme arrogant et railleur de Rascal 
venait aussitôt se placer entre elle et moi ; alors je me cou¬ 
vrais le visage de mes deux mains et je fuyais à travers la 
bruyère. Mais l'horrible apparition ne me faisait point 
grâce ; elle me poursuivait dans ma course, jusqu’à ce que je 
tombasse sur le sol, épuisé, hors d’haleine et arrosant de 
nouveau la terre de mes larmes. 

Et tout cela à cause d’une ombre! Et celte ombre, un 
simple trait de plume me l’aurait rendue! Je me remis à 
songer à l’étrange proposition de l’homme gris et au refus 
que je lui avais fait. Un orage grondait dans mon esprit, 
et j’étais aussi peu capable de penser que de me recueillir. 

Le jour était près de finir. J’apaisai ma faim en man¬ 
geant quelques fruits sauvages, j’étanchai ma soif à la source 
la plus prochaine. La nuit vint. Je me couchai au pied d’un 
arbre. La fraîcheur du matin me tira d’un lourd et pénible 
sommeil , dans lequel j’avais pris ma propre respiration 
pour le râle de la mort. Bendel devait avoir perdu ma 
trace, et je fus content de songer que cela était; car je ne 
voulais plus retourner parmi les hommes, dont je redoutais 
avec épouvante l’approche, comme le gibier ombrageux 
des montagnes. C’est ainsi que je passai trois jours pleins 
d’angoisse. 

Le matin du quatrième jour je me trouvai dans une 
plaine sablonneuse^ éclairée par le soleil. J étais assis dans 
ses rayons sur quelques débris de rochers; car maintenant 
je me réjouissais de son doux regard dont j’avais été 
si longtemps privé. Je nourrissais en silence mon cœur 
de son propre désespoir. Tout-à-coup un léger bruit me 
fit tressaillir; et, prêt à prendre la fuite, je regardai autour 
de moi; mais je ne vis personne. Seulement sur la plaine 
sablonneuse glissait à côté de moi une ombre humaine, 
pareille à la mienne, et marchant toute seule comme si 
elle eut perdu son maître. 

J’éprouvai aussitôt un désir irrésistible, t Ombre , 
pensai-je, cherches-tu ton maître? Eh bien! ce sera moi. » 

Et je me mis à courir après elle, pour la saisir ; car je pensais 
que , si je réussissais à marcher dans sa trace , de manière 
que mes pieds touchassent aux siens, elle y resterait sans 
doute attachée et qu’avec le temps elle s’habituerait à | 
moi. 

Au mouvement que je fis, l’ombre prit la fuite, et je me 


LA RENAISSANCE. 


mis à la poursuivre en courant à toutes jambes. J’épuisai 
mes forces dans l’espoir de me tirer enfin de l’horrible po¬ 
sition où je me lrouvris. Elle courait toujours avec plus 
de vitesse et se dirigea vers une forêt, passablement éloi¬ 
gnée, il est vrai, mais dans laquelle je l ’aurais infailliblement 
perdue de vue. Cette idée me remplit d’épouvante et me 
do nna des ailes; je courais, je courais, et chaque seconde 
me rapprochait d’elle. J’allais l’atteindre. Tout à coupelle 
s’arrêta, et se retourna vers moi. Comme un lion qui saisit 
sa proie, je bondis pour la saisir, mais je me heurtai aus¬ 
sitôt avec violence contre un corps solide. Je reçus, sans 
voir de qui , le plus vigoureux coup dans les reins que 
jamais homme ait peut-être reçu. 

Dans la terreur que j’éprouvai, je fermai convulsivement 
les bras pour saisir l’être invisible qui se trouvait devant 
moi. Mais le mouvement rapide que je fis ainsi me fit tomber 
tout de mon long sur le sol. Sous moi se trouvait couché sur 

O 

le dos, l’homme que je tenais dans mes bras et qui devint 
visible en ce moment. 

Alors tout ce qui s’était passé devint clair et intelligible 
pour moi. L’homme devait avoir porté d’abord et rejeté 
ensuite le magique nid d’oiseau invisible qui communique 
cette propriété à celui qui le porte, mais non à son ombre. 
Je regardai attentivement autour de moi, et découvris 
bientôt l’ombre du nid invisible. Je m’élançai pour le saisir 
et m’emparer du précieux butin. Aussitôt, tenant le nid à 
la main, je devins invisible sans que mon ombre put me 
trahir. 

L’homme s’était brusquement relevé et chercha d’un œil 
inc]uiet quel pouvait être son fortuné vainqueur; mais il 
ne put le découvrir ni lui, ni son ombre , et il prêtait une 
oreille inquiète et attentive. Car il n’avait sans doute pas eu 
le loisir de me remarquer, et il ne pouvait pas soupçonner 
d’ailleurs que je n ’avais point d’ombre. Quand il eut vu que 
toute trace de son nid avait disparu, il tourna, dans un 
paroxvsme de désespoir, ses mains contre lui-même et s’ar¬ 
racha les cheveux. Pour moi le trésor que j’avais conquis me 
donna à la fois le désir et le moyen de me mêler de nou¬ 
veau aux hommes. Les prétextes ne me faisaient pas défaut 
pour justifier devant ma conscience le vol coupable que je 
venais de commettre , ou plutôt je n’éprouvais pas le be¬ 
soin de me justifier; et, pour échapper à toute pensée de 
ce genre, je m’enfuis de toutes mes forces, sans donner un 
regard au malheureux dont j’entendis pendant longtemps 
encore la voix lamentable me poursuivre dans l'immensité 
de la bruyère. Du moins toutes les circonstances de cet 
événement me parurent telles que je viens de les raconter. 

Je brûlais de retourner au jardin du forestier, et de 
m’assurer par inoi-même de la vérité de ce que l’odieux 
inconnu m’avait dit. Mais je ne savais où j’étais. Je montai 
donc sur la colline la plus prochaine, afin de reconnaître 
la contrée et de m’orienter; et, du sommet de celte hauteur, 
je vis la petite ville et le jardin du forestier s’étendre à mes 
pieds. Mon cœur se mit à battre avec violence, et des 
larmes d’une autre nature que celles que j'avais versées jus¬ 
qu’alors, coulèrent de mes yeux : j’allais la revoir ! Un désir 
ardent et inquiet précipita mes pas par le chemin le plus 
court. Je passai invisible à côté de quelques paysans qui 
venaient de la ville. Ils s’entretenaient de moi, de Rascal 
et du forestier; mais je ne voulus pas les écouter, et passai 
rapidement mon chemin. 

J’entrai dans le jardin, le cœur rempli de toutes les 

LXI« 1 El ILLE. -6« VOLl Ht 


















162 


LA RENAISSANCE. 


angoisses de l’attente. Je crus entendre aussitôt comme un 
éclat de rire étrange qui paraissait s’adresser à moi. J’en 
tressaillis et tournai aussitôt avec anxiété les yeux autour 
de moi, mais sans découvrir personne. J ’avançai de quelques 
pas encore, et je crus entendre tout prés de moi comme 
le bruit d’un pas humain ; mais je ne vis rien encore et je 
crus que mon oreille s’était trompée. Il était de bonne 
heure encore. Personne ne se trouvait sous le berceau du 
comle Pierre , et le jardin était désert. Je me mis à par¬ 
courir tous ces sentiers si bien connus, et je pénétrai 
jusqu’auprès de la maison. Le même bruit que j’avais en¬ 
tendu me poursuivait plus distinct et plus perceptible tou¬ 
jours. Plein d’inquiétude, je m’assis sur un banc qui était 
placé en l’ace de la porte de la maison au milieu d’un 
espace éclairé par le soleil. Je crus entendre l’invisible 
lutin s’asseoir à côté de moi avec un léger ricanement. En 
ce moment une clef tourna dans la serrure de la porte qui 
s’ouvrit aussitôt. Le forestier entra dans le jardin , tenant 
des papiers à la main. Je sentis comme un brouillard m’en¬ 
velopper la tète. Je me retournai ,—ô terreur !—l’homme 
à l’habit gris était assis à côté de moi et me regardait avec 
un rire satanique. Il m’avait pris sous sa cape enchantée et 
à ses pieds son ombre et la mienne s’étendaient pacifique¬ 
ment l’une à côté de l’autre. Il jouait nonchalamment avec 
le parchemin connu qu’il tenait à la main; et, pendant que 
le forestier, absorbé par la lecture des papiers, arpentait 
en long et en large le berceau, l’odieux inconnu se pencha 
confidentiellement à mon oreille et me murmura ces 
mots : 

— Ainsi vous avez daigné accepter mon offre , et nous 
voici deux tètes sous le même bonnet. Bien! fort bien! 
Maintenant vous allez aussi me rendre mon nid d’oiseau. 
Vous n’en avez plus besoin , et vous êtes trop honnête 
homme pour vouloir le garder. Mais point de remercirnent, 
car je vous assure que je vous l’ai prêté de bon cœur. 

11 le prit aussitôt et le mit daus sa poche en poussant 
un nouvel éclat de rire, si bruyant cette fois, que le fores¬ 
tier se retourna aussitôt. J’étais comme pétrifié d’effroi. 

— Avouez pourtant qu’une cape comme celle-ci est bien 
plus commode, continua-t-il. Car non-seulement elle 
cache l’homme, mais encore une ombre, et autant d’autres 
qu’il veut en emporter avec lui. Voyez, aujourd’hui j’en ai 
encore deux. 

11 rit de nouveau. 

— Remarquez bien ceci , mon cher Schlemihl : ce que 
dans le principe on ne veut pas faire de bonne grâce , on 
est réduit souvent à le faire plus tard malgré soi. Je n’ai 
pas cessé d’espérer que vous m’achèterez cette ombre, que 
vous reprendrez votre fiancée (car il en est temps encore), 
et que nous laisserons pendre Rascal à un gibet, ce qui nous 
sera facile aussi longtemps qu’il y aura des cordes dans le 
monde. Écoutez, je vous donne encore mon capuchon 
par dessus le marché. 

En ce moment la mère sortit de la maison, et la conver¬ 
sation commença. 

— Que fait Mina? demanda le forestier. 

— Elle pleure. 

— Pauvre enfant ! Il n’y a pourtant rien à changer à ma 
résol utiou. 

— Hélas ! non ; mais la livrer si vite à un autre ! O mon 
mari, tu es bien cruel envers notre enfant unique. 

— Nou , femme, tu vois la chose sous uu faux jour. 


ed by 

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Quand elle se verra, même avant d’avoir épuisé toutes ses 
sottes larmes, la femme d’un homme très-riche et très- 
considéré, ellese réveillera de sa douleur comme d’un songe, 
toute consolée, et elle rendra grâce à Dieu et à ses pa¬ 
rents ; tu verras cela. 

— Dieu le veuille ! 

— Sans doute, elle possède déjà une fortune considé¬ 
rable; mais, après l’éclat qu’a eu sa malheureuse histoire 
avec cet aventurier, crois-tu qu’il se présenterait de sitôt 
un parti aussi convenable que M. Rascal? Sais-tu quelle 
fortune M. Rascal possède? Il a pour six millions de belles 
terres au soleil , libres de toutes dettes et payées en de¬ 
niers comptants. J’ai eu tous les actes entre les mains. 
C’est lui qui m’a devancé partout et qui m’a enlevé les 
plus belles acquisitions. En outre, il a pour environ trois 
millions et demi de billets sur M. Thomas John. 

— Il doit avoir beaucoup volé... 

— Qu’est-ce que c’est que ces balivernes-là? Il a tout 
simplement économisé avec sagessedans une maison où l’on 
dépensait follement. 

— Un homme qui a porté la livrée de valet... 

— Sottise que cela ! N’a-t-il pas une ombre irrépro¬ 
chable ? 

— Tu as raison, mais... 

L’homme à l’habit gris sourit en ce moment et me re¬ 
garda fixement. 

La porte s’ouvrit aussitôt et Mina sortit de la maison. 
Elle s’appuyait sur le bras d’une femme de chambre, et 
des larmes coulaient en abondance sur ses joues belles et 
pâles. Elle s’assit sur une chaise qui avait été disposée pour 
elle sous les tilleuls, et son père s’assit à côté d’elle, lui 
prit affectueusement la main et lui dit d’une voix toutepater- 
nelle pendant qu’elle se prit à pleqrer abondamment : 

— l u es ma bonne, ma chère enfant. Tu seras sage, tu 
ne feras point de chagrin à ton vieux père qui ne désire 
que ton bonheur. Je comprends fort bien, mon cœur 
adoré, que tu as reçu une profonde secousse de tout ce 
qui est arrivé ; mais tu as miraculeusement échappé à ton 
malheur. Avant que nous n’eussions découvert son odieuse 
tromperie, tu aimais beaucoup cet homme indigne. Tu le 
vois, Mina; je sais tout cela, et je ne t’en fais point de re¬ 
proche. Moi-même, ma chère enfant, je l’ai aimé aussi, 
tant que je n’ai vu en lui qu’un grand seigneur. Maiute- 
nent tu vois toi-mêine combien tout est changé! Comment ! 
le moindre barbet a une ombre, et ma chère, mon unique 
enfant aurait épousé un homme qui... Non, tu ne peuses 
plus à cet infâme. Écoute, Mina ; il y a un homme qui de¬ 
mande ta main , un homme qui ne redoute pas le soleil , 
un homme honorable, qui n’est pas prince il est vrai, mais 
qui a une fortune de dix millions, c’est-à-dire dix fois plus 
forte que la tienne, et qui fera le bonheur de ma chère 
enfant. Ne me réplique pas, ne me fais point d’objection, 
sois ma bonne, mon obéissante fille, laisse ton père qui 
t’aime avoir soin de toi et sécher tes larmes. Promets- 
moi d’épouser M. Rascal. Dis, veux-tu me promettre cela? 

Elle répondit d’une voix mourante et épuisée : 

— Je n’ai plus de volonté, je n’ai plus de désir sur la 
terre. Que la volonté de mon père soit faite. 

En ce moment on annonça M. Rascal, qui s’avança la 
tête haute au milieu de la famille. Mina était tombée sans 
connaissance. Mon odieux compagnon me regarda avec 
colère et murmura tout bas ces mots à mou oreille : 







LA RENAISSANCE. 


163 


— Et vous pouvez souffrir cela? Que vous coule-t-il donc 
au lieu de sang dans les veines? 

D un mouvement rapide il me fit une légère égratignure 
à la main, et il en coula une petite gouttelette de sang. 

— En vérité ! s’écria-t-il. Voilà du sang fort rouge. 
Signez donc ceci ! 

J’avais le parchemin d’une main et la plume de l’autre. 

CHAPITRE VII. 

Je veux me soumettre entièrement à ton jugement, cher 
lecteur, sans chercher à le surprendre. Moi-même depuis 
longtemps je me suis jugé avec sévérité , car j’ai nourri 
dans mon cœur le ver dévorant qui le ronge. Ce moment si 
important de ma vie n’a cessé d’être présent à ma pensée, et 
je n’y ai jamais arrêté mon esprit qu’avec désespoir, humi¬ 
liation et grincements de dents. Celui qui s’écarte incon¬ 
sidérément du droit chemin, est entraîné sans qu’il s’en 
aperçoive dans d’autres routes qui descendent et descendent 
toujours. En vain il cherche au ciel une étoile qui lui serve 
de guide; il ne lui reste plus de choix à faire. Force lui 
est de descendre la pente irrésistible et de courir au-devant 
de la Némésis vengeresse. A P rès la faute à laquelle je dus 
la malédictiou qui pesait sur moi, j’avais, par un amour in¬ 
sidieux, lié à ma destinée celle d’une autre créature. Il ne 
me restait donc qu’à tâcher de sauver, au péril de ma propre 
existence, celle dont j’avais causé la perle. Car la dernière 
heure allait sonner. N’aie pas assez mauvaise opinion de 
moi, cher lecteur, pour t’imaginer qu’il y eut au monde un 
sacrifice assez grand, que je n’eusse fait avec plaisir et dont 
j’eusse été plus avare que je ne l’avais été de mon or. Non; 
maisune haine invincible m’animait contre cet odieux et per¬ 
fide séducteur qui m’avait entraîné dans la voie de la perdi¬ 
tion. Je pouvais me défier de lui, mais il me répugnait 
d avoir avec lui quelque nouveau rapport que ce fût. 11 
arriva ici ce qui m’est souvent arrivé dans ma vie et ce qui 
arrive fréquemment dans l’histoire du monde : un événe¬ 
ment était devenu un fait accompli. Plus tard je me ré¬ 
conciliai avec moi-même. J’ai d’abord appris à rendre 
hommage à la nécessité, et qu’y a-t-il au monde qui soit 
plus du domaine de la nécessité que le fait accompli? 
Ce qui doit arriver arrive. Ce qui devait m’arriver, arriva. 
11 fallut me résigner. 

Je ne sais si je dois l’attribuer à l’extraordinaire tension 
des ressorts de mon âme sous l’empire violent des sensa¬ 
tions qui me bouleversaient, ou à l’épuisement de mes 
forces physiques que les privations, éprouvées pendant les 
derniers jours, avaient si fortement affaiblies, ou enfin à la 
révolution qu’opérait dans toute ma nature la présence de 
ce monstre en habit gris; — mais, au moment où je voulus 
signer le pacte définitif, je tombai sans connaissance, et je 
restai longtemps dans les bras de la mort. 

Des trépignements et des imprécations furent les pre¬ 
miers bruits qui frappèrent mon oreille, quand je revins 
à moi. J’ouvris les yeux; il faisait nuit, et mon odieux 
compagnon m’accablait de reproches. 

— N’est-ce pas là se conduirecomine une vieille femme? 
s’écriait-il. Çà ! qu’on se relève et qu’on exécute ses réso¬ 
lutions, à moins qu’on n’ait changé d’avis et qu’on ne 
préfère pleurer comme un entant. 

Je me relevai péniblement de la terre où jetais étendu 
et je portai en silence les yeux autour de moi. La soirée 


était fort avancée. La maison du forestier était vivement 
éclairée, et une musique de fête s’y faisait entendre. Quel¬ 
ques groupes de personnes se promenaient dans les sen¬ 
tiers du jardin. I n couple s’approcha en causant et prit 
place sur le banc sur lequel j’avais été précédemment 
assis. Ils s entretenaient du mariage du riche M. Rascal et 
de la fille de la maison, qui avait été célébré le matin. — 
Ainsi tout était fini ! 

J écartai aussitôt de ma tête la cape enchantée de l’in¬ 
connu qui s’évanouit aussitôt à mes yeux, et je me glissai 
en silence, à la faveur de l’ombre des bosquets et à travers 
le berceau du comte Pierre, vers la sortie du jardin. Mais 
mon invisible persécuteur s’attacha à mes pas et ne cessait 4 
de me dire : 

— Voilà donc la récompense de la peine que l’on s’est 
donnée pendant toute la sainte journée pour vous soigner, 
monsieur aux nerfs délicats? Et il faut que l'on soit dupe 
à ce point ? Bien! tort bien! monsieur le boudeur; vous 
avez beau me fuir, nous sommes inséparables désormais 
quoi que vous puissiez faire. Vous avez mon or, moi j’ai 
votre ombre; et cela ne nous laissera ni l’un ni l’autre en 
repos. A-t-on jamais entendu dire qu’une ombre ait quitté 
son maître? La vôtre vous entraînera à ma poursuite, jus¬ 
qu’à ce que vous ayez pitié d’elle et que vous m’en débar¬ 
rassiez. Ce que vous n’avez pas voulu faire de bonne grâce, 
vous le ferez, mais il sera trop tard, par fatigue et par en¬ 
nui. Nul n’échappe à sa destinée. 

Il continuait à parler et à parler toujours sur le même 
ton. En vain je cherchais à lui échapper; il ne me lâchait 
pas, et, toujours à côté de moi, il parlait, en me raillant, 
de son or et de mon ombre. 

À travers des rues désertes je m’étais dirigé vers ma de¬ 
meure. Quand je me trouvai devant la porte de ma maison 
et que je la regardai, j’eus de la peine à la reconnaître. 
Les fenêtres étaient brisées, et l’on n’y apercevait pas la 
moindre lumière. Les portes étaient closes, et pas un do¬ 
mestique ne se remuait à l’intérieur. L’implacable homme 
gris poussa un grand éclat de rire à côté de moi. 

— Oui, oui, c’est comme cela! s’écria-t-il. Mais votre 
Bendel, vous le trouverez bien là dedans; on a récemment 
eu soin de le renvoyer à la maison tellement fatigué, qu’il 
l’aura sans doute bien gardée depuis. 

Et il se mit à rire de nouveau. 

— Il aura d’amusantes histoires à vous raconter, con¬ 
tinua-t-il. Eh bien donc, bonne uuit pour le moment. A 
notre prochain revoir ! 

J’avais tiré la sonnette à plusieurs reprises, et une lumière 
parut. Bendel, avant d’ouvrir, demanda qui avait sonné. 
Quand le brave garçon eut reconnu ma voix, il put à 
peine modérer la joie qu’il éprouvait. La porte s’ouvrit au 
même instant, et nous nous jetâmes tous deux en pleurant 
l’un dans les bras de l’autre. Je le trouvai fort changé , 
faible et malade. Quant à moi mes cheveux étaient deve¬ 
nus complètement gris. 

11 me conduisit, par plusieurs chambres entièrement dé¬ 
vastées,vers un appartement retiré, le seul qui fut resté à 
l’abri de la fureur de la populace. Il me servit à manger et 
à boire; nous nous assîmes à table, et 11 recommença à 
pleurer. Il me raconta comment il avait poursuivi si loin, 
en le battant, l’homme sec habillé de gris, entre les mains 
duquel il avait vu mon ombre, qu’il avait lui-même perdu 
mes traces et qu’il était tombé de fatigue ; que, plus tard. 













104 


LA RENAISSANCE. 


ne pouvant plus ine retrouver, il était revenu à la maison, 
où, bientôt après, le peuple, instigué par Rascal, s’était 
mis à briser les fenêtres et à exercer d’horribles dévasta¬ 
tions. C’est ainsi qu’ils avaient traité leur bienfaiteur. Tous 
mes domestiques avaient pris la fuite. La police locale 
m’avait banni de la ville comme suspect, et m’avait laissé 
un délai de vingt-quatre heures pour quitter son territoire. 
A tout ce que je savais déjà des richesses et du mariage 
de Rascal il joignit beaucoup d’éclaircissements nouveaux. 
Ce scélérat, qui était ( auteur de tout ce qui m’était arrivé, 
ôvait été, depuis le commencement, possesseur de mou 
secret. Poussé par la soif de l’or, il s’était insinué dans 
mes bonnes grâces; il s’était procuré, dès son entrée à 
mon service, la clef de l’armoire où j’avais enfermé mes 
trésors, et il avait ainsi fondé une immense fortune qu’il 
dédaignait maintenant d’augmenter encore. 


Rende! me raconta tous ces détails en versant d’abon¬ 
dantes larmes; puis il se remit à pleurer de joie parce 
qu’il me revoyait et que je lui étais rendu, et qu’après 
avoir longtemps désespéré, il me voyait supporter mon 
m alheur avec calme et résignation; car le désespoir avait 
pris en moi cette apparence. Mon malheur se dressait de¬ 
vant moi immense et irréparable. Il avait épuisé toutes 
mes larmes, il ne pouvait plus faire sortir un seul cri de 
ma poitrine; et je le regardais en face avec sang-froid et 
indifférence. 

— Bendel, répondis-je, tu connais mon sort. C’est pour 
une laute antérieure que ce dur châtiment me frappe. Toi 
qui es innocent, tu ne dois pas unir plus longtemps ta des¬ 
tinée à la mienne; je ne le veux pas. Cette nuit même je 
partirai d’ici. Selle-moi un cheval. Je veux m’en aller seul. 
Tu resteras, je l’exige. Il doit encore se trouver ici quel¬ 
ques coffres d’or; garde-les. Je vais seul errer dans le 
monde. Mais, si jamais une heure joyeuse vient à me sou¬ 
rire et que le bonheur me jette un regard de réconcilia¬ 
tion, je me souviendrai fidèlement de toi; car c’est sur 


ton cœur que j’ai pleuré durant des heures pénibles et 
douloureuses. 

Le cœur brisé, le digne garçon dut obéir à ce dernier 
ordre de son maître. Il s’en effraya au fond de l aine. 
Mais je demeurai aussi sourd à ses prières, à ses représen¬ 
tations, qu’insensible à ses larmes. Enfin, il m’amena ma 
monture. Je le serrai une dernière fois dans mes bras, 
m'élauçai sur la selle, et m’éloignai, dans l’obscurité de 
la nuit,du tombeau de ma vie, sans m’inquiéter de la route 
où mon cheval allait me conduire, car je n’avais plus dé¬ 
sormais sur terre ni but, ni dessein, ni espérance. 


CHAPITRE VIII. 

Bientôt un piéton vint se joindre à moi. Après avoir 
marché pendant quelque temps à côté de mon cheval, il 
me pria, attendu que nous suivions la même route, de 
vouloir lui permettre de placer sur la croupe de mouche- 
val le manteau qu’il portait. J’y consentis sans rompre 
le silence. Il me remercia gracieusement de ce léger 
service, parla avec éloge de mon cheval, vanta le bon¬ 
heur et le pouvoir des riches, et se livra bientôt, je ne 
sais comment, a une sorte de monologue dont j’étais l’uni¬ 
que auditeur. 

Il déroula ses idées sur la vie et sur le monde; puis, 
abordant la métaphysique, à qui il appartient de chercher 


le mot qui est la solution de toutes les énigmes, il déve¬ 
loppa sa thèse avec une grande clarté et s’occupa ensuite 
de la résoudre. 

Je dois vous avouer, ami lecteur, que, depuis que j ai 
passé par l’école des philosophes, je ne me suis senti au¬ 
cune vocation pour les spéculations de ce genre, et 
que j’ai entièrement renoncé à ce domaine. Depuis ce 
temps j’ai laissé en repos bien des mystères, j ai renoncé 
à savoir et à comprendre bien «les choses; et, ne suivant 
que l’impulsion de mon simple bon sens, je me suis borné 
à écouter la voix qui parlait en moi et à suivre mon pro¬ 
pre chemin. Or mon étrange rhéteur paraissait élever avec 
un grand talent un édifice solidement construit, qui s’é¬ 
tageait, posé sur ses propres bases, et se tenait debout 
comme par sa seule force intérieure. Seulement je n’y 
trouvais pas ce que j’aurais voulu y voir, et toute cette 
construction ne m’apparaissait que comme une œuvre ar¬ 
tificielle, qui, par ses élégantes proportions et son exécu¬ 
tion soignée, ne semblait faite que pour le plaisir des yeux. 
Mais je me plaisais à écouter le sophiste, qui, détournant 
ma pensée de mes propres souffrances, l’attirait puissam¬ 
ment vers lui, et auquel je me fusse attaché tout à fait, 
s’il avait su intéresser mon âme aussi bien que mon es¬ 
prit. 

Cependant le temps s’était écoulé, et, avant que je m’en 
fusse aperçu, les premières lueurs du matin éclairaient le 
ciel. Je sentis un mouvement d’effroi, lorsque, levant les 
yeux, je vis tout à coup les splendeurs de l’Orient annon¬ 
cer le lever du soleil, et je n’avais, au milieu de la plaine 
où je me trouvais, aucun abri, aucun rempart, pour inc 
défendre de ses rayons, en ce moment où les ombres por¬ 
tées se montrent dans tout leur développement. Et je 
n’étais pas seul. Je laissai tomber les yeux sur mon com¬ 
pagnon de voyage, et je tressaillis de nouveau. —C’était 
l’homme à l’habit gris ! 

Il rit de mon trouble, et continua sans me laisser le 
temps de me calmer : 

— Consentez donc, comme cela se pratique dans le 
monde, à ce que nous mettions pour un moment nos inté¬ 
rêts en commun; nous aurons toujours le temps de nous 
séparer ensuite. Ce chemin qui conduit le long de la mon¬ 
tagne , est le seul que vous puissiez raisonnablement sui¬ 
vre, bien que vous ne paraissiez pas encore y avoir songé. 
Descendre dans la vallée vous ne le pouvez pas. Retourner 
par la montagne vers l’endroit d’où vous êtes venu, vous 
le pouvez moins encore. Eh bien î ce chemin est aussi le 
mien. Je vous vois déjà pâlir à la vue du soleil levant. 
Rassurez-vous ; je vous prêterai votre ombre pour le temps 
que nous passerons ensemble ; et eu revanche vous me 
permettrez de rester avec vous. Vous n’avez plus votre 
Bendel; je vous servirai eu sa place. Vous ne pouvez pas 
me souffrir; j’en suis fâché. Mais que cela ne vous empê¬ 
che pas d’accepter mes services. Le diable u’est pas aussi 
noir qu'on le peint. Hier vous m’avez mis en colère, je 
l’avoue; aujourd'hui je ne vous en garderai pas rancune, 
et je vous ai déjà agréablement abrégé la route jusqu'ici, 
vous devez en couveuir. Reprenez donc un moment votre 
ombre à l’essai. 

Le soleil s’était levé, et nous vîmes venir des gens sur 
la route. J’acceptai donc son offre, bien que je ne le fisse 
qu’avec une vive répugnance. Il laissa en riant glisser mon 
ombre à terre; elle prit aussitôt place sur l’oiubre du che- 


INTERIN 













LA RENAISSANCE. 



val, et se mit à courir gaîmenl à coté île moi. J’éprouvai 
en ce moment je ne sais quel sentiment étrange et inex¬ 
primable. Je passai devant une troupe de villageois, qui 
se rangèrent respectueusement en ôtant le chapeau, comme 
pour un personnage d'importance. J’allai plus loin; et, 
d un œil avide et le cœur palpitant, je ne cessais de regar¬ 
der du haut de mon cheval cette ombre qui m’avait ap¬ 
partenu naguère et que je tenais maintenant en prêt 
d’un étranger, voire même d'un ennemi. 

Celui -ci marchait avec insouciance à côté de moi, et 
sifflait une chanson. Il était à pied, j’étais à cheval. Un 
vertige me saisit. La tentation était irrésistible. Je tournai 
tout à coup la bride de mon coursier, je lui enfonçai les 
éperons dans les flancs, et je m’engageai au grand galop 
dans un chemin de traverse. Mais malheureusement je ne pus 
emporter mon ombre, qui, au mouvement oblique de mon 
cheval, glissa sur le sol, attendant l’arrivée de son posses¬ 
seur légitime. Force me fut de retourner tout honteux sur 
mes pas. L’homme gris, quand il eut tranquillement achevé 
sa chanson, se moqua de moi, replaça mon ombre sur l’om¬ 
bre de mon cheval, et m’apprit quelle ne s’attacherait 
solidement à mon corps et ne resterait avec moi, que lors- 
que j un serais redevenu le légitime possesseur. 

— Je vous tiens par votre ombre, continua-t-il, et vous 
ne m’échapperez point. Un homme aussi riche que vous 
ne saurait se passer d une ombre. C’est comme cela , et 
l’on ne peut pas vous reprocher de n’y avoir pas songé 
plus tôt. 

Je continuai à cheminer sur la même roule. Je retrou¬ 
vais du charme aux douceurs de la vie et aux splendeurs 
du monde. Je pouvais me mouvoir librement et à mon 
aise, car je possédais une ombre, bien que ce ne fût qu’une 
ombre d’emprunt. J’inspirais partout le respect que la ri¬ 
chesse commande ; mais j'avais la mort dans le cœur. Mon 
étrange compagnon, qui se faisait passer lui-même pour le 
serviteur de l’homme le plus riche de la terre, était d’une 
obséquiosité extraordinaire, habile et promptoutre mesure, 
l’idéal d’un domestique de grand seigneur; mais il ne 
bougeait pas de uies côtés. Il m’importunait sans cesse 
de paroles, toujours avec la plus grande prudence il est 
vrai, et cherchait à me forcer ainsi à conclure le marché 
qu’il m’avait proposé pour mon ombre, ne fût-ce que 
pour m’amener à me débarrasser de lui. Il m’était aussi im- 
porluu qu’odieux. Mais je ne l’en redoutais pas moins. Je 
m’étais, il est vrai, rendu indépendant de lui. Mais il me 
tenait comme par une chaîne de fer, après m’avoir ramené 
dans les magnificences du monde que je fuyais. Force me 
fut donc de subir son importun langage. Du reste, je 11e 
tardai pas à sentir qu’il avait raison. Un riche sur la terre 
ne peut se passer d’une ombre. Mais , chaque fois que je 
songeais à reprendre dans le monde la position dont il 
m’avait, par ses séductions, appris de nouveau à apprécier 
la valeur, je trouvais qu’il n’y avait qu’un seul moyen de 
la ressaisir. Cependant j’avais pris la ferme résolution de 
ne pas sacrifier mon âme à cette créature, fût-ce même 
pour toutes les ombres de la terre, après que j’avais sacrifié 
mon amour et que toute ma vie s’était décolorée. Je ne 
savais pas comment tout cela devait ûuir. 

Un jour nous étions assis devant une grotte que les 
étrangers, qui voyagent dans la montagne, ont coutume de 
visiter. On y entend mugir dans un abîme insondable un 
bruit de torrents souterrains, et les pierres qu’on y jette 


ne paraissent arrêtées par aucun fond dans leur chute re¬ 
tentissante. Mon compagnon me dépeignait, comme il avait 
coutume de laire, avec le charme éblouissant d’une ima¬ 
gination inépuisable, et avec les plus splendides couleurs, 
le rôle que je pourrais jouer dans le monde, grâce au secours 
de ma bourse, dès que je serais rentré en possession de 
mon ombre. Les coudes appuyés sur mes genoux, je me 
tenais le visage caché dans les deux mains, et j’écoutais le 
fourbe, le cœur partagé entre les séductions et la volonté 
inébranlable d’y résister. Je ne pus soutenir plus long¬ 
temps cette lutte intérieure, et je commençai le combat 
| décisif. 

— Vous paraissez oublier, monsieur, que, si je vous ai 
permis à de certainesconditions, il est vrai, de rester auprès 
de moi, je me suis réservé ma complète liberté, lui dis-je. 

— Ordonnez, monsieur, et je plie bagage à l'instant 
j même, me répondit-il. 

Les menaces étaient ses armes habituelles. Il se tut, et 
j se mit aussitôt à replier mon ombre. Je me sentis pâlir, 
mais je le laissai faire sans dire un mot. Un assez long 
silence s’ensuivit, qu’il interrompit le premier. 

— Vous ne pouvez pas me souffrir, monsieur, me dit-il. 
Vous me détestez , je le sais. Mais au nom du ciel, pour¬ 
quoi me baissez-vous? Est-ce peut-être parce que vous 
m’avez attaqué sur la voie publique pour m’enlever par 
violence mon nid d’oiseau? Ou bien parce que vous avez 
tenté de me ravir, comme un voleur de grand chemin, 
mon bien, l’ombre, que vous croyiez confiée à votre seule 
loyauté? Quant à moi, je ne vous hais pas pour cela. Je 
trouve qu’il est tout naturel que vous cherchiez à faire va¬ 
loir tons vos avantages, la ruse et la force. Du reste, que 
vous ayez les principes les plus rigides et que vous pensiez 
comme l’honnêteté même, c’est là une fantaisie contre la¬ 
quelle je n'ai rien à dire. Je pense en eflet aussi rigidement 
que vous; seulement j’agis comme vous pensez. Ou par 
hasard vous aurais-je mis le pouce sur la gorge pour m’em¬ 
parer de votre chère âme, que j’ai pu désirer un moment 
de posséder? Ai-je, pour reprendre la bourse que je vous 
ai cédée, lâché un valet contre vous? Ai-je essayé de vous 
en dépouiller? 

Je n’avais rien à répondre à cela. 

1 — Fort bien, fort bien, monsieur, continua-t-il. Vous 

ne pouvez pas me soulïrir. Je comprends fort bien cela, et 
je ne vous en veux pas. Nous devons nous séparer; cela est 
clair; car vous aussi vouscommcncez à m’ennuyer singuliè¬ 
rement. Aussi, pour vous délivrer définitivement de mon 
odieuse présence, je vous donne pour la dernière fois 
ce conseil : achetez-moi cette chose. 

Je lui tendis la bourse en lui disant : 

— Pour ceci ? 

— Oh ! non. 

Je poussai un profond soupir et repris : 

— Eli bien donc , monsieur , je désire aussi que nous 
nous séparions. Ne vous montrez plus désormais sur mon 
i chemin dans ce monde, qui, je l’espère est assez vaste 
pour nous deux. 

Sa figure se contracta en un étrange sourire. 

— Je m’en vais, monsieur, me dit-il. Maisperinettez-moi 
de vous dire d’abord comment vous devez faire si quel¬ 
que jour le désir vous prend de revoir votre très-humble 
serviteur. Vous n’avez qu’à agiter votre bourse ,. de ma¬ 
nière à faire sonner les éternelles pièces d’or qui s’y trou- 
























IGG 


LA RENAISSANCE. 


vent; et j accourrai aussitôt. Chacun se préocupe de son 
propre avantage en ce has monde. Vous voyez que je songe 
aussi au vôtre, car je vous révèle ici une nouvelle puissance 
dont vous pourrez vous servir. Oh ! cette bourse ! Quand 
même les mites auraient mangé votre ombre, cette bourse 
serait encore entre nous un lien puissant. Mais suffit. Vous 
me tenez par mon or. Malgré la distance, disposez de votre 
esclave dévoué. Vous savez que je suis disposé à rendre 
service à mes amis, et que les riches surtout sont fort bien 
avec moi. Vous en avez l'expérience vous-même. Quant à 
votre ombre, monsieur, — tenez-vous cela pour dit, — 
vous n en redeviendrez possesseur qu a une seule condi¬ 
tion. 

En ce moment plusieurs images du temps passé surgi¬ 
rent dans mon esprit. Et je lui demandai vivement : 

— Avez-vous la signature de Monsieur John ? 

11 me répondit en souriant : 

— Avec un aussi bon ami je n’ai aucunement besoin de 
signature. 

O 

— Où est-il? au nom du ciel, je veux le savoir! 

Il enfonça avec quelque hésitation la main dans sa poche 
et en tira par les cheveux la figure pâle et défaite de 
Thomas John. Ses lèvres plombées murmuraient ces pa¬ 
roles terribles : Jttsto judicio Dei judicatus sum; justo 
judicio Dei condemnatus $um (j’ai été jugé par le juste ju¬ 
gement de Dieu, j’ai été condamné par le juste jugement 
de Dieu.) Je perdis la tête en ce moment, et , jetant aus¬ 
sitôt la bourse retentissante dans l’abîme, je lui dis ces 
derniers mots : 

— Homme effroyable, je t’adjure, au nom de Dieu, ôte- 
toi d’ici et ne te montre plus jamais à mes yeux. 

Il se leva aussitôt d’un air sombre, et disparut, une se¬ 
conde après, derrière les masses de rochers qui entouraient 
ce lieu tout ombragé de plantes sauvages. 

CHAPITRE IX. 

J étais maintenant là sans ombre et sans or. Mais un 
poids immense était tombé de mon cœur; je me sentais 
même joyeux. Si je n’avais pas aussi perdu mon amour, où 
si je n’avais pas senti que j’étais coupable de cette perte, je 
crois même que j’eusse pu être heureux. Mais je ne savais 
quel parti prendre. Je fouillai mes poches, et j’y trouvai 
encore quelques pièces d’or. Je les comptai et me mis à 
rire amèrement. J’avais laissé mes chevaux dans une hô¬ 
tellerie au pied de la montagne. Je craignais d’y retourner, 
et sentais qu’il fallait attendre au moins le coucher du 
soleil. Mais il était encore bien loin de l’horizon. Je me 
couchai dans l’ombre d’un arbre voisin et je m’endormis 
profondément. 

Des images charmantes m’apparurent aussitôt dans un 
rêve gracieux et s’unirent en une danse aérienne. Mina 
passa devant moi, ayant une couronne de fleurs sur la tête 
et me souriant avec douceur. L’honnête Bendel, aussi cou¬ 
ronné de fleurs, glissa devant mes yeux en me jetant un 
amical salut. J’en vis beaucoup d’autres encore, et toi- 
même, cher lecteur, il m a semblé te voir aussi. Tous étaient 
environnés d’une vive lumière ; maisaucun d’eux n’avait une 
ombre; et, ce qui était plus étrange, cela ne leur messeyait 
pas. Ce n’était partout que fleurs et musique , amour et 
allégresse, dans de Irais bocages de palmiers. Je ne pouvais 
retenir ces formes mobiles, charmantes et si tôt évanouies, 


et je ne les entrevoyais que vaguement. Mais je sais que 
ce rêve in enivrait et que j’avais peur de me réveiller. Ce¬ 
pendant je me réveillai enûn, mais je continuai à tenir les 
yeux fermés , afin de garder plus longtemps devant mon 
âme ces apparitions fugitives. 

Enfin j’ouvris mes paupières. Le soleil brillait au ciel, 
mais du côté de l’orient. J’avais dormi toute la nuit. Je 
crus voir en cela un signe du ciel qui m’avertissait de ne 
pas retourner à l'hôtellerie. Je me résignai volontiers à 
perdre ce que j’y avais laissé , et résolus de m’engager à 
pied dans une route latérale , qui traversait le bois touffu 
dont le pied de la montagne était couvert, et de laisser au 
sort le soin d'accomplir les desseins qu’il avait sur moi. 
Je ne portai pas mes regards en arrière et ne songeai pas 
le moins du monde à retourner, comme j’aurais pu le 
faire, auprès de Bendel que j’avais laissé riche et dans l’a¬ 
bondance. Je me préoccupai d’abord du nouveau rôle que 
j’allais remplir dans le monde. Mon costume était des 
plus modestes. J’avais une vieille capote noire que j’avais 
déjà portée à Bruxelles et qui m’était, je ne sais comment, 
tombée entre les mains avant de commencer ce voyage. 
J’avais un bonnet de voyage sur la tête et une paire de 
vieilles bottes aux pieds. Je me levai, coupai à un arbre un 
bâton noueux, et me remis aussitôt en route. 

Je rencontrai dans le bois un vieux paysan, qui me salua 
avec affabilité et avec lequel je me mis à causer. En voya¬ 
geur curieux , je m’informai d’abord du chemin , et m’en- 
quis ensuite du pays, de ses habitants, des produits de la 
montagne et d’autres choses. Il répondit sensément et avec 
détails à mes questions. Nous arrivâmes au lit d’un torrent, 
qui avait étendu ses ravages dans une partie de la forêt. 
Je frémis d’effroi en approchant de ce vaste espace entière¬ 
ment exposé au soleil. Je laissai marcher le villageois de¬ 
vant moi. Mais il s’arrêta brusquement au milieu de cet 
endroit dangereux et se retourna vers moi, pour me faire 
le récit de cette dévastation. Il remarqua au même instant 
l’absence de mon ombre, et interrompit aussitôt son dis¬ 
cours. 

— Mais comment cela se fait-il? Monsieur n’a pas 
d’ombre ! 

— Hélas! hélas! lui répondis-je en soupirant, pendant 
une longue et dangereuse maladie, j’ai perdu mes cheveux, 
mes ongles et mon ombre. Voyez, père, à mon âge, les 
cheveux qui m’ont repoussé sont entièrement blancs, mes 
ongles sont fort courts, et mon ombre ne veut pas encore 
revenir. 

— Eh! eh! reprit le vieillard en secouant la tête, pas 
d’ombre! Cela est malheureux! Quelle mauvaise maladie 
monsieur a donc eue là ! 

Mais il ne reprit pas son récit. Au premier chemin de 
traverse qui s’offrit devant nous, il me quitta sans dire un 
mot. Des larmes amères ruisselèrent de nouveau sur mes 
joues, et toute ma gaîté s’en était allée. 

Le cœur plein de tristesse je continuai ma route, sans 
plus chercher la société d’un seul homme. Je marchais 
dans la partie la plus obscure de la forêt ; et souvent il me 
fallut attendre des heures entières pour franchir un point 
éclairé par le soleil, de crainte qu’un œil humain ne me 
vît à mon passage. Le soir je cherchais un abri dans les 
auberges du village. Je me dirigeais à proprement dire vers 
une mine de montagne où j’espérais trouver du travail sous 
terre. Car, outre que ma position actuelle me commandait 


INTERNE! 






LA RENAISSANCE. 


107 


de pourvoir moi-même à mon entretien , je comprenais 
cpi un labeur assidu pouvait seul me distraire de l'amertume 
de mes pensées. 

Quelques jours de pluie m’aidèrent à accélérer mon 
voyage, mais ce fut au grand détriment de mes bottes, 
dont les semelles avaient été faites pour le comte Pierre 
et non pour un bumbie piéton. J’allais déjà pieds nus. Je 
devais me procurer une autre chaussure. Je m’occupai 
sérieusement de cette emplette le lendemain au matin 
dans un bourg, où c’était kermesse ce jour-là, et où je vis 
dans une échoppe des bottes vieilles et neuves à vendre. 
J’en choisis une paire et la marchandai longtemps. Il me 
fallut renoncer à une paire de neuves que j’eusse volontiers 
possédée ; car je reculai devant le prix exorbitant qui 
m’en fut demandé. Je me contentai donc d’une paire qui 
avait déjà servi, mais qui était encore bonne et forte. Le 
petit garçon à cheveux blonds, qui tenait la boutique , me 
les remit avec un gracieux sourire, en me souhaitant un 
bon voyage. Je les chaussai aussitôt et je sortis de l’endroit 
par le port du Nord. 

J’étais profondément absorbé par mes pensées, et je 
voyais à peine où je posais les pieds ; car je songeais à la 
mine, où je comptais arriver avant la nuit et où je ne savais 
de quelle manière me présenter. J’avais à peine fait deux 
cents pas, que je remarquai que je m’étais égaré. Je re¬ 
gardai autour de moi pour me reconnaître, et je me trouvai 
dans une forêt de sapins, aussi sauvage qu’antique , et où 
les bûcherons ne paraissaient jamais avoir mis la cognée. 
J'avançai de quelques pas encore, et j’étais au milieu de 
rochers , couverts seulement de mousse et de saxifrages 
et entrecoupés de glaciers et de ravins obstrués de neige. 
L’air était singulièrement froid. Je me retournai ; la forêt 
avait disparu derrière moi. Je Os quelques pas encore. 
Autour de moi régnait un silence de mort. Le champ de 
glace sur lequel je me trouvais, s’étendait à perte de vue, 
et un épais brouillard y donnait lourdement. Le soleil se 
montrait tout sanglant au bord de l’horizon. Le froid était 
insupportable. Je ne savais ce qui m’était arrivé. La gelée 
qui commençait à m’engourdir, me força à marcher plus 
vite. Je n’entendais qu’un sourd mugissement d’eaux dans 
le lointain. Un pas, et je me trouvai sur le bord glacé d’un 
océan. A mon aspect des troupeaux innombrables de chiens 
de mer se précipitèrent tumultueusement dans l’eau. Je 
longeai pendant quelque temps ce rivage, et je ne vis que 
des roches nues, des plaines arides, des forêts de bouleaux 
et de sapins. Je courus pendant quelques minutes en ligne 
droite , et je sentis une chaleur intolérable. Je regardai 
autour de moi, et je me vis au milieu de vastes rizières ad¬ 
mirablement cultivées et bordées de mûriers. Je m’abritai 
contre la chaleur sous le feuillage des arbres, et regardai 
ma montre. Il ne s’était pas passé un quart d’heure depuis 
que j’avais quitté le bourg d’où je venais. Je me crus le 
jouet d’un rêve, et me mordis la langue pour me réveiller : 
je veillais bien réellement. Alors je fermai les yeux, pour 
recueillir mes esprits. J'entendis aussitôt devant moi des 
syllabes étranges prononcées d'un ton nasillard. J’ouvris les 
yeux. Deux Chinois, que leur physionomie asiatique m’eût 
aisément fait reconnaître, quand même leur costume n’eùt 
suffi pour m’instruire, m’adressèrent dans leur langage les 
compliments usités dans leur pays. Je me levai aussitôt, et 
reculai de deux pas. Je ne les voyais plus; tout le paysage 
était changé, et il n’y avait autour de moi que des arbres 


et des plantes au lieu de rizières. Je regardai les arbres et 
les plantes qui m’environnaient, et je m aperçus que ceux 
que je connaissais étaient des végétations du sud-est de 
I Asie. Je voulus m’avancer vers un de ces arbres; mais, 
au premier pas que je lis, tout était de nouveau changé. 
Des pays, des campagnes, des plaines, des montagnes, des 
steppes, des déserts de sable se déroulaient devant mes 
regards étonnés avec une mobilité merveilleuse. Je n’en 
pouvais plus douter, —j’avais aux pieds les bottes de sept 
lieues ! 

CHAPITRE X. 

Plein d une muette dévotion , je me laissai tomber à 
genoux, et je versai des larmes de reconnaissance; car 
soudain mon avenir s’était révélé à mon aine. Retranché 
de la société des hommes par une faute antérieure, je pou¬ 
vais maintenant me rélugier dans la nature que j’avais 
toujours aimée; la terre m’était ouverte comme un vaste 
jardin; et l’étude pouvait être désormais le guide et la 
consolation de ma vie, en me donnant pour but la science. 
Ce n’était pas une résolution qui me vint en ce moment. 
Dès lors , je n’ai cherché qu’à vérifier en silence et avec 
un zèle assidu tout ce que mon œil intérieur entrevoyait 
de clair et de parfait dans la nature idéale que je m’étais 
faite, et j’ai fait consister tout mon bonheur à constater 
l’accord qui régnait entre mon prototype et la création 
réelle. 

Je me levai incontinent pour prendre sans délai, par un 
rapide coup d’œil, possession du champ où j’allais avoir à 
moissonner à l’avenir. Je me trouvais sur les hauteurs du 
Tibet, et le soleil que j’avais vu se lever peu d’heures au¬ 
paravant, penchait déjà ici vers son déclin. Cherchant à 
l’atteindre dans sa course , je me mis à parcourir toute 
l’Asie de l’Orient à l’Ocident, et j’entrai en Afrique. Je 
sondai avec une curiosité infinie cette partie du monde, 
en la traversant à plusieurs reprises dans tous les direc¬ 
tions. Pendant que j’admirais en Egypte les pyramides et 
les temples antiques, j’aperçus dans le désert, non loin de 
Thèbes la ville aux cent portes, les grottes et les cavernes 
qu’habitèrent autrefois les solitaires et les ermites chré¬ 
tiens. Soudain cette pensée surgit en moi : C’est ici ta 
demeure. Je me choisis pour habitation une des grottes 
les plus cachées, spacieuse, commode et inaccessible aux 
chacals. Ensuite je me remis en route. 

Aux colonnes d’Hercule j’entrai en Europe; et, après 
en avoir visité les provinces méridionales et septentrionales, 
je me dirigeai de l’Asie septentrionale, par les glaces du 
Pôle , vers le Groenland et vers l’Amérique. Je parcourus 
les deux parties du continent; mais l’hiver qui régnait déjà 
dans le sud, me fit bien vite rebrousser chemin et re¬ 
tourner du cap Horn vers le nord. 

J’attendis jusqu’à ce que le jour commençât à poindre 
dans l’Asie orientale et je ne continuai mes courses qu’après 
m’être un peu reposé. Je longeai, à travers les deux Amé¬ 
riques, la vaste chaîne de montagnes qui renferme les plus 
hautes élévations qui soient connues sur notre globe. Je 
m’avançai lentement et avec prudence de cime en cime, 
franchissant tantôt des volcans flamboyants, tantôt des 
crêtes couronnées de neige, souvent respirant à peine. J’at¬ 
teignis ainsi le mont Élie, et je sautai par dessus le détroit 
de Bering, sur la côte d’Asie. J’en longeai les rives occi- 









LA RENAISSANCE. 


1(i8 


dentales dans leurs nombreuses sinuosités et j’examinai avec 
une attentiofi particulière celle d’entre ces îles qui étaient 
abordables. De la péninsule de Malacca mes bottes me 
transportèrent dans les îles de Sumatra, de Java, de Dali et 
«le Larnboc. J’essayai, souvent au péril de ina vie, et ce¬ 
pendant toujours en vain, de me frayer, au nord-ouest, par 
les îlots et les récifs dont cette mer est semée, un passage 
vers l*île «le Bornéo et vers les autres îles de cet archipel. 

A la fin, je m’assis sur la pointe extrême de Larnboc, et, 
le visage tourné vers le sud et vers l’est, je me pris à 
pleurer, comme derrière les barreaux d’une prison, de 
m’être sitôt trouvé arrêté dans mes investigations. La mer¬ 
veilleuse Nouvelle-Hollande, si réellement indispensable 
pour la connaissance de la terre et du monde des plantes et 
des animaux, et la mer du Sud avec ses îles de zoophytes, 
m’étaient fermées ; et, par ce motif, dès le commencement 
déjà, tout ce que je me disposais à recueillir et à construire 
était condamné à ne rester qu’à l’état de simple fragment. 
O mon Dieu! qu’est-ce donc que les efforts et les tentatives 
de l’homme? 

Il m’est souvent arrivé, au cœur des hivers les plus ri¬ 
goureux de l’hémisphère austral, de braver le froid et la 
mer, et de chercher à franchir l’espace d’environ deux 
cents pas qui, au cap lïorn, me séparait de la Terre de 
Diémen et de la Nouvelle-Hollande, en marchant vers 
l’ouest sur les glaces flottantes, tentative folle et désespé¬ 
rée, dans laquelle je ne m’inquétais pas plus de la possibi¬ 
lité du retour, que des périls que je courais, prêt à chaque 
instant à voir le sol mobile sur lequel je marchais se fer¬ 
mer sur moi comme le couvercle d’un cercueil. Mais ce 
fut toujours en vain : je n’ai pas encore pu parvenir à voir 
la Nouvelle-Hollande. Après chaque infructueuse tentative, 
je revenais à Larnboc, et je m’asseyais à la pointe extrême 
de l’île, et je me remettais à pleurer, le visage tourné vers 
le sud et vers l'ouest, comme derrière les barreaux d’une 
prison implacable. 

Enfin je m’arrachai de ce lieu , et rentrai, le cœur at¬ 
tristé, dans l’Asie centrale ; je la parcourus de nouveau, 
suivant vers l’occident la marche du soleil, et, au tomber 
«le la nuit, je me retrouvai, dans la Thébaule , près de la 
demeure que je m’étais choisie la veille. 

Après que j’eus pris quelque repos et que le jour fut 
levé en Europe, je songeai à me pourvoir de tout ce qui 
m’était nécessaire. Je m’occupai d’abord du moyen de 
racourcir mes pas, car j’avais éprouvé combien il était in¬ 
commode de devoir toujours citer mes bottes pour exami¬ 
ner des objets prochains. Une paire de pantouffles, mises 
par dessus, eurent tout l’effet que je m’en étais promis, et 
plus tard j’en avais même toujours deux paires sur moi, 
parce que souvent il m’était arrivé de n’avoir pas le temps 
«le remettre celles que j’avais ôtées, lorstjue des lions, des 
hommes ou des hyènes me surprenaient tout à coup pen¬ 
dant «pie j’étais occupé à herboriser. L’excellente montre 
«jue j’avais sur moi était un excellent chronomètre pour la 
courte durée de mes excursions. Cependant il me fallait, 
en outre, un sextant, plusieurs livres et quehjues instru¬ 
ments de phvsicjue. 

Afin de me procurer ces différents objets, je fis plusieurs 
incjuiets voyages à Londres et à Paris, à la faveur d’un 
brouillard propice. Quand les derniers restes de mon or 
magique furent épuisés, je payais mes emplettes avec de 
l’ivoire d’Âfrique qu’il m’était facile de trouver. Je choi¬ 


sissais les plus petites dents cjni n’excédaient pas la nature 
de mes forces. Je me trouvai bientôt pourvu de tout, et 
je commençai aussitôt un nouveau genre de vie, comme 
savant privé. 

Je parcourais la terre dans tous les sens, mesurant tan¬ 
tôt ses hauteurs, tantôt la température de ses sources et 
de l’air, tantôt observant les animaux, tantôt analysant les 
plantes. Je courais de l’équateur au pôle, d’un monde à 
I autre, comparant les expériences aux expériences. Les 

uU des autruches d’Afrique et des oiseaux de mer du 



niers des tropiques, étaient ma nourriture habituelle. Au 
lieu du bonheur qui me manquait, j’avais le tabac, et pour 
toute famille, j’avais un beau chien barbet qui gardait fidè¬ 
lement ma demeure dans la Thébaïde, et, quand je reve¬ 
nais chargé de nouveaux trésors, sautait avec tant de joie 
sur moi qu’il me faisait oublier, par ses caresses, que je 
n’étais pas seul sur la terre. Cependant une aventure de¬ 
vait encore me faire revenir parmi les hommes. 

s 

CHA 1 MTKE XI. 

Un jour, pendant que j’élais occupé, après avoir mis 
mes pantoufles sur mes bottes, «à recueillir des lichens et 
des algues sur les côtes septentrionales de l’Europe, je me 
trouvai tout à coup en lace d’un énorme ours blanc à 
l’angle d’un rocher. Je jetai rapidement mes pantoufles 
et voulus sauter dans une île située au milieu de la mer en 
passant sur un rocher qui se dressait chauve et nu au-des¬ 
sus des flots. Un de mes pieds se posa solidement sur la 
pierre, mais je glissai de l’autre dans la mer, parce qu’une 
de mes pantouffles y était restée attachée sans que je m’en 
fusse aperçu. 

Le grand froid me saisit, et ce ne fut pas sans beaucoup 
de peine que je me sauvai de ce péril. Dès que j’eus at¬ 
teint la terre ferme, je courus de toute la vitesse de mes 
bottes vers le désert de Libye afin de m’y sécher au soleil. 
Mais ses rayons me brillèrent tellement la tête, que, tout 
malade, je retournai en chancelant vers le nord. J’essayai 
de me procurer quelque soulagement par un violent exer¬ 
cice et me mis à courir à toutes jambes et sans savoir où 
j’allais, de l’orient à l’occident et de l’occident à l’orient. Je 
me trouvais tantôt dans le jour, tantôt dans la nuit, tantôt 
dans la chaleur de l’été, tantôt dans les frimas de l’hiver. 

Je ne sais combien de temps dura cette course insensée. 
Une fièvre ardente circulait dans mes veines, et je sentais 
avec une profonde angoisse que mon esprit m’abandonnait. 
Le malheur voulut encore que, dans cette course effrénée, 
je marchasse sur le pied de quehju’un. Je lui fis beaucoup 
de mal sans doute, car je reçus un coup violent et je tom¬ 
bai par terre. 

Quand je revins à moi, j’étais couché commodément 
dans un bon lit qui était placé parmi beaucoup d’autres 
lits dans une salle spacieuse et belle. Une personne était 
assise à mon chevet ; d’autres individus circulaient dans la 
salle et allaient d’un lit à l’autre. Ils arrivèrent près du 
mien et s’entretenaient de moi. Mais ils m’appelaient nu - 
mero douze et cependant sur le mur, à mes pieds, je vis très- 
«listinctement mon nom écrit en grandes lettres d’or sur 
une plaque de marbre noir : * 

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LA RENAISSANCE. 


169 


Sur la même plaque se trouvaient, sous mon nom, deux 
autres lignes de lettres: mais j'étais trop faible pour pou¬ 
voir les déchiDrer. Je retermai les yeux. 

J entendis lire à haute voix et très-distinctement comme 
un écrit ou il était question de Pierre Schleinihl ; mais 
il me fut impossible d’en saisir le sens. Je vis s’avancer 
vert mon lit un homme d’un extérieur fort prévenant et 
une femme très-belle et vêtue de noir. Ces figures ne m’é- 
taient pas étrangères, et cependant je ne pouvais les re¬ 
connaître. 

Il se passa quelque temps, et je reprenais mes forces. On 
m’appelait numéro douze , et numéro douze passait pour un 
juif à cause de sa barbe, mais il n’en fut pas moins l’objet 
des plus grands soins. On paraissait n’avoir pas remarqué 
qu il n’avait point d’ombre. Mes bottes, à ce qu’on m’as¬ 
surait, avaient été mises en bonne et sûre garde avec tout 
les objets qu’on avait trouvés sur moi, pour m’être rendus 
après ma guérison. Le lieu ou je me trouvais s’appelait le 
SCHLEMIHL1UM ; et ce qu’on lisait journellement au sujet de 
Pierre Schlemihl était une exhortation à prier pour celui-ci 
comme étant le fondateur et le bienfaiteur de cet établis¬ 
sement. L’homme que j’avais vu près de mou lit était 
Bendel. La belle femme vêtue de noir était Mina. 

Je me rétablis dans le Schlemihlium sans que personne 
m’eût reconnu, et j’y appris que j’étais dans la ville natale 
de Bendel. Avec les restes de mon or naguère maudit il y 
avait fondé sous mon nom cet hospice où les infortunés 
me bénissaient, et il en était le directeur. Mina était veuve ; 
un malheureux procès criminel avait coûté la vie à llascal, 
et à elle-même la plus grande partie de sa fortune. Ses 
parents étaient morts. Elle vivait ici dans la crainte de 
Dieu et consacrait son veuvage à la pratique de la cha¬ 
rité. 

I n jour elle s'entretenait avec monsieur Bendel près du 
lit numéro douze. 

— Pourquoi, noble dame, vouloir si souvent vous ex¬ 
poser à l’atmosphère perfide qui règne ici ? Votre sort est-il 
donc si cruel pour que vous désiriez mourir? 

— Non, monsieur Bendel, depuis que j’ai Uni de rêver 
mon long rêve et que je me suis réveillée de mon sommeil 
intérieur, je me trouve heureuse; depuis ce temps, je ne 
désire et ne crains plus la mort, et ma pensée se porte 
avec calme sur le passé et sur l’avenir. Et vous aussi, n’é- 
prouvez-vous pas un plaisir ineffable et intime à soigner 
si pieusement votre maître et ami? 

— Oui, grâce à Dieu, noble dame. Nous avons pourtant 
vu d’étranges choses ; nous avons imprudemment eu de 
grande félicités et subi d’amères douleurs. Maintenant le 
calice est vidé. Il est un être au monde qui croit que tout 
cela n’a été qu'une épreuve et qui attend avec courage le 
commencement réel du bonheur. Pour un autre, le bon¬ 
heur est déjà commencé; lui, il ne désire pas le retour de 
la première illusion, et cependant il se trouve heureux d’en 
avoir été le jouet. Puis j’ai aussi la confiance que notre 
ancien ami doit aujourd’hui être plus heureux qu’il ne 
l’était autrefois. 

— Et moi également j’ai celte confiance, répondit la 
belle veuve. 

Et tous deux s’éloignèrent. 

Cette conversation avait fait sur mon esprit une impres¬ 
sion profonde. Mais je ne savais si je devais me faire con¬ 
naître ou quitter l’hospice sans avoir rompu le mystère. 

LA RtSjLlSVOiH. 


Je me décidai enfin. Je demandai du papier et un crayon, 
et j’écrivis ces mots : 

« Votre ancien ami est aussi plus heureux aujourd’hui 

• qu’il ne l'était autrefois, et s’il expie le passé, c’est l’ex- 

• piation de la réconciliation. » 

Cela fait, je demandai à m’habiller, parce que je ine 
sentais assez fort pour partir. On alla chercher la ciel de la 
petite armoire qui se trouvait à côté de mon lit. J’y trouvai 
tous les elïets qui m’appartenaient. Je m’habillai, attachai 
autour de mon cou ma boite de botanique dans laquelle 
je trouvai avec joie tous mes lichens du Nord. Je mis mes 
bottes, déposai sur mon lit les lignes que j’avais écrites ; et, 
aussitôt que la porte s’ouvrit, j’étais déjà loin sur la route 
de la Thébaïde. 

Comme je suivais le long des côtes de la Syrie le même 
chemin par lequel je m’étais, cette dernière fois, éloigné 
de ma demeure , je vis accourir au-devant de moi inon 
pauvre Figaro. Cet excellent barbet semblait vouloir suivre 
la trace de son maître qu’il avait longtemps et vainement 
attendu à la maison. Je m’arrêtai et l’appelai. Il s'élança 
vers moi en aboyant et en m’exprimant par mille touchants 
témoignages sa joie innocente et immodérée. Je le pris 
dans mes bras, car il était impossible qu’il me suivît autre¬ 
ment, et je le portai dans ma grotte. 

J’y trouvai tout daus le même ordre, et je repris par 
degrés, à mesure que mes forces se rétablissaient, mes pre¬ 
mières occupations et mon ancien genre de vie. Seulement 
je me gardai pendant une année tout entière de m’exposer 
aux froids rigoureux des régions polaires. 

Et c’est encore ainsi, cher lecteur, que je vis à cette 
heure. Mes bottes ne s’usent pas, malgré ce que m’avait 
fait craindre d’abord le savant ouvrage du célèbre histo¬ 
rien liégeois Grandgagnagius , de Rebus Gcstis Polichi- 
nelli *. Leur pouvoir ne diminue point : il n’v a que mes 
forces qui s'en aillent. Cependant ce qui me console, c’est 
de les avoir employées avec quelque succès à un but utile. 
Partout où mes bottes m’ont porté, j’ai pu étudier plus 
profondément qu’aucun homme ne l’avait fait avant moi, 
la terre, sa conformation, ses hauteurs, sa température, 
son atmosphère dans toutes ses variations, les phénomènes 
de sa force magnétique et ceux de sa propre vie, surtout 
dans le règne végétal. J’ai consigné tes faits dans plusieurs 
ouvrages en un ordre clair et avec toute l’exactitude pos¬ 
sible. et j’ai exposé sommairement dans plusieurs disserta¬ 
tions mes déductions et mes idées. J’ai fixé la géographie 
de l’intérieur de l’Afrique et des régions polaires boréales, 
de l’intérieur de l’Asie et de ses côtes orientales. Mon 


Historia stirpium plant arum Mtriutque or bis est un grand 
fragment de la Flore universelle de la terre et un chapitre 
de mon Système de la nature. Dans cet ouvrage je crois 
avoir non-seulement augmenté de plus d’un tiers le nom¬ 
bre îles genres connus, mais encore avoir fait quelque 
chose pour le système de la nature et pour la géographie 
botanique. En ce moment je travaille activement à ma 
Faune générale de la terre. J’aurai soin qu'avant ma mort 
mes manuscrits soient déposés à l'Académie royale des 
Sciences et Belles-Lettres de Bruxelles, à laquelle je ne 
demande qu’une humble épitaphe en bon latin, rédigée 
par M. Boulez, si cet honorable archéologue cousent à sor- 


* Cet excellent travail a été publié à Liège en 1839, 11 volume» in-8®, avec plan¬ 
che» , cuite», plan» de bataille et pièce» justificatives. 

i\11* rttuiK.- 6 « vomi. 

















170 


LA RENAISSANCE. 


lit* un moment de la mythologie et de la poterie étrusque, 
dont l’explication est si éminemment utileà la science mo¬ 
derne, à la civilisation du xix e siècle et à l’intelligence des 
gouvernements constitutionnels. 

EXPLICIT. 


HISTOIRE DE L'ARCHITECTURE GRECQUE, 

On ignore quels ont été les premiers habitants de la Hellade. Quel¬ 
ques savants les ont tait descendre des Égyptiens, d autres des Phé¬ 
niciens; ceux-ci les fout venir de la Scythie, ceux-là de la Tlirace. 
Ce qu’il y a de certain, c’est que la plus ancienne nation signalée en 
Grèce par les historiens, est celle des Pélasges, qui était répandue en 
outre dans P Asie Mineure, dans les îles de l’Archipel, en Sicile et en 
Italie. lia vie de ces peuples primitifs peut être assimilée à celle des 
sauvages de l’Amérique, ou plutôt à celle des Cyclopes, telle qu Ho¬ 
mère nous la fait connaître. Ils n’avaient pas de villes, pas d’édifices 
publics, pas de gouvernement régulier, et étaient divisés en plusieurs 
tribus qui se disputèrent la suprématie du pays. C’est ainsi que celle 
des Hellènes, la plus puissante de toutes, chassa les autres Pélasges 
hors de la Grèce. Plus tard , les tribus dont se composait la nation 
des Hellènes se divisèrent à leur tour, et quatre d’entre elles eurent 
une grande prédominance : ce furent celles des Doriens, des Ioniens, 
des Eoliens et des Achéens. Les deux premières peuvent même être 
considérées comme les principales tribus de la Hellade, car les Eoliens 
se confondirent bientôt avec les Doriens, et les Achéens finirent par 
ne posséder qu’un territoire très-restreint. Leslonicns, d’un caractère 
mobile et entreprenant, occupèrent l’Attique et l’ile d’Eubée; les 
Doriens, d’une humeur grave et austère, se répandirent, vers le 
xii® siècle *, dans le Péloponèse avec les Béotiens , les Locriens et les 
Thessaliens, qui appartenaient à la même race. 

On a pensé longtemps que les premiers germes de la civilisation 
avaient été apportés dans la Hellade par diverses colonies venues de 

I Égypte et de la Phénicie, à partir du xix e siècle avant notre ère **. 

II parait plus probable que l histoire de ces colonies, c’est-à-dire celle 
de Cadnius, de Daiiaüs et de Céerops, est une fiction des historiogra- 
phesgreesqui ont vécu après le m e siècle avant Jésus-Christ, car 
nous ne trouvons pas de trace de ces migrations ni dans les anciens 
poètes lyriques et dramatiques, comme Pindare, Théocrite, Eschyle, 
Sophocle, Euripide, ni dans les écrivains, tels qu’llérodote, Xénophon, 
Thucydide et Théopompe, qui auraient dû parler de ces colonisa¬ 
tions, si la tradition en eût existé déjà de leur temps. On est donc 
porté à regarder Cad mus, Daiiaüs et Céerops comme des héros indi¬ 
gènes, qui ont pu avoir des rapports avec les pays dont plus tard on 
les fait originaires. La seule colonie certaine est celle de Pélops, qui 
vint de l’Asie Mineure et donna son nom au Péloponèse ***. 

Quoi qu’il en soit, c’est à l’époque ou ont vécu ces héros, si fameux 
dans les traditions grecques, que doivent remonter les plus anciennes 
constructions de la Hellade. Ceux-ci fondèrent des villes au sommet 
des montagnes et à la cime des rochers; pour les entourer d’épaisses 
murailles, ils se bornèrent à arracher les blocs énormes du sein des 
earrièreset à les ajuster de leur mieux. C’estde là que vient celte ma¬ 
nière de bâtir appelée de nos jours cyclopêenne**** ci pélasgiyite. Tels 
sont les murs de Tirynthe, qui remontent à l’an 1380. Plus tard, les 
pierres furent taillées en forme de polygones plus ou moins irrégu¬ 
liers, et appareillées avec plus de soin. Les acropoles ou citadelles des 
cités de la Grèce présentent de nombreux exemples de ce mode de 

* Les périodes et les dates que nous donnons dans ce chapitre sont toujours celles 
avanl l'èrc chrétienne. 

** Il après certains historiens, sers l’on 1856 avant Jésus-Christ, Inachus fonda 
Argos; Ogygès, en l'an lî'O, s'établit dans l'Attique et bâtit Athènes; dis uns après, 
I.élei arriva en Laconie et en Messénie. Danaus pénétra dans l'Argolide en 1672 ; 
Céerops dans PAttique en 1670; Cadinus dans la Bcotie en 1560, et y fonda Thèbes. 

*** De la Polit . et du Comm. des Peuples de l’Aniiq par Heeren, traduct. de W. 
de Suckau et A. Schulte. — Paris, 1844, in-8«», p. 87. 

♦*** Pline, 1. V11,c. LVli; Pansait., I. VIII, c. n, et Strabon, I. XI, attribuent ces 
constructions aux Cyclopes, qu'ils font venir de la Lycie. 

INTERNET ARCHIVE 


construction, qu’on retrouve d’ailleurs dans l’Asie Mineure et en 
Italie. Parmi les autres édifices que se firent élever les anciens souve¬ 
rains de la Hellade, nous devons citer les trésors, sortes de tours co¬ 
lloïdes et voûtées où ils renfermaient leurs richesses. C’est ainsi que 
Pausanias nous fait connaître le trésor que le roi Minyas possédait à 
Orchotnènc; nous décrirons plus loin celui de Myccnes , qui est par¬ 
faitement conservé. Les monuments que nous venons d indiquer 
prouvent que les Grecs, à une époque très-reculée de ( histoire, sa¬ 
vaient édifier les murs en pierres de formes irrégulières, et bâtir avec 
des pierres taillées, planées par assises horizontales; que, de plus, ils 
connaissaient Part de faire des voûles. 

Nous avons peu de notions sur les édifices consacrés aux dieux. 
Nous savons seulement qu’on éleva les temples d’Apollon à Tréxène, 
de Minerve à Pliocée daus l'Ionie , d’Apollon à Samos, de Jupiter à 
Kgine, de Vénus-Uranie à Athènes, de Junon à Argosctà Sicyone, et 
de Diane à Mcgare; et que la fondation de la plupart de ces monu¬ 
ments était attribuée à certains héros des traditions helléniques, à 
Hercule, à Thésée et aux autres Argonautes. Au rapport de Pausanias, 
le premier temple de Delphes ressemblait à une hutte faite avec des 
branches de laurier. Celui de Neptune près de Mantiuée était en bois 
de chêne. Il en est de même du temple bâti par Dcucalion. Eu raison 
de la nature de leurs matériaux, ces sanctuaires furent exposés a être 
facilement détruits par des incendies. — Pausanias donne encore à 
entendre que le troisième temple de Delphes était un ouvrage de 
bronze, mais il est probable que le toit seul se composait de pièces 
de métal; ou plutôt, était-il simplement revêtu à l’intérieur de 
plaques de bronze, comme le trésor de Mycènes? Quant aux temples 
bâtis en pierre, ils devaient présenter un appareil polygonal analogue 
à celui des murs cyclopéens, et être couverts d’un toit en charpente, 
circonstance qui explique comment, ainsi que les précédents, ils ont 
été si souvent la proie des flammes. Ou sait en effet que le temple 
d'Apollon à Delphes a été ainsi consumé à cinq reprises différentes.— 
Quant aux premières habitations des peuplades grecques, elles consis¬ 
taient en cavernes * ou en de simples cabanes de chaume ou de 
briques séchées au soleil. 

Telles sont les notions que nous possédons sur les constructions 
élevées en Grèce pendant la période héroïque. Nous pouvons con¬ 
clure de ces considérations que les Hellènes employaient les maté¬ 
riaux les plus faciles à mettre en œuvre, et qu'avant de décorer leurs 
édifices avec des sculptures, ils les revêtaient de bronze et de cuivre. 
Du mélange des connaissances que possédaient les indigènes, des 
einpruntsqu’ils firent, dans l’art de bâtir, aux Égyptiens et aux autres 
peuples de l’Asie, ils se créèrent plus tard un mode de construction 
original et différent, sur tous les points, de l’architecture des autres 
pays. 

A l’époque de la guerre de Troie, la civilisation grecque avait fait 
de grands progrès. Les expéditions maritimes avaient agrandi le 
champ des idées et excité un élan prodigieux. En lisant Homère, on 
voit que la Hellade était déjà bien cultivée et très-peuplée, que le 
gouvernement s’organisait et que le commerce extérieur prenait une 
extension de plus en plus considérable. C’est alors aussi que la tribu 
dorieune devient dominante, qu’elle envoie des colonies daus l'Asie 
Mineure et dans l'Italie méridionale. Ces colonies avaient avec la mé¬ 
tropole une communauté d'origine, de langue, de goût, de traditions, 
d’intérêts, qui fit qu’elles ne furent jamais étrangères les unes aux 
autres. La littérature elle-même se développait : les rapsodes par¬ 
couraient les villes, et chantaient, dans les vestibules des palais et 
sur les places publiques, les poésies d’Homère, et excitaient ainsi 
l’émulation des peuples en exaltant les exploits des héros nationaux. 
Les arts marchaient également dans une voie progressive. Les co¬ 
lonies de l’Asie Mineure, pendant que la Grèce était tourmentée par 
les luttes des Héraclides, jouissaient des bienfaits de la paix et entre¬ 
prenaient d’importantes constructions. A cette époque , les Ioniens 
élevèrent en Sicile et en Italie des temples qu’ils décorèrent de co- 

* Pline, I. VII, e. lvii « La pointe du cap INatapan (l'ancien Ténare) est terminée 
par une montagne que forment des rochers dans lesquels sont pratiquées, vers la 
partie inférieure, des excavations semblables à celles de Cléonis; elles ont servi 
d'habitations, et elles conservent un caractère antique fort intéressant. Au milieu 
des rochers existent une galerie découverte et un caveau taillés dans la tuasse.Cette 
galerie ne serait-elle pas le temple en forme de grotte que Pausanias (I. III, c. xv) 
place sur le Ténare, et que l'imagination des poètes grecs a représenté comme l'une 
des bouches de l’enfer ? u bleuet, 1.111, p. 62. 




















LA RENAISSANCE. 


171 


lonnes d’un goût particulier et qui a conservé leur nom. Dans la 
llellade, malgré les guerres intestines qui désolaient ce pays, on bâtit 
des édifices importants, parmi lesquels nous devons citer le sanc¬ 
tuaire d Eseulape à Titane et les tombeaux d’Agamemnon et des 
autres Grecs tués par Égysthe. 

Il parait que, pendant les quatre ou cinq siècles qui suivirent la 
guerre de Iroie, les monuments construits dans les divers pays oc¬ 
cupés par les Grecs étaient encore en bois. Nous citerons entre autres 
exemples le tombeau d Oxylus, sorte de temple qui était soutenu sur 
des colonnes de chêne et n'avait point de murs. La même ville con¬ 
servait dans le temple de Junon une colonne de la même matière et 
qui avait appartenu à l'ancien sanctuaire de la déesse. En interpré¬ 
tant comme il convient un passage d Euripide, on voit que le temple 
de Diane en Tauride était également bâti en bois, au moins dans les 
parties supérieures. On doit penser, en effet, que les Grecs employé- 
rent simultanément dans leurs constructions les arbres des forêts et 
les pierres des riches carrières qu’on trouve dans leur pays. 

L’architecture dorique et celle des Ioniens d’Asie se développèrent 
parallèlement, et ne différaient que dans les proportions et la déco¬ 
ration des parties dont se compose un édifice. La première fut sobre 
d’ornements et d'un caractère sévère; la seconde, dès le principe, 
eut cet aspect élégant et gracieux qui distingue les ouvrages des 
peuples orientaux. Mais ni l'une ni l’autre n’ont , dans leur ensemble 
ou dans leurs détails, quoi qu’on ait dit, rien de la manière égyp¬ 
tienne. 

A partir de la première olympiade s’ouvre une troisième période, 
pendant laquelle les progrès de l’architecture hellénique furent bien 
plus sensibles et bien plus rapides que par le passé. Les principales 
villes de la Grèce formaient une confédération dont les intérêts étaient 
réglés par le conseil des ainphietyons. Ce gouvernement commun , 
avec le secours des lois de Lycurgue, de Dracon et de Solon, qui 
adoucirent les mœurs, développait à un haut degré le caractère natio¬ 
nal. Les communications avec l’Asie et l’Égypte étant devenues plus 
faciles et plus fréquentes, le commerce prenait une plus grande ex¬ 
tension, les cités s’enrichissaient et se civilisaient mutuellement; 
enfin, les jeux pythiques, olympiques, néniéens et isthmiens, ras¬ 
semblaient tous les hommes distingués delà Grèce, et excitaient entre 
eux une noble émulation. C’est au milieu de ces circonstances heu¬ 
reuses que Corinthe, Ègine, Delphes, Délos, Athènes,Olympie,Sicvone, 
Mégare, furent embellies par de beaux édifices que plus tard l’on re¬ 
construisit avec encore une plus grande magnificence. Du reste, les 
arts ne se développaient pas avec moins d’éclat dans les cités de 
l’Asie Mineure. Il en était de même en Sicile, où les Ioniens et les 
Doriens fondaient des villes qu’ils décoraient d’acropoles et de 
temples. Dans la Grande-Grèce, en Italie, florissaient l’ancienne Sy- 
baris, fondée par les Achéens, Crotonc, Rhégium, Tarente, Locres et 
Métaponte. Les Phocéens se fixaient dans les Gaules sur les bords de 
la Méditerranée, en Espagne, en Corse et en Sardaigne, et leurs nou¬ 
veaux établissements se distinguaient par de magnifiques construc¬ 
tions qui ont mérité d’etre mentionnées par les écrivains de l’anti¬ 
quité. 

Par malheur, nous ne pouvons rien dire de positif sur les monu¬ 
ments élevés en Grèce depuis lu première olympiade jusqu’à 1 in¬ 
vasion des Perses. Cependant il est à peu près certain qu’ils étaient 
encore en bois et en pierre. On vantait surtout, pour leur beauté et 
pour la richesse de leur décoration, les temples de Junon à Samos, 
de Diane à Kphèse, de Jupiter Olympien à Athènes, et de Jupiter à 
Élis. Déjà ils étaient orués de péristyles en marbre et de sculptures; 
en outre, chacune de leurs parties avait reçu une forme plus accusée 
et plus fixe. Dès cette époque, l’ordre dorique dut être employé 
presque exclusivement dans la llellade, en Italie et en Sicile, et l'on 
est porté à conclure d’un passage de Pline, que les colonnes de cet 
ordre n’avaient pas plus de cinq diamètres de hauteur. Le même 
auteur nous apprend que les colonies d’Asie avaient donné huit dia¬ 
mètres aux colonnes ioniques du temple de Diane à Kphèse. Si les 
Grecs construisirent des voûtes, on pense qu’elles furent conçues 
dans le même système que celles du trésor d'Atrée. La bâtisse en bri¬ 
ques fit aussi, vers le même temps, des progrès notables. Nous en 
avons la preuve en voyant les murailles d’Areizo en Italie, et dans ce 
que nous savons du palais de Crésus à Sardes. 

Une quatrième période s’ouvre devant nous, comprenant tout le 
temps qui s’écoule entre les victoires des Grecs sur les Perses et la 


soumission de la llellade à la domination macédonienne *. Les trou¬ 
pes de Darius et de Xerxès avaient dévasté l’Attique et le Péloponèsc 
et ruiné tous les anciens édifices; mais après qu’elle eut chassé les 
ennemis et conclu la paix, la Grèce devint plus puissante et plus 
prospère que jamais. Le danger avait resserré les liens de la nationa¬ 
lité entre ses divers peuples. Les villes, riches des dépouilles de K Asie 
et assurées contre les chances «le la guerre, se livrèrent à la culture 
des sciences, des lettres, des ails et de la philosophie, avec un en¬ 
thousiasme qui a produit les œuvres peut-ctre les plus parfaites et 
les plus admirables de l’esprit humain. Eschyle remportait le prix 
pour ses tragédies, et traçait cette voie lumineuse et poétique que 
parcoururent après lui et avec tant d’éclat Sophocle et Euripide. Une 
philosophie sublime était enseignée par Anuxagoras, Platon et So¬ 
crate, en même temps que Callicrates, Ictinus, Mnésiclès, Corœbus, 
Eupoïeinus, Métagènc, Polyclèteet Xénoclès, élevaient des édifices du 
style le plus pur. llippodamus, Phidias, Ctesias, Phradmon, Myron, 
Alcamènes, Pæonius, portaient la sculpture à son plus haut degré de 
perfection; et la peinture produisait ses plus beaux chefs-d’œuvre avec 
le pinceau de Polygnole, de Denys, de Micon, de Nicanor, d’Apollo- 
dorc, et de tant d’autres artistes dont les historiens nous ont conservé 
les noms glorieux. Un élève des temples, on bâtit des agoras ornées de 
colonnades, on construit des théâtres en pierre, on environne les 
cités de nouvelles murailles; on édifie des gymnases qui les disputent 
aux sanctuaires des dieux, pour la beauté de l’architecture et la ri¬ 
chesse de la décoration. Athènes alors obtint la prééminence sur les 
autres cités de la llellade, devint le centre des arts et des lettres, et 
s’enrichit, sous la brillante administration de Périclès, des plus ma¬ 
gnifiques édifices qu’on puisse citer. Ce grand homme eut une in¬ 
fluence si active sur les lettres et les arts tout le temps qu’il conserva 
le pouvoir, qu'il a mérité, comme Auguste, Leon X et Louis XIV, de 
donner son nom à son siècle 

Les causes qui amenèrent dans la Grèce ce prodigieux développe¬ 
ment des arts, bien digne de notre étonnement et de notre admira- 

* 

lion, doivent être expliquées. A la tète de toutes les dépenses de l’Etat, 
dit Ileeren, figuraient celles qui pouvaient rehausser l’honneur et la 
gloire des cités. Or, que fallait-il pour illustrer une ville grecque, 
selon l’idée grecque? Deux choses : des monuments publics et des 
fêtes nationales; et l’on ne recula devant aucun sacrifice pour im¬ 
primer aux constructions religieuses le plus grand caractère possible 
de majesté et de magnificence, pour donner aux jeux publics tout 
l’intérêt et toute la solennité qu’ils comportaient. Nous devons faire 
observer aussi que, dès les temps les plus anciens, la poésie était re¬ 
gardée comme un des principaux moyens d'instruire la jeunesse et 
d’agir meme sur l’âge viril; de là les progrès des compositions dra¬ 
matiques et de la musique, qui en était inséparable. Il faut bien re¬ 
marquer surtout que la culture des arts, dans la llellade, était une 
chose tout à fait politique, et non pas une affaire de la vie privée. On 
bâtissait des édifices considérables, mais les maisons étaient modestes. 
Les ouvrages de la plastique, les statues et les bustes, étaient aussi 
des monuments publics que I on plaçait dans les temples et dont on 
décorait les théâtres, les portiques et les gymnases. Les artistes tra¬ 
vaillaient exclusivement pour les villes par l’entremise des chefs de 
chaque gouvernement, et pour les particuliers qui voulaient faire 
une offrande aux dieux ou à la patrie; de sorte que la nation était 
propriétaire de tous les ouvrages d’art. Cet état de choses excitait une 
noble émulation entre les cités, et faisait que les artistes étaient ho¬ 
norés à l’égal des magistrats les plus éminents. L'art, dans la Grèce, 
avait donc un caractère éminemment national; ses productions n'é¬ 
taient pas des objets de luxe destinés seulement à satisfaire des ca¬ 
prices individuels ou des rivalités mesquines; toutes étaient consa¬ 
crées à la religion ou faisaient l’apothéose, pour ainsi diTC, des 
hommes dont le talent, les vertus et le courage étaient la gloire du 
pays. Ajoutons que les arts n’ont trouvé nulle part ailleurs un sol 
plus favorable à leur développement : un admirable climat, une ri¬ 
che végétation, un territoire accidenté, ajoutaient à I effet prestigieux 
que produisait la vue des monuments Ica plus parfaits. Il est hors de 
doute encore que le peuple grec, avec la raison sévère, l’imagination 
poétique et le goût délicat qui étaient son apanage, jugeait les artis- 

* Dr la soisante-quimième olympiade à la cent oniiëme, c’est-à-dire à partir de 
l'an 470 jusqu’à l'an 336 avant Jésus-Christ. 

** 11 mourut en l'an 429. 















172 


LA RENAISSANCE. 


tes et savait à propos les encourager <Ie ses applaudissements. La 
Hellade, comme on le voit, renfermait tous les éléments possibles pour 
porter les arts à un degré de perfection qu'aucune nation, il faut le 
dire avec regret, n'a peut-être jamais atteint. 

Nous n'entreprendrons pas d indiquer toutes les constructions dont 
les auteurs nous ont conservé le souvenir, ni toutes celles dont il reste 
encore des restes imposants dans l’Attique et le Péloponèse. Ce mê¬ 
laient pas seulement les villes de la Grèce, Thcbes, Argos, Mégare, 
Sicyone, Mégalopolis, Delphes, Elis, Epidaure, qui s’enrichissaient de 
superbes édifices; les cités de I Ionie, dans l Asie Mineure, eurent 
aussi d’excellents artistes pour relever leurs temples et leurs monu¬ 
ments publics brûlés par les Perses. On citait surtout pour sa beauté 
le sanctuaire d’Apollon Didyméen à Milet, celui de Minerve Polliade 
à Priène, de Bacchus à Théos, et d’Arthémise à Magnésie. — Gélon, 
après ses victoires sur les Carthaginois, fit édifier plusieurs monu¬ 
ments remarquables. Syracuse, Sélinonte et Agrigente ont conservé 
de curieux débris d’anciens temples doriques. On en retrouve égale¬ 
ment des restes imposants dans la Grande-Grèce, à Pæstum, Cutnes, 
Pounoles, Nola, llcrculanum, Pompéi et Parente. 

Si la guerre du Péloponèse fut désastreuse pour les monuments de 
la Grèce, on ne remarque pas cependant, à cette époque, de temps 
d’arrêt dans la pratique des arts. C’est alors en effet que les peintres 
Pamphyle, A pelles, Euphranor, Xeuxis, Tymanthe, Aristide, Proto¬ 
gène, Parrhasius, et que les sculpteurs Polyclès, Leocharès, Timo- 
théus, Bryaris, Praxitèle et Scopas, Euphranor et Lysippe, dotent la 
(irèce d’une foule de chefs-d’œuvre. Les villes victorieuses élevèrent 
tour à tour des édifices publics avec le produit de la dépouille des 
peuples vaincus. Athènes, s'étant délivrée du joug avilissant des trente 
tyrans, sembla recouvrer la splendeur qu’elle avait acquise sous le 
gouvernement de Périclès, On releva les grandes murailles du Pirée, 

et I on bâtit près de la mer un temple en l'honneur de Vénus. Thè- 

» 

bcs, grâce «à Epaminondaa, devint très-florissante. On fit des nouvel¬ 
les constructions à Elis et à Delphes, parmi lesquelles nous citerons 
surtout le trésor des Carthaginois et celui des habitants d Epidaure. 
Les Messénient furent rétablis dans leur patrie, d’où ils avaient été 
exilés depuis vingt ans, et leur ville fut alors ornée de divers temples 
consacrés à Cérès, à Neptune, à Vénus et à Hercule, et entourée de 
nouvelles murailles flanquées de tours. A Tégée, on refit le célèbre 
sanctuaire de Minerve Aléa, qui avait été brûlé, (jette restauration 
fut dirigée par Scopas avec tant de magnificence, qu’il n’y avait pas 
d'édifice plus beau dans tout le Péloponèse au temps de Pausanias. 
Nous voyons alors aussi dans toutes les cités importantes s’élever de 
magnifiques théâtres en pierre, dont les débris peuvent être rangés 
parmi les ruines les plus curieuses que nous ait léguées l'antiquité en 
Grèce, en Sicile, en Italie et dans l’Asie Mineure. C’est l’époque en¬ 
core oû l’on déploie un grand luxe dans la construction des palestres 
et des gymnases, dont la forme fut alors tout à fait déterminée. 
Parmi les palestres qui nous sont le plus connues, nous citerons celles 
de P Académie et du Lycée à Athènes, où enseignaient Platon, Socrate, 
Aristote et plusieurs autres philosophes remarquables. Ces divers mo¬ 
numents étaient une des nécessités de la civilisation grecque. Pausa¬ 
nias, en effet, ne considérait point Panopée comme une ville, par la 
raison qu elle n'avait ni théâtre ni gymnase. 

Pendant la période qui nous occupe, toutes les parties de l’art de 
bâtir étaient en progrès et atteignaient à leur plus haut point de per¬ 
fection. On n’employait que des matériaux de choix, qui étaient tra¬ 
vailles avec le plus grand soin et ajustés avec une rare précision. 
Les ordres dorique et ionique recevaient l’un et l’autre les plus belles 
proportions qu'ils aient jamais eues. Les moulures étaient profilées 
avec hardiesse, et les différents membres d’architecture disposés avec 
une symétrie (ondée sur la raison et sur le goût le plus irréprocha¬ 
ble. Les ornements appliqués aux édifices étaient toujours bien mo¬ 
tivés et ne leur enlevaient rien de leur aspect mâle et sévère, de leur 
caractère de force et de solidité. Nous voyons à cette époque prendre 
naissance plusieurs ordres dont les Grecs empruntèrent peut-être 
l’idée première aux monuments égyptiens, bien que Vitruve leur ait 
assigné une origine diflérente, comme nous le raconterons par la 
suite. Nous voulons parler des ordres persique et cariatide, dans les- 
ques les colonnes sont remplacées par des statues de barbares ou de 
femmes. L ordre corinthien, dont on a attribué l’invention à Calli- 
iiiaque, commence aussi a être en honneur; on sait que Scopas 
J’cmploy a pour former le pronaosdu temple de Mincrveâ Aléa, à Tégée. 

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INTERNET ARCHIVE 


A partir de l'époque où la Grèce fut soumise à la domination ma¬ 
cédonienne, une cinquième période s'ouvre pour les arts. Le gmil 
des belles constructions ne diminue pas; mais l’architecture se mo¬ 
difie, s’altère et penche vers la décadence. La lutte entre les Ioniens 
et les Doriens, entre les peuples de l’Atlique et du Péloponèse, consé¬ 
quence de la dissemblance des usages, des dialectes et du caractère 
qui avait causé la guerre du Péloponèse, avait en meme temps rel⬠
ché le lien social qui unissait les cités de la Hellade. Une foule d’au¬ 
tres causes amenèrent la corruption des mœurs et la ruine des arts 
et de In poésie. L argent monnayé ayant augmenté tout d’un coup 
dans des proportions énormes, la fortune publique fut répartie d'une 
manière inégale, certaines familles devinrent fort riches, et se firent 
remarquer par leur goût pour le luxe, les plaisirs et la mollesse. La 
religion, qui avait inspiré tant de chefs-d'œuvre, qui avait été. avec 
la langue, un des éléments conservateurs de la nationalité grecque, 
succombait sous les efforts de la philosophie. Cet état de choses alla 
en empirant dès que l Attique et le Péloponèse furent soumis au pou¬ 
voir macédonien, Eu perdant leur liberté, les Grecs perdirent ce goût 
exquis et cette élévation dans les idées, qui caractérisent tous les ou¬ 
vrages du siècle de Périclès. Les artistes, dès lors, semblent ne plus 
avoir d'autre but que de plaire; ils s’occupent surtout de travaux 
délicats, destinés, non plus aux monuments publics, mais à la vie 
privée. L’oisiveté et la paresse s’étaient emparées des populations, 
dont l'antique énergie était éteinte, et que rien ne pouvait plus 
émouvoir, sinon les jeux et les représentations théâtrales. On songea 
donc moins â construire des temples pour les dieux que des édifices 
honorifiques consacrés à flatter la vanité des monarques, que des pa¬ 
lais pour les riches citoyens, des théâtres, des gymnases et des gale¬ 
ries couvertes, nécessaires à une population inoccupée, avide de fêtes 
et de plaisirs. On comprend que, dans ces nouvelles conditions, le 
caprice et les fantaisies individuels devaient l'emporter sur les règles 
d’une saine raison, et que le champ était ouvert à une foule d'inno¬ 
vations plus ou moins heureuses, qui dépouillaient l'art de son prin¬ 
cipe originel. Toutefois, il est juste de dire que ces observations 
s’appliquent bien plus aux productions de la statuaire et de la pein¬ 
ture qu'aux ouvrages d’architecture. Les ordres ne sont pas encore 
essentiellement altérés; ils reçoivent seulement des proportions plus 
sveltes, des ornements plus variés et plus multipliés. A la vérité, ce 
sont là des symptômes évidents de la décadence du goût ; mais on ne 
peut s’empêcher, en considérant les constructions élevées par les 
Grecs dans ces temps de ruine et de désolation, de les trouver encore 
admirables; on pourrait même citer plusieurs édifices qui méritent 
d'être rangés parmi les œuvres les plus magnifiques qu’ait produites 
le génie de Ihonnue. 

Si nous passons en revue les monuments les plus importants exé¬ 
cutés par des artistes grecs pendant cette cinquième période, nous 
devons noter d’abord plusieurs édifices élevés en l’honneur du roi 
Philippe de Macédoine. Sous le règne d'Alexandre, on travailla à la 
restauration du temple fie Diane à Ephèse, et I on termina le sanc¬ 
tuaire de Minerve à Priène. Ce dernier prince fonda, comme on sait, 

» 

la ville d’Alexandrie dans la basse Egypte et l’embellit de superbes 
monuments. II fit aussi construire, pour consumer les restes d'Ephes- 
tion, un bûcher d’une grande magnificence, dont Diodore nous a 
conservé la description. Enfin, le char qui servit à transportera Ba- 
bvlonc le corps d’Alexandre mort n’était pas moins remarquable pour 
sa riche décoration ionique. 

Les guerres qui, à partir de la cent quatorzième olympiade, écla¬ 
tèrent entre les successeurs de ce grand roi, ruinèrent les villes de 
la Hellade et contribuèrent à détruire le peu d’esprit national que 
les Grecs avaient conservé. A cette époque, l'architecte Phi Ion ajouta 
au temple de Cérès et de Proserpine à Eleusis des colonnes de bonnes 
proportions; mais la tour des Vents, â Athènes, qui est du même 
temps, n’est pas d’un style très-pur. Cassandre fit rebâtir Thèbes, 
l’entoura de murailles et l'orna de divers édifices publies. Dans l’Asie 
Mineure, vous voyons les cités d'Ephèse et doSniyrne relevées, l'une 
par les soins de Lysimaque, l'autre par les ordres d'Antigone. On 
pense aussi que c’est alors qu’aura été reconstruite la ville de Uhodes, 
détruite par une inondation, et qu’on aura fait ce colosse du Soleil 
que Pline range parmi les sept merveilles du monde. 

Dans cesiecle, la Grèce, déchirée et appauvrie par des discordes 
intestines, (ut désertée par ses plus habiles artistes, qui allèrent re- 

f 

trouver les successeurs d’Alexandre en Egypte et en Asie. Ils furent 












ê 


LA RENAISSANCE. 


173 


très-bien reçus à la cour de Ptoléniée Philadelphe. Ce prince se fit 
bâtir un palais, et fit élever un temple au dieu Sérapis et le célèbre 
phare qui éclairait le port d’Alexandrie. Ce furent encore ces artistes 
qui conçurent et exécutèrent ce magnifique vaisseau destiné par le 
roi Ptoléniée Pliilopator à des courses sur le Nil, et dans lequel le 
prix des matériaux le disputait a la richesse du travail. 

Les Séleucides avaient également appelé auprès d’eux des archi¬ 
tectes et des sculpteurs grecs. Antioche, Séleucie et Apamée, fondées 
par ces princes, étaient remplies d édifices remarquables par leur 
étendue et le luxe de leur décoration, dont les travaux avaient été 
dirigés par des artistes venus de la Hellade. Les Pergaminides avaient 
fait comme les Séleucides; ils avaient employé des Grecs dans la 

construction des monuments dont ils embellissaient leur capitale; 

» 

mais les arts ne purent prospérer longtemps dans leurs Etats, a cause 
des guerres que ces rois eurent bientôt à soutenir contre la républi¬ 
que romaine. 

(Quelques-uns des successeurs d’Alexandre essayèrent de réparer 

les désastres dont la Hellade avait eu à souffrir. On commença en 

% 

effet un temple et un immense théâtre à Tégée; on rebâtit le temple 
de Jupiter Olympien et un gymnase à Athènes, et l’on décora Délos 
d autels et de statues. Mais l’heure dernière delà nationalité grecque 
était proche. L’histoire n'a plus à enregistrer que des ravages et 
d’impitoyables destructions. La guerre qui éclata entre les Aehéens 
et les Étoliens causa la ruine de plusieurs villes et d’une foule d’édi¬ 
fices. Philippe, dernier roi de Macédoine, ne laissa pas pierre sur 
pierre de Per game, fit démolir l’Académie d’Athènes et les temples 
qui l'environnaient. Au fur et à mesure que les Humains se rendaient 
maitresdu pays, ils démantelaient les places, et emportaient en Italie 
toutes les richesses, tous les ouvrages d'art dont ils pouvaient s’em¬ 
parer. Les statues, les vases précieux, les tableaux, furent enlevés 
de Syracuse par Maroellus, de Corinthe par Mummius. M. Scaurus 
n’épargna pas davantage la cité de Sicyone. Les dévastations conti¬ 
nuèrent et devinrent plus irréparables avec Sylla, qui, ayant pris 
Athènes, détruisit le Pirée et les édifices qui l’avoisinaient. Il fit trans¬ 
portera Home une partie des colonnes du sanctuaire de Jupiter Olym¬ 
pien pour en décorer le temple de Jupiter Capitolien , et s’empara 
des objets précieux accumulés .à Delphes, à EpicJaure et à Élis. L Asie 
Mineure et la Grande Grèce ne furent pas davantage épargnées par 
les Romains. On sait les déprédations de Verres dans la Sicile, si 
énergiquement stigmatisées par Cicéron. A la vérité, les Grecs, mal¬ 
gré leur état d'abaissement, voyaient avec un profond chagrin la des¬ 
truction des monuments et la perte des objets d'art qui avaient fait la 
gloire de leur pays; ils conservaient encore une étincelle du feu sa¬ 
cré. « Ce sont, dit l'orateur romain, ces œuvres admirables, ces sta¬ 
tues, ces tableaux, qui ravissent surtout les Grecs : vous en jugerez 
par les plaintes qu’ils font entendre. » 

On comprend qu’au milieu de ces désastres, la décadence de l’ar¬ 
chitecture dut être complète. Cependant la Hellade, quand elle fut 
devenue province romaine, conserva, sous le rapport des arts, la su¬ 
périorité qu’elle avait acquise sur les autres nations; elle fournit 
alors à Rome les architectes qui ont élevé la majeure partie des beaux 
monuments qui datent de la fiu de la république et du commence¬ 
ment de l’ère impériale. 

Il nous reste peu de chose à dire pour compléter cet aperçu sur 
l’histoire de l’architecture grecque. Dans leur migration eu Asie et 
en Égvpte, les artistes avaient tout «à fait corrompu leur goût, et ils 
avaient complètement oublié le style sobre et sévère, plein de sim¬ 
plicité et de noblesse, qui distinguait les constructions de Callicrates 
et d Ictinus. Les Romains, riches des dépouilles de l’ancien monde, 
voulaient des édifices de vastes dimensions et surchargés d’orne¬ 
ments. Aussi employèrent-ils de préférence l’ordre corinthien, qui 
prêtait le plus à la décoration. Cependant l’architecture romaine, 
malgré sa pompe, peut être regardée com.ne l'expression la plus vraie 
de la décadence de l’architecture grecque. 

Nous avons parlé des causes qui contribuèrent au développement 
des arts dans la Hellade, de la considération dont on entourait les 
artistes, de la noble émulation qui régnait dans les villes, du respect 
que l’on avait pour les formes traditionnelles. Nous ajouterons que les 
architectes étaient des hommes instruits de toutes les sciences qui 
pouvaient les aider dans leurs travaux. Il parait qu avant de com¬ 
mencer un édifice, ils en faisaient des plans et des vues coloriés, et 
meme de petits modèles. Nous savons de plus qu un certain nombre 


d’entre eux avaient écrit d excellents traités à propos des monuments 
qu’ils avaient élevés. Ce n'étaient pas des livres théoriques comme 
\ itruveen a fait un; mais des ouvrages donnant le récit des travaux 
exécutés, les motifs qui avaient déterminé l’artiste dans le choix de 
son plan et de ses ornements, et enfin une description complète de 
1 édifice. Ces écrits servaient à instruire le public et les autres archi¬ 
tectes. Enfin nous savons que dans plusieurs cités il y avait des ma¬ 
gistrats chargés de veiller à la conservation des monuments. 

(elles sont les diverses phases qu’a parcourues l’architecture grec¬ 
que ; telles sont les causes de son développement progressif et de sa 
décadence dans les temps anciens. 

Lotus Batissikr. 


DÉCOUVERTE DUNE TÊTE DUNE STATUE DU PARTHÉNON PAR PHIDIAS 

Nous annonçons une heureuse nouvelle aux artistes et aux 
antiquaires. 

Un précieux fragment d’une des principales statues du Parthénon, 
une tète de Phidias, est à Paris; elle appartient à un Français, à un 
homme de goût et de savoir. Elle n’est point à vendre, et par con¬ 
séquent, elle ne passera pas la mer pour aller s’enfouir dans quelque 
château inaccessible de l’Angleterre. 

C’est à Venise que M. le comte de Laborde, son heureux pro¬ 
priétaire, en a fait la découverte à la fin de l’année dernière. Occupé 
depuis longtemps d’un travail sur le Parthénon, il s’était attaché à 
recueillir des renseignements précis sur tous les admirables fragments 
dispersés aujourd’hui depuis Athènes jusqu’à Copenhague. Il sut 
qu une tète de déesse, provenant du Parthénon, se trouvait à Venise 
depuis les campagnes de Morosiui en Grèce. Après avoir étudié en 
Angleterre les marbres rapportés par lord Elgin, et, tout récemment, 
a Athènes, les statues respectées ou plutôt oubliées par l'Écossais. 
M. de Laborde se rendit à Venise. Là, conservant encore la fraîcheur 
de ses impressions et de ses souvenirs, tout plein d’hellénisme, si je 
puis m'exprimer ainsi, il vit la tète qu’il convoitait, et n’eut pas de 
peine à constater son origine. 

On sait que Morosiui assiégea et prit Athènes en 1087. Les grands 
hommes sont de cruels fléaux pour l’architecture. Alexandre brûla 
Persépolis après boire. Morosiui, qui ne le valait pas, canonna le 
Parthénon, et une de ses bombes y fit plus de mal que les pluies et 
les tempêtes de vingt-deux siècles. Ce ne fut pas tout. Obligé,en 1688, 
d’évacuer les ruines qu’il venait à peine de conquérir, il voulut 
enlever quelques statues du fronton pour les envoyer à Venise. 
Voici comment il rend compte de cette opération dans une lettre 
datée du 19 mars 1688, que M. de Laborde a trouvée dans les 
archives de Saint-Marc, et qu’il a bien voulu me communiquer. 

« Sur le point d’abandonner Athènes (Morosiui allait diriger toutes 
ses forces contre Négrepont), je voulus emporter quelques-uns de 
ses plus nobles ornements, pour ajouter encore à la splendeur de la 
sérénissime république. On essaya de détacher la figure d’uu 
Jupiter et deux magnifiques cheraux, du fronton du temple de 
Minerve, où l’on voit les sculptures les plus remarquables *. A peine 
eut-on mis la main sur une grande corniche, que tout tomba d’une 
hauteur extraordinaire, et ce fut un miracle que lesouvriers n’eussent 
pas éprouvé d’accidents. 

« L’impossibilité d’apporter et de planter dans le château (l’Acro- 
polis) des antennes de galères pour en faire des chèvres, n’a pas 
permis de renouveler ces périlleuses tentatives. D ailleurs, ce qu’il y 
avait de plus beau n’existe plus aujourd hui [mancandociu v'era dipiu 
singoiare), et le reste est fort inférieur et mutilé dans quelques 
membres par le temps. » 

* On a longtemps cru que l'entré du Parthénon était à l'ouest, c'est-à-dire en face 
îles Propylées et au débouché de l'escalier qui conduit sur le plateau de l'Acropolis. 
Partant de celte supposition et du texte de Patisanias, les érudits du ivu* siècle 
voulurent voir dans le fronton de l'ouest la Naissance de Minerre, et du côté opposé 
Kepivne et Minerve se disputant VAttique. C'est le contraire de la vérité. Morosini, 
qui s'attaqua au fronton occidental, devait nécessairement faire de Neptune un 
Jupiter et supposer que la Victoire dans le char représentait la jeune .Minerve 
conduite par sou père dans les assemblées des dieux. I.a vérité, soupçonnée par 
Stuart et Leake, a été complètement démontrée par M. Quutremérc de <£umcy. 
























174 


LA RENAISSANCE. 


C’est avec cette laconique simplicité que le héros raconte ses 
déplorables exploits. Il lui fallait, à ce qu’il paraît, des statues 
intactes; son état-major se montra moins difficile, l u lieutenant 
Horn, Danois, envoya à Copenhague une tète détachée d une 
métope. Des officiers hessois rapportèrent à Cassel des idoles et des 
inscriptions. Venise reçut un grand nombre de sculptures, entre 
autres un beau fragment de la frise du Parthénon. Un certain 
Callo, secrétaire de Blorosini, prit pour sa part la tète de la statue de 
la / icioire sans ailes , qui faisait partie du groupe que son général 
avait si malheureusement précipité du haut du fronton. On croyait 
alors que cette statue représentait Minerve conduite par Jupiter 
dans l'assemblée des dieux; c’était donc la patronne du temple que 
Gallo s’était réservée. Tansportée à V enise, la tète de la V ictoire 
demeura dans la maison de Gallo, scellée dans une muraille, jusqu’à 
ce qu’on abattit le bâtiment pour agrandir l’Académie. Déjà la 
tradition de sou origine était oubliée, car elle fut abandonnée à un 
de ces marbriers qui font des parquets de Scagliola. Peut-être eût- 
elle été brisée en morceaux, si un négociant allemand, M. Weber, 
informé qu’elle provenait du Parthénon, ne l’eût achetée à bas prix. 
Il s’empressa d’annoncer sa découverte dans les journaux scienti¬ 
fiques d’Angleterre et d’Allemagne. Malgré les détails qu’il donnait 
sur la façon dont ce précieux morceau était arrivé à V enise, on y fit 
peu d’attention ; tout propriétaire est suspect, vantant ce qu’il 
possède, et une détestable lithographie, qui accompagnait le factum 
de M. Weber, semblait suffire seule à le réfuter. Enfin, M. Weber, 
atteint d une maladie cruelle, avait, pendant plusieurs années, 
fermé sa maison aux visiteurs. Toutefois, l’annonce n’avait pas 
échappé à M. de Laborde; il voulut voir par lui même. Dès qu’il eut 
vu, il acheta; et, plus heureux que lord Elgin, qui a laissé dans la 
mer la moitié de son trésor, il a rapporté le sien intact à Paris. 

Un mot maintenant sur cette tète qui a déjà subi l’examen des 
juges les plus compétents. M. le duc de Luynes, M. Lenormant, 
M. Raoul Rochette ne doutent pas un instant qu’elle ne soit l’œuvre 
de Phidias. Je n’essayerai pas de la décrire. On sent la sculpture des 
maîtres grecs; mais des paroles ne peuvent donner une idée de ce 
qui ne peut même se copier. Je me bornerai donc à quelques obser¬ 
vations purement matérielles. La tète rapportée par M. de Laborde 
est, comme toutes les statues du Parthénon, du plus beau marbre 
pentélique. Sa proportion est presque double de nature. (Hauteur: 
40 ou 45 centimètres; circonférence, mesurée sur le front : 1, 02.) 
Ce sont les proportions qui conviennent à une statue semblable à celles 
des grandes déesses du musée de Londres. 

Le nez est fracturé, ainsi que la partie postérieure de la coiffure. 
Sur une bandelette qui retient les cheveux, on remarque un certain 
nombre de trous assez profonds, qui ont servi à fixer des ornements 
en métal. Les oreilles sont percées également pour recevoir des pen¬ 
dants. Ce fait est des plus curieux. En effet, on peut s’étonner qu’on 
ait donné des ornements si délicats à une statue élevée à plus de cin¬ 
quante pieds au-dessus du sol. Peut-être ces trous ont-ils été faits 
pour recevoir quelque pieuse offrande. Si l’on rapproche de ces pen¬ 
dants d’oreilles cet autre fait, que les statues du Parthénon sont ter¬ 
minées du cûté oû elles étaient appliquées au tympan du fronton, on 
aura lieu de penser qu’elles ont été exposées dans une exhibition 
publique, pour être examinées de près, avant d’ètre élevées à la place 
pour laquelle elles étaient destinées. 

Une circonstance ajoute encore du prix au fragment de M. de 
Laborde. En 1G74, M. le marquis de Nointel, ambassadeur de 
France à Constantinople, fit dessiner les statues des deux frontons du 
Parthénon, par Carrey, élève de Lebrun. Il y avait alors dix-huit 
statues ayant leurs tètes. Primitivement, il y en avait quarante-huit. 
Aujourd’hui, une statue seulement, le Thésée, rapporté à Londres 
par lord Elgin, a conservé sa tète, et, parmi les nombreux fragments 
découverts dans les fouilles récentes de l’Acropole, une seule tête 
provenant de l’un des frontons s’est retrouvée; ces deux têtes sont 
horriblement mutilées. Celle de la Victoire est, au contraire, d’une 
conservation remarquable, surtout si l’on se rappelle l’horrible chute 
qu elle a faite par la maladresse des ouvriers de Morosini. Espérons 
que ces pérégrinations sont terminées, et que si elle sort du cabinet 
de M. de Laborde, ce ne sera que pour entrer dans une de nos col¬ 
lections nationales. Prospei Mérimée. 


DEUX ANCIENNES CHANSONS FLAMANDES. 


I. L'ANNEAU BRISÉ. 

Au fond de la fraîche vallée 
Le moulin va tournant toujours. 

Mais ma belle s’en est allée 
De la maison de mes amours. 

— « Prends cet anneau, me disait-elle; 
Mon cœur au tien est fiancé. •> 

Et je suis seul resté fidèle, 

Et son anneau d’or s’est brisé. 

Je voudrais parcourir le monde 
Avec le luth du ménestrel, 

Pour chanter ma douleur profonde, 

Les pieds à terre, l'œil au ciel. 

Je voudrais fuir dans la bataille 
Le souvenir qui me poursuit, 

Tout le jour braver la mitraille, 

Veiller dans les bivacs la nuit. 

Quand j’entends un moulin bruire, 

Je lie sais plus ce que je veux. 

Oh ! c’est la mort que je désire; — 

Car tout serait silencieux. 


II. LE REFRAIN DE LA NOURRICE. 

Do, do, l’enfant do. 

Il faut dormir, mon doux agneau, 
fon ange attend que tu sommeilles 
Pour semer de ses mains vermeilles 
Les rêves d’or dans ton berceau. 

Do, do, l’enfant do. 

Do, do, l’enfiint do. 

La nuit fait paître son troupeau, 

La lune blonde est la bergère, 

Et chaque étoile blanche et claire. 

Et chaque étoile est un agneau. 

Do, do, l’enfant do. 

Do, do, l’enfant do. 

On va te donner un agneau, 

Avec des roses pour couronne, 

Avec un grelot d’or qui sonne, 

Pour t’amuser dans ton berceau. 

Do, do, l’enfant do. 

Do, do, l’enfant do. 

Ne bêle pas comme un agneau, 

Sinon le chien de la bergère, 

Sous les yeux même de ta mère, 
Viendra te mordre, inon joyau. 

Do, do, l’enfant do. 

Do, do, l’enfant do. 

Va-t’en garder ton blanc troupeau. 

Petit chien noir, dans ton nuage. 
Va-t’en d’ici, l’enfant est sage. 

Il va dormir dans son berceau. 

Do, do, l’enfant do. 


V. IL 


INTERNET ARCHIVE 








LA RENAISSANCE. 


m 


EXPOSITION DES BEAUX-ARTS DE LA UAÏE. 

La Coin mission chargée de la direction de l'Exposition générale 
d’ouvrages d'artistes vivants, tant étrangers que nationaux, déjà an¬ 
noncée provisoirement par la Régence de la Haye, au mois de sep¬ 
tembre dernier, pour le mois de mai 1845, s’empresse de porter à la 
connaissance des sociétés de peinture, des artistes et des protecteurs 
des beaux-arts, les dispositions suivantes : 

Une Exposition aura lieu à la Haye du 12 mai au 7 juin , dans le 
local de l'Académie de peinture sur le Princes-yracht, à la Haye. 
Les objets d’art destinés à l’exposition ( les tableaux’, dessins et gra¬ 
vures convenablement encadrés) devront être expédiés francs de 
port, nu local susdit, à l'adresse de la Commission, du 31 mars 
au 12 avril taudis que les artistes devront s’en prendre à eux- 
mêmes, si leurs pièces, qui ne parviendront qu’a près cette époque, 
ne sont pas, ou bien moins favorablement placées. 

On donnera d’avance avis au Secrétaire de la Commission de l'en¬ 
voi desdits objets, et ce par lettres affranchies, contenant les noms, 
prénoms et demeures de l’artiste et de l’expéditeur, ainsi qu’une 
courte description des objets, et la marque des caisses. MM. les ar¬ 
tistes qui désireraient vendre leurs ouvrages sont priés de joindre à 
cette indication la note de leurs prix;et ceux qui préféreraient qu’en 
cas de Loterie leurs ouvrages n’en fissent point partie , auront soin 
d’en faire également mention. MM. les artistes étrangers sont en 
outre invités à indiquer soit une maison de commerce ou de com¬ 
mission dans le royaume des Pays-Ras, soit une personne connue et 
y domiciliée, à laquelle la Commission pourra faire le renvoi des 
pièces exposées. 

La Commission donnera immédiatement avis aux artistes de toute 
vente effectuée; elle ne reconnaîtra aucun marché fait à son insu 
relativement aux pièces mises en vente, et elle se réserve en outre la 
priorité sur toute autre vente faite concurremment avec elle. 

Dans la quinzaine qui suivra la clôture définitive de l’Exposition, 
les objets qui en auront fait partie seront renvoyés francs de port à 
domicile pour les artistes régnicoles; ceux qui sont destinés à l’é¬ 
tranger jouiront de la franchise jusqu’aux adresses indiquées con¬ 
formément à l’art. IV ci-dessus, ou bien, à défaut de telles adresses , 
jusqu’aux frontières de ce royaume. 

Ouoique les Expositions précédentes en cette ville aient été con¬ 
stamment couronnées d’un plein succès, en réunissant une riche 
collection d'objets d’art, la Commission se flatte que I Exposition de 
1845 les surpassera encore de beaucoup, vu la considération et l’en¬ 
couragement dont jouissent de plus en plus dans cette résidence les 
artistes nationaux et étrangers. La Commission considère donc 
comme superflu d’insister de nouveau auprès des artistes et amateurs 
des beaux-arts pour qu’ils veuillent bien , par l’envoi de leurs ou¬ 
vrages, rehausser l’éclat de notre Exposition. 

La Haye, le 12 décembre 1844. 

La Commission chargé de la dtreetton de VExposition, 

G. L. H. Hooft, Président, J. M. Hartxan, 
J.C. De Jonge, F. H. C. Drifling, J. Z. Mazel, 
C. P. A. Baron De Salis , J. B. Werîiink , 
H. P. F. Hoft, Secrétaire . 


VARIETES. 

Bruxelles. — Madame Geefs nous promet pour le salon prochain 
de Bruxelles un grand tableau représentant la l'ierge consolatrice des 
affligés . Nous avons été admis à voir cette vaste toile, fort avancée 
déjà et destinée sans doute à ajouter un nouveau fleuron à la cou¬ 
ronne de cette artiste distinguée. 

Paris .—Dans un de ses derniers feuilletons du Journal des Débats, 
M. J. Janin dit qu’il existe aux archives du Théâtre-Français un 
billet conservé précieusement, et ainsi conçu : Le concierge du 


théâtre laissera entrer dans ma loge mon ami Bonaparte. Signé : 
Tahua. 

— On regarde comme certain que M. Paul Delaroche succédera a 
M. Schnetz dans les fonctions de directeur de l’école de Rome. 

— La ville de Montbard pense sérieusement à élever une statue 
de bronze a Buffou. L'emplacement désigné est vis-à-vis de la maison 
de la famille de l'illustre naturaliste. Dans toutes les communes 
principales de l’arrondissement de Semur, les commissaires sont 
nommés pour provoquer îles souscriptions. 

— L’Akhbar, journal d’Alger, annonce que le musée d'Alger vient 
de s’enrichir de deux m’ehaep (pierres lumulaires) en marbre, prove- 
iiantdu tombeau du fameux llacan Aga, qui défendit si vaillamment 
Alger, lors de l’expédition de Charlcs-t^uint, en 1541. Haçan-Aga, 
mort en l’an 902 de I hégire (1553 de J.-C.), fut enterré hors de la 
porte dite Bab-el-Oued, dans une grande quoubbâh, ou mouumeiit 
funéraire, qu un des renégats (kvaga on majordome) lui fit édifier. 
On iguore ce que devint ce monument : la pierre tumulaire a été 
retrouvée dans le magasin d’un marbrier. Elle porte l’inscription que 
voici : 

« Il n’y a d'empire que dans le Seigneur, louange à Dieu! Ceci est 
le tombeau du khalifah défunt, par la miséricorde de Dieu Abou 
Mohammed Haçan-Aga Mamlouk de notre seigneur kheir-el-Din 
(que Dieu le dirige et le protège !) il est mort dans la soirée qui a 
précédé le mercredi dix de ramdham, an 902. » 

Kheir-el-Din, le premier souverain d’Alger, est appelé Émir ou 
prince, dans le firman d’investiture qu’il sollicita et obtint de 
l’empereur Sélim ; ce mot indique l'idée de chef indépendant ou a 
peu près; llaçnti est intitulé Khalifah ou lieutenant. Il semble que 
déjà la Porte-Ottomane s’essayait à transformer sou protectorat en 
souveraineté, comme elle le fit complètement un peu plus tard 
lorsqu’elle nomma pour gouverner l’odjad d’Alger des Pachas ou 
gouverneurs qui exerçaient pendant trois ans, ainsi que dans les 
autres provinces. 

— L’Académie des Beaux-Arts a procédé avant-hier à l’élection 
d’un membre de la sectioude gravure en remplacement de M. Galle 
décédé. 

Les candidats étaient MM. Damand, Gayrand, Gatteaux, Depau- 
lis, Desbœufs (qui s’est ultérieurement désisté), Barre, Bouvy et 
Mcuvet. 

Le nombre des votants était de 37, la majorité de 19 voix. 

M. Gatteaux, ayant obtenu la majorité des suffrages, a été pro¬ 
clamé membre de l’Académie des Beaux-Arts. 

— Une somme de 41,000 fr. a été votée par le conseil municipal 
de la ville de Paris, pour orner de vitraux peints les églises de Saint- 
Eustache, Saint-Gervais, Saint-Germaiiid’Auxerrois et Saint-Laurent. 
L’art de la peinture sur verre est en grand progrès depuis quelques 
années, et nous félicitons sincèrement la ville de Paris de l’encou¬ 
rager d’une manière aussi efficace. Les vitraux de Saint-Eustache se¬ 
ront exécutés par M. Thévenot, de Clermont ; ceux de Saint- 
Gervais, par les peintres verriers de l'atelier de Choisy-le-Roi ; ceux 
de Saint-Germain-l’Auxcrrois ; par MM. Maréchal, de Metz, Lusson 
Vigné et Thévenot; enfin ceux de Saint-Laurent, par M. Lami do 
Nozan. 

— Les deux grandes statues en bronze de saint Louis et de Philippe- 
Auguste sont placées au sommet des deux grandes colonnes en pierre, 
récemment restaurées, qui décorent la barrière du Trône. 

_On vient de trouver à Nogent, près de Chevillv, un vase en 

terre que maladroitement on a brisé, et qui contenait plus de 
200 médailles romaines de Salonine, Postune, Gallien, Victoria, etc. 
Presque toutes ces médailles, d’une assez belle conservation; sont en 
potin bronze et bronze saucé. 

Dijon. — Une commission s’est formée en cette ville pour l’érec¬ 
tion de deux statues, l’une à saint Bernard qui, le premier, illustra 
cette ville au moyen-âge, l’autre à Bossuet né, comme on le sait, dans 
l’ancienne capitale de la Bourgogne. M. l’évèque de Dijon préside 
cette commission, dans laquelle figurent les noms les plus honorables 
du département de la Côte-d Or. 

Turin. — Nous avons annoncé dernièrement que le roi de Sar¬ 
daigne, voulant éterniser la mémoire de Christophe Colomb, venait 
de décider qu’un monument serait élevé à Gènes, en I honneur du 
courageux navigateur qui découvrit le Nouveau-Monde. Nous appre¬ 
nons aujourd’hui que le roi, après avoir assigné lu somme de cin- 

























170 


LA RENAISSANCE. 


quante mille francs comme contribution personnelle à ce noble but, 
a autorisé une commission spéciale à ouvrir une souscription 


générale dans tout le royaume, afin de recueillir les offrandes volon¬ 


taires, et dedonner ainsi au monument de Colombie caractère d’un 
hommage national. Le monument doit être achevé l année prochaine; 
de manière à pouvoir être inauguré le jour meme où le huitième 
congrès scientifique d’Italie ouvrira ses séances, qui doivent avoir 
lieu à Gènes dans le mois de septembre 1840. 

Florence. — Au milieu des fètesbruyantes du carnaval, une soirée 
littéraire a été donnée par M ,nc la princesse de Canino, veuve de 
Lucien Bonaparte. Le but de la réunion était la lecture d une 
tragédie, œuvre posthuuc du frère de Napoléon. La tragédie de 
Lucien Bonaparte a pour titre : Les Enfants de Clovis. En sa qualité 


d’académicien de ( Empire, l’auteur a composé son œuvre dans la 
forme antique avec des chœurs. 

Munich. — En décembre 1831, le roi a rendu une ordonnance 
qui prescrivait que le montant des droits perçus pour les lettres de 
noblesse, pour les brevets de chambellan et de conseiller aulique 


et pour la concession d autres titres purement honorifiques, serait 
placé à intérêts, que ceux-ci seraient cumulés tous les ans, et que le 
capital qui en résulterait serait employé pour rencouragemcnt des 
sciences et des arts. 

Maintenant S. M. vient d’ordonner que, attendu que le capital est 
déjà assez considérable, on en disposera pour donner aux jeunes 
Allemands qui se distingueraient dans une science ou dans un art, 
des secours afin qu’ils pussent, pour s’y perfectionner, entreprendre 
un voyage, soit en Allemagne, en France, en Belgique et en Angle¬ 
terre, soit en Allemagne, en France et en Italie. 

Ces secours seront accordés aux jeunes Allemands sans distinction 
de culte ni de patrie. 

C’est le 25 août prochain que sera ouverte la première exposi¬ 
tion des Beaux-Arts dans le nouveau palais qui a été bâti a Munich 
pour les expositions de cette catégorie et pour celles de l’in¬ 
dustrie. 

Les artistes de tous les pays seront admis a exposer. Le départe¬ 
ment des Beaux-Arts du ministère de l'intérieur payera les frais 
d'envoi et de retour des objets agréés par le jury de l'exposition, 
mais seulement jusqu’à concurrence de quatre quintaux pour chaque 
objet. 

Iferlin . — La littérature dramatique allemande vient de perdre un 
de ses auteurs les plus féconds ; le baron Ernest de llouwald est mort 
le 28 janvier, dans une de ses terres, pas suite d’une apoplexie fou¬ 
droyante; il était né en 1778. Ses drames, qui sont très-nombreux, 
appartiennent tous à l’école fataliste qui a dominé le siècle après 
Schiller et Goethe, et dont on a traduit en français la production la 
plus terrible et la plus populaire, le Vingt-quatre janvier, de Werner. 
M. de llouwald aimait à faire usage de la mythologie Scandinave, et 
puisait de préférence ses sujets dans les annales fabuleuses du Nord. 

— La littérature allemande vient de faire une perte qui sera vive¬ 
ment sentie : c’est celle de M. Henri Stetfens, romancier de premier 
ordre, philosophe et naturaliste estimé, mort à Berlin le 14 février, 
à l’âge de 71 ans. M. Steffens avait pris, comme volontaire, une part 
active à la campagne de 1813 contre Napoléon. On recherche sur¬ 
tout ses impressions de voyage dans divers pays de l’Europe. 

Londres .—Il vient d’ètre fait en Angleterre une découverte extraor¬ 
dinaire, incroyable, et qui intéresse les arts à un tel point, que nous 
nous empressons d’en dire un mot, en attendant que des documents 
plus complets nous permettent d'y revenir. 

Voici le fait : un individu dont le nom est encore caché par un 
M. Darton, qui s’est emparé de l’invention, a trouvé le moyen de 
créer en quelques jours une planche sur acier, fac-similé désolant de 
toute gravure au burin, avec le simple secours d'une épreuve. Cette 
épreuve ne subit même aucune altération, ce qui exclut l’idée d’un 
décalque. Comment procède-t-il, on lignore; mais cette étonnante 
découverte n'est pas a l’état de théorie : nous en avons vu les résul- 
tats qui sont effrayants. On doit craindre en effet que ce puissant 
moyeu ne vienne bientôt eu aide aux contrefaçons, déjà trop nom¬ 
breuses, des chefs-d œuvre de nos artistes, et le moment nous sem¬ 
ble venu pour tous de réclamer une loi internationale qui défende la 
propriété artistique et littéraire contre les pirateries indignes de cette 
époque. C’est, après tout, la cause des beaux-arts; nos efforts ne 
failliront pas à cette noble entreprise. 


INTERNET ARCHIVE 


Dresde . — Le 14 décembre a eu lieu ici l’inhumation des restes 
mortels de l’illustre Charles-Marie de Weber. 

Le cercueil, recouvert de velours noir, où étaient brodées des 
couronnes de laurier en argent et en soie verte, arriva le matin 
de Magdebourg, par le chemin de fer, et fut déposé dans l une des 
salles de l'embarcadère de ce raiUvay. A huit heures du soir, il fut 
transporté, par un bateau éclairé de nombreux falots et orné de dra¬ 
peries noires et de trophées de musique, à la rive droite de l Elbe. 
A l’endroit où il devait être débarqué se trouvaient cinq cents fan¬ 
tassins de la garde royale, tous munis de flambeaux, qui formaient la 
haie en hémicycle. Dans l’espace intérieur de ce demi-cercle vin¬ 
rent se placer tous les membres de la chapelle-musique du roi, ceux 
des orchestres des théâtres, ci environ trois cents artistes et dilet- 
tauti des deux sexes, parmi lesquels s’en trouvaient plusieurs de 
Berlin, de Leipzig et de Munich, tous tenant un cierge et une cou¬ 
ronne de laurier à la main. Sur un signa) donné, le directeur de la 
* chapelle-musique «lu roi et vingt artistes et amateurs se rendirent à 
boni du bateau et enlevèrent le cercueil, qu’ils portèrent au milieu 
de l’hémicycle, où ils le déposèrent sur un magnifique catafalque. 

Alors, quatre cent cinquante chanteurs et instrumentistes exécu¬ 
tèrent un hymne funèbre de M le docteur Ueissiger, mis en mu¬ 
sique par M. Wagener, élève de Meyerbeer et maître de chapelle du 
théâtre royal de l’Opéra allemand de Dresde. Après cette musique, 
qui produisit uu effet imposant, ou plaça le cercueil sur le char 
funèbre, qui était orné de trophées lyriques, et le convoi se mit en 
marche au son des cloches de toutes les églises. Voici l’ordre de la 
procession : les corps de musique de tous les régiments en garnison 
à Dresde, exécutant alternativement deux marches funèbres, com¬ 
posées sur des motifs de Weber, par M. Wagener ; des artistes de la 
chapelle-musique du roi, ayant en tète leurs chefs, le char funèbre, 
les artistes et dilettanti qui avaient exécuté l’hymne, et un grand 
nombre d'autres amis et admirateurs du défunt, marchant deux à 
deux et chacun muni d’un cierge; un détachement de cavalerie qui 
fermait le convoi; sur les deux côtés de celui-ci marchaient les mili¬ 
taires qui avaient formé l'hémicycle, eux aussi avec des cierges. 

Ainsi le cercueil a été conduit à la chapelle catholique, attenant 
au grand cimetière, et, après un service célébré dans ce temple, les 
restes de Weber ont été enterrés a ce cimetière, à côté de son fils 
ainé, mort il y a environ cinq ans. Lorsque la fosse fut comblée, les 
assistants y déposèrent les couronnes «le lauriers qu'ils portaient. 
Toutes les maisons des rues par lesquelles le c«>nvoi a passé, étaient 
illuminées au moyen de bougies placées à toutes les fenetres. Une 
foule immense était sur pied, pour voir les funérailles du grand ar¬ 
tiste, les«]ue!les se sont accomplies avec le plus grand ordre et dans 
le plus grand recueillement. 

Christiana (Morwège). — Le gouvernement vient «le faire ouvrir 
dans notre capitale une exposition des Beaux-Arts, qui a eu lieu 
dans la grande salle de l’Université royale de Frédéric. C’est la pre¬ 
mière exposition de ce genre qui ait jamais existé en Norwège; elle 
se compose de trois cent vingt-deux ouvrages, tous de peinture, de 
dessin et de gravure. La statuaire n’y est pas représentée. La plupart 
des œuvres exposées sont d’artistes étrangers, au nombre des«|uels il 
y a cinq pcintrtîs français. Les tableaux exposés par ces derniers ont 
été acquis par notre gouvernement ; ce sont : un Dirouac, par M. Le¬ 
comte ; ut» Paysage, par M. Lemercier; deux Marines, par M. Mozin 
et par M. Poitevin ; et VIntérieur d'une étable, par M. Delatache. 

/Vernie. — M. Joseph Bergmanu, conseiller de l’empereur d’Au¬ 
triche et conservateur du cabinet impérial des monnaies et antiquités, 
a publié à la fin de 1844 une curieuse dissertation sur les peuplades 
nommées Walliser ou Walser, dans le Voralberg. Cet ouvrage, très- 
intéressant sous le rapptirt «le l'ethnographie, est écrit avec beaucoup 
de critique et de savoir. D’après le <l«;sir de l'auteur, et conformé¬ 
ment aux ordres de la chancellerie de cour et d'Etat, M. le comte 
Woyna a fait présent d'un exemplaire de ce livre à la biblioth«*«]ue 
de Bruxelles. 


Les feuilles 21 et 22 de La Renaissance contiennent : 1° Entrée de la Cour des 
Lions (Allianihia), dessinée et lithographiée par M. Biclsk» ; ?" Vallée des Sept 
Montagnes (sur te Khin), dessiné et lithographié par M Stroobunt. 


















































THE GETTY RESEARCH INSTITUTE 



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LA RENAISSANCE. 


177 


LÆ. MGWTMaME ©E§ CHAT®. 


LEGENDE. 

Presque en face de l’espèce de cap que la frontière de 
la province de Liège projette, entre Limbourg et Stavelot, 
dans la Prusse Rhénane, se trouve un petit village nommé 
Kattenberg. Les étymologistes de l’endroit (et Dieu sait si 
les étymologistes sont faciles à désarçonner quand il s’agit 
de défendre l’antiquité plus ou moins problématique de 
leur clocher) prétendent que ce village tire son nom des 
mots kalten, chats, et ber g , montagne. Seulement ils ne 
sont pas d’accord sur l’époque à laquelle l’origine en doit 
être assignée. Les uns affirment que, bien longtemps avant 
Père chrétienne, une colonie d’Egyptiens vint s’établir sur 
la colline voisine de Montjoie, où Kattenberg est situé, et 
y bâtit un temple dans lequel on adora, sous la forme d’un 
chat, je ne sais quelle divinité parente d’Isis et d’Osiris. 
D’autres n’élèvent pas leurs prétentions à une antiquité 
aussi reculée. Aies en croire, Kattenberg devrait son ori¬ 
gine à un parti de Stadings, qui serait venu s’établir eu cet 
endroit au xm # siècle. On sait, en effet, que les Stadings 
rendaient un culte au diable sous la forme d’un chat, et 
qu’ils furent aussi nommés pour ce motif Catien , comme 
les curieux peuvent le voir dans les vers 8249 et suivants de 
la chronique rimée de Philippe Mouskes, où il est dit 
qu’ils furent dès longtemps 

• • • • • 3 mors 

A bien siervir, sans nul racat, 

Le diable en guise de cal. 

EnGn, quelques autres prétendent que la colline de Kat¬ 
tenberg a été l’emplacement d’un camp de Cattes, l'une 
des vieilles populations germaniques qui envahirent le sol 
des Pays-Bas. 

Quoi qu’il en soit, les premiers, ceux qui attribuent à 
ce village une origine égyptienne, appuient leur avis sur la 
découverte que l’on fit, il y a un siècle et demi, d’une 
prétendue statue égyptienne dans le jardin d’une ancienne 
maison de chasse des seigneurs de Fauquemont et de 
Montjoie. Cette statue n’était en réalité qu’une de ces 
raides cariatides de pierre que les premiers artistes de la 
renaissance adaptaient aux rampes des escaliers et aux fa¬ 
çades des maisons. Mais vous ne pourriez convaincre de 
ce fait les braves étymologistes de Kattenberg, qui tiennent 
à leur statue égyptienne, contemporaine au moins de Sé- 
miramis ou des Pharaons. 

A cette assertion ils rattachent la légende de la Montagne 
des chats, que nous allons raconter ici. 

En Pan 16 ^ 5 , à l’époque où Louis XIV, après avoir tra¬ 
versé la Belgique, allait se briser contre la Hollande, toutes 
nos provinces étaient dans l’attente et tenaient les yeux 
fixés sur cette grande lutte, qui était le prélude de la lutte 
plus funeste encore à laquelle la succession de l’Espagne 
allait donner lieu. Au milieu du vaste tumulte de ces évé¬ 
nements, Kattenberg jouissait du plus profond repos. Rien 
ne troublait ses charmantes solitudes, et les alouettes y 
chantaient gaiement pendant l’été, comme les rossignols 

LA REVAISSAJCI. 


y avaient gaiement chanté pendant le printemps. Il sem¬ 
blait même que le ciel eut voulu y paraître plus doux et 
plus serein , à mesure que les nuages s’amoncelaient sur 
les provinces d’alentour. 

Or, à Kattenberg vivaient deux familles qui, depuis long¬ 
temps, se trouvaient l’une à l’égard de l’autre dans un état 
d’inimitié que la moindre occasion faisait éclater en hosti¬ 
lités ouvertes. Il y avait entre elles une de ces haines héré¬ 
ditaires que les Corses expriment par le mot Vendetta et 
qui prenait souvent les prétextes les plus frivoles pour se 
manifester par des luttes ou des combats. L’origine de 
celte haine, on l’attribuait généralement au souvenir des 
vieilles querelles qui avaient, à la fin du xin* siècle et au 
commencement du xiv% fait répandre tant de sang dans la 
Hesbaie et divisé la chevalerie liégeoise en deux partis, 
celui des Awans et celui des Waroux. En effet, ces familles 
descendaient en ligne directe des deux chefs qui commen¬ 
cèrent cette longue et sanglante guerre intestine. L’une, 
celle desHognoul, était issue de messire Humbert Corbeau, 
seigneur d’Awans; l’autre, celle des Falloz, tirait son ori¬ 
gine de Guillaume, sire de Waroux. Plus d’une fois, depuis 
qu’elles habitaient Kattenberg (et il y avait près d’un siècle 
quelles s’étaient retirées dans ce quartier, pour fuir les 
dévastations dont la Hesbaie fut le théâtre pendant les 
guerres religieuses dont les provinces belges furent affligées 
pendant toute la seconde moitié du xvi € siècle) , elles en 
étaient venues aux mains. Plus d’une croix expiatoire, plan¬ 
tée au bord d’une grand’route ou sur la lisière d’un bois, 
témoignait de la rage qui animait ces deux lignées l’une 
contre l’autre. Aussi, ce fut une grande joie dans tout le 
pays quand on apprit quelles allaient déposer leurs ran¬ 
cunes et s’unir pacifiquement par le mariage d’Eustache 
de Ilognoul et d Hélène de Falloz, derniers représentants 
des Awans et des Waroux. Les habitants de Kattenberg 
ne pouvaient s’imaginer que cette union fui possible. 

— Nous devons voir cela, disaient-ils, pour y croire. 

Ceux de Montjoie se bornaient à hausser les épaules en 

disant : 

— Ilognoul et Falloz sont trop ennemis pour que l’on 
puisse mettre la main de l’un dans la main de l’autre. Pour 
voir la paix se conclure, nous attendrons longtemps. 

Mais Kattenberg avait beau douter, Montjoie avait beau 
nier, rien n était plus réel que l’union de Falloz et de 
Hognoul. 

Un matin , le manoir de Falloz se remplit d’un bruit 
inusité de fête, et les cloches de l’église de Kattenberg 
se mirent à sonner à toutes volées. A leur grand étonne¬ 
ment les habitants du village virent les membres des deux 
familles ennemies, accompagnés de leurs alliés, se rendre 
à leglise pour la célébration du mariage d’Eustache de 
Hognoul et d’Hélène de Falloz. Ils ne purent en croire 
leurs yeux quand ils aperçurent cote à côte dans le même 
cortège tous ces chevaliers, tous ces seigneurs, qu ils 
avaient si souvent et pendant si longtemps vus engages dans 
des querelles et dans des luttes. 

— Maintenant il n’y a plus moyen de douter, se di¬ 
rent-ils. 

Quand la cérémonie religieuse fut finie, tout le cortège 
rentra ail castel de Falloz, où se préparait un festin des¬ 
tiné à mettre le sceau à la réconciliation des lignées d’Awans 
et de Waroux. 

C’était une superbe et sereine journée d’automine. Quel- 

xim» ririLii. — &• voici e. 









178 


LA RENAISSANCE. 


ques petits nuages argentés flottaient lentement dans l’a¬ 
zur du ciel, poussés par une brise douce et fraîche, et 
des murmures charmants sortaient, comme un concert 
sylvestre, des bois de Pannistère et de Calbour, tandis 
qu’une musique joyeuse retentissait dans la grande salle 
du château, où entraient et d’où sortaient de nombreux 
domestiques qui portaient des plats chargés de mets exquis 
et des vases remplis de vins choisis et parfumés. Les 
toasts circulaient gaiement autour de la table, au haut bout 
de laquelle étaient assis les deux jeunes époux et que gar¬ 
nissait une foule de seigneurs et de dames accourus à cette 

O 

fête, qui était un véritable événement. 

Un moment arriva où quelques convives se montrèrent 
aux fenêtres de la salle. 

— Le festin est fini, se dirent les gens de Kattenberg 
en tenant avec curiosité leurs regards tournés vers les hau¬ 
tes ogives de la salle. 

En effet, quelques minutes après, la porte s’ouvrit à 
deux battants, et toute la foule des convives descendit le 
grand escalier du jardin, et se partagea en différents grou¬ 
pes selon le hasard du voisinage ou d après les affections 
particulières de ceux qui les composaient. 

Un cercle de femmes charmantes se disposa au pied 
d’un grand chêne dont l’ombre s’allongeait sur le gazon, 
et se livra à une de ces causeries qui empruntent tout leur 
charme à leur futilité même et auxquelles l’esprit ajoute 
une importance que les matières qui en font l’objet ne 
sauraient y donner. C’étaient d’aimables badinages, un 
feu roulant de jolis riens, des fusées de paroles qui se croi¬ 
saient dans tous les sens. Parmi les plus spirituelles se fai¬ 
sait remarquer Hélène de Falloz, qui était la plus belle 
aussi. Sa figure était la plus gracieuse qu’on pût imaginer. 
Un petit nez aquilin , deux grands yeux bleus, une petite 
bouche qu’on eût dit faite de deux feuilles de rose, lui 
donnaient un air de candeur et de naïveté, qui contrastait 
vivement avec le pétillement de son langage, avec l’ex¬ 
pression parfois mutine que prenait son visage et surtout 
avec le sourire qui parfois illuminait vivement son regard. 
Sa main eût pu servir de modèle à un statuaire; son pied, 
emprisonné dans un soulier de satin, eût tenu sans peine 
dans la pantoufle de Cendrillon ; enfin, tout son corps était 
un type de grâce, d’élégance et de souplesse. 

Pendant que ce groupe s’amusait ainsi k à cette cause¬ 
rie frivole, mais pleine d’enjouement, on en voyait un 
autre qui était rangé autour d’un joueur de téorbe et qui 
écoutait cette délicieuse chanson de Mary-Jenne, dont les 
jeunes filles de Kattenberg ne font grâce à aucun des 
voyageurs qui traversent leur village. 

Plus loin, on en remarquait un autre qui tenait l’oreille 
suspendue aux lèvres d’un conteur dont la voix et le geste 
remémoraient soit quelque grand et périlleux fait d’armes, 
soit les détails de quelque chasse presque aussi dangereuse 
qu’une bataille ou que l’assaut d’une ville. 

A côté du chêne, une autre troupe dansait sur le gazon 
et formait les figures les plus gracieuses, tandis qu’un peu 
plus loin quelques jeunes gens jouaient à la balle et lan¬ 
çaient dans l’air la vessie ronde, revêtue de velours rouge. 

Parmi ces derniers, vous eussiez remarqué Eustache de 
Ilognoul, qui surpassait tous ses compagnons en force et 
en agilité. Chaque lois qu’il faisait voler la balle aussi haut 
que le toit du château, l’assi*tance lui témoignait son ad¬ 
miration par des cris et par des battements de mains. En 


effet, c’était un vrai plaisir que de voir le vigoureux et 
svelte jeune homme, ses bras énergiques dénudés jusqu’au- 
dessus du coude, le visage ardent et sa belle chevelure en 
désordre, suivre avec des mouvements passionnés le vol 
du léger instrument, que ses yeux animés semblaient vou¬ 
loir faire monter jusqu’aux nuages. 

— Bien frappé, Eustache! lui dit Jacques de Montjoie 
qui faisait partie de la bande opposée à celle du jeune sire 
de Ilognoul. Tu es le roi des joueurs de balle , ou au 
moins tu en es le vice-roi, car mon beau-frère Henri de 
Sleyden est le seul qui puisse te disputer la palme. 

— C’est là une question, mon cher Jacques, répondit 
Eustache. Jusqu’à ce jour nous ne nous sommes pas me¬ 
surés dans une lutte aussi paciGque. Cependant je recon¬ 
naîtrai mon cousin pour mon maître, seulement ce ne 
sera pas sur la parole d’un tiers. Ce sera quand nous au¬ 
rons éprouvé notre force. 

— Soit, l’épreuve sera facile à faire , repartit Jacques de 
Montjoie. Car le voilà précisément qui arrive. 

En ce moment Henri de Sleyden arriva près du groupe 
des joueurs. 

— Cousin, vous venez juste à propos, pour me fournir 
l’occasion de donner un galant démenti au sire de Mont¬ 
joie, qui prétend que la couronne des joueurs de balle est 
à vous. Ainsi donc faites-moi le plaisir d’entrer en lice 
avec moi, si vous ne voulez m’avouer votre maître. 

— Bien volontiers, répondit le jeune Sleyden. 

En disant ces mots il jeta sur le gazon son manteau de 
velours noir taillé à la mode espagnole, passa à sa main 
droite le gantelet de cuir et jeta de toutes ses forces la 
balle en l’air. 

— Par les trois rois de Cologne, c’est jouer en maître, 
exclama la foule des assistants. 

— Eh bien ! qu’en dites-vous, mon cher Eustache?de¬ 
manda le sire de Montjoie avec un sourire significatif. Et 
cependant il n’a pas fait tout ce qu’il est capable de faire. 

Eustache, piqué au jeu, saisit à son tour la balle, mais il 
ne put la lancer du premier coup aussi haut qu’il l’aurait 
voulu. 

Il s’arrêta un moment et, secouant la tête : 

— C’est cet anneau qui me gêne, dit-il. Mon doigt en 
est tout gonflé. 

— En ce cas il faut l’ôter, répondit Henri de Slevden. 
Laisse-moi garder ce joyau ; tu verras quel air de grand- 
père cela va me donner, 

— Que le ciel m’en préserve , répondit le jeune marié. 
Je ne confierai à aucun vivant ce précieux gage. Et s’il 
quitte mon doigt pour quelques moments, c’est pour re¬ 
poser au doigt de cette dame là-bas qui sera l’unique 
beauté de la terre qui pourra se vanter de l’avoir reçu de 
ma main. 

En disant ces mots, il s’avança vers un petit temple qui 
se trouvait au milieu du jardin et dans lequel s’élevait, sur 
un piédestal de pierre, une statue de marbre que l’on ap¬ 
pelait communément la statue égyptienne. 

C’était une figure de femme, de grandeur naturelle. Ses 
longs cheveux bouclés se déroulaient sur sa poitrine , et 
une espèce de chlamyde lui couvrait les épaules. Elle te¬ 
nait d’une main une trompe de chasse, et le carquois qui 
était suspendu à son dos I eût fait prendre pour une Diane 
chasseresse. L’autre main, elle la tenait levée, et l’expres¬ 
sion de sa figure était celle d’une personne qui écoute. 




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LA RENAISSANCE. 


179 


Eustache de Hognoul s avança d’un pas rapide vers le 
temple. Pendant les courtes trêves qui avaient rapproché 
les familles, il s’était, plus d’une fois, en passant devant l’aé¬ 
rien édifice, arrêté à contempler cette gracieuse sculpture, et 
chaque lois il s’était senti pris d’un indéfinissable frisson 
en la regardant. Souvent il l’avait vue apparaître dans ses 
rêves, comine une poétique vision, mais avec un sourire 
qui lui faisait peur et dont il ne pouvait cependant détour¬ 
ner les yeux. Mais, depuisce temps, l’image d’Hélène deFal- 
loz avait remplacé dans son cœur, celle de cette étrange 
statue. Aussi, il entra maintenant dans le temple sans la 
moindre crainte ; et, s’adressant à la mystérieuse fi¬ 
gure : 

— Belle dame, lui dit-il, vous me permettrez bien , je 
l’espère, de mettre pour quelques minutes mon anneau 
de noce à votre joli doigt. Gardez-le jusqu’à ce que je 
vienne le reprendre, charmante fiancée de mon enfance. 

Quand il eut mis l’anneau au doigt de la statue, il re¬ 
tourna auprès de ses compagnons et reprit le jeu. Feu de 
moments après toute l’assistance éclata en applaudisse¬ 
ments, et Eustache fut proclamé le roi des joueurs de 
balle. 

— Je m’avoue vaincu, lui dit loyalement Henri de Sley- 
den en lui serrant la main. 

En ce moment la cloche du château se mit à sonner 
pour annoncer aux convives que le souper était servi. 
Aussitôt Eustache s’élança vers le temple pour reprendre 
son anneau. Mais, quand il fut arrivé devant la statue, il 
pâlit et recula d’épouvante. Elle avait fermé sa main de 
marbre. Après qu’il se fut remis du premier trouble qui 
l’avait saisi, il essaya de nouveau d’approcher, se croyant 
le jouet de quelque trompeuse illusion, et avança la main 
vers la cariatide pour tenter de dégager l’anneau du 
doigt replié. Mais il lui fut impossible d’y parvenir. 

Les ravons du soleil couchant brillaient de toute leur 
* 

splendeur dans le temple et revêtaient la statue de reflets 
roses qui semblaient lui donner une apparence de vie. 
Du sang paraissait couler dans ses veines, sa poitrine avait 
l’air de battre et de respirer, ses lèvres de s’agiter et ses 
yeux de voir. Eustache était immobile et ne savait s’il de¬ 
vait en croire ses propres yeux. Cependant la cloche son¬ 
nait toujours. Aussi, de crainte que son absence ne se pro¬ 
longeât trop, il se hâta de regagner le château, et il apparut 
tout pâle au milieu des convives. Hélène attribua le trou¬ 
ble qu’elle aperçut sur le visage de son mari à la fatigue 
du jeu et à la course rapide qu’il venait de faire. 

Cependant il était tout bouleversé. Silencieux, défait, 
immobile d’épouvante, il ne trouva que des réponses in¬ 
cohérentes aux questions inquiètes que lui adressait sa 
jeune femme, et son sourire forcé et glacial ne faisait 
qu’exciter de plus en plus les joyeuses plaisanteries de ses 
amis. Pour se donner une contenance , il vida coup sur 
coup son verre. 11 croyait chasser ainsi le souvenir de la 
fantastique vision dont il avait été le témoin et se préparer 
à affronter en face l’horrible mystère qu’il se proposait de 
tenter de nouveau. 

Le souper étant fini, Eustache se glissa hors de la salle, 
se lit accompagner de ses deux domestiques les plus dévoués 
qu’il avait fait se munir de flambeaux et de marteaux, et il 
s’achemina vers le temple, décidé à arracher son anneau 
du doigt de la statue, dût-il la mettre en mille pièces. La 
lueur rouge des torches illuminait l'intérieur de la rotonde; 


il trouva la cariatide immobile dans sa pose primitive et la 
inain ouvertecommeauparavant; maisl’anneau avait disparu. 

Eustache, anéanti, faillit tomber à la renverse. Mais après 
quelques minutes, il dit à ses compagnons qui ne compre¬ 
naient rien au bouleversement qu’ils remarquaient sur le 
visage de leur maître : 

— Partons d’ici. 

Et il se <ii rigea vers le château ; mais, pour ne plus s’ex¬ 
poser ainsi aux regards curieux des convives, il se retira 
dans une chambre écartée et se mit à regarder, dans un 
morne et sinistre silence, les ténèbres de la nuit qui ve¬ 
naient d’envahir tout le ciel. Un orage se préparait. Il avait 
fait toute la journée une chaleur ardente. De lourds et 
sombres nuages s’amoncelaient dans le ciel, et des bouffées 
de vent soufflaient dans les dômes touffus des tilleuls et 
des chênes. Eustache crut entendre, dans ce bruit, des 
voix étranges et mystérieuses traverser les allées et les ton¬ 
nelles du jardin. Par moments, aux brusques lueurs des 
éclairs qui sillonnaient l’air déjà tout noir, il crut voir une 
forme blanche, une figure pareille à celle de la cariatide, 
passer sur la pelouse en lui faisant signe de la main et dis¬ 
paraître ensuite derrière les arbres. 

Cependant la retraite du jeune marié avait été le signal 
du départ des convives, auxquels d’ailleurs l’approche de 
l’orage conseillait de regagner au plus tôt leurs demeures. 
Le cri des valets, le trépignement et les hennissements des 
chevaux, le roulement des carrosses sur le pavé de la cour, 
produisaient un de ces tumultes qui ordinairement signa¬ 
lent la fin d’une grande fête. Au milieu de ce mouvement 
on voyait passer et repasser des torches et des lanternes 
que le vent tourmentait et qui jetaient leurs reflets rouges 
au milieu de ces groupes agités. Bientôt le bruit s’éteignit, 
les lumières disparurent dans le lointain, et le château de 
Falloz se trouva plongé dans un profond silence. 

Sans savoir à quoi il pensait, Eustache était resté long¬ 
temps à la fenêtre, tantôt plongeant les yeux dans la morne 
vallée où coulent les eaux de la llucht, tantôt prêtant 
l’oreille aux murmures prolongés qui sortaient des bois de 
Calbour et de Pannistère, tantôt regardant le ciel où 
s’entassaient de plus en plus les nuages. Enfin, il revint à 
lui et se dirigea d’un pas indécis et chancelant vers sa 
chambre à coucher. Son cœur battait avec une violence 
extrême. En le voyant ainsi l’œil fixe, les joues pâles, et 
tressaillant au moindre bruit, on l’eut pris bien plutôt 
pour un criminel que pour un nouveau marié qui va re¬ 
joindre sa belle et chaste épouse. 

La lumière affaiblie d’une lampe cachée dans un grand 
vase de cristal dépoli, éclairait vaguement la chambre. 
Hélène était profondément endormie déjà, fatiguée qu’elle 
était des émotions de cette longue journée qu’elle avait 
craint de ne voir jamais finir. Sa belle figure pâle et légè¬ 
rement rougie par le sommeil se découpait sur un oreiller 
aussi blanc que la neige, et sa riche chevelure blonde se 
déroulait à l’entour en boucles ondoyantes. Ses deux mains 
étaient jointes, comme si elle se fût endormie en disant sa 
prière du soir. Eustache resta immobile sur le seuil de la 
chaste chambrette, comme s’il eût craint de la profaner. 
Cependant ses regards, il ne pouvait les détacher de la 
charmante figure d’Hélène. Toutes les effrayantes images, 
toutes les terreurs qui remplissaient son esprit, disparu¬ 
rent peu à peu devant cette adorable créature dont il 
était appelé à faire le bonheur et dont le sort était désor- 





180 


LA RENAISSANCE. 


mais attaché au sien par ce lien que Dieu seul a le pou¬ 
voir de briser. 

Hélène ouvrit un moment les yeux, commesi la puissance 
du regard attaché sur elle l’eut brusquement tirée de son 
sommeil. Mais elle les referma presque aussitôt par un 
sentiment de pudeur et de honte. Alors le sire de Hognoul 
s’avança vers le lit, se mit à deux genoux, prit la main de 
sa jeune femme et la serrant sur son cœur : 

— Hélène, lui dit-il, Dieu fasse que nous nous aimions 
loujours comme nous nous aimons aujourd’hui, et que 
l’éternel témoin de nos pensées fasse aussi quelles res¬ 
tent toujours fidèles à ses voies, quoi qu’il puisse arri¬ 
ver !... 

Il avait prononcé ces derniers mots avec une émotion 
si profonde, d’une voix si altérée et en tremblant si fort, 
qu Hélène en lut tout effrayée. 

— Qu’y a-t-il donc qui t’agite ainsi? lui demanda-t-elle 
avec une vive inquiétude. Tu as l'air tout bouleversé, et 
tes yeux sont hagards et fixes comme ceux d’un homme 
auquel l’autre monde révèle ses mystères. 

En effet, Eustache ressemblait à un homme frappé de la 
foudre. Il vit s’avancer entre lui et Hélène une main de 
marbre et il y reconnut l’anneau qu’il avait donné en 
garde à la fatale statue. 

— Au nom de la Vierge et de tous les saints, que 
t’arrive-t-il ? s’écria Hélène en voyant son mari se cacher 
avec épouvante le visage dans ses mains. 

Le sire de Hognoul était muet comme si la baguette 
d’un magicien l’eut touché. 

— Parle, parle donc, mon Eustache. Tu me fais peur, 
reprit la jeune héritière de Falloz qui ne comprenait 
rien à ce formidable silence. 

— Regarde, regarde ici devant moi, répondit enfin son 
époux. 

— Mais je ne vois rien... 

— Et celte main terrible? reprit-il. 

— Mais cette main, c’est la mienne. 

— C’est une main de marbre, c’est celle de l’idole égyp¬ 
tienne qui vient me réclamer ma foi. N’entends-tu pas cette 
voix qui me parle? 

— Il n’y a que moi ici, et cette voix qui te parle c’est 
la mienne. 

— C’est celle de la statue qui me dit qu’elle est ma 
fiancée. 

Hélène éprouva en ce moment une effroyable terreur. 
Elle saisit le crucifix accroché à la tète du lit et le ferma 
sur sa poitrine en suppliant Dieu de venir en aide à son 
époux. 

— Grâce au ciel, voilà quelle s’éloigne, murmura Eusta¬ 
che d’une voix rauque et étranglée. 

— Calme-toi, calme-toi. C’est quelque vaine illusion 
sans doute, reprit Hélène en essuyant du front de son 
époux la sueur froide qui en coulait à grosses gouttes. 

Il ouvrit lentement les yeux, et, pressant sur ses lèvres 
la main de la jeune femme : 

— Merci, mon Hélène, merci, lui dit-il. Le ciel t’a 
exaucée; les anges seuls ont le pouvoir de chasser les dé¬ 
mons, et tu es un ange. 

Les premières lueurs du soleil naissant se jouaient dans 
la chambre où elles pénétraient par les petits carreaux 
ronds des fenêtres. Le mouvement de la vie recommença 
dans le château. Des bruits de pas se firent entendre dans 

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tous les corridors de l’antique édifice, et bientôt s’éleva, 
dans le vestibule qui précédait la chambre des jeunes 
époux, léchant d’un chœur de jeunes filles dont deux ou 
trois téorbes et violes accompagnèrent la mélodie. Quel¬ 
ques moments après, le cousin d’Hélène ouvrit la chambre 
nuptiale, en sa qualité de plus proche parent, selon l’an¬ 
cien usage du pays. Puis, s’adressant à sa sœur : 

— Dame de Hognoul, je vous salue, lui dit-il. 

Mais Hélène gardait toujours un profond silence et se 
tenait toujours agenouillée, les mains jointes et priant devant 
le crucifix, pendant qu’Eustache se montrait à l’autre bout 
de la chambre, le visage toujours caché dans ses deux 
mains, comme si l’apparition terrible de la nuit qui venait 
de s’écouler, devait à chaque moment reparaître à ses re¬ 
gards. 

A ce tableau le chœur se tut aussitôt, et le jeune Sleyden, 
ne comprenant rien à ce qui venait de se passer, s’écria 
avec étonnement : 

— Qu’est-ce que cela signifie? Ma cousine en larmes! 
Eustache s’éloignant d’elle avec horreur! Hognoul n’aurait 
recherché la main de la fille de Falloz que pour la mépri¬ 
ser? 

Puis, se tournant vers ses compagnons : 

— Mes amis, mes frères, leur dit-il, souffrirons-nous 
qu’une pareille insulte soit faite à notre nom? 

Au même instant un sourd murmure s’éleva parmi les 
parents.et les amis des Falloz, pendant que ceux d’Hognoul 
se groupèrent du côté de leur ami, pour le protéger et le 
défendre au besoin. Déjà les épées et les poignards étince¬ 
laient dans toutes les mains, quand Hélène, s’élançant 
hors de la chambre, se précipita dans les bras de son cou¬ 
sin , le conjura d’épargner son époux, et lui expliqua en 
quelques mots la terrible apparition qui s’était montrée 
aux yeux d’Eustache. 

La nouvelle de cette effrayante énigme se propagea 
bientôt de bouche en bouche ; car les parents des jeunes 
époux s’étaient de nouveau réunis le lendemain au manoir, 
où les fêtes devaient durer pendant huit jours tout entiers. 
Chacun eut un conseil à donner pour éclaircir ce qui 
s’était passé, et chacun loua le sien comme le seul qui pût 
conduire à une solution. Les uns proposèrent de faire 
placer l’image du Christ sous le seuil de la porte de la 
chambre des jeunes mariés; les autres, d’y allumer pen¬ 
dant la nuit des cierges bénits ; d’autres, d’y faire faire des 
exorcismes. La majorité fut d’avis qu’il fallait procéder de 
nouveau à la cérémonie du mariage et que les insignes 
des trois rois, gravés sur les anneaux, auraient une puissance 
merveilleuse contre les tentatives du démon. Quelques 
vieilles damoiselles de la famille de Falloz se signèrent et 
prétendirent qu’une union commencée sous d’aussi mal¬ 
heureux auspices et dans laquelle le diable y allait de si franc 
jeu, ne pourrait jamais arriver à bonne fin. A les en croire, 
la belle Hélène n’avait d’autre parti à prendre qu’à entrer 
dans un couvent, pour y expier, par une vie sainte, le 
péché que son mari avait commis en se fiançant à une 
statue païenne. 

En entendant tous ces conseils opposés, le père d’Hélène, 
messire Jacques de Falloz , vieillard sage et expérimenté, 
qui avait beaucoup vu et entendu pendant sa jeunesse, 
qui avait fait, le pèlerinage de Jérusalem et passé deux an¬ 
nées en Orient, secoua la tête d’un air incrédule et dit : 

— Mes chers parents et amis, prêtez-moi un instant 






LA RENAISSANCE. 


181 


I oreille, je vous prie, et je m’en vais vous dire ce que je 
pense, moi, de toute cette affaire, et le remède que, selon 
mon entendement, il s’agit d’y apporter. S’il était vrai 
qu Lustache eût volontairement noué des relations avec 
les esprits de l’enler, et se fut servi de leur secours pour 
pratiquer des choses défendues, je ne pourrais consentir 
à le souflrir plus longtemps devant mes yeux, je le repous¬ 
serais de moi et je me dirais : « Qu’il subisse la peine de 
sa faute; ce n’est que justice. » Mais nous savons tou& qu’il 
n a jamais cessé de se conduire comme il convient à un 
bon chrétien et au descendant d’une noble race, et per¬ 
sonne n’oserait dire le contraire, je pense. La faute dont 
il s’est rendu coupable, il l’a donc commise involontairement 
et par ignorance. Or. l’ennemi du genre humain est plein 
d’astuce et de malice, et il ne cesse de dresser des pièges 
et des embûches aux fils d’Eve notre première mère. 
Aussi que celui qui peut y échapper loue les saints et sa 
bonne étoile dans toute l’humilité de son cœur, et qu’il 
ne s’enorgueillisse pas de son mérite; car il y a des heures 
oû il est permis aux esprits de perdition de se répandre 
sur la terre, de tenter tous les mortels et de séduire celui 
qui a l’oreille habituée à les écouter. C’est dans un de ces 
moments-là sans doute qu’Eustache a eu l’imprudence de 
mettre son anneau de marié au doigt de cette mauditestatue. 
Donc voici ce qu’il faut faire avant tout. Il faut combattre le 
tentateur avec ses propres armes, et c’est seulement lors¬ 
que celles-ci seront impuissantes, que nous invoquerons 
le secours de notre Sainte Église. Écoutez, par consé¬ 
quent, mon avis. Je connais, dans les environs de Saint- 
Hubert, un homme fort expert en pratiques surnaturelles. 

II s’appelle Bénédict-le-Ilouge. 11 est fort savant, exerce la 
médecine, et j’ai plus d’une fois entendu raconter des 
choses merveilleuses de ce personnage. On dit générale¬ 
ment qu’il est d’origine moresque et qu’il nous est venu 
ici du royaume de Grenade. Eustache peut se conGer à 
cet homme et aller lui demander conseil. S’il nous refuse 
le secours de sa science, ou si elle est inell’cace pour re¬ 
médier au malheur qui nous afflige, alors que votre vo¬ 
lonté se fasse, et vous agirez comme vous jugerez convena¬ 
ble d’agir pour obteuir que le maléfice soit rompu et 
qu’Eustache rentre en possession de l’anneau qui lui a été 


si étrangement enlevé. 

Cet avis parut si sage et ce conseil si facile à suivre, que 
chacun s’en montra satisfait, surtout Eustache qui résolut 
de partir à l’instant même pour aller consulter le mysté¬ 
rieux habitant des environs de Saint-Hubert. 

Tout devint de plus en plus morne et triste au château 
de Falloz. Les invités, qui étaient accourus le cœur plein 
de joie, comprirent bientôt que ce n’était ni le lieu ni le 
moment de se livrer aux joies et aux plaisirs d’une fête. 
Aussi ils se retirèrent les uns après les autres, en secouant 
la tête avec douleur et incrédulité. Hélène s’était enfer¬ 
mée dans son appartement et attendait avec une inquiétude 
pleine d’angoisse la solution de cette énigme et le résultat 
de la visite de son mari à l’étranger de Saiut-Hubert. 
Messire Jacques de Falloz fut seul de bonne humeur, et 


il donna à chacun de ses convives, à mesure qu’ils par¬ 
taient, l’assurance la plus complète de la confiance qu’il 
avait dans la sagesse du solitaire moresque, et du ferme 
espoir qu’il nourrissait de voir tout cela finir parfaitement 
bien et une joie double et triple remplacer le chagrin au¬ 
quel tout le monde était naturellement livré. 


Cependant Eustache s’était dirigé vers Saint-Hubert. 
Après avoir avec douleur pris congé d’Hélène, il avait fran¬ 
chi les solitudes des Ilautes-Fagnes, traversé Stavelot, 
passé les eaux de l’Amblève et de la Lienne, et traversé La 
lloclie. Il s’était engagé dans les forêts, presque impéné¬ 
trables alors, qui s’étendent entre Nassogne, Champion , 
Àmberloup et Verqueville. A mesure qu’il approchait du 
terme de son voyage, il éprouvait des terreurs de plus en 
plus vives. Plus d’une fois il avait affronté avec courage 
les périls de la guerre. Jamais un danger ne l’avait vu re¬ 
culer. Et maintenant il tremblait comme un enfant. Après 
qu’il eut longtemps cheminé dans la forêt, tantôt suivant 
le lit de quelque ruisseau desséché par les chaleurs de 
l’été, tantôt se faisant jour à travers les halliers, il arriva près 
de l’endroit que le père d’Hélène lui avait désigné. Il se 
trouvait dans un carrefour au milieu duquel s’élevait une 
sorte d’ermitage construit de troncs d’arbres et de branches, 
et couvert d’un toit de chaume sur lequel croissaient des 
touffes de giroflées sauvages et où roucoulaient deux ou 
trois couples de colombes des bois. 

— Serait-ce ici? se demanda-t-il en lui-même, tout 
étonné de penser qu’un homme adonné à la pratique de 
la magie pût habiter une demeure qui ne semblait faite 
que pour un pieux ermite dont la prière était la seule oc¬ 
cupation. 

En se faisant cette question , il leva les yeux et avisa à 
quelques pas de lui un vieillard occupé à cueillir des simples 
parmi les plantes qui remplissaient le carrefour et entou- 
raientla petite maison de leurs bouquets parfumés. Il regarda 
tour à tour le vieillard et son habitation avec un étonne¬ 
ment nouveau. L’une était calme, paisible, silencieuse et 
faite pour les pieuses pratiques des solitaires. L’autre avait 
l’air vénérable avec sa barbe et ses cheveux blancs, son 
regard plein de bienveillance, l’expression digne et noble 
de sa physionomie. Aussi le seigneur de Hognoul ne put 
s’imaginer que ce homme fût celui qu’il venait chercher. 
Quanta la maison, il la reconnut parfaitement pour celle 
que le vieux sire de Falloz lui avait décrite, mais il s’obs¬ 
tinait à trouver une flagrante contradiction entre cette 
habitation et le nécrouiant. 

— llola ! mon bon ami, dit-il en s’adressant au vieillard, 
faites-moi le plaisir de me dire si c’est là que demeure 
Bénédict-le-Rouge ? 

— Messire, c’est sa maison. 

— En ce cas, allez prévenir votre maître que je désire 
m’entretenir un instant avec lui. 

— Cela n’est pas nécessaire, puisque je suis moi-même 
Béuédict-le-Rouge et que je vous attends, messire Eusta¬ 
che de llognpul, reparlit le vieillard. 

— Vous m’attendez et vous savez mon nom ? s’écria le 
jeune seigneur avec une stupéfaction qui se révélait tout à 
la fois par l’accent de sa voix et par l'indéGnissable expres¬ 
sion de son regard. 

-— Oh! qu’y a-t-il au monde que ma scieuce ne me 
révèle? dit avec un singulier sourire le nécromancien en 
secouant la tête d’un air significatif. 

Eustache ne put eu croire ni ses yeux ni ses oreilles. 11 
toisa le mystérieux personnage d’un regard fixe et la 
bouche muette, comme s’il s’attendait à le voir changer de 
forme et se montrer sous la figure de quelque démon . 
dominateur des inondes infernaux. Cependant il se trom¬ 
pait. Le vieillard conserva sa forme, ses vêtements simples, 










18 2 


LA RENAISSANCE. 


son dos voûté, son front sillonné de rides, ses joues pales, 
ses yeux à demi éteints et sa physionomie calme eu appa¬ 
rence, mais empreinte de je ne sais quelle douleur mal 
cachée. 

— Vous ne paraissez pas pouvoir vous résigner, inessire 
Eustache, à voir en moi l’homme que vous cherchez, re¬ 
prit l’étranger après quelques moments de silence. Vous 
n’avez pas môme l’air de pouvoir vous mettre dans l’esprit 
que je sois réellement un homme ; ou, tout au moins, que 
je sois capable de vous aider de mes conseils et de ma 
science, moi qui possède aussi peu de trésors terrestres 
que j’en désire. Mais le but de votre visite est de me con¬ 
sulter. Asseyez-vous et amusez-vous à feuilleter ce livre 
pendant que je m’occuperai à travailler pour vous. 

Le sire de Hognoul fit ce que le vieillard venait de lui 
dire. Il s’assit, et ouvrit l’énorme in-folio qui se trouvait 
sur la table. En tête de chaque page, il lut un nom 
d’homme, et au-dessous la biographie tout entière de cha¬ 
cun d’eux. 11 y trouva les noms de toutes les personnes 
auxquelles il tenait de près ou de loin. Il y trouva môme 
le sien, et lut avec stupéfaction tous les détails de sa vie, 
tout son passé , et jusqu’à l’étrange événement qui l’ame¬ 
nait auprès du magicien arabe. Mais au moment où il voulut 
passer à la lecture de son avenir, les lettres commencèrent 
à remuer, à s’agiter, à s’embrouiller devant ses yeux, 
comme le reflet d’un objet dans un lac dont une bouffée 
de vent vient tout à coup troubler la surface. 

Cependant les oiseaux sylvestres chantaient gaiement au 
dehors dans la verte masse de la foret ou venaient familière¬ 
ment picoter les graines que la main de Bénédict-le-Rouge 
avait à dessein répandues pour eux sur le rebord extérieur 
de la fenêtre, tandis qu’il tenait les yeux assidûment fixés 
sur une feuille de parchemin sur laquelle il dessinait toute 
sorte de signes étranges avec des couleurs bigarrées. 
Eustache promenait alternativement ses regards sur le livre 
ouvert devant lui, sur le mystérieux vieillard et sur les 
meubles plus que modestes qui remplissaient la chambre. 
Après une demi-heure passée de cette manière, Rénédict 
se leva et tendit au sire de Hognoul une lettre scellée de 
sept sceaux noirs. 

— Voici, lui dit-il, de quoi vous tirer d’embarras. 

Eustache prit la lettre, en regardant le vieillard dans le 
blanc des yeux comme pour lui demander ce qu’il devait 
faire de cet écrit, 

— Aussitôt que l’horloge de votre château sera près de 
sonner minuit, vous monterez le Kattenberg parle côté 
du nord. Vous trouverez au sommet une grosse pierre 
grise, qui, selon la tradition populaire, a servi autrefois 
à faire des sacrifices païens. Vous vous tiendrez debout sur 
cette pierre et vous attendrez que douze heures sonnent. 
Alors vous apparaîtront des choses étranges. Vous verrez 
passer devant vous un cortège de formes fantastiques, par- 
lois hideuses. Ne vous en effrayez point; mais vous gar¬ 
derez un profond silence. Vous attendrez que le chef des 
iautômes se montre à vos yeux ; vous le reconnaîtrez à la 
couronne de rubis qui brille sur sa tête. Vous lui donne¬ 
rez l'écrit que voici, mais sans proférer la moindre syllabe, 
car un mot pourrait vous coûter la vie; soyez donc aussi 
muet qu’un mort dans le tombeau. Et maintenant allez, 
mon fils, et que le Dieu de vos pères vous conduise. 

Le lendemain Eustache atteignit le manoir de Ealloz. 


— Eh bien ? lui demanda le père d’Hélène. Avez-vous 
vu le solitaire de Saint-Hubert? 

— Je 1 ai vu et lui ai parlé, répondit le sire de Hognoul. 

— Et qu'a-t-il dit? reprit le vieillard. 

Eustache ne répondit pas directement à cette ques¬ 
tion. 

— Je r ai vu et lui ai parlé, répéta-t-il. 

Pendant ce temps Hélène n’avait cessé de le regarder 
avec des yeux fixes et presque hagards, attendant qu’il 
donnât un mot d’espérance. 

Mais il n’ajouta pas une syllabe de plus. 

— Ah! mon Dieu! s’écria la jeune femme en joignant 
les mains. Il n’est pas relevé de la malédiction qui l’a 
frappé ! 

Alors le jeune sire de Hognoul fixa sur elle un regard 
qui voulait dire : 

— Ne crains rien, tout finira selon nos désirs. 

Toute la journée il demeura silencieux et recueilli. 

Le soir, lorsque la cloche du château eut sonné onze 
heures et demie, Eustache se glissa hors du manoir et se 
dirigea vers le Kattenberg qu’il gravit par le versant sep¬ 
tentrional. Il monta sur la pierre grise, à laquelle la su¬ 
perstition populaire rattachait les idées les plus bizarres et 
les histoires les plus incroyables. Quand il eut passé ainsi 
quelques minutes, il entendit l’horloge du castel sonner 
minuit. En môme temps il ouït dans le lointain une ru¬ 
meur étrange qui semblait s’approcher de la montagne. 
A peine se fut-il écoulé sept ou huit secondes qu’il vit 
monter sur la colline une longue file de chats, dont le 
blanc pelage était parfaitement reconnaissable dans le 
demi-jour que produisait la lune, voilée parles nuées ora¬ 
geuses qui flottaient dans l’air. La file mystérieuse se mit 
aussitôt à tourner en cercle autour de la pierre et à tour¬ 
billonner comme un grand cercle blanc. Tous les chats 
avaient des yeux fauves qui brillaient comme de petites 
flammes dans l’ombre. Un seul d’entre eux portait sur la 
tête une couronne de rubis qui étincelaient comme des 
perles rouges. Le cercle tourna trois fois autour de la 
pierre, puis tout à coup il s’arrêta. Soudain les chats se trans¬ 
formèrent en hommes et en femmes, revêtus d’habille¬ 
ments étranges. Parmi eux il s’en distinguait un surtout, 
qui portait une couronne de rubis sur la tête. Eustache 
reconnu ten lui le roi des fantômes dont Bénédict-le-Rouge 
lui avait parlé. 

— Eustache de Hognoul, lui demanda le roi des spec¬ 
tres, que viens-tu faire dans mon domaine? Pourquoi te 
voyons-nous ici à celte heure ? Fais-nous connaître ta vo¬ 
lonté. 

Sans répondre un seul mot, le sire de Hognoul tira la 
lettre de sa ceinture et la tendit au personnage qui venait 
de l’interroger. Le roi la prit, rompit les sept sceaux noirs 
et la parcourut rapidement. Mais, à peine l’eut-il lue, qu’il 
leva les yeux au ciel et s’écria à haute voix : 

— Bénédict ! Rénédict ! jusqu a quand continueras-tu 
de nous persécuter? Tu oublies donc que ton heure doit 
sonner bientôt? 

Après avoir dit ces mots, il appela par son nom une des 
femmes qui faisaient partie de la ronde fantastique. 

— Fréa, lui dit-il. Approche d’ici. 

La femme s’avança vers la forme infernale, et Eustache 
se sentit pris d’un frisson qui lui parcourut tout le corps. 
Car il crut reconnaître dans cette femme la fatale statue 





LA RENAISSANCE. 


185 


qu’il avait si souvent saluée étant enfant et dont la main 
glaciale s’était placée entre lui et Hélène. 

— Voici ce que Bénédict m’écrit, reprit le roi des 
chats : « Je te somme et t’ordonne de dire à Fréa qu'elle 

• rende à Eustache de Hognoul l’anneau qu’il a posé à son 

• doigt et qu elle renonce à lui dans l’éternité. » 

A peine la femme eut-elle entendu ces mots, qu’elle 
éclata en cris et en gémissements. Elle se tordait les bras 
avec angoisse et poussait des sanglots déchirants, secouant 
sa tète avec désespoir et faisant rouler ses cheveux dénoués 
sur ses épaules. 

Mais Eustache demeura sourd à ses gémissements, à ses 
cris, à son désespoir. 

Alors elle tira de son doigt l’anneau d’or et le lui remit 
en redoublant de larmes. 

Le sire de Hognoul prit l’anneau. Au meme instant 
toute l’apparition s’évanouit, et il se trouva seul sur la 
pierre au sommet du Kattenberg. Quelques minutes après, 
il descendit de la montagne, et regagna le château de 
Falloz, où il rentra en s’écriant : 

— Dieu soit béni ! Hélène , le charme infernal est dé¬ 
truit ! 

Le lendemain il reprit tout joyeux le chemin de la soli¬ 
tude de Bénédict-le-Rouge pour le remercier du secours 
que le sorcier lui avait prêté et lui annoncer sa délivrance. 
Mais il trouva la maison des bois déserte et il ne put dé¬ 
couvrir la moindre trace de l’étranger, qui, dès ce jour, 
disparut du pays. 

Pendant la visite d’Eustache de Hognoul au Kattenberg, 
la cariatide placée au milieu du jardin de Falloz était tom¬ 
bée de son piédestal, et on la trouva gisant sur le pavé du 
petit temple, brisée en mille morceaux. 

Depuis ce temps la figure de marbre n’apparut plus au 
sire de Hognoul, qui eut de longs jours , une vie heureuse 
et une nombreuse postérité. Quelques-uns de ses descen¬ 
dants se distinguèrent dans les premières guerres de la ré¬ 
publique française. Le dernier périt dans le combat qui lut 
livré sur l’Ourte le 18 septembre i;94* ^ faisait partie 
de l’armée alliée et servait dans le corps du général belge 
De Baillet de Latour. 

Telle est l’histoire que racontent ceux d’entre les an¬ 
tiquaires de Kattenberg, qui attribuent l’origine de leur 
village à une colonie égyptienne. A les en croire, tous 
ceux qui la composaient et qui vinrent s'établir sur la col¬ 
line où le village actuel est situé, se montrent encore au¬ 
jourd’hui tous les ans, pendant la nuit de saint Sylvestre, 
sous la forme de chats blancs et tournent trois fois autour 
de la pierre grise. 


LA GALERIE DES DESSINS AC LOCTRE. 

Les dessins de maitres sont les manuscrits de la peinture. C’est là 
seulement qu’on trouve le squelette du tableau. On peut suivre à la 
piste l’idée mère du peintre, les transformations de la composition. 
Nos artistes font certainement de beaux dessins, mais ce ne sont pas 
des esquisses,ce sont des dessins, travaillés comme une peinture, qui 
se vendent un grand prix aux marchands, aux amateurs. Chez les 
anciens maîtres, il n’en est point ainsi. L’album n’était pas iuventé, 
les dessins n’étaient donc que la première idée de l’arliste, qui se 
souciait peu de faire du joli, qui laissait courir la plume ou le crayon 
au vent de l’inspiration. 

Cependant quelques artistes recherchaient ces dessins et les met¬ 


taient en cartons. Vasari, le célèbre biographe, en laissa une grande 
quantité. 

Plus tard, quelques amateurs anglais et français suivirent son 
exemple, entre autres le chevalier Penna de Pérouse, Jean Bamard, 
Richardson, le duc de Sommerset, le commandeur Génovèse ; des 
peintres, Stella, l’abbé de Camps, Antoine Coypel, le régent firent 
des collections. 

Au dix-huitième siècle surtout, les collections de dessins furent 
grandement à la mode ; on se ruinait pour une esquisse. Crozat, un 
célèbre amateur du temps, fit un testament par lequel il désirait que 
sa riche collection, qu’il avait amassée pendant quarante années de 
recherches en Europe, devint la propriété du gouvernement. Il de¬ 
mandait 100,000 fr. Ce prix n’était rien, car il s’agissait d’une 
bonne action ; Crozat ordonnait à ses héritiers, par le même testa¬ 
ment, de distribuer cette somme aux pauvres. On présenta l’extrait 
de ce testament au cardinal de Fleury, qui était sans doute un grand 
politique, mais qui aimait peu les arts, si l’on en juge par sa 
réponse : « Le roi, dit-il, a déjà assez de fatras saus encore en augmen¬ 
ter le nombre. » Que ce mot de fatras est bien trouvé ! 

Mariette les acheta, lui qui n’était pas un grand homme politique. 
Mais il avait le défaut contraire du cardinal de Fleury: il aimait 
trop ses dessins et ses curiosités. Mariette, au dix-huitième siècle, 
commença la série des collectionneurs que notre époque a trop 
bien continuée. Ses dessins, scs tableaux, scs objets d’art, il les 
gardait comme un avare ne garde pas son or. S’il consentait parfois 
à ouvrir ses vastes cartons, ce n’était qu’à des personnes qu il con¬ 
naissait de longue main. 

« Lorsqu’il venait au cabinet des estampes, dit le sieur Joly, garde 
en 1775 des gravures de la Bibliothèque du roi, il convenait qu’il 
était de la grandeur du roi de France d’ouvrir ce Musée aux étran¬ 
gers, aux citoyens, aux nourrissons des arts , mais il me blâmait d’y 
admettre plus de six personnes à la fois. » 

Et le digne conservateur ajoute naïvement, sans oser trancher la 
question : « Avait-il raison? avait-il tort ? » 

Mariette mort, une partie de sa collection, quatre à cinq cents 
dessins, passèrent au Musée où ils sont encore désignés au catalogue. 
Ces dessins et bien d’autres étaient renfermés dans des cartons, dans 
des armoires. Personne ne pouvait les voir, lorsqu’à la création du 
musée espagnol, on en mit au jour une partie, douze cent cinquante 
à peu près. Puis, quand le musée Staudish arriva au Louvre, la 
galerie de marine grimpa d’un étage, et on put tirer, de la 
poussière des cartons, sept à huit cents nouveaux dessins. Ces dessins 
ne sont pas portés au catalogue; la chose est peu surprenante; ce 
serait le seul catalogue complet du Louvre, et il ne faut pas déparer 
la collection. 

On va peu au Musée des dessins; dans la semaine les copistes 
n’osent s’égarer dans ces treize salles désertes; on n’y voit guère que 
les gardiens : 

Rari nantes in gurgite tasto. 

Le dimanche on y rencontre cette foule insouciante qui parcourt 
tout le Louvre sans rien voir, et qui irait jusque dans les greniers, — 
si les greniers étaient ouverts. 

Nous indiquerons d’abord les dessins de l’école française, sans 
suivre d’ordre ni de date. A quoi bou^ l’ordre n est-il pas la \ertu 

des sots. 

Les dessins de Raymond La Fagc sont une des grandes curiosités du 
Musée. Si ce peintre avait vécu plus longtemps, peut-être serait-il 
regardé comme l’un des plus grands artistes français. Il est a peu près 
inconnu aujourd’hui, et ç’a toujours été ma passion de chercher à 
donner un peu de soleil aux gens oubliés. Ce peintre vivait sous 
Louis XIV; il entra en apprentissage chez un chirurgien. Comme il 
sc sentait de grandes ardeurs, il copia tous les squelettes possibles, 
et l’on sent bien, dans ses dessins, l’infiuence de ces études. Malheu¬ 
reusement il ne dessina jamais qu’à la plume; son œuvre, gravée en 
fac-similé par Liringer, est d’une grande curiosité. La Fage fit beau¬ 
coup de sujets religieux très-remarquables de composition et qui ne 
sentent guère la peinture ordinaire du xvii* siecle; tout au contraire, 
sa manière dérive de celles d’Annibal Carrache et de Michel-Ange. 
J’ai sous les yeux une Bacchanale , gravée fidèlement d'après un de 
ses dessins du Louvre, et la Bacchanale révèle le peintre tout entier. 
Je doute que personne l’ait jamais égalé dans ces sortes de sujets. Ce 








LA RENAISSANCE. 



n’est pas assurément un dessin de dévote, mais toute pruderie à 
part, cela est d’un dévergondé magnifique. Quand La Fage dessinait 
une bacchanale, sa plume devait entrer en branle avec les satyres 
gonflés de luxure et les nymphes effarouchées. Tout ce monde se 
comprend ; la nourrice qui donne à boire à son enfant ne parait 
nullement inquiète des gestes et actions d'une façon de faune, et il 
n’y a pas jusqu’aux bambino d’amore qui ne viennent offrir leurs 
galants services. 

Malheureusement pour les arts, La Fage mourut à vingt-huit 

ans. 

En 1721, florissait, dans le beau monde, le peintre Desportes. 
Quoiqu’il ne peignit que de la nature morte, il était membre de 
1 Académie royale de peinture. Desportes était aussi un bel esprit; 
il faisait de la littérature; et en 1721, tout ce qu'il y avait à Paris de 
peintres alla, au Théâtre-Italien, applaudir,— par esprit de corps,— 
la f ente coquette, de Desportes. La Fente coquette est à peu près 
oubliée et la peinture est restée. Songez que Despoites était un homme 
qui savait poétiser ce qu’on appelle la nature morte. Aux dessins, il 
n’y a qu’un croquis de chiens de chasse, qu’envierait beaucoup 
Jadin. 

Les tableaux de Callot sont d’une grande rareté; il n’y en a point 
au Louvre. On voit aux dessins un Martyre de saint Sébastien, 
d’après lequel il a du faire sa gravure; c’est presque un tableau; 
cela parait peint à l’huile sur de la soie. De plus, il y a quatre petits 
croquis à la plume dessinés d’une manière aussi franche que ses 
eaux-fortes. 

Greuze a cinq ou six tètes de vieillards et de jeunes filles au 
pastel et au fusain. Ces études ressemblent à toutes les œuvres de 
Greuze, qui péchait par l’uniformité. Cependant quelques-uns de 
ses dessins, et ils ne sont pas rares, font plus de plaisir à voir isolé¬ 
ment que ses tableaux. Ce qui me déplaît dans un tableau de 
Greuze, c’est le sentiment bourgeois, le drame intime qui devance 
l’époque. Pourquoi Greuze a-t-il tant écouté Diderot? 

Le chef-d’œuvre du Musée est, sans conteste, le portrait au pastel 
de la marquise de Pompadour, par De La Tour. La marquise est 
vêtue d’une robe de damas de soie à fleurs, une de ces étoffes qu’on 
dirait travaillée par les fées et dont on semble avoir perdu le secret 
aujourd'hui. Elle avance le pied, c’est de la coquetterie bien placée, 
car on voit de merveilleux petits souliers pointus, qu’une Chinoise 
envierait. Un pied qui tiendrait dans la main d’une jolie femme! 
Kestif de la Bretonne serait aux anges, lui qui a proclamé, dans ses 
deux cent cinquante volumes, la beauté du petit pied. 

La physionomie de M ,n * de Pompadour est peut-être un peu dure, 
malgré le sourire trop politique; — cependant qui ne voudrait 
être un moment Louis XV? Ce portrait est plus qu’un portrait 
c’est toute une biographie; la marquise est accoudée sur son 
bureau, où sont rangés l'Esprit des lois et /’ Encyclopédie ; clic tient 
un cahier de musique; plus loin est un luth, et sur la table se déroule 
son œuvre gravée. 

De La Tour a mis là dedans toute la fleur de son talent. Ce pastel a 
tout le brillant d’une peinture; et beaucoup de portraits à l’huile 
d’aujourd’hui — et des meilleurs, — ne gagneraient pas à la com¬ 
paraison. 

Je ne sais guère qu’un autre portrait plus vrai, mais moins beau, 
c’est celui de Boucher. Si par hasard vous passez par là, et que vous 
ne vous écriiez pas : Voilà Boucher! c’est que vous ne connaissez pas 
la peinture de cet homme-là. 11 y a de la sensualité répandue sur 
toute la figure, des yeux fatigués et sentant la débauche — mais la 
débauche de l’homme d’opéra ; — ces yeux sont langoureux et ont 
du briller d’un singulier éclat. La lèvre inférieure est charnue, et 
s’avance tant soit peu d’une façon dédaigneuse, comme si elle 
allait s’ouvrir pour dire petite / à une figurante; la main droite 
tracasse le jabot; enfin le tout respire un air de Moncade. C’est bien 
le Boucher de Tannée 1741, âgé de quarante-cinq ans. L’auteur de 
ce portrait est Lundberg, qui fut reçu membre de l’Académie de 
|>cinture de Paris, et qui était peintre du roi de Suède. 

Le même Lundberg a fait aussi uu portrait au pastel de Natoire ; 
mais celui-ci ne dit rien à l’esprit, pas plus que la peinture de son 
modèle. 

Bigaud, le peintre, a fait son portrait au crayon, relevé de blanc, 
sur du papier bleu. Il s’est campé fièrement, enveloppé d’une de ces 
merveilleuses étottes de velours et de soie comme il savait les faire. 


La tète est couverte de cet affreux bonnet que semblaient affectionner 
les peintres du xvn® et du xvui* siècle, on ne sait trop à quel propos. 
Ces peintres, auxquels on ne pourrait reprocher que le trop d arran¬ 
gement et de grâce dans leurs portraits, prenaient plaisir à se mettre 
des monceaux d’étoffes sur la tète, qui étaient beaucoup plus laids 
que les turbans sans en avoir la ressemblance. 

Fragonard, c’est un milieu entre Watteau et Boucher, dont il 
était l’élève. J’ai remarqué quelques paysages au crayon rouge d’un 
laisser-aller et d’une rêverie charmante. La Lecture, une façon de 
sépia, rappelle beaucoup la manière de Watteau. 

Les dessins de Lebrun sont d’immenses cartons lavés sur crayon, 
qui lui servaient à faire ses plafonds; ces dessins, qui ne sont relevés 
par aucun coloris, sont d’un grand ennui allégorique. Le plus 
curieux est le portrait de la marquise de Brinvilliers, fait d’après 
nature, lorsqu’elle marchait au supplice. La marquise, quoique 
enveloppée d'un vêtement très-grossier, est encore belle ; elle tourne 
ses regards vers le ciel. Ce portrait vaut mieux que toutes les per¬ 
sonnifications de Louis XIV en Soleil. 

Jean Leprince, un élève de Boucher, a quatre dessins russes — 
faits à la plume d’après nature — et qui sentent Thomme accoutumé 
à manier la pointe. 

Il n’y a pas moins de dix dessins du Lorrain; tous sont dessinés à 
la plume et lavés — la plupart à la sépia. Ces paysages sont empreints 
d’une grande poésie. 

Pierre Puget est presque l’égal de Michel-Ange : comme lui, il était 
peintre, sculpteur et architecte. Michel-Ange était de plus poète. 
Pierre Puget, que je sache, n’a fait aucune poésie. Ses dessins, repré¬ 
sentant des vaisseaux et des vues de port, ont été faits alors qu’il était 
directeur de la marine royale de Toulon. 

Watteau a cinq dessins.— Ce sont des dessins de Watteau; il n’y 
a rien à dire de plus. Un de ces dessins représente des portraits de 
musiciens qui donnaient des concerts chez M. Crozat, ce célèbre 
amateur dont nous avons parlé. 

Casanova, le fameux coureur d’aventures qui a laissé si loin 
derrière lui Faublas, parle vaguement, dans ses mémoires, d’un de 
ses frères, peintre à Paris. C’était donc une figure de connaissance 
quand j’ai retrouvé aux dessins deux cavaliers de ce peintre, qui 
sont faits et chiqués — pardon, mais c’est le seul mot propre — 
comme des dessins de Chariot. J’ai vu aussi une bataille, qu’on pour¬ 
rait attribuer au Bourguignon ou à Parocel. 

Casanova, du reste, avait un peu l’esprit de famille. Il était invité 
à dîner chez le prince de Kahaunitz; celui-ci, à la mode des grands 
seigneurs allemands, se faisait servir par des artistes qui avait le titre 
de r alets de chambre. Casanova, justement blessé, refuse de se 
mettre à table à cette condition. Le prince allemand comprit, et 
supprima cet usage dégradant pour un artiste. Une baronne préten¬ 
dait que Rubens était un ambassadeur qui s’amusait à faire de la 
peinture. — Non, madame, répondit Casanova, c’est un peintre 
qui s’est amusé a faire l’ambassadeur. 

Nous placerons aussi dans la galerie française Rosalba Carriera, 
quoiqu’on la range dans l’école vénitienne. Son talent ne fut-il pas 
naturalisé français, puisqu’en 1720 elle était reçue membre de 
l’Académie de peinture de Paris? 

Il serait difficile déjuger entre ses pastels et ceux de De La Tour. 
Chez l’un la manière est plus large, chez l’autre plus coquette. 

La Dame au Singe, de Rosalba, est un chef-d’œuvre. Cela doit 
être une jeune personne de haute robe, à voir ses lèvres et ses airs 
pincés. Elle tient un petit singe qui a l’air fort jaloux des admirateurs 
de sa maîtresse, et qui fait une effroyable grimace à tous ceux qui 
la regardent. 

Dans la quatrième salle à gauche, il y a un dessin qui donne à 
penser; une femme et un homme accroupis, la mine grave comme 
s'ils allaient commettre un crime, et un petit amour au-dessus d’eux 
qui rit. Je ne sais quelle serait la plume assez chaste pour décrire ce 
dessin du Primatice. Le catalogue, qui pourrait tirer d'affaire, est 
sec et empesé comme un vrai catalogue; il dit: « Mars et Fénus, 
dessin à la plume, lavé au bistre et rehaussé de blanc. » Ce ne sont 
pas là des explications. Le gardien de cette salle aura bien compris la 
folâtrerie du sujet ; il se tient toute la journée devant et c'est précisé¬ 
ment cette ténacité qui nous a porté à croire que la redingote bleu 
de ciel du frotteur , — on nomme ainsi tous les bas employés des 
bibliothèques et des musées. — cachait un mystère. Ce dessin doit 




























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LA RENAISSANCE. 


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représenter Mars et Venus un moment avant Pacte qui mit si fort en 
fureur 3 ulcain et qui l'engagea à se venger en les entourant d’un 
filet. Que penser de cette esquisse par trop libre et qui est le modèle 
d’un plafond de Fontainebleau ? Faut-il croire, pour la moralité du 
plafond, que le crayon est plus libertin que le pinceau ? C’est 
l'opinion de Diderot. 

lout le monde a vu le Paradis terrestre, de Breughel de Velours, 
au Louvre. On sait la délicatesse, le fini de cette œuvre, que les 
KoeLkoek du jour ont cru imiter. Eh bien, aux dessins, il existe une 
peinture du même maître qui vaut le Paradis terrestre. C’est une 
Chasse dans une forêt . La forêt a trois échappées, des étangs calmes 
servent de miroir à des maisons flamandes, blanches et roses comme 
les joues d une jeune fille. Quelques chasseurs sont aux prises avec 
un sanglier, d’autres poursuivent un cerf; une biche fait rider l’eau 
en plongeant. Les cors sonnent; les belles dames courent au grand 
galop de leur cheval ; une vraie cliasse t de grand seigneur. Cette pein¬ 
ture, travaillée avec tant d’amour, faisait dire à l’abbé Dubos : 
« Certains maîtres hollandais et les flamands ont l’obligation de leur 
talent à une patience d’esprit singulière, laquelle leur permettait 
de se clouer longtemps sur un même ouvrage sans en être dégoû¬ 
tés. » La remarque est juste au foud, mais elle est exprimée d'une 
façon naïve. 

Un homme qui a dû se clouer sur son outrage, encore plus long¬ 
temps que Breughel, c’est Bauer. Bauer est un graveur de Strasbourg, 
et plus tard peintre de l’empereur Ferdinand III. Ses gouaches sont 
des œuvres qui mettraient à l’envers les esprits les plus patients, les 
plus méticuleux. Qu’on juge! Une marche de Grand Seigneur avec 
janissaires, gardes, spahis, .Turcs à parasols, porte-étendards; bref, 
trois mille figures et plus qui ont de la tournure et de la physionomie. 
Le tout dans un cadre de 59 centimètres de long sur 9 centimètres 
de haut. Pardon pour ce toisé, mais il est nécessaire pour faire com¬ 
prendre le merveilleux de ce travail. Les braves moines du moyen-âge 
qui sculptaient des passions dans de petites croix de bois de la gros¬ 
seur d’une noix, peuvent seuls être comparés a Bauer. 

Rembrandt n’a que deux dessins; l’un est apocryphe. Rembrandt 
n'a jamais dessiné à la sépia ce jcuue homme étendu sur un lit. 
Catalogue, mon très-cher, vous mentez. Du reste, ce dessin apocryphe 
peut se consoler, il a des frères. Qui pourrait dire hardiment, — à 
l’exception de quelques œuvres saillantes : Ceci est un dessin de tel 
ou tel maître? Les tableaux, choses plus vérifiables, ne sont-ils pas 
mines à contestations et à procès; et cependant les tableaux offrent 
des signes plus particuliers qu’un dessin. Pour Rembrandt, on peut 
se prononcer ; pas n’est besoin de voir sa signature : toutes ses 
œuvres ont un cachet aussi prononcé que la marque sur l’épaule 
d’un forçat. Des peintres, des graveurs plus encore, ont cherché à 
l’imiter, à contrefaire sa peinture, scs eaux-fortes; mais ils sont 
restés loin du grand maître. Le plus heureux entre tous, celui qui a 
le plus approché de son faire, celui dont tous les marchands ont des 
tableaux qu’ils vendent pour des Rembrandt, c’est Dietrich, Dietrich 
qui ne fut jamais qu’un pasticheur, on pourrait même dire, sans se 
compromettre, un voleur. Quand il ne copiait pas Rembrandt, il 
allait puiser aux riches sources d’Ostadc. de Berghem, de Tcniers et 
de bien d’autres assez riches pour lui faire l’aumône d’un personnage, 
d’un arbre, d’une maison, etc. Il est un tableau d’Ostade, les Musi¬ 
ciens ambulants, que Dietrich s’est contenté tout simplement de 
retourner, en changeant une des figures. Malgré tout, les dessins de 
Dietrich sont curieux, et c’est beaucoup que de marcher sur les 
traces de Rembrandt. 

Les quatre immenses cartons peints par Jules Romain donnent une 
idée plus précise de la manière de ce grand peintre que ses tableaux 
du Louvre. Pourtant, ces magnifiques compositions ont été exécutées 
pour servir de modèles à des tapisseries. L’une de ces peintures re¬ 
présente des licteurs et des musiciens traversant un pont triomphal 
élevé en l’honucur de Scipion. Des musiciens battent le tympanum, 
d’autres soufflent dans des cors et dans des trompes, comme ne 
souffleront pas les auges au jugement dernier; les licteurs marchent 
gravement, leurs faisceaux sur l’épaule. 11 fallait être Jules Romain 
pour produire de l’effet avec la gouache, peinture froide au possible, 
et qui ne se prête pas à ces grandes machines. 

Les dessins de Lucas de Leyde sont très-rares et courent peu dans 
les ventes. Celui du Louvre est d’autant plus précieux qu’il est seul, 
et qu’il est beau d’idée et d exécution. Le Repentir . C’est presque la 

Là renaissance. 


suite du tableau de Prudhon, la Justice divine poursuivant le cri¬ 
minel. Le malheureux s'est arrêté, il est assis sur un quartier de 
roche. Lucas de Leyde a bien compris que le crime est presque 
toujours idiot. La tète de l'homme est sauvage et sans idées; la main 
droite soutient la tète et l'autre est armée de verges. La justice 
divine ne le poursuit plus, mais bien sa conscience ; aussi, dit 
l’ingénieux rédacteur du catalogue, est-il litre à de pénibles ré¬ 
flexions. 

Je ne veux pas savoir la vie de Jordaens, encore moins connaître 
son portrait: mais quel joyeux compère, quel ripaillcur, quel buveur 
ce dut être! je n’en veux pour preuve que ses tableaux. Si BufTon se 
lut occupé de beaux-arts, il aurait écrit : La peinture, c’est l’homme. 
Jordaens devait être très-gras; s’il était maigre, quel soufflet a 
1 axiome : les peintres dessinent dans leur nature, axiome qu’il ne 
faut pas pousser trop loin, mais qui a son côté vrai. Les maîtres 
byzantins ne pouvaient peindre que des figures longues, car ces 
peintres étaient dignes de figurer dans les maigres festins de 
Breughel d'Enfer. Voyez si Van Dyck ne ressemble pas un peu à 
toutes les figures nobles et un peu efféminées de ses tableaux ! 

Pour en revenir aux dessins de Jordaens, un gros homme et une 
grosse femme se prélassent chacun dans son fauteuil. Il n’y eut jamais 
traces de chagrin sur ces honnêtes faces. De rides, point, mais des 
plis courant dans la graisse. On dirait que ces deux braves gens se 
disputent le prix de santé, infiniment supérieur au prix de vertu. 
Leurs mentons ont autant d’étages que les maisons d’aujourd’hui; 
avec ces mentons on en ferait dix des nôtres. Sûrement, c’est un 
bourgmestre et sa digne ménagère. Ils auront bien dîné, bien bu, 
et ils sont dans le kieff de la digestion, les mains sur le ventre avec 
une béatitude toute monacale; Jordaens sera entré alors; il aura vu 
ses braves compatriotes, et il les aura peints. Les beaux dessins ! 

Paul Potter a dessiné un cochon triste qui entrevoit dans la demi- 
teinte la boutique du charcutier ;ces animaux auraient-ils la seconde 
vue des paysans écossais? —Qu’on est heureux d’ètrc cochon, 
quand on est copie par Paul Potter! 

Ou s’occupe assez peu maintenant de la miniature, qu on a rabaissée 
trop lias en l’assimilant aux arts de patience. Les miniatures 
du xvii e et du xviii* siècle ont cependant leur prix : celles de 
Werner, par exemple, peintre bernois, et directeur de l’Académie de 
Berlin, sous Frédéric III. Il s’agit de Louis XIV dans ces miniatures. 
Louis XIV - Apollon conduit le char du Soleil, escorté de l’Aurore et 
des Heures. Une Renommée vole dans les nuages. Le peintre a fait 
une grosse flatterie sans le savoir. Sa Renommée est lourde et va 
tomber nécessairement sur le chef de l’Apollon, (in courtisan d’alors a 
dû dire : Sire, vous allez être écrasé sous le poids de la Renommée. 
Une autre miniature représente Louis XIV tuant à coup de flèches le 
serpent Python; l’Amour qui se promène dans les airs, met son doigt 
sur sa bouche, ce qui, dans les « caractères de passion, dessignès par 
l’illustre 31. Le Brun », indique le silence. 

La troisième miniature, c’est Diane la Vallière, prenant un bain 
avec ses suivantes, au retour de la chasse. Pas le moindre Actéon, si 
ce n’est l’imagination du peintre qui a été malheureusement inspirée. 
Cette pauvre mademoiselle de la Vallière, Warner l’a faite maigre et 
sèche. Elle a un voile qui ne cache pas assez des jambes d’un tour 
désagréable et nullement sensuel. 

A part le dessin souvent baroque, ces miniatures sont curieuses, 
très-curieuses. Cependant il y règne un abus de lapis-lazuli qui 
couvre jusqu’aux montagnes. 

Sur un dessin on lit : Albertus Durer Norimbergensis faciebat post 
Virginie partum, 1510; au bas se trouve la fameuse signature si 
connue, le D qui se promène dans les jambes d’un A. Les dessins 
d’Albrecht Durer sont faits généralement à la plume, d une manière 
un peu dure, un peu sèche, qui est produite par I exubérance des 
qualités. Il ne sacrifie pas au beau; il tient à faire ses contours d’une 
façon carrée et solide qui plaît bien plus aux artistes qu'un contour 
vague et joli. C’est le système de llolbein. Quelques-uns des dessins du 
maître allemand, entre autres celui qui porte l'inscription latine, 
paraissent être dessinés sur de l’ardoise : le papier est de ce ton et 
relevé par des hachures à l’encre blanche. 

Les croquis d’Albrecht sont bien authentiques et portent, — quoique 
signés, — la main du maître. Nous disons quoique, car la signature, 
donnée comme preuve d’authenticité, n’est souvent que la preuve 
du contraire. 

XXIV* FBl'ILLB. —6* VOLl ME. 










18 <> 


LA KENAlSSAiNCE. 


Il est impossible d’analyser toutes les œuvres remarquables de ce 
musée; nous avons seulement parlé des esquisses les plus curieuses. 
Les dessins des grands maîtres ne manquent pas; mais notre but a été 
de parler d’un musée trop souvent désert et de montrer le fruit 
qu’on pourrait retirer de l’étude de ces dessins. Diderot a bien 
compris l’importance des esquisses. 

« Les esquisses, dit-il, ont communément un feu que le tableau n’a 
pas.C’est le moment de chaleur de l’artiste, la verve pure, sans aucun 
mélange de l’apprèt que la réflexion met à tout; c’est l’âme du 
peintre, qui se répand librement sur la toile. La plume du poêle, le 
crayon du dessinateur habile, ont l’air de courir et de se jouer. La 
pensée rapide caractérise d’un trait. Or, plus l’expression des arts est 
vague, plus l’imagination est à l’aise. » 

Chsxpfleüry. 


®E (P>Æ\fôQ§ IIIR9 

La France est par excellence le pays des discussions; 
aussi discute-t-on depuis vingt ans avec fureur, pour sa¬ 
voir si la fréquence des expositions publiques du Louvre est 
contraire aux développements et aux progrès de Fart. Les 
publicistes de l’ancien régime, les vieux de la vieille , qui 
ont assisté à ce tournoi artistique depuis son principe, 
sont maintenant d’avis que les salons bisannuels sont les 
meilleurs, et ils s’appuient, pour soutenir leur opinion, 
d’une part, sur cette masse de refus qui, chaque année, 
vient attrister le cœur des artistes; de l’autre, sur ce que 
cette ardeur de produire qui s’empare de la jeunesse, la 
met dans l’impossibilité de faire des études sérieuses. Ces 
raisons sont justes et nous les approuvons. Depuis l’annua¬ 
lité des expositions du Louvre, l’art, en France, a pris des 
proportions tellement colossales — du moins quant à la 
quantité — que les résultats de la production y comme di¬ 
sent les économistes, dépassent de beaucoup les besoins 
de ta consommation. 

Aujourd’hui on se fait artiste, en France, comme on se 
ferait menuisier. Pour beaucoup de gens la peinture est 
un métier , et rien de plus; aussi y a-t-il une foule de 
jeunes gens qui se lancent dans la carrière, sans se douter 
le moins du monde des déboires et des découragements 
qui les attendent. Voilà comment il se fait que les artistes 
ont doublé en nombre, et voilà comment tant de médio¬ 
crités, nous pouvons même dire tant de talents acquis, 
viennent échouer annuellement devant l’inexorable veto 
du jury. 

On a beaucoup blâmé le jury en France et l’on a eu 
raison. C’est, en effet, l’institution la plus absurde, la plus 
sauvage, la plus décrépite qui ait jamais existé. 

Certes, nous n’entendons pas que le Louvre soit une 
balle ; nous l’avons déjà dit : nous ne pensons pas que le 
premier venu, parce qu’il aurait couvert de couleurs un 
morceau de toile ou de papier, soit en doit d’exiger que 
les portes du Salon s’ouvrent devant lui ; mais ce que nous 
demandons, ce sont des conditions et des garanties d’ad¬ 
mission, des conditions nettement libellées et publiées, des 
garanties fortement constituées. Il faut que le jeune artiste 
auquel on a facilité les premiers pas dans sa carrière ne 
vienne pas se présenter pour être repoussé impitoyable¬ 
ment ; il iaut que les pensionnaires de Rome, que les 
hommes qui ont reçu des médailles, des récompenses, la 
croix de la Lcgion-d Honneur, qui sont chargés de travaux 
pour le gouvernement ou qui ont pendant plusieurs années 


vu leurs œuvres acceptées, aient leurs entrées libres et 
franches. Un jury ne doit exister que pour vérifier si les 
conditions d’admission ont été ou non remplies, et pour 
écarter les œuvres qui seraient contraires à la morale. 

Telle a été cette année la rigueur du jury que, sans con¬ 
sidération ni pour l’âge ni pour les droits acquis, il a porté 
sur ses tables de proscription trois artistes dont les che¬ 
veux blancs commandaient plus d’égards. En admettant 
qu’ils aient pu se tromper, ce que nous contestons haute¬ 
ment, trente années d’exposition ne devaient-elles pas les 
absoudre? Mais non : on n’a eu aucun égard pour leurs 
travaux passés ni pour les services qu'ils ont rendus et 
qu’ils rendent encore à l’art, car l’un deux est professeur : 
on les a frappés sans ménagement, sans pitié. Oh ! c’est 
indigne ! Et il n’y a pas de juge suprême pour casser un 
tel arrêt ! Ou bien si leur voix s’élève vers le trône, leur voix 
va mourir étouffée sous le bruit des pas des courtisans. 

Ceci dit, entrons au Salon. 

Comme toujours, et malgré ces exclusions de tout 
genre, l’exposition de i845 est cependant encore nom¬ 
breuse, puisqu’elle ne compte pas moins de deux mille trois 
cent trente-deux numéros portés au catalogue , — statues, 
dessins, gravures et tableaux; — mais c’est à peine si, sur 
cette masse exorbitante de sujets, on peut compter une 
vingtaine d’œuvres de premier choix. 

La Prise de la Smala, par Horace Vernet , est de ce 
nombre. C’est la plus grande toile peinte qui ait été exé¬ 
cutée depuis les Noces de Cana, de Paul Veronèse , la Pis - 
cine de Bethsaïde d Erasme Quellyn, qui est au musée 
d’Anvers, et les batailles d’Alexandre, de Le Brun. Figurez- 
vous un tableau de 60 pieds de long et de i 5 à peu près 
de hauteur, sur lequel se déroulent les quatre ou cinq 
brillants épisodes de ce beau fait d’armes, et vous aurez 
une idée de l’importance du sujet. Quant à l'unité de com¬ 
position, il n’y faut pas penser. On pourrait tout aussi bien 
faire quatre tableaux avec la Prise de la Smala, qu’il a plu 
à M. Horace Vernet, dirigé parla liste civile, de n’en faire 
qu’un. En ce qui concerne l’exécution, c’est une œuvre de 
haute portée. On y retrouve cette facilité brillante, cette 
énergie de conception, qui font de M. Vernet l’un des 
premiers peintres de batailles connus. 

Deux beaux portraits en pied sont encore dus au peintre 
de la Smala. L’un est celui de M. le comte Molé, en 
costume de grand-juge, ministre de la justice (i 8 i 3 ); 
l’autre est celui du frère Philippe , supérieur-général de 
l’Institut des écoles chrétiennes. Ce dernier tableau est 
fort remarquable et pique vivement la curiosité. C’est une 
bonne peinture de maître. 

L’antithèse vivante de M. Horace Vernet, c’est M. Meis- 
sonnier. Le premier fait des tableaux grands comme le 
Louvre, le second peint des tableaux grands comme la 
main. Mais quel soin, quelle délicatesse, quelle vérité ! 
M. Meissonnier est le Gabriel Metzu de l’école française, 
seulement il est un peu plus naïf. On pourrait même ajou¬ 
ter que c’est du daguerréotype à l’huile. Je ne dis pas cela 
pour faire un compliment à l’artiste, — car le daguerréo¬ 
type est bien la plus stupide machine artistique que l’on ait 
inventée, — je parle ainsi, pour que l’on puisse se faire 
une idée du genre de talent de M. Meissonnier; ou bien 
encore, si j’osais faire une comparaison avec quelque 
peintre flamand, je dirais que c’est du Madou , vu par le 
gros bout d’une lorgûette. En un mot, M. Meissonnier est 


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LA RENAISSANCE. 


187 


un homme d’un immense talent et je proclame ses tableaux 
comme quelque chose frisant de bien près le chef- 
d’œuvre. 

M. Brascassat, le peintre d’animaux renommé, s’est aussi 
lort distingué à l’exposition du Louvre. Sa Vache attaquée 
par desjoups et défendue par des taureaux est une œuvre 
capitale. Paul Potter n’eût pas mieux fait, et je crois, 
entre nous soit dit, que, s’il était de ce monde, il ne se 
ferait peut-être pas trop tirer l’oreille pour signer les 
tableaux de M. Brascassat. Ceci n’cst point de l’engoue¬ 
ment, c’est de la justice unie à la vérité. Quiconque 
connaît les tableaux de ce maître nous comprendra. Il y a 
dans le talent de M. Brascassat une exécution parfaite, 
jointe a une finesse de détail et à une virilité de pinceau 
qui n’est pas commune chez ses concurrents. Il est moins 
fin et moins transparent que Van de Velde ou Ommeganck, 
mais il est plus mâle, plus nerveux, plus concis, puis c’est 
un dessinateur dans toute l’acception du mot. 

Le Genre est représenté par Isabey, Guillemin et Robert- 
Fleury. Ce dernier a donné encore cette année une formi¬ 
dable scène d’inquisition , mais il y a loin de celle-ci à celle 
de i843. M. Fleury abuse des tons noirs de la peinture 
espagnole, et plus il va, plus il tombe dans le Zurbaran, 
mais le Zurbaran de mauvaise qualité. Seul, Isabey est un 
peu coloriste dans son Alchimiste; Guillemin s’est con¬ 
tenté d’ètre dessinateur et peintre d’expression. Ceci a 
son mérite par le temps qui court; aussi, son Marchand 
d'images et la toile intitulée Après /’émigration sont deux 
charmants tableaux qui attirent la foule. 

M. Calame a dignement représenté l’école de Genève à 
Paris, dans son orage, de même que MM. Français, Troyon, 
Hostein, Teytaud et de Francesco, ont dignement sou¬ 
tenu la réputation des paysagistes français. Il y a loia 
toutefois de l’école de paysage française, à l’école des 
paysagistes allemands, flamands et hollandais. Les pre¬ 
miers sont fougueux, coloristes, emportés;les seconds sont 
patients, laborieux, et recherchent avant tout la finesse du 
dessin et la délicatesse des tons. Pour moi j’aime mieux 
les Flamands, les Hollandais et les Allemands. 

La sculpture est fort riche au Louvre. Pradier, Bosio, 
de Bay, Bartholini de Florence, se disputent la première 
place et s’arrachent les succès. Il y a aussi quelques 
magiques dessins de Decamps et quelques beaux pastels 
de MM. Maréchal et Vidal. Le premier surtout a exposé un 
dessin de verrière qui est d’une admirable précision. 

Nous nous réservons de parler des artistes belges dans 
notre prochaine livraison. 



LA CHANSON DU CHAMELLE» AU A UE. 

— u Ma cime, dit la pyramide, 

Ma ciiue touche au firmament. 

L’aile de l'ouragan numide 
Mo vient assaillir vainement. 

Je pourrais sur ma large épaule 
Soulever un axe du pôle, 


Et servir au ciel de trépied. 

Dans le grand désert je refoule 
L’océan de sable qui roule, 

Comme un peuple esclave, à mon pied. » 

— «Du haut de mes crêtes chenues 
Je vois le ciel, dit le Liban. 

Autour de mon front blanc, les nues 
Tournent leurs plis comme un turban. 

Je domine les monts serviles; 

Du fond de mes ravins dix villes 
Me tendent les bras de leurs tours; 

Je les obscurcis de mon ombre, 

Et mes pics aux angles sans nombre 
Fatiguent l’aile des vautours. » 

— « Je suis, dit Médine la saiute, 

Je suis la ville des croyants. 

Ma mosquée a dans son enceinte 
Cent lustres toujours flamboyants. 

La Mecque est le vrai cœur du monde ; 
Stamboul a le sceptre de l’onde, 

Smyrne un croissant à son sommet; 

Mais moi je les surpasse toutes; 

Les nations usent mes routes; 

J’ai le tombeau de Mahomet. » 

Eh bien ! la pyramide altière, 

Et la montagne du Liban, 

Et Médine, le cimetière 
De tous les peuples du turban, 

Ne sont que des points dans l’espace 
Aux yeux de l’aigle qui dépasse 
Dans le ciel leur faite hardi, 

Gomme tous les rois qu’on renomme 
L’étaient naguère aux yeux d’un homme, 

Le grand sultan Bounaberdi ! 

A. V. H. 


DESSIN* 

Vaimable Joueur de flageolet . — Le dessin que nous offrons au¬ 
jourd’hui à nos lecteurs est une de ces charmantes petites composi¬ 
tions qui, même lorsqu’elles ne portent pas de nom d’auteur, sont 
encore faites pour plaire. 

Le public veut de la gaîté, de 1 'humour y comme disent les Anglais; 
il sera donc servi à souhait. Gomme toutes ces physionomies sont 
gaies et respirent la bonhomie! Comme la figure du joueur est ex¬ 
pressive! quelles ravissantes balivernes cc troubadour moderne ne 
doit-il pas débiter à ces deux femmes, dont l’une oublie de boire 
pour écouter, et dont l’autre, tout en écoutant, semble vouloir boire 
les jolis riens du gai flûtiste ! Il n’est pas jusqu’à ce bon gros réjoui de 
paysan qui n’oublie de fumer pour se livrer à un rire désordonné ! 
Amusez-vous, mes bons amis, amusez-vous. 

K notre xxiv* feuille se trouve jointe une gravure à deux tein¬ 
tes, de M. Vanderliecht, représentant le Château de Rochesier. 

Maintenant, un mot à propos de nos gravures. Nous ferons en 
sorte désormais que toutes nos planches soient en rapport direct 
avec notre texte. Ce sera là une amélioration incontestable dont nos 
lecteurs nous sauront gré ; mais quelque grande qu’elle soit, ce n’est en¬ 
core que la dixième à peu près de celles dont nous comptons les en¬ 
tretenir dans notre prochain numéro. 

A dater d’avril prochain La Renaissance va reprendre une vie 
nouvelle ; aucun sacrifice ne nous coûtera pour arriver à ce résul¬ 
tat et nous avons déjà pris nos mesures pour en faire, sous tous les 
rapports, un organe qui puisse dignement représenter l’art en Bel¬ 
gique. 


THE GETTY RESEARCH INSTITUTE 















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I 


LA RENAISSANCE. 


■ — — 


COMPTE RENDU 

©g LA SIXIÈME A Ml NIÉE IDE L’ ATflOK) MIA70®K1ALI 

POUR FAVORISER LES ARTS EN BELGIQUE. 


L'Association Nationale pour favoriser les arts en 
Belgique compte six années d’existence, et la Renais¬ 
sance a déjà publié six volumes qui formeront plus 
tard une collection rare et recherchée, parce qu’ils 
seront l'expression vraie et spontanée de l'art dans 
notre pays. Nous ne dirons rien aujourd'hui du passé, 
causons un peu de l’avenir. La Renaissance va entrer 
dans une voie d’améliorations et de réformes qui vont 
la rendre plus piquante, plus vive et surtout lui don* 
ner un caractère plus tranche. Nous ne voulons pas 
dire par Là que nous ne I avons pas fait, mais nous le 
ferons davantage. La première livraison d’avril in¬ 
diquera d’ailleurs ces changements que nous considé¬ 
rons comme heureux, parce qu’ils nous donnent 
l'espoir de voir revenir à nous quelques souscrip¬ 
teurs. 

Cette année la série des lots a été fort brillante; 
neuf tableaux de prix ont été le partage de neuf 
souscripteurs heureux, et plus de deux cents gravu¬ 
res, soit à l'aquatinte, soit coloriées ou rehausseés à 
deux et trois teintes ont étéoll'ertes aux abonnés sans 
compter les livres illustrés, les albums et les keep- 
seakes. Mais il faut bien se pénétrer d’une chose, c’est 
que plus nos souscripteurs nous seront fidèles, plus 
ils prêcheront pour nous le prosélytisme, plus aussi 
les lots seront considérables et variés. A cet égard 


nous nous préparons déjà à faire pour l’année pro¬ 
chaine un tirage comme il n’y en a jamais eu en Bel¬ 
gique. Nous prions donc instamment nos lecteurs de 
communiquer ces quelques réflexions à leurs proches, 
à leurs amis. Protéger la Renaissance, c’est rendre 
service à l’art, aux artistes, et se déclarer le protec¬ 
teur de l’Association Nationale. 

D’après les statuts de l Association, l’assemblée 
générale des souscripteurs a eu lieu le 31 mars sous 
la présidence de M. De Wasmc. Les comptes delaso- 
ciété pour l’année écoulée ont été déposés sur le bu¬ 
reau , et il a été procédé immédiatement au tirage des 
objets destinés à être repartis par la voie du sort entre 
les membres actionnaires. 

L’état des comptes de l’Association est comme 
suit : 

Il acte placé cinq cent trente-quatre actions de 
20 fr. chacune, 10,680 fr. » 

Déduction faite de la commission de 
10 % que la Société des Beaux-Arts 
prélève pour frais de gestion, etc., etc., 
reste la somme de 0,612 fr. » 

Cette somme a été employée de la 
manière suivante : 

La publication des vingt-quatre nu¬ 


méros de la Renaissance , composés 
chacun d’une feuille in-4°, f impres¬ 
sion. la correspondance, la rédaction, 
les dessins lithographiés ou gravés, les 
annonces dans les journaux, etc.,etc., 
ont coûté 5,400 fr. » 

Restait donc pour l'achat des lots à 
répartir par la voie du sort, la somme 
de 4.212 francs, laquelle a été employée 
comme suit : 

Neuf tableaux : 1° le Page indiscret, 
par M. Buschmann ; 2° un Clair de 
lune, par M. Tavernier; 3° un Effet de 
neige, par M. Moorman ; 4° un Paysage, 
par M. Dejonghc ; 6° une Marine, etïet 
du matin, par M. Clcyn ; 6° un Grand 
paysage, par M. Fotirmois ; 7° une Tète 
de Turc, par M. Corrcns : 8° un Petit 
Paysage avec ligures, parM. Fourmois ; 

0° un Paysage avec ligures, par le 

même. 1,100 fr. » 

Grands ouvrages de luxe, livres il¬ 
lustrés et autres, dessins, gravures, 
lithographies, albums 3,112 fr. » 

Total. 9,612 fr. » 


TIRAGE AU SORT. - LISTE OFFICIELLE. 


LES LOTS SERONT DELIVRES , CONTRE LA REMISE DES ACTIONS , 


Al'X BUREAUX DE LA SOCIÉTÉ DES BEAUX-ARTS , 


A BRUXELLES. 


TABLEAUX ÉCHUS AUX ACTIONS SUIVANTES : 


N°‘ 400. Le Page indiscret, tableau par Buschmann, avec cadre doré, à 
M. de Melgar. Bruges. 

473. Le Clair de lune, grand tableau, par Tavernier, avec cadre 
doré, à M. Devenyns. llenaix. 

257. Effet de neige, par Moorman, tableau avec cadre doré, à M. Le 
Hoi, négociant. Soiguies. 

374. Paysage, par Dejonghc, tableau avec cadre doré, à M. Bource. 
Anvers. 

# 

523. Marine, par Cleyn. Effet du matin, tableau avec cadre doré, 
à M. de Franquenne. Namur. 


N°* 420. Grand paysage, par Fourmois, tableau avec cadre doré, à la 
Société de la Concorde. Gand. 

108. Tête de Turc, parCorrens, tableau avec cadre doré, à M eIU la 
baronne de Viron. 

252. Petit Paysage avec ligures, par Fourmois, tableau avec cadre 
doré, à M. Hun in, peintre. Malincs. 

404. Paysage avec ligures, tableau de Fourmois, avec cadre doré, à 
M. Chapelle. Huy. 


tëranïig £>ntrngrs illustres tdjus au* Actions suioantes: 


62. La Terre-Sainte, dix livraisons, in-folio, ornées de 61 planches, 
à deux teintes, à Sa Majesté le Roi. 

464. La Terre-Sainte, etc., à M. Constantin Peel. Courtrai. 

433. Scènes de la vie des peintres, par Madou, 10 livraisons, 
grand in-folio, avec texte illustré, à M. De Surmont. Gand. 

408. Scènes de la vie des peintres, etc., à M. Griez. Mons. 

521. Voyage à Surinam, par Benoit, 10 liv. in-folio, 100 planches, 
par Madou et Lautcrs, à M. Marinus, directeur de P Acadé¬ 
mie. Namur. 

532. Voyage à Surinam, par Benoit, 10 liv. in-folio, 100 planches, 
par Madou et Lautcrs, à M. Brabandere. Bruxelles. 

75. Voyage aux bords de la Meuse, par P. Lautcrs, texte par 
Van Hasselt, neuf liv. iu-folio, 36 planches, à Sa Majesté 
le Roi. 

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INTERNET ARCHIVE 


N o, 170. Voyage aux bords de la Meuse, par P. I.auters, texte par 
Van Hasselt, neuf liv. in-folio, 36 planches, à M. Rosaert. 
Bruxelles. 

453. Voyage aux bords de la Meuse, par P. Laulers, texte par Van 
Hasselt, neuf liv. in-folio, 36 planches, à M.... chez Lebrun 
Devignc, libraire.Gand. 

302. Voyage aux bords de la Meuse, par I 1 . Lautcrs, texte par Van 
Hasselt, in-folio, 36 planches, à M. Van Cuyck. Anvers. 

132. Monuments anciens, par L. Haglic, 27 planches à deux 
teintes, à M. le comte Félix de Mérode. 

203. Monuments anciens, à M. Van Parys, substitut du procureur du 
roi. Bruxelles. 

329. Monuments anciens, à M. Serruys. Rotterdam. 

327. Monuments anciens, à M. More tus. Anvers. 


















LA RENAISSANCE 


189 


N°* 11. Physionomie de la société en Europe, par Madou, in-folio, 

15 planches, sur Chine, à M me de Belaerts. Maestricht. 

58. Physionomie de la société en Europe, par Madou, in-folio 
15 planches, sur Chine, à Sa Majesté le Roi. 

234. Physionomie de la Société en Europe, par Madou, in-folio, 

Les autres lots sont échus aux actions ci-après désignées : 


15 planches, sur Chine, à M. Bccls, négociant. Bruxelles. 
N°* 415. Physionomie de la Société en Europe, par Madou, in-folio, 
15 planches, sur Chine, à M. Cuvclier. Liège. 

353. Physionomie de la Société en Europe, par Madou, in-folio, 
15 planches sur Chine, à M. le chevalier Roels. Bruges. 


1 Le Souvenir et la Jeune Mère, deux pl. par Valerio. 

2 Uistoirede N.-S. Jésus-Christ, un vol. quarante-deux 

planches. 

3 Les Caractères de La Bruyère, éd. illustrée. 

4 La Sérénade et la Ruine, deux pl. par Férogio. 

5 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

6 La Châsse de sainte Ursule, un vol. pl. 

7 La Sérénade et la Ruine, deux pl.par Férogio. 

g Id. Id. 

i) Godefroid de Bouillon, un vol. ill. 

I,I Choix de lettres édifiantes, huit vol. 

I*) Album du paysagiste, par Four mois, doute pl. 

»3 Historiettes et Images, mi vol. illustré. 

14 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

15 Histoire delà Vierge, un vol. seite pl. 

|g Deux grandes études de Verbocckhovcn. 

17 Album par Madou et Four mois, douze pl. 
jg Œuvres de Boileau, un vol. illustré. 

iq Le Livre de la nature, un vol. 

•iq Scènes Maritimes, par Moxin. 

7 | Six tableaux par Verboeckhovcn, litli par Fourmois. 
•*>o Les quatre parties du Jour, huit pl. 

03 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

04 Physiologie du goût, un vol. 

05 Godefroid de Bouillon, un vol Illustré. 

•»6 Les caractères de La Bruyère, édit, illustrée. 

27 Ghisbrecht Van Amstel, un vol. illustré. 

2 $ La Sérénade et la Ruine, deux pl. par Férogio. 

2 «j Le Grand'Pérc et la petite Boudeuse. 

•y) Six tableaux par Yerboeckhoven, litli. par Fourmois. 
3 I Id. Id. 

30 Album par Madou et Fourmois. 

33 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

34 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

35 Histoire de Louis X VI, par Droz, un vol. 

36 Histoire de Pierre-Paul Rubens. 

37 Le Brouillard et le Crépuscule. 

38 Histoire de la Vierge, un vol. seixe pl. 

39 Ghisbrecht Van Amstel un vol. illustré. 

40 Histoire de Pierre-Paul Rubens. 

41 Ghisbrecht Van Amstel, un vol. illustré. 

42 Godefroid de Bouillon, un vol. Ilustré. 

43 Croquis par Charlet, doute pl. 

44 Album du paysagiste, par Fourmois. 

45 Deux grandes études de Yerboeckhoven. 

46 La Châsse de sainte Ursule, un vol. pl. 

47 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

48 Histoire de Pierre-Paul Rubens. 

49 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

50 La Sérénade et la Ruiue, deux pl. par Férogio. 

51 Histoire de la Vierge, un vol. seize pl. 

52 Id. *d. 

53 Le Passe-Temps, par V. Adam, doute pl. 

54 Bigarrures de l'esprit humain, Album. 

55 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

56 Croquis par Charlet. 

57 Histoire de Pierre-Paul Rubens. 

59 Ghisbrecht Van Amstel, un vol. illustré. 

60 La Châsse de sainte Ursule, un vol. pl. 

61 Histoire de la Vierge, un vol. seite pl. 

63 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

64 Les Caractères de La Bruyère, édit, illustrée. 

65 Etrenncs en Miniature, Album. 

66 Ghisbrecht Vau Amstel, un vol. illustré. 

67 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

68 Histoire de N.-S. Jésus-Christ, un vol. quarante-deux 

planches. 

69 Le Passe-Temps, par V. Adam, doute pl. 

70 La Lettre interceptée, gravure à la uiuiiière noire. 

71 Sil vio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

72 Les Soirées de Saint-Pétersbourg, deux vol. 

73 Silvio Pellico. Mes Prisons , illustré. 

74 Les Soirées de S*-Pétersbourg, par De Maistre deux vol. 

76 Goidefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

77 Le Passe-Temps par Adam, doute planches. 

78 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

79 Six tableaux par Verboeckhoven. 

84 ) Six tableaux par Verboeckhoven. 

81 Histoue de Louis XVI par Diot, un vol. 

82 Croquis par Charlet. 

83 Album du paysagiste par Fourmois, doute planches. 

84 Le Passe-Temps par Adam, doute planches. 

85 Les Caractères de La Bruyère, édition illustrée. 

86 Album du jwysagiste, par Fourmois. 

87 Le Passe-Temps par Adam, doute planches. 

88 Album du paysagiste, par Fourmois. 

88 Histoire de la Vierge, un vol. seite planche. 

90 Histoire de Paul-Pierre Rubens. 

9 1 tableaux pur Verboeckhoven. 

92 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

93 Silvio Pellico. Mes prisons, uu vol. illustré. 


94 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

95 La Châsse de sainte Ursule, un vol. illustré. 

96 Ghisbrecht Van Amstel, un vol. illustré. 

97 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

98 Uistoirede Pierre-Paul Rubens. 

99 Silvio Pellico. Mes prisons, un vol. illustré. 

100 Silvio Pellico. Mes prisons, un vol. illustré. 

101 Souvenirsd'Italie, par le marquisde Beauflort,un vol. 

102 Silvio Pellico. Mes prisons, un vol. illustré. 

103 Souvenirsd'Italie, par le inurquisdeBeauflort, uu vol. 

104 Le Brouillard ci le Crépuscule. 

105 Livre de la Nature, un vol. 

106 6 Croquis de Costumes Militaires, par Charlet. 

107 Souvenirsd Italie, parle marquis de Beauflort, un vol. 

109 Histoire de Pierre-Paul Rubens. 

110 Deux grandes études de Verboeckhoven. 

111 La Sérénade et la Ruine. 

1 12 Le Retour du bois, quatre sujets, par Férogio. 

113 Le Passe-Temps par Adaiu, douze planches. 

114 Alhuui du paysagiste, par Fourmois. 

115 Six tableaux de Verboeckhoven. 

116 La Sérénade et la Ruine. 

117 Histoire de lu Vierge, un vol. seize planches. 

118 Album du paysagiste, par Fourmois. 

119 Id*. id. 

120 Deux grandes études de Verboeckhoven. 

121 Le Passe-Temps par Adam, douze planches. 

122 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

123 Croquis par Charlet. 

124 Le Livre de la nature. 

125 Histoire de la Vierge, un vol. seite planches. 

120 Création d’après Lépaullc. 

127 Le Chasseur et les trois amis. 

128 Souvenirs d'Italie, parle marquis de Beauflort un vol. 

129 Histoire de Pierre-Paul Rubens. 

130 Album des Salon, trente planches. 

131 Le Pusse-Temps, par V. Adam, doute plauches. 

133 Histoire du Pape Innocent 111. 

134 Le Passe-Temps, par V. Adam, douze planches. 

135 Six tableaux de Verboeckhoven. 

J36 Album Madou et Fourmois. 

137 Six tableaux de Verboeckhoven. 

138 Souvenirs d'Italie, par le marquisde Beauflort, un vol. 

139 Album Madou. 

140 Le Brouillard et de Crépuscule. 

141 Godefroid de Bouillon, uu vol. illustré. 

142 La Lecture de la Bible. 

143 Histoire du Pape Innocent 111. 

144 Album du paysagiste, par Fourmois. 

145 Album par Fourmois. 

140 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

147 Histoire de Pierre-Paul Rubens, pur Van Hasselt. 

148 Désagréments de la Chasse à courre. 

149 Album, par Madou et Fourmois. 

150 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

151 Souvenirs d'Italie, par le marquis de Beauflort. 

152 Douze sujets par Madou et Fourmois. 

153 Souvenirs d'Italie, par le marquis de Beauflort. 

]54 Les Caractères de Lu Bruyère, édit, illustrée. 

155 Croquis militaires, par Charlet. 

156 Les quatre parties du Jour, huit pl. 

157 Six paysages de Calame. 

158 La Sylphide d’après Lepaulle. 

159 Le Brouillard « t le Crépuscule. 

160 Album, par Madou et Fourmois. 

161 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

162 Album du paysagiste, par Fourmois. 

163 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

164 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

165 Albuin, par Madou et Fourmois, doute pl. 

166 Souvenirs d'ilulic, par le marquis de Beauflort. 

167 Histoire de Pierre-Paul Rubens. 

168 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

169 Souvenirs d’Italie, par le marquis de Beauflort. 

171 Uistoirede la \ lergc, un vol. seite pl. 

172 Le Passe-Temps, par V. Adam, doute pl. 

173 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

174 Histoire de la Vierge, un vol. seite pl. 

175 Souvenirs d'Italie, par le murquis de Beauflort. 

176 Histoire de Pierre-Paul Kubeus. 

177 Croquis, par Charlet. 

178 Six tableaux, par Verboeckhoven, lith. par Fourmois. 

179 Histoire de Louis XVI, par Drot, un vol. 

180 Album, pur Madou et Fourmois. 

181 Silvio Pellico. Mes Piisous, illustré. 

182 Album, par Fourmois. 

183 Histoire de la Vierge, un vol. seite pl. 

184 Six tableaux, par Yerboeckhoven, litli. par Fourmois. 

185 Histoire de la Vierge, un vol. seize pl. 

181 14 . ">• 

187 Histoire de N.-S. J-.C.,uu v. quarante deux pluucU*. 


188 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

189 Le Passe-Temps, par V. Adam, douze pl. 

190 Histoire de Pierre-Paul Rubens. 

191 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

192 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

193 Album moderne, doré sur tranche. 

194 Histoire de Pierre-Paul Rubens. 

195 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

194» Six tableaux par Verboeckhoven, lith. par Fourmois. 

197 Id. Id. 

198 Croquis, par Charlet. 

199 Id. 

2U0 Souvenirs d'Italie, parle marquisde Beauflort. 

201 Album, par Madou elFourmois. 

202 Souvenirs d'Italie, par le marquis de Beauflort. 

204 La Châsse de sainte Ursule, un vol. pl. 

205 Les Caractères de La Bruyère, édit, illustrée. 

206 Croquis par Charlet. 

207 Désagréments de la chasse à courre. 

208 Les Caractères de La Bruyère, édit, illustrée. 

209 Six sujets civils par Charlet, 

210 La Sérénade et la Ruine, deux pl. par Férogio. 

211 Six tableaux par Verboeckhoven, lith. par Fourmois. 

212 Leçons de Littérature. 

213 Souvenirs d'Italie, par le marquis de Beauflort. 

214 Album, par Madou et Fourmois. 

215 Six tableaux de Verboeckhoven, lith. par Fourmois. 

216 Album des Soirées d'Htver. 

217 Ghisbrecht Van Amstel, un vol. illustré. 

218 Godefroid de Bouillon, un vol. illustre. 

219 Phisiologie du goût. 

220 Musée pour rire, doré sur tranche. 

221 Histoire de la Vierge, un vol. seize pl. 

223 Id. Id. 

223 Le Message, gravure à la manière noire. 

224 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

225 Le Chasseur de Chamois, par Valerio. 

226 Croquis par Charlet. 

227 Id. 

228 Lettres édifiantes. 

2-9 Croquis par Charlet. 

230 Album par Madou et Fourmois, douze planches. 

231 Histoire de la Vierge, un vol. seize pl. 

232 Physiologie du goût. 

233 Le Signal et quatre sujets à trois teintes. 

235 Le Livre de la Nature. 

236 Histoire de la Vierge, un vol. seite pl. 

237 Désagréments de la chasse a courre. 

238 Six sujets politiques, par Charlet. 

239 Physiologie du goût. 

240 Six tahleuux de Verboeckhoven. 

241 Albuin moderne doré sur tranche. 

242 Ghisbrecht, Van Amstel, un vol. illustré. 

243 Le Brouillard et le Crépuscule. 

244 L'innocence. 

245 Album Lauters, doré. 

246 Six tableaux, par Verboeckhoven. 

247 Histoire de Pierre-Paul Rubeus. 

248 Silvio Pellico. Mes prisons, illustré. 

249 Id. id. 

250 Croquis de Charlet. 

251 La Sérénade et la Ruine, deux planches par Férogio. 

253 Album par Madou et Fourmois. 

254 Le Brouillard cl le Crépuscule. 

255 Deux sujets de Reynolds. 

256 Croquis par Charlet, doute planches. 

258 Histoire de la V ierge, un vol. seite planches. 

259 Ghisbrecht Van Amstel, un vol. illustré. 

260 Histoire de Pierre-Paul Rubens. 

261 Les Caractères de la Bruyère, édit, illustrée. 

262 Ils sont Sauvés, deux fig. taille douce. 

263 La Sérénade et lu Ruine, deux planches par Férogio. 

264 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

265 Album par Madou et Fourmois. 

264» Six tableaux par Verboeckhoven, un vol. 

267 Physiologie du goût, un vol. 

268 Silvio Pellico. Mes prisons, illustré. 

269 Album du paysagiste, par Fourmois. 

270 Souvenirs d'Italie, pur le marquisde Beauflort, un vol. 

271 Croquis, par Charlet. 

272 Deux grandes études de Verboeckhoven. 

273 Silvio Pellico. Mes prisons, illustré. 

274 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

275 Les Désagréments de la chasse à courre. 

276 Les soirées de S l .-Pétersbourg, par J. De M »**tre, 

deux vol. 

277 Souvenirs d’Italie, parle marquisde Beauflort. uu vol. 

278 Les Désagréments de la chasse à courre. 

279 Album du paysagiste, par Fourmois. 

280 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

281 Idcui ld. Id 














100 


LA RENAISSANCE 


282 La Châsse de Sainte-Ursule, un vol. pl. 

283 Les Métamorphoses, par Grandville. 

284 Deux grandes études, par Verboeckhoven. 

285 Godefroid de Bouillon, un vol. illustre. 

286 La Châsse de Sainte-Ursule, uu vol. pl. 

287 Physiologie du goût. 

288 Souvenirs d'Italie, par lemarquis de BeaufTort, un vol. 

289 Silvio Pellico. Mes prisons, illustré. 

290 Le Retour de la moisson, par Valcrio. 

291 Histoire de la Restauration, par Drox, un vol. 

292 Album du paysagiste, par Fnurmois. 

293 Six tableaux, par Verboeckhoven. 

294 La jeune fille de Pirons, par Férogio. 

295 Godefroid de Bouillon, uu vol. illustré. 

296 Le bien et le mal, par Adam, douze planches. 

297 Albuin du paysagiste, par Fourtnois. 

298 Les Désagréments de la chasse à courre. 

299 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

300 La Châsse de Sainte-Ursule, un vol. pl. 

301 Album, par Madou et Fourmois. 

303 Leçons de Littérature et de Morale, un vol. 

304 Album par Madou et Fourmois. 

305 Histoire de la Vierge, un volume, seize planches. 

306 Histoire de Pierre-Paul Rubens. 

307 Croquis, par Charlet. 

308 Souvenirs d'Italie, par le marquis de BeaufTort, un vol. 

309 Le Brouillard et le Crépuscule. 

310 Idem. 

311 Henri IV et Fleurette. 

312 Ghisbrecht Van Amstel, un vol. illustré. 

313 Les caractères de lu Bruyère, édition illustrée. 

314 Deux grandes éludes, par Verboeckhoven. 

315 Les Désagréments de la chasse à courre. 

316 Croquis, par Charlet. 

317 Histoire de la Vierge, un vol. seixe planches. 

318 Intérieur d’un cabaret, par Valério. 

319 Silvio Pellico. Mes prisons, illustré. 

320 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

321 Idem. Idem. 

322 Six tableaux de Verhockhoven. 

323 Histoire de la Restauration. 

324 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

325 Deux grandes études de Verboeckhoven. 

326 Souvenirs d'Italie, parle marquisde BeaufTort, un vol. 
328 Physiologie du goût. 

•130 Désagréments de la chasse à courre. 

331 Histoire de Louis XVI, un vol. 

332 Ghisbrecht Van Ainstel, édit, illustrée. 

333 Silvio Pellico. Mes Prisous, illustré. 

334 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

335 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

336 Six sujets philosophiques, par Charlet. 

337 Histoire de Pierre-Paul Rubens. 

338 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

339 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

340 Histoire de la Vierge, un vol. seizepl. 

341 L’Innocence. 

342 Croquis, par Charlet. 

343 Ghisbrecht Vau Ainstel, édit, illustrée. 

344 Le Passe-Temps, par V. Adam, douze pl. 

345 Album, par Fourmois. 

346 Ghisbrecht Van Amstcl, édit, illustrée. 

347 Album, par Madou et Fourmois. 

348 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

349 La Châsse de sainte Ursule, un vol. pl. 

350 Albuin, par Madou et Fourmois. 

351 Souvenirs d'Italie, par le marquisde BeaufTort. 

352 ld. Id. 

354 Histoire de la Vierge, un vol. seixe pl. 

355 Ghisbrecht Van Ainstel, édit, illustrée. 

356 Les Métamorphoses de Grandville. 

357 Six tableaux de Verboeckhoven. litli. par Fourmois. 

358 Le Passe-Temps, par V. Adam, douze pl. 

359 Histoire de la Vierge, un vol. seize pl. 

360 Histoire de Pierre-Paul Rubens. 

361 Histoire de la Vierge, un vol. seize pl. 

362 Histoire de Pierre-Paul Rubens. 

363 Le Passe-Temps, par V. Adam, douze pl. 

364 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

365 Le vieux Loup de uier. 


366 Album du paysagiste, doute pl. 

367 Le Paysagiste, par Fourmois. 

368 Album moderne, doré sur tranche. 

369 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

370 Six tableaux de Verboeckhoven. 

371 Les quatre parties du Jour. 

372 Album, par Lauters et Fourmois, doré. 

373 Histoire de Pierre-Paul Rubens. 

375 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

376 Histoire de la Vierge, un vol. seize pl. 

377 Godefroid de Bouillon, un vol. illust. 

378 Histoire de la Vierge, un vol. seize pl. 

379 Silvio Pellico, Mes Prisons, illustré. 

380 Album, par Madou et Fourmois. 

381 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

382 Histoire de JL-5. Jésus-Christ, un vol. quarante-deux 

planches. 

383 Croquis, par Charlet. 

384 Chronique de Maximilien. 

385 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

386 Les soirées de Saint-Pétersbourg. 

387 Souvenirs d’Italie, par le marquis de BeaufTort. 

388 Aibutn, par Madou et Fourmois. 

389 Le Brouillard et le Crépuscule. 

390 Souvenirs d’Italie, par le marquis'de BeaufTort. 

391 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

392 Ghisbrecht Van Amstel, un vol. illustré. 

393 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

394 La Châsse de sainte Ursule, un vol. pl. 

395 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

396 Histoire de K.-S. Jésus-Christ, un vol. quarante-deux 

planches. 

397 Etrennes en miniature. 

398 Six tableaux de Verboeckhoven, litli. par Fourmois. 

399 Histoire de la Vierge, un vol. seize pl. 

401 Les quatre parties du jour, huit pl. 

402 Etudes du Paysagiste, relié. 

403 Ghisbrecht Van Amstel, un vol. illustré. 

405 Croquis, par Charlet. 

406 Album, par Fourmois. 

407 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

408 Le Livre de la Nature. 

409 Le Brouillard et le Crépuscule. 

410 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

411 Costumes de l'armée française, douze pl. 

412 Album, par Fourmois. 

413 Croquis, par Charlet. 

415 Album, par Madou et Fourmois. 

416 La Châsse de Sainte-Ursule, un vol. pl. 

417 Physiologie du goût. 

418 Godefroid de Bouillon, un vol illustré. 

419 Le Calme, par Lépaulle. 

420 Godefroid de Bouillon, un vol. illustre. 

421 Le Brouillard dans la Vallée. 

422 Histoire de Pierre-Paul Rubens. 

424 Vues de Lautcrbrunn, par Colame. 

425 La Sénérade et la Ruine, deux pl. par Férogio. 

427 Le Bien et le Mal, pur Adam, douze pl. 

428 Le Brouillard et le Crépuscule. 

429 Physiologie du Goût. 

430 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

431 La Séréuade et la Ruine, deux p). par Férogio. 

432 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

434 Les Caractères de La Bruyère, édit, illustré. 

435 Ghisbrecht Van Amstel, un vol. illustré. 

436 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

437 Ghisbrecht Van Amstel, un vol. illustré. 

438 Album, par Madou et Fourmois. 

439 Silvio Pellico. Mes Prisous, illustré. 

440 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

441 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

442 Six tableaux de Verboeckhoven. 

443 Croquis, par Charlet. 

444 Scènes Maritimes, par Mozin. 

445 Album, pur Lauters et Fourmois. 

446 La Châsse de sainte Ursule, un vol. pl. 

447 Le Passe-Temps, pur V. Adam, douze pl. 

448 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

449 Les Caractères de La Bruyère, édit, illustrée. 

450 Histoire de la Vierge, un vol. seize pl. 


451 Ghisbrecht Van Amstel, un vol. illustré. 

452 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

454 Histoire de Louis XVI, par Drot, un vol. 

455 Ghisbrecht Van Amstel, un vol. illustré. 

456 Le Passe-Temps, par V. Adam, douze pl. 

457 Le Livre de la Nature. 

458 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

459 Deux grandes Etudes de Verboeckhoven. 

460 Leçons de Littérature, un vol. 

461 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

462 Ghisbrecht Van Amstel, un vol illustré. 

463 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

465 Six tableaux, par Verboeckhoven. 

466 Etrennes du paysagiste, par J. David. 

467 Histoire de la Vierge, un vol. seixe planches. 

468 Six tableaux de Verboeckhoven. 

469 Deux tableaux de Reynolds. 

470 Souvenirsd'Italie, par le marquis de BeaufTort, un vol. 

471 Croquis, par Charlet, douze planches. 

472 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

474 Album par Madou et Fourmois. 

475 Physiologie du goût. 

476 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

477 Histoire de PierTe-Paul Rubens. 

478 Croquis, par Charlet. 

479 Les quatre parties du jour, huit planches. 

480 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

481 Idem. Idem. 

482 Album du paysagiste, par Fourmois. 

483 Soirées de Saint-Pétersbourg, pur J. De] Maistre, 

deux vol. 

484 Album du paysagiste, par Fourmois. 

485 Le Livre de la Nature. 

486 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

487 Amusements des Soirées d'hiver, relié. 

488 Aibutn du paysagiste, par Madou et Fourmois. 

489 Les Soirées de Saint-Pétersbourg, par J. De Maistre, 

deux vol. 

490 Idem. Idem. 

491 Histoire de Pierre-Paul Rubens. 

492 Etrennes en miniature de David. 

493 Les Désagréments de la chasse à courre. 

494 Leçons de littérature et de morale, un vol. 

495 Les Marchands de figurines. 

496 Deux grandes études, par Verboeckhoven. 

497 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

499 Ghisbrecht Van Amstel, uu vol. illustré. 

500 Le Livre de la Nature. 

501 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

502 Histoire de la Vierge, un vol. seize planches. 

503 Silvio Pellico. Mes Prisons,illustré. 

504 Idem. Idem. 

505 Album de Madou et Fourmois. 

506 UistoiredeN.-S. Jésus-Christ, un v. quarante-deux pl. 

507 Le Passe-Temps, par Adam, douze planches. 

508 Musée pour rire, broché. 

509 Boileau, illustré. 

510 Le Marchand de fruits, par Valerio. 

511 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

512 Ghisbrecht Van Amstel, un vol. illustré. 

513 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

514 Ghisbrecht Van Ainstel, un vol. illustré. 

515 Album saugrenu. 

516 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

517 Le Passe-Temps, par Adam, douze planches. 

518 Souvenirsd Italie, par le marquisde BeaufTort, un vol. 

519 Histoire de Louis XVI, par Droz, un vol. 

520 Godefroid de Bouillon, un vol. illustré. 

522 Histoire de Pierre-Paul Rubens. 

523 Neuf sujets sur quatre feuilles, par Valerio. 

524 Monuments anciens, 27 pl. 

525 Ghisbrecht Van Amstel, un vol. illustré. 

526 Histoirede N.-S. Jésus-Christ,un v.quarante-deux pl, 

527 Le Brouillard et le Crépuscule. 

528 Silvio Pellico. Mes Prisons, illustré. 

529 Album du paysagiste, par Fourmois. 

530 Album par Madou et Fourmois. 

531 Histoire de Pierre-Paul Rubens. 

533 Les quatre Saisons, huit planches. 

534 Le Bien et le Mal, par Adam, douze planches. 


Cistr ïirs ittrmbrrs fcc I’2ls00ciali<m. 


(Les personnes dont le nom est précédé d’un astérisque ont pris plusieurs actions.) 


Adan, banquier. Bruxelles. 

Adao, greffier en chef. Bruxelles. 
Agie (Ch.), nég. Anvers. 

Andelot (le comte d'). Bruxelles. 
Andrics. Bruxelles. 

Anthoinc, notaire. Soignies. 
Arenberg (le duc d*). Bruxelles. 
Ausembourg (la comtesse d’). Liège. 
Arschot (le comte d'). Bruxelles. 
Barbançou. Bruxelles. 

Baré (de). Louvain. 

Bataille Félix). Rcuaix. 

Baugniet. Mons, 


* H. M. LE KOI DEM BELCiEM. 


Beaufort (le marquis de). Bruxelles. 

Bidard. Bruges. 

BeuufTort (le comte Amédée de). Bruxelles. 

Bie (Louis de). Bruges. 

Becelaer (van). Bruxelles. 

Biret (le colonel). Bruxelles. 

Bellcroche F. (Nég.). Ostende. 

BischofT. Courtrai. 

Beghin-Morclle. Rcuaix. 

Blauw-Peel (de). Courtrai. 

Bekker. Huy. 

Block (de). Gand. 

Bclaerts (M">« de). Bruxelles. 

Boeckel (van). Louvain. 

Belen (vander). Bruxelles. 

* ¥ 

Boctx. Soignies. 

Belltngen (van), Bruxelles. 

Bogaerde (vauden). Bruges. 

Bénard. Bruxelles. 

Boisacq-Sprcux. Tournai. 

Berghe (vauden). Bruxelles. 

Bonnet. Gand. 

Bcthune. Courtrai. 

Borgbrave (le comte de). Liège. 

Bcughem(le comte de). Bruxelles. 

Borre de Nys. Prugcs. 


Bovie. Anvers. 

Boyaval-llollevoet. Bruges. 

Brabander (de). Gand. 

Braemt. Bruxelles. 

Brouwcrc van Steenland (de). Bruxelles. 
Brcyne-Peellaert (de). Dixmude. 

Broek fCélestine de). Bruges. 

Bruck (de), peintre. Ypres. 

Buisseret (le comte de). Bruxelles. 

Burcli (M" e la comtesse vander). Bruxelles. 
Caillie (van). Bruges. 

Calumutta. Bruxelles. 

Caloen de Craeser (van). Bruges. 


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LA RENAISSANCE. 


191 


Cannnert d'Haniacl (van). Anvers. 
Capellemans. Bruxelles. 

Capenberg (van). Bruxelles. 

Capouillet. Mous. 

Capouillet-Vandenbcrglicn. Bruxelles. 

Cerna (le comte de la). Bruxelles. 

Chanlrclle de Stappens. Bruges. 

Chapelié (le colonel). Bruxelles. 

Cbappelle. Uuy. 

Chapuis. Bruxelles. 

Chimay (le prince de). Bruxelles. 
Claerhoudt. Bruges. 

Clercq (de). Bruges. 

Cleemputte (van). Grammont. 

Cock (de). Bruxelles. 

Coekelaere. Bruges. 

Cogels. Anvers. 

Combat. Bruxelles. 

Comtnunaut. Bruxelles. 

Conway. Bruxelles. 

Coppé (Henri), auditeur militaire. Bruges. 
Corbisier. Soignies. 

Cornet de Ways Ruart (le comte). Brui. 
Craen (de).Tournai. 

Crampagnu. Bruxelles. 

Croeser de Berges (le vicomte de). Bruges. 
Crombrugghe (de). Bruges. 

De Cnmbrugghc de Piequendael(Et..)Brug. 
Crov (le prince de). Mons. 

Cugniere. Garni. 

Cuyck (van). Anvers. 

Cuvelier, curé. Liège. 

Cuyper (de). Bruxelles. 

Debboudt. Gaud. 

De Decker, chanoine. Gand. 

Delecourt, président. Bruxelles. 

Deleeuw Demurct. Bruxelles. 

Del vaux de Saive. Bruxelles. 

Delvée, avocat. Liège. 

Detnan-d Hobrugg. Bruxelles. 

Dc&art, ingénieur. Courtrai. 

Desfontuine. Mons. 

Desmedt-Savage. Bruges. 

De Souter, avocat. Gand. 

Devaux. (Ch.). Bruges. 

Devcnyns. Renaix. 

Didier Uollenfelx.Diekirch. 

Diéden(F.). Mons. 

Dierckx (L.) Anvers. 

Dierickx. Turnhout. 

Doiu-ker (de). Anvers. 

Donnet (le chanoine). Bruxelles. 

Drugmau. Bruxelles. 

Dubois (baron deNevele). Anvers. 

Dubois (F.), sénateur. Anvers. 

Dubois (Alb.). Soignies. 

Dubus de Gisignies (le vicomte). Bruxelles. 
Dubus de Gisignies(le chevalier). Bruxelles. 
Duchesne. Bruxelles. 

Dugniollc (Jules). Bruxelles. 

Dujardin (Jules). Bruges. 

Dujardin. Mons. 

Dupont. Louvain. 

Duquesnoy. Tournai. 

Durieux. Âtb. 

Duval de Beaulieu. Bruxelles. 

Duvivier. Mous. 

Eersel (le chevalier van). Bruxelles. 
Euestières d'Hust (le comte d’). Ypres. 
Engler. Bruxelles. 

Espoir (la société de 1’). Bruxelles. 
Evenepoel. Bruxelles. 

Everaerts. Louvain. 

Fétis, intendant. Namur. 

Florisonne (de). Bruxelles. 

Forgeur, avocat. Liège. 

Fortamps. Bruxelles. 

François du Fetel (le chevalier le). Ypres. 
Franquenne (de). IHamur. 

Fratiquenne (de). IHamur. 

Freins. Bruxelles. 

Frison. Bruxelles. 

* Froment, libraire. Anvers. 

Furisou. Bruxelles. 

Gachard. Bruxelles. 

Geelhand. Anvers. 

Gellynck. Anvers. 

Gérard. Gand. 

Gheldof. Gand. 

Gheus (Ernest de). Ypres. 

Gheus (Théodore de). T près. 

Gluue (le comte de). Bruxelles. 

Geloes (MU* Valérie de). Bruxelles. 

Geloes ^M® c la comtesse de). Bruxc les. 
Godin (le barou). Bruxelles. 
Goethals-Pecsteeu (le comte). Bruges. 
Goethals (J.). Bruges. 


Goupy de Beauvolers. Bruges. 

Graflland. La llaye. 

Grandgagnage. Liège. 

* Grandmont-Donders. Liège. 

Grek.in. Bruxelles. 

Griex. Mons. 

Haert (vander). Bruxelles. 

Hallard (le colonel). Bruxelles. 
Uamiltoii-Seymour (sir). Bruxelles. 

Hane de Potter (d’). Gond. 

Hannecart. Soignies. 

Hanins do Moerkerke (d ) a Bruges. 

Uaunis (d’). Anvers. 

Hart. Bruxelles. 

* Uasselt (van) Bruxelles. 

Hauregard. Bruxelles. 

Huuwaert. Bruxelles. 

Huvaux. Nivelles. 

Uavre-Dellnfaille (van). Anvers. 
Ilavre-Cornelissen(le baron van). Anvers. 
Heetveld. Bruxelles. 

Heiinekinne. Mons. 

Hettnequin, avocat. Liège. 

Hennessy. Bruxelles, 
llenrotay, rentier. Liège. 

Henry (Ch.), notaire. Tournai. 

Ueris. Bruxelles. 

Uerrier. Tournai. 

Heurne de Payenbekc (van). Bruges. 
Heyvaert. Ustende. 

Uollcbeke (van). Bruges. 

Hoobrouck de Hooreghem (le baron van). 
Bruges. 

Hooghten (van). Bruxelles. 

Hoorde (van). Grammont. 

Hoste. Gand. 

Hoyc (le). Overyssche. 

Hubert-Coppée. Mons. 

Hubert (Théodore). Soignies. 
llumbeek (van). Bruxelles. 

Huuin. Matines. 

Jacobs. Anvers. 

Jacqué, notaire. Bruges. 

Jacquet. Bruxelles. 

Jacquelart. Bruxelles. 

Janue. Uuy. 

Joly. Renuix. 

Jonghe (le comte de). Bruxelles. 

Jongbe (J.-B. de). Bruxelles. 

Jooris (B.). Bruges. 

Juugbliith. Mous. 

Juste (Th.). Bruxelles. 

Kaiser (de). Bruxelles. 

Kampf. Bruxelles. 

Kayser(de). Bruxelles. 

Keingiaert. Yprès. 

Kenni». Anvers. 

Keyscr (N. de). Anvers. 

KiialT van Havre. Anvers. 

Kreius. Bruxelles. 

Kunstgenootschap. Gand. 

Lacroix. Brux. 

Lalieu (Gérard). Namur. 

Lambin, uotaire. Ypres. 

Lambin.Vcrw aerde. Ypres. 

Lambin, secrétaire. Ypres. 

Lambrichs (L.). Bruxelles. 

Lammens libraire. Mons. 

Lamquet. Bruxelles. 

Lannoy (le comte Adrien de). Bruxelles. 
Lauters (Paul). Bruxelles. 

Lavaleye (Julie de), Bruges. 

Lefebvre. Bruges. 

Lefebvre, curé. Neufville. 

Legrelle, douairière. Auvers. 

Legrelle d'Uauis. Anvers. 

Lejeune. Anvers. 

Lemaître. Louvain. 

Lemaître d’Anstaiug. Tournai. 

Lembourg. Atb. 

Lemmé. Anvers. 

Lepex-Desevré. Tournai. 

* Leroux, frères. Namur. 

Leroy. Soignies. 

Leroy. Bruxelles. 

Letellier. Mons. 

Luesemans ^Robert de). Tirleoiont. 

Leys. Anvers. 

Libolton. Bruxelles. 

Limminghe (le comte de). Bruxelles. 
Lincé (J. de). Auvers. 

Lippeus. Gand. 

Lokcren (van). Gand. 

Madou. Bruxelles. 

Maistre d'Anstaing (le). Tournai. 

Maître de Namur (le). Louvain. 

Jlaelcamp (de). Soignies. 


Mali (H.-T.). Bruxelles. 

Mali (Hippolyte). Bruxelles. 

Malié, libraire. Tournai. 

Malou, sénateur. Y pres. 

Marinus. IHamur. 

Martens (Ch.). Mons. 

Martini (Etudiant). Louvain. 

Marousé, rentier. Soignies. 

Maskens. Bruxelles. 

Mathieu. Bruxelles. 

Matcman. Ypres. 

Meenen (van), président. Bruxelles 
Melgar (P. de). Bruges. 

Melser. Anvers. 

Mcrckx-Mertens. Tirlemont. 

Merghelynck. Ypres. 

Mérode (le comte II. de). Bruxelles. 

Mérode (le comte Félix de). Bruxelles. 
Mertens. Bruxelles. 

Meuleuaere (de). Bruxelles. 

Mevius (Gustave de). Bruxelles. 
Miehicls-Loos. Anvers. 

Mol (van). Anvers. 

Mooreghen» (baron de). Bruges. 
Moretus-Dubois. Anvers. 

Mouturie (le chevalier de la Basse) Brux. 
Mussely, instituteur. Courtrai. 

Neckere (Joseph de). Bruges. 

Neef. Anvers. 

Nest (vanden). Anvers. 

Net (de), Bruges. 

Ncuforge (de). Bruxelles. 

Nène. Tournai. 

Niederwerth (Soudain de). Bruxelles. 
Nieulandt (le comte de). Gand. 

Nieulandt (le vicomte Ed. de). Bruges. 
Nieuwenhuvse (van). Bruges. 

Noël, directeur. Gand. 

Nyst. Bruxelles. 

Ûckerhout (van). Bruges. 

Olislagers de Meersenhoven. Tournai. 
Orlof. Bruxelles. 

Ottricourt (d*). Bruges. 

Pangaert d'Opdorp. Bruxelles. 

Papin. Bruxelles. 

Parez. Bruxelles. 

Pnrys (van). Bruxelles. 

Payen-Allard. Bruxelles. 

Pecsteen de Lampreel. Bruges. 

Pccl (C.). Courtrai. 

Peellaert (de), major. Bruxelles. 

Pceters. Bruxelles. 

Pcereboom (vanden). Ypres. 

* Périchon, libraire. Bruxelles. 

Perrot. Bruxelles. 

Peter. Bruxelles. 

Petit-Jean. Bruxelles. 

Pètre, conservateur des hypothèques. Brux, 
Peuthy (le baron de). Bruxelles. 
Piat-Lefebvre (veuve). Tournai. 

Plétain. Mons. 

Pletinckx. Bruges. 

Plunkette de Rathmore (le baron). Liège. 
Pollart. Tournai. 

Fretin(Cb. du Hennocq). Soignies. 
Prévinaire (Eugène). Bruxelles. 

* Raimbuux. Ostende. 

Ranvvct. Bruxelles. 

Rapacrt (Ch. i. Bruges. 

Basse (de}. Bons. 

Rasse (de). Tournai. 

Rédemptoristes (les pères). St-Trond. 
Renier nambroeck (M ,nc ). Louvuin. 
Renterghcm (M me van). Bruges. 
Richtcnberger. Bruxelles. 

Rising (M*G). Liège. 

* Ritter (de). Bruges. 

Robiano (M ,ne ) la comtesse de). Bruxelles 
Robiano de Beaufort (M"* la comtesse de) 
Bruxelles. 

Rodes (le marquis de). Bruxelles. 

Roels(lc chevalier B. Bruges* 

Roels, conseillier. Bruges. 

Koevere (de). Bruxelles. 

Rosart. Bruxelles. 

Rucker. Anvers. 

Kudd. Bruges. 

Kussette, colonel. Bruxelles. 

Rnssette (Edouard). Bruxelles. 

Ryeland. Van Naeroen. Bruges. 
Schaepkens. Bruxelles. 

Schietere de Lophem (M ,n *' de). Bruges. 
Üchœvaert. Bruges. 

Serret (baron F. de). Bruges. 

Serruys Edouard). Rotterdam. 
Serweytens. Bruges. 

Sicleghem (J. van). Bruges. 


! Sigart-Capouillet. Mous. 

* Silly (de). Bruxelles. 

Simnnis. Bruxelles. 

1 Simonis (Ad.). Bruxelles. 

1 Siraut. Mons. 

I Société des Amis des nrts (la). Courtrai. 

I Société des Beaux-Arts (la). Courtrai. 
Société Pbilotax (la). Anvers. 

Société de la Concorde (la). Gand. 

Soenens (le chevalier). Gand. 

Souslacroix (l'abbé). Bruxelles. 

Stassart (le baron de). 

Staumont. Tliuin. 

Steeukiste (van). Bruges. 

Stevens. Gand. 

Stevoert Vanden Bussche. Bruges. 

StofTels. Vcrviers. 

Stuyck, le notaire. Bruxelles. 

Surmont (de). Mons. 

Surmont (de). Gand. 

Swinderen (van). Bruxelles. 

Temmerman. Bruxelles. 

Tercelin (MH*). Mons. 

I Tercelin-Sigart. Mons. 

Theys, ancien procureur du roi. Gosselies. 
Tieghem (M'“ e la douairière Soenens van). 
Bruges. 

Thomas la Franco. Bruges. 

Thomas (Alexandre). Bruxelles. 

Thomas Bruxelles. 

Trazegnies (le marquis de). Bruielies. 
Triest (l'abbé). Bruxelles. 
Trossaert-Roclandt. Gand. 

I T’Sas. Bruxelles. 

I Turquet. Bruxelles. 

Czieili. Ostende. 

I Vaernewyck (M®* la comtesse de). Gand. 

I Yandam. Bruxelles. 

I Vandenhende. Renaix. 

I Vanderburch (le comte). Tournai. 
Vondergracht, propriétaire. Gand. 
Vanderlinden, avocat. Bruxelles. 
Vanderlinden (C.) Bruges. 

Vandermeersch I M<» e veuve). Ypres. 
Vondcrmeersch Vandael. Ypres. 
Yandcrmculen. Bruxelles. 

I Vanderstichele (MH* Julie). Ypres. 

I Vauthier. Bruxelles. 

I Veigel. Leipsig. 

I Verbeke-Beck. Courtrai. 

I Verboeckboven (Eugène). Bruxelles. 

I Vercauteren-Decock. Bruges. 

I Verhaeghen, jenne, avocat. Bruxelles. 

I Verhulst, échevin. Bruges. 

I Vermeulen de Cock. Bruxelles. 

I Vcrvloet, Bruxelles. 

I Vcrvoort. avocat. Bruxelles. 

, I Very. Bruxelles. 

Vilain XI11I (le comte). Bruxelles. 

Villegas de St-Pierre (le comte de). Brux. 
Villcgas de St-Pierre-Jette (la comtesse de). 
Bruxelles. 

I Villers (le comte de). Bruxelles. 

I Vmck, peintre. Grammont. 

Vinck (de), Anvers. 

I Viron (M‘le de la baronne de). Bruxelles. 

1 Viron (le baron de). Bruxelles. 

I Visart de Bocartné (le comte). Bruges. 

I Vlieghe. Gand. 

I Voordeeker. Bruxelles. 

I Wahrendorff (le baron de). Bruxelles. 

| Wal (le baron de). Bruxelles. 

I Walle (Julien vandc). Bruxelles. 

I Walle (R. vande). Bruxelles. 

I Walle ^J. vande). Bruges. 

I W r asnie (de). Bruxelles. 

I * Warocqué (Abel). Bruxelles. 

. I Wannaur. Gand. 

. I Weber, consul. Anvers. 

I Werv. Bruxelles. 

I Wcverbergh. Bruxelles. 

I Wiflaer curé Bruxelles. 

I Wille (vande). Bruxelles. 

Willems. 

I Winnczeele (le vicomte Alfred). Ypres. 

I Woelmont (le baron Théodore de). Bruxells. 
I Woclmont-d il.mibrain le bar. de). Namm 
I Woelmont (le baron Alph. de). Bruxelles. 

Woelmont ^le baion Alexandre de). Namur. 
I Woelmont (le baron L. de). Bruxelles. 

I Wuyts. Auvers. 

I Wyngaert (vanden). Anvers. 

I Y'sendyck (van). Mons. 

Zuylen vau Nyevelt (le baron van). Brux. 
Zuylen (le baron André van). Bruges. 

I Zuylen-W’auwermaus (le baron Guido vau). 
Bruges. 




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19-2 


LA KENAISSANCE. 


# 




TAULE DU SIXIEME VOLUME. 








La sorcière d’Ouwittr. t 

Sur la chathédralc d'Aix-la-Chapelle . et 
sur les fouilles qui y ont été prati¬ 
quées en 1843. 9 

Berthold Thorsvaldsen 12 

Poésie. 15 

Variétés. id. 

La sorcière d’Ouwatcr. (Suite.) 17 

Musée des Thermes et de l'hôtel de Cluny 
à Paris. 24 

Le salon de Paris de 1844. 27 

Biographies contemporaines. 28 

Variétés. 32 

La sorcière d'Ouwater. (Suite et fin.) 33 

La mort de Rouchcr et d'André Chénier. 40 
Fragment sur l'étude des vases peints an¬ 
tiques. 41 

Parallèle entre les araliesques peintes des 
anciens, et celles de Raphaël et de ses 
élèves. 43 

Les amateurs d'autrefois. 46 

Poésie. 47 

Variétés. 48 

Peintres anciens. 49 

Les amateurs d'autrefois. (Suite et fin.) 56 


Peinture des Turcs. 57 

Trois artistes dramatiques du stii* siècle. 59 
Pages oubliées. 61 

Concours de composition littéraire et mu¬ 
sicale. 62 

Variétés. 63 

Lepage de Wallenstein. 65 

Théorie de l'architecture iodouc. 74 

Promenade au Salon de Gand. 76 

Contes et histoires de Madelon. 78 

Concours littéraire flamand à Gand. 79 

Poésie. ûi. 

Variétés. 80 

Le page de Wallenstein. (Suite.) 81 

Église Saint-Yinccnt-dc-Paul à Paris. 89 

De la peinture allemande contemporaine 90 

Musique. 92 

Histoire populaire et métallique des 
grands hommes de la Belgique. 94 

Poésie. 95 

Variétés. id. 

Le page de Wallenstein. (Suite et fin.) 97 

Les marbres d'égine de la glyptothèque 
de Munich. 105 

Symbolique des couleurs 106 


Notice sur J -B De Jonghe t peintre 109 

Variétés. MO 

L'apprentissage de Raphaël Santi dTrbino. 113 
La peinture en France au xvm* siècle. 119 

L'atelier d'un peintre chinois. 125 

Variétés. 127 

Joseph Euh ri ch 129 

La peinture en France au xvm* siècle. 

(Suite et fin ) 135 

Histoircctaventuresdc Pierre Schlemihl. 138 
La plus ancienne gravure. 142 

Variétés. 145 

Histoire et aventures de Pierre Schlemihl. 

(.Suite.) 145 

Lyriques modernes de l'Allemague. Jus¬ 
tin kerner. 151 

Daguerrc contrefacteur. 153 

Jean-Baptiste Stiegelmayer. 154 

Ivan Andréiévitch Krylof. 155 

Du beau dans les arts. 156 

Définition de l'art au m* siècle. 157 

Le prince russe Élim Mestschersky. 158 

Exposition nationale des Beaux-Arts à 
Bruxelles. • 159 

Variétés. 160 







Histoire et aveuturesde Pierre Schlemihl 
(Suite et fin.) !61 

Histoire de l'architecture grecque. 170 

Découverte d'une tète d'une statue du 
Parthénon par Phidias. 173 

Deux anciennes chausons flamandes 174 

Variétés. 175 

La montagne des Chats. 177 

la galerie des dessins au Louvre. 183 

Salon de Paris en 1845. !86 

Poésie. 187 

Dessin. ûi. 

Compte rendu de la sixième année? de 
l'Association Nationale. 188 

Tirage au sort. — Liste officielle. id. 

Liste des membres de l'Association 190 


Les feuilles 23 et 24 de la Renaissance con¬ 
tiennent : Ruines du Château de Rorhester, 
dessiné et lithographié par M. Vandcrheeht; 
et l'aimable Joueur de flageolet, dessiné 
et lithographié par M. Bielski. 


















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